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« Il semble que le fanatisme, indigné depuis peu des succès de la raison, se débatte sous elle avec plus de rage. »

− Voltaire, Traité sur la tolérance

La violence à l’oeuvre dans la civilisation contemporaine

Depuis ses débuts, le siècle actuel nous confronte collectivement à une nouvelle vague de haine et de mort, et nous incite à penser à nouveau, dans l’urgence, le mal et les puissances destructrices. La force d’une civilisation face aux attaques de violence et de haine réside dans sa capacité de résilience. La violence, déchainée au niveau de la planète, atteint aujourd’hui des sommets d’intensité et d’imprévisibilité rarement égalés. Cette violence, qui produisait du sacré pour René Girard (2007), ne produit plus rien qu’elle-même (Lauret, 2016), dans une « montée aux extrêmes » qui détruit le Moyen-Orient et qui menace aujourd’hui le monde. L’engagement fanatique d’un certain nombre de jeunes Occidentaux pour la cause djihadiste, une cause qui valorise au plus haut point la mort et la destruction, nous pousse aussi à penser l’irruption du Réel de cette intolérance et de cette violence en tant que symptôme de nos sociétés. Féthi Benslama (2015) lie cet engagement fanatique à la déception et à la perte mélancolique d’un idéal narcissique collectif, celui d’un Islam conquérant perdu depuis la chute de l’Empire ottoman et de l’avènement de la modernité postcoloniale. Le terrorisme religieux identitaire pourrait représenter, in fine, la forme actuelle de cette pulsion de mort énigmatique.

Points communs entre les idéologies djihadiste et maoïste

Dans Le djihad et la mort (2016), Olivier Roy établit un parallèle entre l’idéologie maoïste − dans le projet d’éradication systématique d’une culture et d’une société pour faire place nette et permettre du nouveau dans la réalité sociale − et le fantasme de l’avènement d’un nouveau monde à partir de la mort pour les djihadistes. Il interprète la Révolution culturelle chinoise comme un acte de naissance de la Révolte générationnelle dans une haine contre les pères, illustrant un parricide non symbolisé, mais plutôt mis en acte. Ces deux idéologies, maoïsme et djihadisme, s’appuient sur un processus de désintégration. Les Chinois qui ont oeuvré à la destruction des « Quatre vieilleries » que représentaient la pensée, la culture, les moeurs et les coutumes anciennes l’ont qualifié d’« orage » (Bennett Gordon et Montaperto, 1971). Appelées les « Quatre grandes activités » de la Révolution, elles ont débuté en mai et juin 1966. Mais la Révolution culturelle s’est révélée être un instrument politique pour orienter les masses. Quant aux masses influencées par l’idéologie djihadiste, elles semblent avoir perdu leur instinct de survie pour n’aspirer qu’à un pur désir de mort et de destruction. Freud écrivait dans Psychologie des foules et analyse du moi (Freud, 1991 [1921], OCF, XVI) que les masses perdent tout sens critique. L’étude de la psychologie des foules permet de comprendre les processus à l’oeuvre dans le discours sectaire qui connait bien et sait utiliser ces ressorts de « l’âme de la masse », même si cela ne s’adresse qu’à un petit groupe. Le type de groupe qui se constitue contre la loi commune définit un groupe sectaire à fonctionnement pervers. Un individu à l’intérieur d’une masse connait, sous l’influence de celle-ci, une modification en profondeur de son activité animique : « Son affectivité s’accroit extraordinairement et son rendement intellectuel se restreint notablement, les deux processus étant manifestement orientés vers une assimilation aux autres individus de la masse » (Freud, 1991 [1921], p. 26).

Ces deux thèses de l’accroissement d’affect, phénomène le plus remarquable et le plus important de la formation en masse, et de l’inhibition de pensée peuvent expliquer la suggestion réciproque des individus et la sensibilité particulière au prestige des meneurs, placés en position d’idéal. La fascination collective − dont l’hypnose et l’amour donnent la formule, rappelait Freud (1991 [1921], p. 44) − résulte d’une conjonction par identification entre l’Idéal du moi et l’objet cause du désir, alors que la psychanalyse vise au contraire à leur séparation maximum. Cela entraine une fusion entre l’économie politique et l’économie libidinale dont la résultante est la fascination. Les meneurs sont aussi eux-mêmes fascinés et fanatisés par une forte croyance, dans un cynisme absolu, pour pouvoir éveiller une croyance équivalente dans la masse. Dans le fanatisme, la flamme du sacré et la vénération pour le chef trouvent une réalisation concrète au sein d’un acte qui peut aller jusqu’à la mise à mort, de soi et des autres. Car la force d’une telle croyance produit sur l’individu une impression de puissance illimitée, un sentiment d’invincibilité, une impression régressive de toute-puissance imaginaire, dans la régression au moi-idéal. C’est le principe de l’embrigadement sectaire (Chouvier et Morhain, 2007). Le passage à l’acte s’appuie-t-il sur un pur désir de mort ou sur cette défense de type maniaque ? Dans son isolement, un individu peut être cultivé, mais « dans la masse, c’est un barbare, c’est-à-dire un être de pulsions. Il possède la spontanéité, la véhémence, la sauvagerie, et aussi l’enthousiasme et l’héroïsme des êtres primitifs » (Freud, 1991 [1921], p. 13). Le sujet d’une jouissance tempérée régresse alors au sujet de la pulsion, à la jouissance acéphale anéantissante. L’idéalisation envers Mao a été forte et a mobilisé les jeunes étudiants chinois dès 1965, créant des remaniements de pensée et des débats animés au sein des universités qui ont abouti d’abord à des critiques, des dénonciations, des discriminations et des expulsions violentes de membres ou d’enseignants non d’accord sur la mise en place d’une pensée unique, celle de Mao Tse-Tung et de sa ligne choisie dans une triple démocratie : celle de l’éducation, de l’économie et de la politique. Un nouveau langage semi-officiel et discriminatoire naquit à l’Université Ching-Hua de Pékin, différenciant les « Cinq Rouges » – les bons éléments – des « Sept Noirs » – les sept espèces de classes mauvaises, notamment les propriétaires fonciers, les paysans riches, les contre-révolutionnaires, les mauvais éléments et les droitistes, ces intellectuels favorables aux brigands capitalistes. Le projet était donc bien politique et les moyens ont été mis en oeuvre à grande échelle pour la réalisation de ce projet. La naissance des gardes rouges le 18 août 1966 a été un acte politique de Mao visant la prise du pouvoir et qui entrainera une « Haute marée révolutionnaire » dont la racine s’origine dans le conflit entre deux politiques, celle de Mao Tse-Tung et celle de Liu Shao-Chi, chef de l’État depuis 1959 et de leur lutte pour le pouvoir. Ce mois d’août 1966, Mao fait défiler devant la porte de la Paix céleste, Tian An Men, 5,9 millions de gardes rouges portant un brassard rouge avec l’inscription hung wei ping en lettres dorées, dans une parade officielle dont le message était clair : « Dans le pays entier, tous les étudiants devaient imiter les gardes rouges et mener la “Grande Révolution culturelle prolétarienne” à sa victoire inéluctable » (Bennett Gordon et Montaperto, 1971, p. 91). Il déclenchera le passage à l’acte dans l’enthousiasme général que l’on connait. Le monstrueux désastre humain des 10 ans de Révolution culturelle (1966-1976) fera des millions de morts.

Le deuxième trait commun que l’on peut trouver entre ces deux idéologies, maoïsme et djihadisme, est la question de l’offre de déplacement et des voyages, représentant une sorte de nouvel horizon séduisant pour les jeunes et qui peut accrocher le désir. Du 18 août au 20 novembre 1966, Mao lance le mouvement du « Grand échange d’expériences révolutionnaires », le Ko-ming ta ch’uan-lien, envoyant en nombre et avec une pression sociale forcée les étudiants dans toute la Chine, un déplacement d’individualités pour leur faire étudier les expériences révolutionnaires avancées d’unités lointaines, les catégories rouges, ces héros idéalisés du monde paysan selon l’idéologie. Deux groupes furent utilisés pour la propagation de la nouvelle vague radicale : les soldats et les étudiants, enthousiastes à l’idée de participer aux affaires importantes de l’État, d’où le côté exubérant de cette entreprise qui s’est achevée quelques mois plus tard dans la déception, le désordre et la destruction.

Je situe un des facteurs importants d’accroche de l’idéologie sur la question du sentiment de reconnaissance. C’est un désir de reconnaissance de chacun dans son être de jouissance narcissique et dans son désir, c’est-à-dire dans son manque à être comme cause de son économie pulsionnelle. Le père reconnait ses enfants, en les nommant. Le jeune qui se sent écouté et reconnu dans son statut de sujet est prêt à s’embarquer corps et âme pour la pensée et le discours d’un Autre qui lui donne le sentiment d’exister, même si le discours de cet Autre s’avère pervers. Le pervers chosifie l’autre jusqu’à atteindre sa dignité d’être, son sentiment d’humanité. Le jeune Dai Hsiao-Ai était utilisé, pensera-t-il plus tard, mais à l’époque il n’était pas prêt à l’entendre. Il lui faudra le temps psychique d’accéder à un discernement. La célèbre pianiste Zhu Xiao-Mei, a pu s’arracher à l’embrigadement maoïste dans lequel elle avait été engagée en 1979. La musique l’a sauvée, écrit-elle dans ses mémoires La rivière et son secret (Zhu, 2007), mais elle restera à jamais marquée et meurtrie par cette expérience de la Révolution culturelle. Elle se sent porteuse d’un handicap psychologique destructeur animé de doutes, de manque de confiance en elle, en la vie, elle se sent à jamais salie, coupable d’avoir pris part activement à un processus de destruction, allant même jusqu’à dénoncer ses proches. Le régime les avait poussés à un tel point de déshumanisation, écrit-elle, que juste au moment limite de se sentir transformés en animaux, un réflexe les a secoués. Une subjectivité peut être blessée jusqu’à en devenir informe, à se réduire, se ratatiner en un point, mais une lueur d’humanité peut persister et c’est sur cette lueur que les ressources d’une personne peuvent s’appuyer au détriment de tout régime totalitaire.

Conceptualisation freudienne de la pulsion de mort

Freud théorise la pulsion de mort en 1920 dans un texte majeur intitulé Au-delà du principe de plaisir. Il modifie son regard sur la vie psychique, suite aux dégâts observés chez les soldats de la Première Guerre mondiale et en pleine montée de la propagande nazie. Il s’est appuyé au départ sur une hypothèse biologique, celle d’un retour à l’inanimé de tout organisme vivant, le principe d’entropie, qu’il avait posé en spéculation dès L’Esquisse, en position de référent majeur, et qu’il élargira plus tard en hypothèse à une pulsion de destruction, active dans nos sociétés. Le travail de ces deux types de pulsion, subsumé derrière le couple théorico-clinique de liaison-déliaison, se situe au plus près du nouage de la vie et de la mort. Ce processus de déliaison est évident dans la non-continuité des différentes attaques terroristes relevée par Olivier Roy (2016), des attaques qui semblent imprévisibles et non liées.

Ces pulsions de mort ou de destruction se donnent rarement à voir en elles-mêmes, libres et déliées comme la pulsion de répétition, car elles sont silencieuses, muettes, et souvent liées à une notion érotique comme l’avait proposé, la première, Sabina Spielrein dans son texte de 1912, « La destruction comme cause du devenir », texte qui avait inspiré Freud. La pulsion de mort n’opère pas à partir de l’abolition des formes, mais en silence, par le biais de la répétition des expériences négatives du trauma, la tuché, cette mauvaise rencontre du réel; elle opère à partir de la construction des formes pour les abolir. Pulsion de mort et répétition oeuvrent de concert jusqu’au coeur même du désir humain (Lauret, 2014). Au cours de l’évolution de sa pensée, Freud verra ainsi successivement dans la pulsion de mort, la compulsion de répétition, le principe du Nirvâna − du terme sanskrit emprunté au bouddhisme qui signifie « évasion de la douleur » − menant à l’extinction et l’apaisement des tensions, une réduction des investissements au niveau zéro tendant au narcissisme primaire absolu, puis la tension et la tendance à la destructivité, prédominante dans notre civilisation, qu’il nomme pulsion de destruction. Freud ne la relie plus alors seulement à la recherche d’inertie, mais à la destruction active de l’autre, attaque active de tout ce qui fait obstacle aux satisfactions pulsionnelles, ou qui produit une satisfaction si on l’élimine. Freud écrit, dans Le malaise dans la culture, que l’autre, le prochain, n’est pas seulement pour lui une aide secourable ou un objet sexuel possible, mais il représente aussi une tentation, soit « celle de satisfaire sur lui son agression, d’exploiter sans dédommagement sa force de travail, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ce qu’il possède, de l’humilier, de lui causer des douleurs, de le martyriser et de le tuer » (Freud, 1995 [1929], p. 54). Cette notion deviendra fondamentale pour les tentatives d’application de la psychanalyse à la société, à la religion et à la culture.

Pour la psychanalyste anglaise d’origine viennoise Melanie Klein, la deuxième figure de la psychanalyse après Freud, pulsion de mort et pulsion de vie existent dès la naissance et sont préalables à toute expérience vécue (Lauret et Raynaud, 2008). D’autres continuateurs de l’oeuvre freudienne envisageront la pulsion de mort sous un angle théorique légèrement différent, ce que je dépliais dans mon précédent ouvrage L’énigme de la pulsion de mort (Lauret, 2014). Françoise Dolto en fera une pulsion au service de la vie, André Green rajoute, à la théorie freudienne sur le narcissisme, l’hypothèse d’une pulsion de mort dans le processus interne à visée désobjectalisante et désinvestissante, que l’on retrouve aujourd’hui dans différents tableaux cliniques actuels, de la mélancolie, l’autisme, l’anorexie à la psychose (Green, 1983). Jacques Lacan fera de la pulsion de mort le ex nihilo à partir duquel s’origine le sujet. Il articule une pulsion de mort en pulsion de destruction, une pulsion qui remet en cause ce qui existe, mais qui est aussi une volonté de création à partir de rien, « volonté de recommencement » (Lacan, 1974).

La pulsion de mort dans le champ criminel du fanatisme idéologique

« L’agressivité est une disposition pulsionnelle originelle et autonome de l’être humain », écrit Freud dans Malaise dans la civilisation (2010 [1929], p. 134), et la civilisation trouve en elle son plus gros obstacle. Au programme de civilisation s’opposent l’agressivité naturelle et l’hostilité des êtres humains. Le malaise est, selon Freud, un fait historique et ontologique. C’est l’ouverture du désir pratiqué dans l’imaginaire par la parole (castration), qui délivre de l’image de l’autre pris pour notre double, à l’origine de l’agressivité. Il est nécessaire, pour se construire, de dépasser l’envie et la haine, de renoncer à ses pulsions les plus meurtrières pour arriver à se civiliser et à un vivre ensemble dans une harmonie de société à laquelle aspiraient les Sages antiques. La pensée confucéenne qui date de la période présocratique (vie siècle avant notre ère) est une réflexion centrée sur l’« être humain », sa place parmi les autres et dans le monde. Elle ouvre à la question de l’autre et à la notion d’altérité très malmenée dans la civilisation d’aujourd’hui, ce qui ne peut qu’amplifier, en cercle vicieux, l’agressivité entre les hommes et le malaise en retour. Le fait de puiser dans cette mémoire du monde, notamment la sagesse confucéenne, pourrait nous aider à penser la place de l’humain dans le monde actuel qui se trouve aussi confronté aujourd’hui à une nouvelle question, impensable il y a quelque vingt ans, soit une interrogation sur le comment protéger sa civilisation face à l’embrasement d’une certaine partie du monde.

La société évolue comme un seul homme, affirmait Freud. Un temps psychique est nécessaire au petit d’homme pour se civiliser, pour dépasser cette haine définie par Melanie Klein dans sa « position dépressive » en 1934, position qui suit celle de « schizo-paranoïde », ce temps premier dans lequel la violence, la haine et le fonctionnement paranoïde prédominent. C’est ce qui s’appelle la capacité d’humanisation, actuellement bien malmenée dans les processus actuels de modernisation et de mondialisation.

Ce fonctionnement paranoïde avait été constaté par le philosophe Theodor Adorno dans son analyse et sa critique du national-socialisme hitlérien. Il avait dénommé pathisch[1] (Adorno et Horkheimer, 1974, p. 200), ce « nationalisme pathique », pathologique, qui a ouvert au fantasme du fascisme et au délire collectif de l’antisémitisme qui a trouvé appui sur certaines structures psychiques individuelles. « Ce délire se substitue au rêve de voir l’humanité organiser humainement le monde, rêve que le monde s’acharne à détruire », écrit Adorno (2003 [1963], p. 123) dans un article majeur intitulé « Que signifie : repenser le passé? ». Ce fonctionnement paranoïde hautement pathologique est le problème qui se pose dans toute propagande idéologique s’appuyant sur les pulsions de haine et de destruction; et que l’on voit actuellement s’épandre en tache d’huile dans l’embrigadement idéologique islamique; les rythmes scandés des anasheed appelant au meurtre en sont une illustration. Il n’y a pas que le mécanisme d’emprise mentale qui oeuvre, mais aussi cet appui sur des structures psychiques particulières et fragiles, facilement manipulables et influençables. Certaines structures psychopathiques vont tirer jouissance de leurs pulsions meurtrières et de la haine primaire. Le manque de conscience de l’humanité de l’autre témoigne d’une véritable carence éducative et culturelle. L’État islamique propose aux jeunes désarrimés du mode de vie occidental et en errance un pacte mortifère appuyé sur un horizon autre que celui de la consommation et de l’ultralibéralisme, celui de la transcendance et du sacrifice. Il y a donc là une notion d’offrande de soi pour servir le calife, dans le projet de rétablissement du califat prôné par cette organisation. L’extrême contagiosité de la radicalisation djihadiste serait plutôt le symptôme de la mélancolisation de notre civilisation (Hirsch, 2017, p. 105-123), la culture de la pulsion de mort caractérisant le surmoi du mélancolique pour Freud.

Entrainer l’autre dans la jouissance de sa propre mort, c’est aussi refuser à l’autre un mode de jouissance différent, c’est donc à entendre comme un acte raciste. Solange Faladé notait dans son texte sur Mandela et De Klerk : « Le racisme consiste donc à vouloir que l’autre jouisse de la même manière que soi, c’est ne pas vouloir accepter la particularité de l’autre quant à son mode de jouissance » (Faladé, 2017 [1995], p. 12). Dans le fonctionnement psychique pathologique d’un individu, un système de défense s’organise, clivant certaines parties qui peuvent fonctionner de manière perverse. Une des conséquences du conflit engendré dans le Moi par la polarité des deux pulsions de vie et de mort est le clivage du Moi, c’est aussi l’origine du Surmoi où une partie de la personnalité vient surveiller et contrôler l’autre partie (Freud, 1984 [1932]). Les défenses comme les symptômes ont pour but de protéger le Moi contre l’apparition de l’angoisse. Une partie psychotique clivée de la personnalité peut créer ses propres vérités dans des idées délirantes. C’est l’hypothèse du système de « contre-vérité » psychique, décrit par le kleinien James Gammill, qui peut être entretenu dans la personnalité d’un individu ou d’un groupe à fonctionnement pathologique, de délinquants, de drogués, de sectes, et aujourd’hui de certains groupes de jeunes islamistes extrémistes fanatisés (Gammill, 2007). Les profils des tueurs des différentes attaques terroristes survenues en Europe montrent, chez ceux qui ne sont ni psychotiques ni psychopathes, des personnalités fragiles, dépressives aux parcours d’enfance chaotiques au niveau familial et/ou environnemental, des orphelins, des familles dysfonctionnelles. Chez les psychotiques, il est intéressant de noter que le choix d’objet d’identification possible n’est plus « le grand-homme », le Christ ou Napoléon, mais le terroriste de l’État islamique, dans une culture de violence et de mort.

Dans son livre Le djihad et la mort, Olivier Roy relève, à partir d’une base de données française sur cent personnes impliquées dans des attentats entre 1994 et 2016, quelques constantes : il s’agit de jeunes de deuxième génération, dans 60 % des cas, plutôt bien intégrés au début, auteurs d’actes de petite délinquance, radicalisés en prison; de convertis, dans 25 % des cas, des born again qui menaient auparavant une vie profane dans l’excès et qui passent à l’acte dans les semaines ou les mois qui suivent leur (re)conversion, après avoir laissé de multiples traces sur les serveurs Internet. Leur conversion est due, selon Roy, à un recrutement Internet. L’État islamique a fait d’Internet et des réseaux sociaux son outil de propagande majeur par diffusion des images. Notre monde actuel est un monde d’images, les écrans en sont les vecteurs et le réseau informatique mondial le diffuseur (Gozlan, 2017). Par le biais d’Internet et du Dark Web, l’organisation exporte dès 2014 son savoir-faire terroriste. La majorité des jeunes Européens embrigadés pointent l’importance des réseaux sociaux dans leur recrutement, même si Internet ne constitue pas en soi un vecteur suffisant à la socialisation militante. Le rôle de la rencontre humaine avec une personne ressource, un frère ou un imam extrémiste militant est primordial. Gilles Kepel pointe la radicalisation de l’Islam (Kepel, 2016), tandis qu’Olivier Roy souligne plutôt l’« islamisation de la radicalisation », mettant en avant la dérive de jeunes délinquants vers un nihilisme qui ne « s’islamise » que secondairement, le djihadiste contemporain étant similaire au terroriste dans sa fascination pour la mort (Roy, 2016, p. 35). Mohammed Merah avait tenté de se suicider en prison, il commettra sept assassinats en 2012, dont ceux du rabbin Jonathan Sandler, 30 ans, de ses deux fils, Gabriel, 3 ans, et Arieh, 6 ans, et celui de Myriam Monsonégo, 8 ans, à l’école Ozar Hatorah de Toulouse. Ce crime contre des innocents permettra un déclic, un « décillement », lors de la sortie de l’emprise mentale et une première étape de déradicalisation chez certains embrigadés, comme l’avance Farid Benyettou (Bouzar et Benvettou, 2017), cet infirmier, mentor des frères Kouachi, orphelins, responsables de l’attentat de Charlie Hebdo, en janvier 2015 à Paris. Ce système de contrevérité, à rapprocher du pathisch d’Adorno, donne l’illusion d’avoir raison dans une pseudoclarté et permet de fuir ainsi le vécu de dépression, de persécution ou de confusion. Mais on n’échappe pas à sa vie psychique; oeuvrer sur le versant de la pulsion de mort ne se fait pas sans fracas psychique intérieur, sans symptômes de paralysies, de cécité, de catatonie, d’hallucinations, d’amnésie, de terreurs, phénomènes que l’on a vus chez les revenants de la Première Guerre mondiale, ni sans résurgences nocturnes de cauchemars terrifiants ne laissant plus en paix. Chez les seules forces alliées, la Première Guerre mondiale a causé des troubles psychiques chez plus de 1,6 million de soldats. En 1932, Einstein était venu rencontrer Freud, pour penser avec lui les psychoses de haine et de violence qui peuvent se déchainer chez l’homme et tenter de prévenir la Seconde Guerre mondiale. Il en sortira un texte écrit à deux, Pourquoi la guerre?, publié à la Société des Nations en trois langues en 1933, au moment de l’avènement au pouvoir du Reichstag. Ce texte sera censuré en Allemagne.

Points communs entre les idéologies djihadiste et nazie

Au moment du Procès de Nuremberg, des psychiatres américains (El-Hai, 2013) ont tenté de comprendre s’il y avait un point commun entre tous les criminels de guerre nazis, s’il existait une « personnalité nazie » pouvant expliquer le chaos qui a suivi, la dévastation de l’Europe, la mort de millions de personnes et la quasi-destruction de la culture moderne. Ils cherchaient à identifier un paramètre psychique probant pour prévenir l’apparition dans le futur d’un régime comparable, capable de contaminer des personnes en différents points du globe et de prendre des proportions épidémiques. La culture raffinée de l’Allemagne a été infiltrée à l’époque par une paranoïa dont le fascisme, l’agressivité et l’antisémitisme n’ont été que les symptômes. Une maladie qui a laissé le pouvoir à un groupe d’individus paranoïaques, souffrant de mégalomanie, du besoin de dominer les autres, de complexes de persécution et de tendance à falsifier le passé pour faire coïncider leur vision et la réalité. On peut présenter une personnalité de type paranoïaque sans délire sous-jacent. Les expertises psychiatriques des 22 nazis accusés au Procès de Nuremberg ont été effectuées par le psychiatre Douglas McGlashan Kelley. Il a conclu que ces hommes, dont les âges s’étalaient de 38 à 72 ans, étaient pour la plupart des individus sains, responsables, sans aucun type de déviance psychopathique (El-Hai, 2013). Le processus sous-jacent est celui d’une morale perverse, créant un monde intérieur sans autre extérieur en dehors des proches, un monde « sans autre », avec une éthique apparemment fondée et un fonctionnement apparemment normal. Göring, l’ex-maréchal du Reich qui a témoigné d’une cruauté inouïe et d’une ambition dévorante au prix de briser et ravager tant d’existences, a été un époux aimant et un père attentionné, il a été simplement qualifié par le psychiatre Kelley « d’individu narcissique agressif » (El-Hai, 2013, p. 82). Mais aucune idéologie ne peut légitimer la violence des nazis pas plus que celle des djihadistes. « La tentation du bien est beaucoup plus dangereuse que celle du mal », affirme Boris Cyrulnic dans son échange avec Tzvetan Todorow (2016). L’on ne laisse pas impunément le curseur de son psychisme sur le versant rouge de la pulsion de mort. Une part de cette pulsion de mort, comme l’avait montré Freud, se défléchit par la projection vers l’extérieur dans l’attaque active, mais l’autre part se retourne vers soi, se liant à la libido; ce qui explique la satisfaction libidinale, érotique, qui peut être ressentie dans l’autodestruction sur le versant masochiste. La plupart des jeunes désarrimés, acteurs des attaques terroristes, retournent la mort vers eux en se faisant exploser, souvent bien avant d’avoir pu tuer plus de victimes, ou oublient leurs papiers d’identité sur le lieu du crime. Un des points communs entre les criminels terroristes et les criminels nazis se trouverait peut-être dans la tendance à l’utilisation de drogues et de substances toxiques pour passer à l’acte. Ces drogues entrainent un effet de dépersonnalisation; le sujet s’absente au moment de l’acte. Leurs effets pourraient aussi atténuer l’angoisse devant le risque de sa propre destruction. La plupart des nazis étaient drogués (Beever, 2017) : cocaïne, héroïne, morphine, méthamphétamines, etc. Lorsqu’il a été arrêté, Göring était dépendant à la paracodine, un tranquillisant proche de l’opium. L’arsenal médical qu’il transportait avec lui égalait pratiquement le volume des réserves mondiales (El-Hai, 2013), il avait simplement réquisitionné le laboratoire pharmaceutique allemand. Le groupe al-Qaida s’est appuyé sur l’idéologie hachâchine, des consommateurs de haschich qui commettaient les pires atrocités sans retenue. Les méthodes utilisées par l’État islamique sont similaires à celles des hachâchines du xie siècle, une race d’hommes qui vivaient sans loi contre les lois des Sarrazins. Ils formaient une secte dirigée par Hassan Ibn Al-Sabbah, qui organisait de multiples assassinats à l’encontre des chrétiens et des musulmans. La drogue des djihadistes est le Captagon qui coupe toute émotion, peur, douleur et a des effets stimulants. Cent-trente-cinq kilos ont été saisis en douane en France entre janvier et février 2017 à l’aéroport de CDG (Agence France-Presse, 2017). Ces utilisations sont paradoxales avec des idéologies prônant la pureté…

Questionnement dans la civilisation actuelle

L’accès à la maturité d’un individu ou d’un peuple ne s’effectue qu’à partir de l’élaboration de la position dépressive[2] (Klein, 1934) qui peut ouvrir alors à une véritable « transformation » sur un autre registre, celui de la créativité, de l’esthétique, de l’enthousiasme, de l’amour. Serions-nous, en ce xxie siècle, pris dans un moment de répétition des traumatismes non dépassés du xxe siècle? C’est la question qui semble se poser aujourd’hui.

Dans ce que l’on ne peut que constater dans notre monde occidental, mon hypothèse est que l’expansion accélérée de l’idéologie de l’économie de marché, du pouvoir de la finance, de la raison algorithmique de l’ère technique et digitale s’accompagne de la montée des raisonnements de type mythoreligieux et de l’inflation du nombre de sectes. Le témoignage de ce jeune djihadiste repenti l’exprime bien : « On nous pousse à consommer, consommer, consommer plus. Mais au bout d’un moment, consommer, ça ne donne pas une raison de vivre. Certains ont besoin d’un autre projet » (Thomson, 2016, p. 97). Le projet des Démocraties occidentales n’offre que du vide pour ce jeune homme qui tente d’expliquer la mécanique qui l’a poussé à devenir djihadiste pour exister. La sursaturation prosaïque du quantitatif, du chiffre, au détriment de la vérité de l’être, étouffe toute possibilité d’espace poétique et de créativité, ne laissant la voie d’expression possible qu’à la décharge pulsionnelle. La radicalisation islamique prend la dimension aujourd’hui d’une véritable épidémie, et contamine, comme le nazisme, différents points du globe. Le psychanalyste Fethi Benslama (2016) en analyse dans ses écrits les ressorts subjectifs. La radicalisation n’est plus spécifique aux classes populaires et à la banlieue, on assiste à une extension du phénomène à la classe moyenne et à une augmentation de la proportion des femmes, de l’ordre de 30 % (CAPRI, 2016). Dans la sociologie du djihadiste, le couple est important, il subit un parcours de désocialisation (Roy, 2016, p. 51), de marginalisation, même à partir de la société musulmane. Il se crée une « contresociété » virtuelle, dans laquelle les individus deviennent des « Maîtres de vérité » dans un fantasme d’auto-engendrement de leurs propres parents. Ces couples ont des enfants. Les hommes qui vont passer à l’acte deviennent souvent pères quelques mois avant. La fratrie est aussi importante dans un idéal porté par cette culture. Les processus de ségrégation mis en causalité par Markos Zafiropoulos (2016), liés à notre malaise social, aboutissent à une pathologie de l’Idéal du moi et du Surmoi. Cela crée ces pathologies de l’acte que représentent les troubles du comportement alimentaire, les dépendances addictives diverses et ce virage de l’acte terroriste chez l’individu malade de son Surmoi, porteur d’un « Surmoi de poche » en lieu et place de l’éthique, vendu en kit sur Internet, ce vecteur possible de haine et d’intériorisation du fascisme. Fethi Benslama avance le terme de « Surmusulman », mais ce terme est-il à même de qualifier ceux qui abandonnent les valeurs de l’islam? Le djihadiste adhère à une croyance collective très large, celle du mythe identitaire de l’islamisme, actuellement dans un dérèglement suicidaire. Ce dérèglement serait plutôt infiltré par une nouvelle maladie paranoïaque, au service d’un petit nombre qui falsifie à nouveau le passé et réinterprète les textes dans une volonté de domination politique. Des mouvements de repli sont régulièrement apparus depuis le xiiie siècle dans le monde arabo-musulman, ils font appel à la notion de fitna (divisions internes). La fitna, au même titre que le complot, a toujours été au service du pouvoir au sein du monde arabo-musulman. Avec Daech, la fitna permet de mobiliser les membres de la nouvelle communauté de Zabbahoune (égorgeurs en arabe), de partir en guerre contre tous les autres non membres, qualifiés d’infidèles, justifiant dans une défense paranoïaque le meurtre, le viol et le pillage. Le monde arabe n’a pas pu faire face à la montée de ces mouvements extrémistes.

L’offre radicale s’appuie et se saisit des impasses de la traversée de l’adolescence, une période avide d’idéaux, pour pouvoir s’appartenir en se réinventant, dans un remaniement de l’identité. Elle offre un horizon mêlé d’idéal et de romantisme d’un Orient mystérieux. Elle crée une demande dans un état de fragilité identitaire qu’elle transforme en puissante armure. Le signifiant du « frère » est avancé dans le discours de propagande : on leur martèle d’oublier leur famille de « mécréants » et d’ouvrir les bras à leurs nouveaux frères (Erelle, 2016). Le modèle du frère est souvent considéré comme un double, qui peut être support d’envie comme dans l’invidia décrite dans les Confessions (I, VII) de Saint Augustin, ce petit frère de lait décrit comme un tableau, celui qui à la fois fait envie et provoque la haine jalouse, cette haine éprouvée par celui qui regarde le petit frère appendu au sein maternel et qui se sent ravi. Lacan se reporte à l’invidia dans plusieurs séminaires; il différencie envie et jalousie dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (Lacan, 1973). Le frère est le lieu du surgissement imaginaire du désir, il y a du frère dans tous les avatars de la construction du moi dans la composition du narcissisme. Dans notre époque marquée par la faillite des pères, la dimension du frère surgit comme soutien identificatoire, brèche dans laquelle s’est engouffré le discours propagandiste djihadiste. Le frère peut être dans la plupart des cas modèle d’identification sur le chemin du développement psychique. Le discours djihadiste s’est donc engouffré dans cette faille, en se proposant comme modèle identificatoire alternatif à la jeunesse occidentale. Développer un contrediscours est important, mais ne sera pas suffisant, à mon avis; il nous faut trouver de nouveaux modèles et de nouveaux idéaux pour notre jeunesse en mal d’horizon. Il nous faut résister collectivement à l’invasion marchande, quantifiée, numérisée de nos espaces psychiques. L’être humain a besoin de vivre et d’habiter poétiquement le monde. La civilisation technique et industrielle du xxe siècle a laissé l’espace à deux révolutions poétiques, le Romantisme et le Surréalisme qui ont donné à la capacité de créer et à l’amour leur place suprême.

La civilisation numérique et capitaliste du xxie siècle laissera-t-elle la place à l’espace psychique, à l’intime nécessaire à chacun et à la poésie? C’est l’amour, la reconnaissance de l’autre, le soin donné à la vie psychique qui permet de la nourrir et de lier ensemble les forces de déliaison de la pulsion de mort du côté de la symbolisation, du côté de la vie. C’est la déficience symbolique qui est grave, disait Lacan dans son deuxième séminaire en 1954-1955. La capacité de symboliser s’acquiert dans cette phase de position dépressive décrite par Melanie Klein et la formation de symboles est liée à la diminution de l’agressivité. « Le sujet se pose comme opérant, comme humain, comme je, à partir du moment où apparaît le système symbolique » (Lacan, 1978 [1954], p. 68). Il faut d’abord renoncer à l’acte agressif pour accéder à quelque chose de symbolique. La dérive néolibérale actuelle tue le libéralisme dans une mise au pas du peuple sous une curatelle technico-financière et ne crée que désolation et esseulement. Avec le triomphe d’une société entièrement régie par la technique (Gori, 2017), le gouvernement de l’individu sera enfin rendu possible par sa disparition, ou son effacement au profit de machines interconnectées. Il s’agit d’un véritable « totalitarisme de la technique » dans la recomposition des métiers et la prolétarisation généralisée de l’existence humaine, la « superfluité » de l’humain, une malédiction moderne pour Hannah Arendt. Cette nouvelle idéologie qui dirige le monde occidental ne peut que créer en contrepoint des idéologies réactionnelles, nihilistes, comme celles du terrorisme djihadiste. Foucault l’avait déjà compris dans les années 1980, au moment de la révolution islamiste iranienne, quand il écrivait de manière visionnaire : « Le problème de l’Islam comme force politique est un problème essentiel pour notre époque et les années qui vont venir. » (Foucault, 1994 [1978], p. 708) Il percevait déjà dans cette révolution l’aspiration à un changement et à une émancipation. Tout totalitarisme n’est que le symptôme d’un véritable effondrement intellectuel et spirituel. Les penseurs et les psychanalystes ont et auront du travail, car tous ces « craquements du monde moderne nous ont engagés dans les ténèbres », comme l’écrivait Antoine de Saint-Exupéry dans sa Lettre à un otage (1944 [1943], p. 65).