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Dans ce travail, il est question des mécanismes ludiques d’humour noir dans quelques films de Quentin Tarantino, Anders Thomas Jensen, Jean-Pierre Jeunet, Ethan et Joel Coen et Olias Barco[1]. Chaque oeuvre retenue a la particularité d’offrir des images de violence et de mort répétées dans une optique de dérision[2]. Cette sélection de films illustre ce que le réalisateur mexicain Mario Bellatin qualifie d’horreur de la postmodernité, à défaut selon lui d’une meilleure appellation (Driver, 2015, p. 133). Il s’agit de l’horreur banale, dépourvue de grandeur, qui fait chavirer la vie des citoyens ordinaires ou des criminels dans une frénésie absurde de mort et de destruction. L’humour procède dans de tels cas de la représentation aussi incongrue qu’insistante de la destruction de la vie dans une apparence de légèreté. Le procédé humoristique à l’oeuvre vient de l’exploitation de la béance soudainement donnée au public de la contingence de l’être. En fin de compte, naissance et mort des personnages se rejoignent à l’écran dans une même facticité[3].

Dans le cadre de la réception par un destinataire, les films choisis jouent du voyeurisme. Le spectateur est exposé à des morts violentes qui font voler en éclat la quiétude d’un monde ordinaire dont l’existence ne semble justifiée que pour mener à une catastrophe finale. La facticité exprimée par la désinvolture réduit considérablement l’importance de la vie et de la mort. Nombreuses sont les scènes qui par percée, explosion, empoisonnement, mutilation portent atteinte à l’intégrité du corps et de la personne au point d’écarter du discours filmique toute responsabilité éthique. Indépendamment de l’origine géographique du réalisateur ou de la variété d’univers diégétiques, les procédés humoristiques sont similaires, en ce que l’horreur morbide détruit tout en apportant du plaisir. La violence du choc visuel chez le spectateur peut entrainer un rejet temporaire mais celui-ci s’efface rapidement devant la représentation de scénarios agressifs.

La conception freudienne de l’humour entendu comme stratégie de plaisir pris à l’économie d’affects face aux attaques du monde extérieur ne couvre pas les cas de douleur extrême et de mort qui caractérisent la variante de l’humour noir. Par-delà la négativité simple d’une économie, notre approche complémente de telles situations extrêmes au moyen de la positivité d’une recomposition du sens. Le point de départ est la question du tragique entendu comme conflit ou tension insoluble. Les films abordés traitent sur un mode ludique d’un événement tragique beaucoup plus que triste, celui d’une mort inévitable et cruelle. Le jeu s’inscrit pareillement au coeur d’une tension entre esprit de sérieux et légèreté. Notre questionnement touche à la rencontre du jeu humoristique et de la tension tragique de la mortalité.

La gageure d’une pensée de la mort n’est en rien une découverte. Et les films retenus ne cherchent pas à donner un sens à la mort, en ce qu’elle « ne constitue jamais un événement qui arrive » (Blanchot, 1971, p. 327), ou encore en ce que dans son altérité elle échappe à tout savoir[4]. Plus qu’à titre d’objet, les films considérés abordent la mort sur le mode du simulacre, à savoir comme machine de multiplicité du sujet producteur mais aussi du récepteur. Dans ce sens, nous proposons d’aborder l’humour noir comme instrument de jeu-à-la-mort, portant en lui un devenir ou ethos créateur à l’endroit de la recomposition supposément impossible d’un sens à travers la mort et la violence qui l’accompagne. Les films humoristiques sur la mort traitent-ils à ce titre de celle-ci? La réponse est positive en ce que le tragique peut se manifester sans anéantissement du sens, cela sur le mode d’un jeu dont il faudra dégager les caractéristiques opératoires.

L’humour entre élévation et plongée

Nous devons à Freud une définition précise du mécanisme humoristique par rapport au comique : « la nature de l’humour réside en ce que l’on économise les affects auxquels la situation donnerait lieu, et que l’on suspend par une plaisanterie une telle expression de sentiments[5] ». L’économie d’affects touche ainsi au domaine émotionnel, ce qui lui confère ce pouvoir d’anesthésie du coeur face au malheur dont parle Henri Bergson dans ses analyses sur le rire. Dans Pourquoi rit-on? Sarah Kofman (1985) rappelle cette spécificité de l’humour par rapport aux autres catégories du comique[6]. Un tel caractère libératoire, s’il trouve sens dans une économie globale de la libido, n’en participe pas moins d’un esprit d’à-propos mobilisé dans l’instant. Réactif ou préventif, il embrasse peu une nature générale d’ethos. En sus de la dimension libératrice, l’humour opère un rôle élévateur. « Le grandiose réside en apparence dans le triomphe du narcissisme, dans l’invulnérabilité supposée triomphante du Moi[7] », ajoute Freud. La thèse économique positionne l’humour sur l’axe de la verticalité, là où l’élévation triomphante de la conscience garantit une suspension temporaire de la douleur.

Un tel affranchissement révèle pourtant ses limites si le regard porté vers les cieux n’entraîne pas de rupture avec une gravité entendue dans son sens de pesanteur existentielle. Ainsi que le mentionne Dominique Noguez : « L’humour est chose grave, c’est la chose la plus grave, c’est la seule chose grave. Car, s’il est véritablement déclenché et véritablement compris, il embrasse le tout de l’humaine détresse. Il est solaire et, en même temps, de la nuit la plus noire » (Noguez, 2004, p. 11). Une telle gradation solennelle rappelle l’incipit du Mythe de Sisyphe de Camus et apparie la question de l’humour à celle du suicide. Elle ancre le phénomène humoristique dans l’absurde. La prise en charge d’un malheur par le biais de l’élévation mène aussi bien à l’astre du jour qu’à l’obscurité. Oxymore tragique, il apporte l’« obscure clarté » cornélienne et son éclair illumine brièvement l’humaine détresse. Tout en contraste, l’humour élève en portant vers la lumière, mais ne peut rien en fin de compte contre le poids de l’ombre.

Une telle impression ressort de la scène finale de Fargo (1996) des frères Coen, lorsque Gaear Grimsrud achève de passer au broyeur végétal le corps de son acolyte et celui de leur otage. Dans un paroxysme de dérision, la victime est réduite à un pied couvert d’une chaussette qui dépasse de la machine. Le symbolisme de la scène repose sur un contraste de couleurs, alors que la projection de sang et de lambeaux de chair humaine par la machine ruine la blancheur immaculée de la neige. La manifestation de l’humour noir dans un contraste saisissant de couleurs jouant de la gamme du clair-obscur est aussi présente dans la scène d’explosion finale d’Inglourious Basterds (2009). Dans cette séquence nocturne et infernale qui suit la projection des exploits d’un sniper de la Wehrmacht, le cinéma de quartier devient l’incinérateur de l’élite du Troisième Reich. Les films d’humour noir ont cet avantage de donner à voir par le contraste des couleurs vives l’oxymore d’une poussée à la fois solaire et nocturne. L’humour est une fusée qui embrase momentanément une nuit de souffrance avant de laisser l’obscurité reprendre ses droits.

Le motif de l’illumination brutale, explosive, portée par les balles et les gerbes de feu et accompagnée par un jaillissement de sang, exprime d’une manière saisissante la portée de l’humour comme poussée verticale vers l’anéantissement du sens. Il coïncide à la mort symbolique de l’éthique. L’éclair marque sur le mode visuel la perte d’identification avec les personnages. Avec le triomphe de l’arbitraire et de la violence (voire de la cruauté) coïncide l’effondrement de l’édifice moral dans une cataracte de couleurs. La fusée de l’humour perce la vie humaine au coeur de son insignifiance et opère une plongée dans l’esthétique.

Questions d’engagement : une ambiguïté éthique

Milan Kundera rappelle à cet égard le lien entre humour et relativisme moral : « L’humour : l’éclair divin qui découvre le monde dans son ambiguïté morale et l’homme dans sa profonde incompétence à juger des autres; l’humour : l’ivresse de la relativité des choses humaines; le plaisir étrange issu de la certitude qu’il n’y a pas de certitude » (Kundera, 1993, p. 45). La certitude de l’absence de certitude est certes une pierre de touche esthétique de l’univers du roman, mais l’esprit de décentrage moral souffle tout aussi bien dans le film.

L’ambiguïté du message consiste-t-elle toutefois en un deuil effectif de la moralité et d’une certaine réserve au profit du simple divertissement? L’évolution du cinéma de Tarantino peut par exemple donner cette impression, d’autant plus que le réalisateur reconnait offrir des scènes plus visuellement brutales à l’écran[8]. The Hateful Eight (2015) montre ainsi la mort successive de chaque personnage de la manière la plus crue possible. Pulp Fiction (1994) se contentait à l’opposé d’évoquer le meurtre accidentel de Marvin par une balle perdue de Vincent. Anders Thomas Jensen garde de même la violence meurtrière hors-champ dans Lumières dansantes (2000), pour la montrer plus directement dans un film comme Adam’s Apples (2005). La retenue imposée par un tabou disparaît chez ces réalisateurs pour soumettre l’ambiguïté morale à une visibilité directe.

Parmi les films de cette étude, Mic Macsà Tire-Larigot (2009) de Jean-Pierre Jeunet semble au premier abord relever de l’exception. Les marchands d’armes Fenouillet et Marconi sont in fine punis de leur cupidité par une mise en scène d’enlèvement montée par le groupe d’amis. Mais force est de reconnaître que la mort n’entraîne pas de véritable correction éthique livrée à la fin de l’histoire. L’assassinat réussi ou raté fait l’objet d’une esthétisation pleine de fantaisie burlesque qui ne va pas sans rappeler celle des dessins animés ou de la bande dessinée. Elle devient un motif de divertissement, lorsque les corps des victimes de mines antipersonnel disparaissent en direct comme par magie dans un panache de fumée ou lorsque le front de Bazil est touché par une balle perdue au terme d’une trajectoire improbable.

Les films étudiés sont des oeuvres à part en ce qu’ils reposent sur un paradoxe : les meurtres y sont légion, mais la mort ne constitue pas l’enjeu principal de la narration. Noguez exprime une telle pratique du désengagement jubilatoire au sujet de l’attitude humoristique : « c’est la posture la plus désespérée qu’on puisse adopter dans une vie d’homme. Et ainsi, pour peu qu’on y mette un zeste de jubilation, on arrive au paradoxe de l’humour, qui est, à la limite une abjection feinte. L’homme de l’humour y trouve, en tout cas, la juste façon d’être au monde : le plus loin possible des hommes, jusqu’à ne plus sembler appartenir à leur espèce, et cependant inextricablement lié à eux, ne serait-ce que par ce puissant mouvement de rejet qui les éloigne de lui – et qu’il comprend fort bien, qui serait le sien s’il était à leur place » (Noguez, 2004, p.37-38). Aussi sommes-nous dans une situation de représentation filmique où la mort des personnages participe d’un jeu complexe de désengagement.

Le problème posé par ce cinéma touche à l’indécision entre un poids insupportable et une légèreté non moins intolérable face à la destruction violente de la vie humaine. L’humour noir offre-t-il un nihilisme au voisinage de la mort ou au contraire un pathos exacerbé sous couvert de désengagement? Dans ces oeuvres, le choc provient moins d’une distanciation que de l’indécidabilité entre deux attitudes. La première renvoie à un effondrement du sens lié à l’insignifiance de la vie humaine; la seconde, au contraire, pousse cette dernière au pinacle et le traitement dérisoire manifeste une hypersensibilité à fleur de peau. Cette deuxième option ressort du cynisme qu’on aurait pourtant tort d’interpréter comme une démission morale. Vladimir Jankélévitch définit une telle attitude paradoxale comme « un moralisme déçu et une extrême ironie [...] Le cynisme n’est autre chose, […] qu’une ironie frénétique et qui s’amuse à choquer les philistins pour le plaisir; c’est le dilettantisme du paradoxe et du scandale » (Jankélévitch, 1999, p. 15). En plus de l’amusement pris à choquer, l’humour noir du cinéma de Tarantino, Jeunet, Jensen, Coen et Barco serait en fait messager d’une philosophie vertueuse sous un vernis d’outrage.

L’ambiguïté exprimée par Kundera témoigne pourtant d’une irrésolution dialectique fondamentale qui masque les intentions de départ. L’humour noir est d’abord un jeu avec le sens, si le terme de jeu garde toute sa richesse. Au premier abord, le ludisme peut sembler absent de Kill Me Please (2010) ou de The Hateful Eight, dans la mesure où tous deux aboutissent à la destruction d’individus sans espoir quelconque de salut.

La nature précise du jeu de l’humour avec la mort ou la violence nous échappe, si l’on prête au ludisme la recherche d’une issue joyeuse. À cet égard, nombre de philosophes inscrivent le rapport à la mort dans une logique d’angoisse, autrement dit de frayeur sans objet identifiable qui se produit lorsque nous constatons que l’existant glisse, s’affaisse devant une indifférence, une absence de contours et de sens[9]. Indépendamment de l’existence d’un au-delà, l’angoisse qui entoure la perception de la mort tient du néant qui prévient toute représentation. La question d’un jeu avec ce qui angoisse pose problème, dans la mesure où le ludisme ne peut s’encombrer d’un rapport pathétique à son objet. Un rapport ému à la mort anéantirait en quelque sorte toute légèreté ludique. Le pathos mis de côté, il reste à mettre en évidence dans le jeu à la mort les caractéristiques de l’ethos humoristique.

Ethos du jeu

D’une manière générale, jouer exerce une fascination qui contribue à son succès. Ainsi que le note Gadamer : « [l]’attrait du jeu, la fascination qu’il exerce consistent […] dans le fait que le jeu s’empare de celui qui joue […] C’est le jeu qui tient le joueur sous le charme, qui le prend dans ses filets, qui le retient au jeu » (Gadamer, 1996, p. 124). La fascination traduit adéquatement le charme presque magique, le sortilège opéré par le jeu qui possède le joueur tel un démon. Les films étudiés captivent à distance d’une manière unique en ce que le spectateur est happé sans révolte par l’exposition des meurtres à l’écran. Il anticipe même avec une certaine délectation la disparition des protagonistes. TheLadykillers (2004) des frères Coen montre ainsi en succession les morts accidentelles des malfaiteurs qui utilisent la maison de Marva Munson comme base arrière. Victimes de leur cupidité et de la malchance, ceux-ci ne sont plus que les termes d’une série qui captive par le simple fait que le spectateur se trouve mobilisé dans un effet d’attente. Pour le public domine le plaisir de deux interrogations simples touchant à l’identité du prochain cadavre sur la liste ainsi qu’au mode fantaisiste de sa disparition.

Une particularité du jeu humoristique semble tenir en ce sens à la répétition du motif de mort. Gadamer note avec justesse l’importance du renouvellement à l’oeuvre dans le jeu plus que celle de l’accomplissement d’un objectif. « Le mouvement qui est jeu n’a aucun but auquel il se terminerait, mais il se renouvelle dans une continuelle répétition » (Gadamer, 1996, p. 121). Le jeu devient ethos, lorsque par-delà la simple occurrence, il répète volontairement une destruction absurde. Dans le cas particulier de l’humour noir, une foule de victimes est plus ludique qu’une seule sur laquelle pourrait se cristalliser le pathos de l’identification. Les morts multiples offrent ainsi l’équivalent visuel d’une mélodie envoûtante, chaque mort constituant une période rythmique qui peut être anticipée ou à tout le moins désirée de par la complétude qu’elle requiert.

La répétition de la violence et du meurtre fascine en raison du rythme auquel elle invite. À cet égard, les motifs récurrents de danse macabre en Europe sont parlants. Le jeu-à-la-mort comporte une injonction à danser, à valser d’une manière irrésistible, à la manière de pantins impuissants à décider du moment de leur fin. La mort entraîne dans une danse, celle d’une séquence que l’humour noir intensifie dans une représentation visuelle d’accumulation.

Un second élément du jeu-à-la-mort est le respect inattendu de l’esprit de sérieux dans le rapport à l’objet. Le ludisme de l’humour noir ne signifie pas que la mort n’est pas prise au sérieux, sérieux qui serait au contraire l’apanage exclusif de la réalité. L’analyse freudienne parle de l’humour comme d’un moment de bravoure du surmoi qui aborderait la réalité menaçante comme un Kinderspiel, un jeu d’enfant. Pourtant, le sérieux pris par les enfants à leurs jeux montre que jouer est tout sauf prendre les choses à la légère. Aussi le sérieux ou son absence n’est-il pas un critère qui permet de caractériser la nature de l’humour (noir). Un trait discriminant est plutôt la genèse d’une réalité parallèle qui prend possession du joueur, ou du spectateur. Le jeu est un processus moyen en ce qu’« il attire, au contraire, [le joueur] dans son domaine et le remplit de son esprit. Celui qui joue éprouve le jeu comme une réalité qui le dépasse » (Gadamer, 1996, p. 127). La réalité humoristique déroute en ce qu’elle fausse les repères habituels d’un paysage familier. Le jeu convie à la découverte d’un cadre nouveau, plus qu’à l’atteinte d’un objectif. Jouer revient à dépayser par de nouvelles règles plutôt qu’à gagner la partie face à la mort, adversaire par définition imbattable.

Un dernier élément propre au jeu d’humour noir relève de l’absence d’effort et de tension avec la mort : « Le propre du jeu est que ce mouvement soit non seulement dépourvu de but et d’intention, mais également exempt d’effort. Il se fait comme de lui-même » (Gadamer, 1996, p. 122-123). Cette caractéristique paraît découler de la fascination exercée par la répétition mentionnée plus haut. La réserve face à la représentation du meurtre disparaît progressivement dans l’invitation au jeu. Ainsi en dépit de la noirceur des scènes proposées, Kill Me Please d’Olias Barco introduit une série de meurtres des pensionnaires du centre qui s’impose en fin de compte au spectateur comme une évidence. Les bouchers verts (2003) d’Anders Thomas Jensen suit une logique semblable dans la mesure où le spectateur en vient à s’identifier à Svend, un boucher falot et suant, et à faire sienne l’obsession qui le pousse à trouver de nouvelles victimes qu’il pourra dépecer et vendre aux clients. L’absence d’effort ressenti par le spectateur traduit moins la passivité que la familiarisation progressive avec une rationalité neuve tournée vers une violence extrême. L’humour noir n’offre pas tant une folie du désordre qu’une rationalité poussée à son terme et sur la pente de laquelle il est si simple de se laisser aller.

L’ouverture au tragique

Ces trois caractéristiques propres au jeu s’appliquent à l’humour en lui servant de cadre opératoire, voire de moteur pour le premier d’entre elles. Les films de notre étude s’inscrivent dans une logique qui évoque le jeu d’échecs avec la Faucheuse dans Le septième sceau (1957). Une différence est certes notable en ce qu’Ingmar Bergman filme un affrontement qui donne la victoire de la Mort sur l’humain Antonius Block. Le tragique tient à ce que le jeu est perdu d’avance et que la tension naît de la lutte désespérée pour repousser l’échéance du trépas.

Le jeu humoristique des films d’humour noir consiste plus à jouer-à-la-mort que contre cette dernière, avec le meurtre pour motif mélodique dominant. Aussi la mort comme anéantissement n’est-elle plus un adversaire que l’on repousse. Elle devient un principe moteur dans une réalité nouvelle où les règles sont différentes. Ainsi le monde d’Anders Thomas Jensen est-il un espace où le crime pénètre la normalité paisible au point de l’habiter. Les scènes d’ouverture et de fermeture de Lumières dansantes et de Adam’s Apples créent des brèches dans l’univers calme et réglé de la campagne danoise par où les forces perturbatrices de cruauté et de violence exercent un pouvoir de fécondation. Les deux films ouvrent ainsi une parenthèse de jeu violent qu’ils referment symétriquement sur la beauté sereine d’un paysage verdoyant. La création d’un monde alternatif marqué du merveilleux des contes, tel le Mississippi onirique de TheLadykillers, ou parfois morne jusqu’à la dérision, telle la campagne du Dakota du Nord et du Minnesota de Fargo, offre également le théâtre où violence et meurtre impriment leurs nouvelles règles. Delicatessen (1991) de Jeunet a quant à lui pour cadre un univers post-apocalyptique où la chair humaine a fini par devenir la principale source de protéines. La violence n’entre pas en conflit direct avec le paysage urbain sombre et menaçant, mais au contraire la souligne. Le film de Jeunet dévoile ainsi une réalité parallèle où l’horreur sanguinaire féconde la normalité décalée d’une certaine France faubourienne pittoresque. Dans ces oeuvres filmiques, le jeu-à-la-mort requiert une géographie où la normalité résonne familièrement chez le spectateur afin de permettre un dévoiement, une contamination par la mort encouragée des personnages. Le jeu présuppose par là une aliénation référentielle subtile par rapport à la familiarité du quotidien ou de l’horizon d’attente.[10]

Tous ces films choisissent de montrer la mort comme produit de la nécessité. Vu que l’humour noir s’accommode mal d’un décès paisible, une circonstance de violence ou de cruauté s’impose pour la présenter comme inévitable. La dynamique à l’oeuvre est celle du tragique. En rapport avec la philosophie nietzschéenne, Deleuze exprime une telle dimension du tragique dans des termes qui rejoignent la pluralité ambiguë de l’humour exprimée par Kundera « Le tragique est seulement dans la multiplicité, dans la diversité de l’affirmation comme telle. Ce qui définit le tragique est la joie du multiple, la joie plurielle. […] Tragique désigne la forme esthétique de la joie, non pas une formule médicale, ni une solution morale de la douleur, de la peur ou de la pitié. Ce qui est tragique est la joie » (Deleuze, 1997, p. 19-20). Aussi le tragique qui porte la joie à titre de message est-il cette mélodie qui se déploie exemplairement dans les films de Jensen, Barco et Tarantino. Pour ne citer ici qu’un exemple, The Hateful Eight calque l’intrigue d’une tragédie classique en égrainant au rythme de la progression implacable d’une horloge les morts successives des protagonistes dans un bain de sang aux dimensions de fête sacrificielle. L’ethos humoristique s’y manifeste dans la célébration du tragique comme joie.

En dépit de la proximité avec le tragique, ces oeuvres se positionnent loin de toute catharsis aristotélicienne visant à purger le spectateur de la peur et de la pitié, comme c’est le cas dans la tragédie classique.[11] La représentation de la mort à l’écran n’offre pas d’éducation et encore moins de purgation des passions dans laquelle se manifesterait le plaisir de surmonter la frayeur occasionnée par le spectacle de la mort. Et si le jeu n’encourage pas de purgation des forces tragiques, il se nourrit au contraire de leur dynamique spécifique.

Rire et simulacre de mort

La clinique du Dr Kruger de Kill Me Please d’Olias Barco cherche à transformer au moyen de l’assistance médicale l’acte « barbare » du suicide violent en un acte encadré et donc de civilisation. « Un jour, le suicide sera un droit de l’homme » assure le directeur de l’institution. Toutefois, la mission humaniste échoue lorsqu’une folie meurtrière généralisée décime tous les protagonistes. L’orgie meurtrière fait le jeu inverse d’une civilisation revendiquée à l’endroit de la mort. L’effet visuel d’accumulation, tout comme chez Tarantino où l’ivresse saborde la norme, la fait sombrer dans la dérision. Aussi le sens n’est-il pas à chercher dans une correction des abus de la société, telle par exemple l’indifférence au suicide. Il réside au contraire dans une joie prise à l’ivresse des profondeurs atteinte lorsqu’il ne reste plus qu’à rire.

À propos de sa mission d’assistance, Kruger déclare : « Pour nous c’est très important que ce soit une rencontre avec la mort. » La positivité de l’humour trouve sa racine dans le fait de s’arroger le droit de montrer ce qui choque, mais aussi certainement le non-visible, ce qui échappe à la monstration. Les films d’humour noir parlent-ils en ce sens vraiment de la mort? Il est possible de le dire si le jeu humoristique s’empare du simulacre, qui pour Deleuze « inclut en soi le point de vue différentiel; l’observateur fait partie du simulacre lui-même, qui se transforme et se déforme avec son point de vue. Bref, il y a dans le simulacre un devenir-fou, un devenir illimité… un devenir toujours autre, un devenir subversif des profondeurs, habile à esquiver l’égal, la limite, le Même ou le Semblable : toujours plus et moins à la fois, mais jamais égal » (Deleuze, 1969, p. 298). Le spectateur du film d’humour noir se prête au jeu d’un devenir illimité au moyen de la pluralité des points de vue que lui confère l’humour. Il se livre au jeu de la mise à mort, en tant que victime et bourreau, pour reprendre l’idée du devenir pluriel de l’Héautontimorouménos baudelairien. Le point de vue sur la mort est sans cesse marqué par la différence qui ne la soumet pas à un savoir, mais à la rencontre dans le simulacre. Prendre part au jeu de réjouissance tragique conduit à rire du multiple qui n’est plus simplement propre à l’identification, mais aussi celui de la performance[12].

Devant le simulacre de mort, le rire de l’humour noir opère une ouverture du fond des choses, un dévoilement (Bataille, 2002, p. 46). Le jeu opéré dans la différence définit alors un nouveau principe qui est celui d’un devenir jeu-à-la-mort en place d’un être-à-la-mort (Sein-zum-Tode). Une telle modalité du devenir traduit une libération vis-à-vis d’une ontologie en butte avec l’impossibilité d’une représentation. Jacques Derrida exprime ce glissement comme suit : « [l]e rire seul excède la dialectique et le dialecticien : il n’éclate que depuis le renoncement absolu au sens, depuis le risque absolu de la mort » (Derrida, 2001, p. 376). Aussi, l’esthétisation du meurtre ou du massacre n’invite-t-elle pas à un simple revirement dialectique de la morale vers une antimorale. La perte de sens est la violence même faite au spectateur contraint de contempler l’horreur faite à ses semblables. Pourtant, c’est sûrement dans une telle violence que le public goûte une force de mouvement libératoire, pour reprendre les termes d’Éric Weil[13].

Féconde dans le jeu-à-la-mort de l’humour noir en dépit de la violence, une telle liberté contribue activement au plaisir pris à la gravité de l’humour. Dans Le Vent Paraclet, Michel Tournier fait subir à l’humour une transformation de couleur élémentaire[14]. De noir, l’humour devient blanc. « L’homme qui rit blanc vient d’entrevoir l’abîme entre les mailles desserrées des choses. Il sait tout à coup que rien n’a aucune importance. Il est la proie de l’angoisse mais se sent délivré par cela même de toute peur » (Tournier, 1977, p. 199). Noir ou blanc, la tonalité chromatique importe assez peu, du moment que la peur s’éclipse dans l’instant. La question du sens du désastre ou de la douleur qui se pose évidemment dans les films d’humour extrême, mène à la joie prise dans un simulacre de mort. L’accent doit être mis sur le subterfuge voulu de concert par le spectateur et le réalisateur. « Le sens est en fonction du jeu » (Derrida, 2001, p. 382) nous rappelle Derrida. Un des protagonistes de Kill Me Please constate sobrement au sujet d’un des pensionnaires assassinés : « Il est mort. » La phrase est toute de candeur et de nudité, mais elle résume la nature du jeu qui s’opère. À travers l’humour, souffle la mort. À travers lui souffle également la légèreté face à un ludisme pleinement assumé.