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Le sacrifice animal : perspectives anthropologiques

Parmi les pratiques entourant la mise à mort des animaux, les rituels sacrificiels occupent une place importante. Comme le notent Hubert et Mauss (1899, p. 41), dans les premiers travaux anthropologiques comparatifs sur cette question, le sacrifice « […] sous la diversité des formes qu’il revêt, […] est toujours fait d’un même procédé qui peut être employé pour les buts les plus différents. Ce procédé consiste à établir une communication entre le monde sacré et le monde profane par l’intermédiaire d’une victime, c’est-à-dire d’une chose détruite au cours de la cérémonie ». Ces travaux ont montré la diversité des représentations et des significations entourant ces rites, qu’il s’agisse de leurs fonctions individuelle et collective, de la variété des animaux sacrifiés et de leur préparation, du personnel cultuel impliqué, des pratiques techniques liées aux modes de mise à mort ou de l’utilisation des restes de la victime. Ces travaux ont fait l’objet de commentaires mettant en évidence les problèmes théoriques et empiriques sous-jacents à cette analyse, en particulier quant aux constructions problématiques des catégories du sacré et du profane (Colleyn, 1976) et au recours à un modèle qui emprunterait essentiellement aux conceptions judéo-chrétiennes (Muller, 1987). L’ethnographie du sacrifice dans les sociétés traditionnelles africaines, absentes dans les analyses de Hubert et Mauss, met en relief la diversité à la fois des structures de pensée sous-jacentes à ces pratiques, des objectifs (offrande, substitution, divination) et des procédés qui accompagnent le sacrifice et ses relations aux différentes instances impliquées (corps, objets, espace, etc.) et aux acteurs, de même que ses articulations avec la parenté, la royauté, la divination et la possession (Rivière, 2003).

Girard (2002, 1972) insiste, quant à lui, sur la fonction du sacrifice en tant que mécanisme visant à évacuer la violence sociale et à réduire symboliquement les pulsions agressives. Il souligne que les systèmes sacrificiels tentent de minimiser la visibilité de la violence rattachée aux rituels mais « la vraie nature du sacrifice […] n’est jamais au fond qu’une espèce de meurtre. Il s’agit moins de renoncer à la violence […] que de souligner sa puissance de transgression. Le sacrifice est simultanément un meurtre et une action très sainte. Le sacrifice est divisé contre lui-même » (2002, p. 14).

Cependant, les travaux ethnographiques ne démontrent pas toujours une telle atténuation. Les rituels de mise à mort exigent de suivre un processus rigoureux lié à l’importance de l’acte meurtrier et à ses réverbérations socioreligieuses en cas de dérive. Selon Hubert et Mauss (1899, p. 70) « le plus généralement, la victime avait la nuque ou le cou tranchés. […] Ailleurs, la victime était assommée ou pendue. […] Le plus souvent, on voulait que la mort fût prompte […] Si les cris de l’animal passaient pour de mauvais présages, on essayait de les étouffer ou de les conjurer ». Le sang répandu faisait souvent l’objet de prescriptions spécifiques, compte tenu de la valeur symbolique qui lui était rattachée dans certains cultes. À l’inverse, l’agonie de la bête pouvait être prolongée et celle-ci pouvait être déchirée en morceaux. La mort consacrait définitivement l’animal en le situant hors du monde profane et ouvrait la possibilité à différentes formes d’utilisation (de la consommation à la consumation).

Dans les sociétés africaines, les études ethnographiques montrent la diversité des modalités de la mise à mort selon les victimes sacrificielles (oiseaux, bovins, ovins, camélidés, etc.) et de l’effusion de sang. Il y a coexistence de plusieurs pratiques dans le même contexte socioculturel : égorgement avec épanchement de sang, perçage de la veine jugulaire avec collecte de sang chez les Mofu du Cameroun du Nord (Vincent, 1976); immolation avec aspersion de sang, transpercement avec des lances ou des flèches et assommement chez les Diola de Basse-Casamance (Journet, 1979); égorgement et écoulement du sang chez les Massa du Tchad (Dumas-Champion, 1979); transpercement au moyen d’une lance ou égorgement chez les BèRi du Tchad et du Soudan (Tubiana, 1979); égorgement et écartèlement, avec aspersion de sang, assommement et achèvement à terre avec violence; étouffement, bris des os et agonie de l’animal sans effusion de sang chez les Bobo de Haute-Volta (Le Moal, 1981); égorgement en forme de croix et épanchement du sang sur le sable divinatoire dans les sacrifices géomantiques chez les Bambara et Mynianka du Mali (Bertaux et Jespers, 1981).

Dans d’autres contextes culturels comme l’hindouisme populaire (Herrenschmidt, 1978), la mise à mort peut se faire par décapitation avec consommation de la viande ou empalement, éventrement ou égorgement sans consommation. Dans les rituels sacrificiels musulmans traditionnels, les prescriptions de l’abattage portent sur la licité de l’animal et les modalités de l’égorgement. Le sacrificateur utilise un couteau très aiguisé, sectionne les carotides et la trachée-artère, puis vide complètement l’animal consacré à Dieu, et la viande peut ensuite être partagée et consommée (Bonte, 2010). Cependant, ces pratiques se voient transformées avec les mouvements de population vers les milieux urbains locaux et les migrations dans les pays occidentaux (Givre, 2016a, 2016b, 2015; Brisebarre, 2014, 1998) avec le plus souvent leur déplacement de la sphère domestique vers d’autres filières (organismes commerciaux, ONG confessionnelles, services religieux et professionnels, réseaux clandestins) qui remettent en question des coutumes traditionnelles et en effacent même certaines. L’égorgement se retrouve aussi fréquemment dans les rites sacrificiels des religions antiques (Limet, 1996) et dans les textes bibliques.

Cet article présente d’abord une analyse des interprétations classiques du sacrifice animal dans le judaïsme. Ensuite, il se propose, d’une part, d’explorer les représentations, les attitudes et les jugements face à ces rituels chez des commentateurs modernes et contemporains se revendiquant des différents courants religieux juifs (orthodoxe, conservateur, réformé et reconstructionniste) et, d’autre part, de cerner leurs positions et leurs arguments concernant la place des sacrifices d’animaux dans le Troisième Temple, une fois que celui-ci sera éventuellement restauré dans les temps messianiques, selon plusieurs prophètes.

Les sacrifices dans la Bible

Le culte sacrificiel dans la Bible (korban) fait l’objet de nombreuses analyses et de commentaires portant sur les caractéristiques et les fonctions des sacrifices, en particulier ceux du Lévitique qui s’inscrivent dans un système complexe de catégories de sacrifices, d’intentions (offrandes à la divinité, remerciements, pardon des fautes, purification, réparation, etc.), de prescriptions (type et caractéristiques des animaux : bovins, ovins et oiseaux), de significations, de modalités et de fonctions, impliquant animaux et végétaux (Lemardelé, 2014; Hirsch, 2013; Marx, 2005a, 2005b, 2000). Ces sacrifices ont par la suite été centralisés dans le Temple de Jérusalem jusqu’à la destruction du second édifice par les Romains en l’an 70 de l’ère chrétienne.

Le sacrifice animal était accompli soit par les offrants, soit par les prêtres, selon les objectifs poursuivis. Selon Marx, l’abattage ne constituerait pas la phase centrale du sacrifice et ne serait pas valorisé comme pratique, contrairement à des perspectives qui insistent sur le rôle de la violence rituelle liée à la mort de l’animal dans d’autres systèmes sacrificiels (Scubla, 2005). Après imposition des mains, l’animal est égorgé, vidé de son sang, une substance vitale et siège de l’âme qui est aspergée selon des modalités variables dépendantes du type de sacrifice. Il est ensuite découpé selon des règles précises et consumé en partie ou complètement sur l’autel du Temple, mais des sections peuvent être consommées selon des règles de partage entre offrants et prêtres, à part la graisse consacrée à Dieu qui est brûlée totalement. Les traces rituelles liées à l’interdit de la consommation de la graisse et du sang se sont perpétuées dans les prescriptions entourant l’égorgement des animaux à des fins alimentaires (Nizard-Benchimol, 1998). Après la destruction du Second Temple, les sacrifices sont alors remplacés par leur rappel à différents moments de la liturgie quotidienne ou du calendrier des fêtes sous la forme de prières ou de l’évocation du rituel qui les accompagnait. Leur interprétation a suscité de nombreuses discussions et des commentaires dans les textes rabbiniques au cours des siècles.

Les interprétations du sacrifice après la destruction du Temple

Les discussions talmudiques sur les sacrifices ont fait l’objet d’analyses contradictoires. Pour Hirsch (2013), le système sacrificiel a été repensé pour mettre l’accent sur sa dimension spirituelle en insistant sur la centralité du pardon et l’état adéquat des intentions des offrants et des prêtres. Par contre, selon Balberg (2017), les premières générations de rabbins auraient considéré le sacrifice comme un élément central de la perspective rabbinique et privilégié les dimensions rattachées aux intentions et aux pratiques des prêtres pour préciser les procédures entourant le sacrifice et souligner l’harmonie collective qui en découle.

Les commentateurs du Moyen Âge analysent aussi le sacrifice à partir de grilles variées. Selon Saadia Gaon (ixe siècle), le rite permet de démontrer la profondeur du dévouement à Dieu par la grande qualité des offrandes (Goldin, 2010). Pour Judah Halévi (xie siècle), les sacrifices sont un moyen de se relier à Dieu et, par ce rite, révéler dans le monde la dimension divine, maintenir l’ordre de l’univers, et assurer l’harmonie et le bien-être de la société israélite (Botschko, 2015; Schweidel, 2001).

Maïmonide et Nahmanide, deux commentateurs les plus souvent cités, présentent des perspectives divergentes sur les fonctions de ce système sacrificiel (Plaskow, 2015; Hendel, 1973), privilégiant une argumentation soit rationaliste, soit mystique. Pour Maïmonide (xiie siècle), les sacrifices n’auraient été qu’une concession à des rituels idolâtres, difficilement déracinables d’un point de vue psychologique et présents dans les sociétés dans lesquels les Juifs vivaient. Ils auraient été cependant transformés et réorientés vers le culte divin monothéiste, effaçant des conceptions idolâtres erronées (Safran, s.d.; Shammah, s.d.).

Pour Nahmanide (xiiie siècle), la perspective pédagogique avancée par Maïmonide, sans être totalement remise en question, est néanmoins considérée comme insuffisante et elle est complétée par une conception mystique où les sacrifices sont envisagés comme un combustible alimentant le feu divin, un moyen de se rapprocher de Dieu et d’atteindre ainsi un état élevé de spiritualité. La diversité des rituels sacrificiels refléterait celle des sources des péchés (pensées, paroles et actions) permettant par leur performativité une prise de conscience de ces manquements de même que leur annulation (Goldin, 2010).

D’autres interprétations des sacrifices (Schweidel, 2001; Shammah, s.d.) ont été proposées et souvent influencées par ces commentaires classiques. Ces sacrifices seraient ainsi un moyen de réduire, suite à l’épisode du veau d’or, la distance avec Dieu et atténuer la dimension abstraite de la divinité (Abravanel, xve siècle), dans le but de modeler la personnalité et la moralité juives (Hirsch, ixe siècle), l’offrande sacrificielle étant le signe du renoncement au penchant au mal, qui habite tous les humains, et de l’aspiration à servir Dieu. Ces interprétations se sont diversifiées au cours des xixe et xxe siècles et nous tenterons d’en dégager les principales tendances contemporaines.

Méthodologie

Pour atteindre cet objectif, nous avons collecté et analysé un corpus de textes, majoritairement en anglais, de commentateurs du xixe siècle et de rabbins et philosophes contemporains du judaïsme, provenant surtout des États-Unis, qui ont discuté du sacrifice et de son avenir. Ce corpus comprenait, d’une part, des ouvrages, des chapitres de livres et des articles parus dans des journaux religieux, philosophiques et sociologiques de penseurs qui ont traité de ces questions et, d’autre part, des articles et commentaires publiés sur Internet : transcriptions de discours et d’homélies prononcés dans le cadre des commentaires autour des péricopes bibliques sur les sacrifices, particulièrement la péricope Vayikra, la 24e section hebdomadaire de la lecture traditionnelle de la Bible renvoyant au Lévitique (Lév. 1,1-5), articles de journaux nationaux, communautaires et synagogaux hébergés sur Internet et blogues. Cinquante textes parus entre 1953 et 2018, la majorité après 2000, ont ainsi fait l’objet d’une analyse qualitative pour dégager les thèmes les plus discutés à partir d’une perspective émique qui aide à dégager « la façon dont les gens pensent; la manière dont ils perçoivent et catégorisent le réel, les règles de comportement, ce qui a du sens pour eux, et comment ils imaginent et expliquent les choses » (Kottak, 2006, p. 47).

Définition du korban

Bien que la majorité des textes reprennent dans leur titre la notion de sacrifice, celle-ci est quelquefois associée au lexique hébraïque de korban (ou korbanot au pluriel). Plusieurs auteurs critiquent le recours aux notions de sacrifice ou d’offrande, traductions jugées déficientes et qui ne rendent pas compte précisément de la perspective émique de korban. Sa racine étymologique renvoie à la notion de proximité, de rapprochement avec la divinité, d’élévation. Le rabbin Samson Raphaël Hirsch (xixe siècle), l’un des promoteurs du judaïsme orthodoxe moderne en Europe de l’Ouest, commente ainsi la signification et la définition du rite sacrificiel (Abrahamson, 2012; Levine, 2012; Israel, s.d.) :

Il est vraiment regrettable que nous n’ayons aucun mot [dans les langues occidentales] qui puisse transmettre adéquatement le concept inhérent au mot hébreu korban. Malheureusement, le terme allemand Opfer qui, en fait, comme le montre sa source latine, offero, signifie simplement « offrande », en est venu à impliquer que celui qui fait le « sacrifice » abandonne quelque chose et le détruit à son propre détriment. Mais cette notion est tout à fait étrangère et même totalement contraire au caractère et à la connotation du terme hébreu korban. Même le concept inhérent au terme « offrande » ne traduit pas adéquatement la signification de korban. Car la notion d’« offrande » ou de « présent » implique que celui à qui le don est « présenté » a un désir, un souhait ou un besoin d’être satisfait par le don. Le concept implicite de korban n’a aucun rapport avec ces notions. L’Écriture n’emploie jamais le terme korban pour désigner un « présent » ou un « don ». En effet, l’Écriture l’utilise exclusivement en référence à la relation de l’homme avec Dieu, et elle ne peut être comprise que dans la connotation implicite de sa racine […] qui signifie « approcher ».

Hirsch cité dans Levine, 2012; traduction de l’auteur

Cette notion de rapprochement, nous le verrons, reste une interprétation souvent reprise par les commentateurs et elle tend à gommer la référence à l’abattage des animaux qui suscite des attitudes contrastées.

Attitudes face aux korbanot impliquant les animaux

Le corpus analysé met en évidence une double valence, négative et positive, face aux sacrifices animaux, comme le montre le registre lexical utilisé qui renvoie à plusieurs catégories. On retrouve en premier lieu des jugements qui considèrent ces rituels, qualifiés de « formalistes », comme renvoyant à des stades culturels et civilisationnels dépassés. Le vocabulaire fait mention de pratiques « primitives », « sauvages », « barbares », « archaïques » et « païennes ». Elles sont aussi définies comme des « reliques primitives d’un temps d’ignorance » et « étrangères à la sensibilité contemporaine », d’« histoire ancienne sans pertinence ou effet quelconque pour l’homme moderne » et de « domaine obsolète du judaïsme ».

À l’obsolescence culturelle s’ajoutent les qualificatifs négatifs associés aux opérations entourant les sacrifices sanglants dont la nomenclature est établie dans ses grandes lignes (« abattage, découpage, brûlage, consommation des parties, aspersion de sang, bain de sang ») dans un registre qui insiste sur les dimensions d’insensibilité à la souffrance animale : « sanglantes (gory) », « cruelles », « brutes », « macabres (gruesome) », « carnage ». Une troisième catégorie renvoie à l’aversion que ces pratiques peuvent susciter : « notion complètement odieuse », « répugnantes ». Une dernière catégorie, plus éclectique, fait mention de l’« embarras », de la « perplexité », de l’« inconfort » que « ces rituels déroutants provoquent ».

À l’inverse de ces jugements, le sacrifice renverrait à une forme sublime de rapport à la divinité en insistant sur le vocabulaire numineux qui le définit (« mystère », « sainteté », « rituel essentiel », « profond »), et sur sa centralité dans « les aspirations et les rêves nationaux ». Dans plusieurs de ces textes, le procédé rhétorique consiste à mettre de l’avant les connotations négatives pour les critiquer et mettre en évidence, au contraire, la grandeur de ces rites dont la signification essentielle reste encore à découvrir.

Catégorisation des korbanot

Les textes sont peu prolixes quant à la catégorisation des sacrifices, leur complexité rituelle; très peu en donnent la nomenclature précise et détaillée, les classant plutôt selon le critère de composition (animal ou végétal), le statut de la contrainte (optionnel ou obligatoire), ou encore en fonction des objectifs psychologiques personnels ou communautaires qui les sous-tendent (culpabilité, repentance, honte, expiation, remerciements) (Heller, 2001).

Les références aux deux substances qui ne peuvent être consommées lors du sacrifice animal (sang et graisses) ne sont pas non plus très élaborées. La dimension sacrée du sang est soulignée par Gruber (2007), alors qu’Israel (s.d.) oppose le sang, source de vie, d’activité et d’énergie, à la graisse, une substance qui renvoie à la passivité, au confort, à la paresse. Ces deux éléments représenteraient la dialectique de la vie, sans que soient expliqués cependant les interdits qui les concernent.

Klein (2007), quant à elle, suggère que la fonction de l’holocauste, renvoyant à la consumation de l’animal, constituerait un mode de passage de l’offrande du monde matériel au monde divin plus abstrait. Les différentes modalités d’aspersion du sang renverraient à des formes d’activation du principe de vie inclus dans la substance sanguine.

Interprétations des korbanot

Plusieurs textes reprennent les interprétations classiques, en particulier celles de Maïmonide et de Nahmanide dont il a déjà été fait mention (Enkin, 2015b; Baumol, s.d.; Leibowitz, s.d.), et réfèrent à la perspective d’Abravanel, ou encore ajoutent d’autres explications moins répandues comme celles du rabbin Luria (xvie siècle). Selon ce dernier, et l’idée a cours dans les mouvements kabbalistiques, le sacrifice servirait à élever la matière et l’énergie du monde à un niveau supérieur, incluant les animaux et les humains (Freeman, s.d.).

Ces perspectives sont reprises et élargies dans les commentaires contemporains qui insistent sur la fonction de conscientisation et de dévotion que les korbanot entrainent, de même que l’intensification de la proximité avec Dieu (Reznitsky, 2018; Shafner, 2016; Plaskow, 2015; Lopes Cardozo, 2011; Freeman, s.d.).

D’autres commentateurs (Herman, 2015; Banon, 2009; Chinitz, 2008; Sacks, 2008; Kahn, s.d.; Shammah, s.d.) reviennent sur les textes des prophètes pour souligner les exigences morales qui sous-tendent les pratiques sacrificielles. Dans la littérature prophétique, le culte sacrificiel, tel que pratiqué alors, fait l’objet d’attaques acerbes qui relèvent les contradictions existant entre l’exécution des pratiques, la piètre qualité des offrandes et l’absence d’intentions spirituelles et de préoccupations morales et éthiques qui les rendrait triviales, vides de sens. À leurs yeux, les sacrifices n’ont de valeur que dans la mesure où ils amènent les offrants à se rapprocher de Dieu et à réaliser la volonté divine. La droiture, la charité, la justice et la fraternité sont des valeurs éthiques centrales pour les prophètes. Ceux-ci prédisent une restauration harmonieuse des korbanot qui redeviendront, dans les temps messianiques, conformes aux exigences divines et associés à une réconciliation entre Dieu et son peuple.

Certains commentateurs tentent de rendre compte des objectifs moraux, expérientiels et affectifs associés au sacrifice animal. Pour certains (Nightingale, 2016; Freeman, s.d.), le sacrifice demandait que l’offrant accorde une attention parfaite et entière à la signification et à l’intention correctes entourant le korban, sans lesquelles celui-ci perdait de sa validité.

La fonction déstabilisante et même traumatisante qu’auraient eue les sacrifices animaux est soulignée dans plusieurs textes. Nightingale (2016) reprend la perspective du rabbin Jacobovits (xxe siècle) qui insiste sur le choc thérapeutique que produit le korban, ce qui favorise « un renouveau moral […]. [Il] fait remarquer qu’une personne a besoin d’une expérience si impressionnante et si puissante qu’elle laisse une marque permanente sur la conscience du pécheur, une expérience si saisissante qu’elle sert de moyen de dissuasion permanent pour [empêcher] toute répétition d’une déraison momentanée » (traduction de l’auteur).

Ce serait aussi une expérience amplifiée par le cadre imposant et la solennité, une dimension soulignée par le rabbin Milgrom (cité dans Dorff, 2011), connu pour ses travaux sur le sacrifice dans le Lévitique et le rôle des rituels de purification par le sang qui permettent le maintien de la présence divine dans le Temple, une perspective que d’autres auteurs remettent en question (Janzen, 2008). Milgrom insiste sur l’impact existentiel que devait avoir l’observation directe du sacrifice animal pour les participants et la prise de conscience intense des rapports entre la vie et la mort, et de leurs implications. Les sacrifices, selon Israel (s.d.), « sont conçus pour secouer les personnes et [les amener] à examiner le fondement même de leur existence sur terre et leur but sur cette planète. Le korban incluant des animaux entame un processus de réflexion, d’auto-examen [...]. De quel droit vis-je? Qu’est-ce qui mène la force vitale en moi? » (traduction de l’auteur). Cette perspective met en exergue la fonction réflexive des actes sacrificiels. Ils permettaient ainsi aux individus de « considérer leur propre fragilité, leur propre mortalité et leur propre violence sanguinaire », comme le suggère le rabbin Artson (cité dans Newman, 2015). L’apport du sacrifice à l’élévation de la conscience, à la mise en place d’affects spécifiques particuliers comme la crainte, et le rappel de la relation avec Dieu sont aussi relevés par le rabbin Wolpe (2011; traduction de l’auteur) :

La première fonction du sacrifice est d’élever la conscience de celui qui apporte l’offrande. [...] Dans l’ancien Temple, la pleine importance de la prise d’une vie a été imposée au demandeur. La vie a été revendiquée avec sainteté, accompagnée de prières devant Dieu. Le spectacle ne portait pas sur le produit mais sur la piété. Quand les Juifs sacrifiaient dans le Temple, ils se rappelaient la Source de toute vie. Le sacrifice induisait la crainte.

Plus précisément, l’animal sacrifié constituerait un substitut de l’offrant qui devait considérer le traitement infligé à l’animal comme subi par son propre corps; des correspondances sont même établies entre les parties corporelles humaines et celles brûlées dans le korban. Selon Baumol (s.d.), pour l’offrant, le fait d’avoir péché corps et âme aurait dû avoir comme conséquence que son propre sang soit versé et son corps brûlé. Le sacrifice animal et cette offrande rappelleraient au pécheur la gravité de ses transgressions, ce qui le motiverait à les éviter à l’avenir. En luttant contre les passions qui l’habitent et en les réorientant vers des objectifs constructifs et positifs, l’offrant se conformera à sa nature profonde (Jacobson, s.d.). Cette perspective rejoint celle proposée par le rabbin Soloveitchik, reprise par un autre commentateur (Israel, s.d.; traduction de l'auteur) :

Lorsqu'une personne apporte un sacrifice après avoir péché, il doit imaginer que c’est lui-même qui est offert sur l’autel. Quand le sang de l’animal est aspergé, il doit s’imaginer que c’est son propre sang qui est aspergé – que [c’est] son propre sang chaud qui, dans sa passion, l’a attiré vers le péché, qui est répandu sur l’autel de son péché; que les graisses qui sont consommées sur l’autel ne sont pas celles de l’animal, mais ses propres graisses qui se sont glacées dans son coeur et l’ont livré aux mains du péché. Ce n’est qu’en vertu de l’auguste miséricorde de Dieu que l’homme est racheté sans avoir à se sacrifier.

Les affects impliqués dans le sacrifice sont mentionnés dans un texte qui avance que des états émotifs extrêmes de crainte et de tremblement, de même que des sentiments de dévouement et d’effacement devant la présence divine, accompagneraient l’offrande consumée, alors que ceux liés aux offrandes de paix se déclineraient sur les modes plus sereins de l’harmonie et de la gratitude (Israel, s.d.). Plus rarement aussi, des commentateurs s’interrogent sur l’extension de la notion de sacrifice personnel comme forme d’altruisme et de don de soi, et l’importance d’en reconnaitre l’apport dans le contexte contemporain marqué par l’individualisme (Sacks, 2016; Herman, 2015; Lucas, 2010).

Les textes ne s’arrêtent pas seulement à des interprétations des korbanot qui relèvent de leur fonction historique, mais ils prennent aussi position sur leur restauration possible dans l'avenir selon leurs orientations religieuses, orthodoxe ou autre.

Restauration des korbanot

Perspectives liturgiques

Quelques textes discutent des positions des courants religieux (orthodoxe, conservateur, réformé et reconstructionniste), en particulier aux États-Unis, quant à la place des prières au sujet du rétablissement des sacrifices, montrant des divergences profondes à leur sujet (Brody, 2008). Pour le courant orthodoxe, bien que divisé en plusieurs tendances (moderne, ultra-orthodoxe, hassidique, sépharade, etc.), les paroles et les injonctions divines révélées dans la Torah ne peuvent être remises en question : le rappel des sacrifices et de leur description est maintenu dans les liturgies quotidiennes, du samedi et des fêtes, de même que l’est l’appel à leur rétablissement selon les formes reconnues et instituées traditionnellement (Finkelman, 2016; Enkin, 2015a).

Pour les réformés, qui reprennent les critiques des prophètes quant aux sacrifices, les références au Temple et à son culte ont été éliminées du contenu des prières car temple et culte sont considérés périmés, en rupture avec les valeurs et la sensibilité modernes. Il en est de même pour les reconstructionnistes (Dannin, 2017). Quant aux conservateurs, leur position est plus complexe et ambivalente. Historiquement, ils maintenaient les références à la construction future du Temple, rappelant le niveau de dévotion que les générations ancestrales avaient exprimé et qu’il s’agissait d’émuler, tout en éliminant les prières de restauration des sacrifices, des rituels dépassés comme le notait le rabbin Gordis dans sa préface au livre de prières conservateur des années 1940 :

Il faut se souvenir du passé, ce que nous devons faire, et par conséquent nous n’éliminons pas entièrement [...] la mention des sacrifices des temps jadis; mais c’est toute autre chose de dire que nous espérons la restauration d’une institution du passé qui soulève des problèmes moraux majeurs vis-à-vis de notre traitement des animaux et qui ne fonctionne plus comme une voie vers Dieu.

Gordis, cité dans Dorff, 2011; traduction de l’auteur

Depuis, la position du mouvement conservateur s’est légèrement modifiée et le rituel de prières plus contemporain inclut les mentions des sacrifices, tout en précisant que cette référence porte sur la demande d’une qualité de prière dont la ferveur serait du même ordre que celle qui accompagnait le culte sacrificiel.

Ces prises de position, continuité totale, rupture partielle ou totale, vont se refléter dans les sensibilités face aux sacrifices et aux commentaires sur les modalités sacrificielles une fois que le Temple sera éventuellement restauré.

Les sacrifices auront lieu sans changements

La première position, la plus fondamentaliste, est celle de commentateurs orthodoxes qui soutiennent que tous les sacrifices seront restaurés dans les temps futurs. Pour ce dire, ils s’appuient sur les principes de l’immutabilité et de la perpétuité de la loi divine (Finkelman, 2016; Lemier, 2010) édictés par Maïmonide qui précise, dans sa codification des commandements à propos des sacrifices, qu’ils seront rétablis dans leur plénitude une fois les temps messianiques arrivés :

Le roi-messie viendra, restaurera le royaume de David dans sa puissance première, rebâtira le Sanctuaire et rassemblera les dispersés d’Israël. Toutes les lois seront rétablies à cette époque, comme elles étaient dans les temps antiques. Les sacrifices seront de nouveau offerts […]. Celui qui ne croit pas au roi-messie ou qui n’attend pas sa venue rejette non seulement les autres prophètes, mais aussi la Torah et notre maître Moïse.

Cité par Lemier, 2010, Mishneh Torah, Hilkhot melakhim u-milḥamot, 11, 10

Pour une minorité, cette restauration inclura aussi la réalisation des sacrifices communautaires qui n’ont pas pu être accomplis depuis la destruction du Temple, selon des modalités qui ne font cependant pas consensus quant au type de sacrifice et aux moments du cycle liturgique (Zivotofsky, 2014; Aviner, 2009). Le rabbin Soloveitchik indique néanmoins que ce maintien n’empêche pas une certaine réticence personnelle face à la restauration de ces rituels (Student, 2016).

Les sacrifices des animaux seront annulés

Des textes soulignent la contribution du premier grand rabbin de la communauté juive de Palestine, Isaac Kook (1865-1935), à la réflexion sur la question du sacrifice et du végétarisme (Morrison, 2010; Schwartz, s.d. a, s.d. b), non sans controverses. Les commentateurs proposent des lectures différentes de sa position sur l’annulation des sacrifices des animaux, certains la contestant (Frager, 2017; Zivotofsky, 2014), d’autres insistant sur les options ouvertes par le rabbin Kook à ce sujet (Shvat, 2014). Bien qu’orthodoxe, Kook soulève la question du statut des sacrifices, une fois le Temple restauré, suggérant que les sacrifices animaux seraient abolis et que seules seraient conservées les offrandes végétales en se fondant sur la prophétie de Malachie (3-4) et celle d’Isaïe (11, 6-7) qui annonce une ère de paix associée à l’immersion dans la connaissance divine et signalée par une modification des relations entre les espèces animales qui renonceront à leur agressivité et à leur alimentation carnivore.

Ces versets sont interprétés pour mettre en lumière la modification majeure dans l'alimentation qui surviendra dans l'avenir avec l’annulation de la consommation de la viande et l’établissement d’un régime végétarien lié à une transformation du niveau de conscience de l’humanité et son élévation. Comme ce processus affecte aussi les animaux, il deviendra éthiquement impossible de les immoler, de les ingérer ou d’utiliser certains des produits qui en dérivent.

Dans son ouvrage, Une vision du végétarisme et de la paix (1903-1904), le rabbin Kook écrit à ce sujet qu’il « est impossible d’imaginer que le Maître de tout ce qui arrive, Qui a pitié de toutes Ses créatures, puisse établir dans sa création, qu’Il a jugée “extrêmement bonne” un décret éternel comme celui-ci : que le genre humain se maintiendrait en allant à l’encontre de ses propres instincts moraux en versant le sang, même le sang des animaux » (Schwartz, s.d. c).

Précisant sa pensée sur le statut biblique des régimes alimentaires, il considère la diète carnée comme une concession divine provisoire face à la régression morale de l’humanité, incapable de maitriser sa passion pour la viande qui aurait pu aller jusqu’à l’anthropophagie. Pour encadrer cette consommation, plusieurs prescriptions ont été édictées dans la Torah et par les autorités religieuses (catégories d’animaux comestibles, mode d’abattage, interdiction d’ingérer le sang, réprobation de la chasse considérée comme une activité cruelle). Toutes ces règles contribueraient à amplifier la réflexion éthique sur le statut des animaux et le respect de leur vie. La conséquence pourrait en être une atténuation de la consommation carnée qui, dans les temps messianiques, serait rejetée pour des raisons morales, suite à la maitrise des passions problématiques qui sous-tendent le choix de cette alimentation. La question de l’immutabilité de la Loi divine pose cependant problème et pour contourner cette exigence, Kook avance que les autorités légales établies dans un avenir éventuel trouveront les moyens de faire adopter l’annulation des sacrifices animaux à partir de l’exégèse renouvelée des textes bibliques (Shapiro, 2010).

L’adoption du végétarisme se retrouve aussi dans les discours de rabbins contemporains orthodoxes, comme le rabbin Soloveitchik qui le considère comme un idéal et une pratique essentielle qui doit devenir un mode de vie (Errico-Nagar, 2012). À la lumière d’une réflexion sur les sacrifices, les conditions d’élevage et d’abattage dans le monde contemporain sont aussi à considérer comme inacceptables; elles nécessitent une révision des conduites et des attitudes face à la souffrance animale auxquelles les perspectives sur le végétarisme peuvent contribuer (Newman, 2015). Gruber (2007), un rabbin réformé, propose de passer ainsi à une nouvelle étape dans le développement religieux et éthique du judaïsme avec la sanctification de la vie, refusant de prier pour la restauration du Temple et le retour à des sacrifices obsolètes.

D’autres autorités religieuses contemporaines sont aussi d’avis que les sacrifices animaux ne seront pas restaurés. C’est le cas du rabbin Friedman (1878-1956) qui, se fondant sur des interprétations essentiellement hassidiques, prédit l’annulation des sacrifices animaux, à l’exception de l’offrande de remerciements. Les individus atteindront un état de plénitude spirituelle qu’annonce un verset du Deutéronome (30, 6) ce qui rendra caduque le recours à ces pratiques rituelles : « L’Éternel, ton Dieu, circoncira ton coeur et le coeur de ta postérité, et tu aimeras l’Éternel, ton Dieu, de tout ton coeur et de toute ton âme, afin que tu vives » et, de ce fait, toutes les offrandes liées à l’expiation deviendront obsolètes (Otroff, 2015).

La position du rabbin Joseph Messas réinterprète également la perspective maïmonidienne pour considérer que les sacrifices ont fait leur temps, qu’ils correspondaient à un certain ethos socioculturel maintenant dépassé et qu’il n’y aurait plus d’obligation de les restaurer, à l’exception des sacrifices de remerciements (Zivotofsky, 2014; Shapiro, 2010). Un rabbin conservateur est aussi d’avis que même si Maïmonide a inscrit les sacrifices dans la liste des commandements divins, il resterait en désaccord avec ces pratiques qui ne seraient pas effectivement réinstituées à l’époque messianique (Halevi, 2016).

D’autres raisons liées au développement socioculturel, civilisationnel et politique sont aussi proposées par des penseurs pour rejeter la restauration du culte sacrificiel. Le rabbin Hirschenson avance ainsi que la reconstruction du Temple, nécessaire à la réinstallation des sacrifices, n’est possible, selon les règles juridico-religieuses, qu’après la réinstallation d’une royauté héréditaire, ce qui serait un régime politique incompatible avec la démocratie valorisée par le judaïsme (Medad, 2017; Zohar, 2008), une position critiquée par le rabbin Kook pour son biais trop occidentalisé (Brody, 2008). Pour le rabbin Scheinfeld, la sensibilité moderne serait en rupture avec celle dominante dans le contexte sacrificiel devenu depuis obsolète (Shapiro, 2010).

Des sacrifices pourraient être restaurés sur le mont du Temple

Dans la première moitié du xixe siècle, des rabbins orthodoxes, motivés par des convictions messianiques, ont soulevé la possibilité de restaurer à leur époque le sacrifice animal sur le mont du Temple à Jérusalem, non sans susciter de nombreuses polémiques quant à son acceptabilité (Myers, 2003, 1987). L’un des promoteurs de ce mouvement, le rabbin Kalisher, considérait que les prières n’étaient pas suffisantes pour amener l’arrivée de la rédemption annoncée par les textes bibliques; celle-ci devait être aidée par les offrandes sacrificielles qui participent d’un rituel théurgique, un moyen de purifier les individus et élever le niveau de spiritualité, raviver la compassion divine et hâter la survenue de l’ère messianique de façon progressive.

Cette proposition qui, selon lui, obéissait aux prescriptions juridico-religieuses s’est heurtée à l’opposition des milieux orthodoxes, néo-orthodoxes et réformés, réfractaires à ces perspectives pré-messianiques et aux activités qui leur étaient associées, quoique certains milieux adhéraient à son projet, finalement rejeté.

Ce projet a été réactivé après la guerre des Six Jours de 1967 qui a entrainé le contrôle des lieux saints de Jérusalem par les Israéliens. Cette administration est considérée par des groupes ultra-orthodoxes extrémistes et marginaux, dont ceux du mouvement du Troisième Temple associé à l’Institut du Mont du Temple, organisme installé à Jérusalem, comme l’une des étapes dans le processus messianique qui aurait débuté avec la création de l’État d’Israël et s’achèverait par la rédemption (Inbari, 2009). En préparation de cette restauration finale, ils tentent de reconstituer les pratiques rituelles liées au sacrifice animal de Pâque, fabriquent des copies des récipients et des objets rituels présents dans le Second Temple. Ces activités contribuent à envenimer la situation politique moyen-orientale et sont critiquées tant par les autorités musulmanes que par les milieux laïcs et religieux plus modérés (Feldman, 2017).

Les obstacles techniques, matériels et rituels liés à la restauration des sacrifices

Pour Werblowsky (1953) et Bleich (1977), la restauration éventuelle du Temple et du culte sacrificiel, si elle devait advenir, soulève aussi des questions hautement techniques et complexes, exigeant des informations exactes pour assurer un rétablissement conforme aux injonctions juridico-religieuses dans différents champs rituels : les conditions rituelles (impureté du site et perte des procédures de purification; état de sainteté du site et autorités susceptibles de le sanctifier de nouveau), la location exacte du Temple et de l’autel, l’architecture du Temple et ses mesures, les caractéristiques des sacrificateurs (authentification problématique de la généalogie des descendants des grands-prêtres), la spécificité des matériaux de l’autel (type de pierre et outils permis) et des vêtements sacerdotaux (techniques de tissage et de teinture, détermination du type de pierres précieuses incluses dans les ornements pectoral et frontal), la collecte des fonds nécessaires à l’achat des animaux sacrifiés, les modes de consécration de l’autel et du grand-prêtre de même que la composition de l’huile nécessaire à l’onction. Toutes ces contraintes constitueraient des obstacles religieux majeurs dont la résolution reste difficile sinon impossible.

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L’analyse qualitative d’un corpus discursif portant sur le culte sacrificiel dans la perspective juive, à partir d’une approche émique, met en évidence la diversité des interprétations des sacrifices animaux. En effet, ces interprétations s’inscrivent dans des paradigmes philosophiques et religieux variés (rationaliste, mystique, éthique) et font appel à des argumentations qui reflètent des continuités, mais aussi des ruptures. Elles sont liées à l’évolution de la pensée juive, aux enjeux socioculturels historiquement situés ainsi qu’à leur inscription dans des mouvements religieux dont les points de vue sur le texte biblique ne font pas consensus.

À une lecture fondamentaliste, qui s’appuie sur les principes d’immutabilité et de perpétuité de la Loi divine, s’oppose celle qui relativise celle-ci et en annule les injonctions considérées comme obsolètes et incompatibles avec la modernité, dont les sacrifices dans ce cas-ci. Ces positions contradictoires expliquent l’ambivalence face à ces pratiques qui sont soit rejetées pour des raisons anthropologiques ou affectives, soit au contraire exaltées et leur finalité, célébrée comme preuve de l’obéissance à la parole divine et de la proximité établie avec Dieu.

Aux interprétations classiques viennent s’ajouter des tentatives plus actuelles qui tentent de projeter sur un passé des explications essentiellement psychologiques du sacrifice animal en tant qu’expérience cathartique qui réorienterait l’itinéraire intérieur de l’offrant et provoquerait des affects divers.

Les positions face à la restauration éventuelle du culte sacrificiel suivent celles des mouvements religieux et s’expriment en premier lieu dans l’armature liturgique dont les prières appelleront à son rétablissement dans le cas des orthodoxes ou seront muettes sur ce thème dans le cas des réformés et reconstructionnistes. Quant aux conservateurs, ils en gardent une interprétation seulement affective.

Les arguments en faveur du rétablissement des sacrifices s’appuient essentiellement sur le maintien des injonctions bibliques considérées comme inchangeables, tandis que ceux qui favorisent le rejet du culte sacrificiel font appel à des arguments divers (mystiques, éthiques, socioculturels). Ils reprennent les textes bibliques et les réinterprètent à partir de réflexions originales sur la protection des animaux et l’élévation de la conscience éthique à leur sujet.

Si des mouvements religieux extrémistes se préparent au rétablissement du culte sacrificiel, certains commentateurs se situant dans le cadre juridico-religieux traditionnel mettent en évidence les contraintes techniques et rituelles complexes qu’il faudra résoudre et qui peuvent poser des problèmes insurmontables compte tenu des informations présentement disponibles.

Cette analyse textuelle qualitative permet donc de mettre à jour les constructions du sacrifice dans le contexte juif, de montrer leur complexité et de dégager les arguments majeurs qui structurent le rapport au texte biblique, ouvert à des interprétations diverses, démontrant la vitalité des débats qui prennent place dans les communautés juives autour de textes canoniques.