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Une réalité qui reste difficilement pensable

La réalité du deuil chez l’enfant reste difficile à admettre. Sans doute parce que le fait d’envisager que la mort puisse concerner un petit d’homme en plein devenir est un non-sens tant cette réalité s’avère bouleversante. Sans doute aussi parce que la souffrance traumatique, comme celle subie par un enfant endeuillé, reste indicible et les troubles de l’enfant endeuillé trop méconnus. Sans doute, enfin, en raison de cette idée si répandue que les enfants, surtout les plus jeunes, ne seraient pas aussi blessés que les adultes par la violence du deuil. Il reste en effet fréquent d’entendre des allégations visant à minimiser l’impact traumatogène du deuil dans la vie d’un enfant avec des affirmations telles que : les enfants n’auraient pas la maturité cognitive suffisante pour comprendre ce que représente la perte d’un être cher; ils n’auraient pas une capacité d’introspection suffisante; les enfants n’auraient pas les mêmes représentations de la mort que les adultes; les enfants ne pourraient pas se souvenir d’événements traumatiques vécus jeunes et cela ne servirait à rien de leur en parler, etc. Si ces arguments peuvent se comprendre, car ils s’étayent sur la réalité des processus développementaux de l’enfant qui se structurent avec l’âge (il n’a ni le langage, ni la représentation temporelle, ni la mémoire d’un adulte), cela ne signifie pas pour autant que les enfants ne sont pas touchés par cette perte brutale qui s’impose à eux, qu’il s’agisse de bébés (Romano et al., 2013), d’enfants ou d’adolescents (Romano, 2009a, 2009b; Hanus et Sourkes, 2002). Le constat peut même être fait que l’incompréhension des adultes à l’égard des manifestations spécifiques de leur chagrin (Horowitz et al., 1997; Wolfenstein, 1966) majore leur peine et peut occasionner d’autres troubles (M. M. Van Eerdewegh, Clayton et P. Van Eerdewegh, 1985). De même, la détresse de leurs proches, endeuillés et incapables de rester disponibles psychiquement pour eux, peut venir renforcer leur souffrance (Romano etal., 2006; Hanus, 1994). Au traumatisme de la perte s’ajoute alors celui lié à l’incompréhension, au délaissement, voire au rejet et à l’abandon de celles et ceux qui devraient pourtant le protéger et le consoler.

Proposition de définition

Si les enfants ne se représentent pas la mort comme les adultes (c’est-à-dire comme un état définitif, irréversible et qui n’est pas contagieux), ils ont très tôt une représentation de ce qu’est leur vie et sont éminemment sensibles aux bouleversements qui entraînent des ruptures dans leur continuité de vie. Quand un de leurs proches meurt, ils savent qui ils ont perdu, mais le sens de ce savoir ne leur est pas encore accessible; autrement dit, ils ne savent pas encore ce que représente psychiquement cette perte et toutes ses conséquences (Romano, 2015).

Nous entendons le deuil comme la réaction psychologique d’un individu confronté subjectivement à une perte irréversible (Freud, 1988 [1915]). Il ne s’agit pas tant de la disparition physique d’un proche que du sens que représente cette perte dans le monde de l’enfant. Et selon son âge, le vécu sera inévitablement différent : par exemple un enfant de deux ans séparé brutalement d’un parent (divorce, incarcération, hospitalisation, placement) peut réagir avec un désespoir aussi intense que l’exprimerait un enfant plus grand face à la mort de ce proche, car il n’a pas les ressources suffisantes pour penser cette absence qu’il vit alors comme une perte définitive. La réalité de la perte chez l’enfant et son spectre mortifère ne sont pas toujours similaires à la vérité médicale, juridique, sociale, culturelle de la mort. C’est une donnée fondamentale à comprendre pour décrypter certains comportements d’enfants (surtout de jeunes enfants) face à des épreuves douloureuses de la vie autres que la mort réelle d’un proche : une séparation parentale, l’hospitalisation d’un proche ou le changement inattendu d’un enseignant investi comme une figure d’attachement (Romano, 2016).

Le deuil est un processus psychique qui prend du temps et qui nécessite du sujet endeuillé des capacités réflexives suffisantes pour ne pas s’effondrer totalement. Or, un enfant n’a pas les ressources d’un adulte pour s’exprimer, se faire comprendre, saisir ce qui est en train de se passer dans sa vie, anticiper les conséquences de cette perte irréversible (Romano, 2009a; Maciejewski et al., 2007; Hanus et Sourkes, 2002). Il fait, en fonction de ses propres ressources, ce qu’il peut pour survivre psychiquement à l’absence du proche décédé. Et ses réactions ne sont pas celles d’un adulte, ce qui conduit à bien des malentendus dont le plus fréquent est qu’il ne serait pas touché par la mort d’un proche avec la même intensité qu’un adulte.

Le processus de deuil fait souffrance, inéluctablement; mais il n’est pas en soi pathologique, car réagir à une perte ne saurait se concevoir sans des remaniements psychiques qui nécessitent des désinvestissements autant que de nouveaux investissements. Et ces réorganisations ne se font pas sans douleur, mais une douleur adaptée à la situation. Ce travail psychique pour apprivoiser l’absence définitive de l’autre et s’autoriser à vivre de nouveau nécessite que l’enfant puisse être dans un environnement suffisamment sécurisant et bienveillant. Si tel est le cas, le deuil de l’enfant est alors ajusté, sans trouble inadapté et inquiétant. Le chagrin est présent, avec les manifestations spécifiques selon l’âge de l’enfant (Romano, 2009a; Hanus et Sourkes, 2002), mais cette peine ne crée pas une rupture développementale durable.

S’il est admis que le deuil est, dans sa dimension psychologique, une réaction psychique adaptée à une perte irréversible conduisant à de multiples remaniements intrapsychiques et relationnels pour supporter celle-ci et apprivoiser progressivement la souffrance qu’elle induit, il est des situations où toute cette dynamique se trouve hypothéquée. Loin de parvenir à se dégager de la dimension traumatogène du deuil, le processus d’élaboration de la perte est en échec. L’enfant endeuillé est alors en incapacité d’intégrer les remaniements psychiques nécessaires, ce qui ne lui permet pas de réinvestir la vie et d’autres objets que celui qui a été définitivement perdu. Les défenses mobilisées pour survivre face à la disparition irréversible de l’être cher (identification, clivage, idéalisation, rationalisation, intellectualisation, abstraction, projection) sont utilisées de façon massive et exclusive pour supporter la charge affective liée à la perte et ne permettent plus la mobilisation psychique nécessaire pour élaborer la mort et toutes ses conséquences. Loin de préserver l’enfant endeuillé d’un excès de souffrance, le trop-plein d’organisation défensive et la violence des affects ressentis sont tels qu’ils ne lui permettent pas de symboliser la perte.

Le deuil n’est alors plus adapté, mais devient « compliqué » comme l’ont décrit Prigerson et ses collègues (2006, 2004, 2003, 1999, 1997, 1995) ainsi que Horowitz et ses collègues (1997). Pour ces auteurs, le deuil compliqué chez l’enfant n’altère pas sa santé mentale, mais le processus de deuil se traduit par une évolution inhabituelle (plus intense et/ou plus longue) qui conduit à une désorganisation psychique avec des conséquences temporaires sur son développement psychoaffectif, cognitif et relationnel. Cette conception du deuil est source de controverses, car les anciennes classifications internationales (CIM-10 et DSM-IV) ne le considéraient pas comme un diagnostic à part. Mais dans la dernière version (DSM-5) de la classification de l’American Psychiatric Association (APA), une évolution notable est constatée sur la nécessité de proposer une symptomatologie catégorielle spécifique en incluant le deuil pathologique comme une entité à part entière (par une prise en compte de l’élargissement aux autres facteurs de stress). Ainsi, le DSM-5 envisage l’expression, chez les adultes, de Prolonged Grief Disorder. Cependant, cette analyse des complications persistantes du deuil concerne essentiellement les adultes et ne fait pas référence aux processus si spécifiques du deuil chez l’enfant. D’ailleurs, les critères retenus pour cette nouvelle proposition de diagnostic ne font pas pour autant l’unanimité, car les facteurs religieux, culturels et la spécificité du processus de deuil chez l’enfant ne sont pas suffisamment pris en compte. L’objectif du présent article n’est pas de débattre sur la façon dont le deuil est abordé dans le DSM-5, ce qui viendrait à discuter du curseur à poser entre ce qui est un processus physiologique (qui peut, dans certains cas, avoir des formes plus intenses et durer plus longuement) et ce qui relève du pathologique et du domaine de la prise en charge psychiatrique. S’il est essentiel d’avoir des classifications diagnostiques, il nous paraît tout aussi indispensable de ne pas oublier que la frontière entre physiologique et trouble pathologique est ténue et qu’il est primordial de garder en tête que certaines dimensions ne peuvent pas être ignorées (dimensions religieuse, culturelle, infantile).

Le deuil compliqué conduit ainsi à des complications du deuil. L’enfant endeuillé peut régresser dans ses acquis, ne plus être en capacité de se développer harmonieusement, comme si son évolution était inéluctablement altérée par la mort de son proche (Kaffman, Elizur et Gluckson, 1987). Quand cette désorganisation perdure et s’intensifie, le deuil peut devenir pathologique. Cette issue, bien plus rare, conduit l’enfant à présenter des troubles psychopathologiques réactionnels durables à cette perte (manifestations psychotiques, maniaques, obsessionnelles, délirantes).

Les complications de deuil peuvent se manifester de différentes façons : deuil différé, deuil inhibé, deuil chronique, deuil anticipé.

Un deuil différé

Dans le cas d’un deuil différé, l’enfant ne manifeste pas, dans un premier temps, de tristesse et continue d’agir comme si rien ne s’était passé. Il n’y a pas de déni face à la mort du proche qui est bien intégrée (en fonction de son niveau développemental), mais l’enfant semble anesthésié émotionnellement et peut apparaître indifférent au drame qui vient de se produire. Il développe un mode de fonctionnement opératoire fait d’automatismes, sans la moindre expressivité émotionnelle. L’enfant n’évoque jamais la personne disparue et, bien souvent, cette attitude est liée à celle de l’entourage qui n’autorise pas la moindre évocation de la défunte ou du défunt. Cette réaction peut s’inscrire durablement et cette répression des affects conduire plusieurs mois plus tard, voire plusieurs années, à des décompensations en particulier sur le mode addictif (Hanus et Sourkes, 2002; Bacqué, 1992; Bowlby, 1961).

Vignette clinique

Mathéo perd sa mère à deux ans, décédée dans un accident de voiture alors qu’il était à la crèche. Son père met en place toute une prise en charge avec le soutien des grands-parents maternels et paternels pour que Mathéo puisse conserver au mieux son rythme de vie. Présent lors des obsèques, Mathéo peut voir sa mère au funérarium. Il lui fait des dessins, dépose son doudou préféré dans le cercueil, mais, passé ce temps de cérémonie funéraire, il n’exprime plus aucune émotion. Son père nous explique :

C’est comme s’il s’était éteint au moment de la mort de sa mère. Après, il était comme anesthésié, indifférent, que ce soit des moments chouettes comme son anniversaire, les vacances, ou des épisodes difficiles comme des disputes avec ses camarades, la maladie de sa tante… C’était lui, mais il était devenu comme un spectateur de sa propre vie.

Pendant cinq années, Mathéo va ainsi grandir, tel un petit soldat, enfant hypermature, apparemment insensible aux drames comme aux bonheurs, qui ne se plaint pas et qui semble ne trouver sa place ni dans le monde des enfants ni dans celui des adultes. C’est à l’occasion de la naissance de sa petite cousine que Mathéo va s’effondrer sur un registre dépressogène majeur conduisant à son hospitalisation. Au cours de ces semaines à l’hôpital, les références à la mort de sa mère seront constantes et les émotions s’exprimeront comme si celle-ci venait juste de décéder.

Un deuil inhibé

Dans le cas d’un deuil inhibé, l’enfant endeuillé exprime une certaine affliction face à la perte de son proche, mais celle-ci apparaît bien légère compte tenu de la situation. La répression des affects n’est pas totale, mais l’enfant manifeste une sorte d’insensibilité affective face à la perte de son proche et cette réaction contamine tout son mode relationnel : il évite d’investir de nouvelles personnes, présente des difficultés à faire confiance et se met en retrait de tout investissement relationnel avec une volonté plus ou moins consciente de se préserver de toute nouvelle situation de perte. Cette impassibilité face au monde qui l’entoure et ce détachement l’isolent d’autant plus que l’enfant développe souvent simultanément des conduites d’échec, une inhibition de sa curiosité intellectuelle ou des comportements oppositionnels systématiques.

Vignette clinique

Barbara a neuf ans quand une de ses camarades de classe et meilleure amie décède d’une méningite foudroyante. Durant les premiers temps, elle exprime une certaine tristesse, particulièrement à l’école, mais ses émotions apparaissent comme contenues. À la maison, elle se met en retrait de la vie familiale, et quand ses parents s’inquiètent de son changement de comportement, elle les rassure en leur disant que « tout va bien ». En quelques mois, son attitude à l’égard de sa famille (fratrie, parents, cousins) comme vis-à-vis de ses autres camarades de classe se transforme profondément. Elle qui était une petite jeune fille curieuse, expansive et joueuse, devient une enfant réservée qui s’isole systématiquement dès qu’elle se trouve en groupe. Son absence d’investissement n’est pas limitée aux relations avec son entourage, mais a également des impacts sur sa scolarité. Barbara, qui était une élève brillante, n’investit plus ses cours et multiplie les mauvais résultats comme les comportements oppositionnels avec les enseignants, ce qui conduit à son renvoi successif de plusieurs établissements. Le mal-être qui s’installe au cours des années qui suivent conduit ses parents à solliciter une prise en charge thérapeutique qui permet à Barbara d’expliquer les ressentis qui l’ont submergée lors du décès de son amie :

Quand elle est morte, j’ai eu l’impression que c’était moi qui étais morte. J’étais tellement triste, mais personne ne comprenait. Mes parents me disaient que ce n’était même pas ma soeur et que je ne devais pas être aussi triste, car c’était la vie. J’ai compris que si je disais à quel point j’étais mal, cela inquiéterait mes parents et que c’était pire que tout, car ils m’en voulaient d’être triste et de ne pas être capable d’aller vers la vie. Ils me répétaient que j’avais la chance d’être en vie et que je ne pouvais pas me plaindre comme cela. Alors j’ai appris à garder pour moi mon chagrin, mais c’est vrai que du coup, je n’ai plus eu envie d’aller vers les autres, car je savais bien que personne ne pouvait me comprendre. Et je me disais que si j’avais de nouveau une meilleure amie et qu’elle mourait un jour, je ne pourrais pas survivre. La vie n’avait plus de goût. J’étais si triste, mais je ne pouvais rien en montrer. J’ai appris à vivre en faisant comme si tout allait bien et sans montrer ma souffrance; il y avait une partie de moi qui souffrait, mais que je cachais et une autre partie que je m’étais construite pour faire comme si tout allait bien vis-à-vis des autres… mais j’étais comme une cocotte-minute prête à exploser.

Ce deuil inhibé, qui se construit autour d’un clivage post-traumatique, va tenir jusqu’à un certain temps où, après des années de ce que nous pourrions qualifier de « sourdine de peine », Barbara va s’autoriser à lâcher enfin toute sa détresse à travers un passage à l’acte conduisant à sa prise en charge en urgence. L’identification projective à son amie décédée, la culpabilité de continuer de vivre alors que sa meilleure amie est morte du jour au lendemain et l’abandon psychique de parents dépassés par sa souffrance ont conduit à cette expression particulière du deuil, mais ont interdit le processus d’un deuil adapté. La tentative de suicide de Barbara, six ans jour pour jour après le décès de son amie, permet à son entourage de réaliser ce que cette mort brutale avait représenté pour elle et toutes les conséquences dans son développement.

Un deuil chronique

Dans le cas d’un deuil chronique, le processus de deuil de l’enfant, dans un premier temps, semble adapté, mais passé plusieurs mois, il apparaît comme « bloqué », avec des manifestations de souffrance toujours aussi intenses. Marie-Frédérique Bacqué (1992) utilise le terme de « deuil inachevé » pour décrire ces deuils qui durent toute une vie et qui se manifestent particulièrement dans les situations où existent une ambivalence forte et une identification négative à l’égard de la personne décédée. Prigerson, Vanderweker et Maciejewski (2008) ont proposé quant à eux l’expression de « trouble du deuil persistant » (TDP) pour ces deuils qui n’en finissent pas. Le deuil chronique est en fait un deuil suspendu où l’enfant est comme figé dans un temps hors temps, en état d’agonie élaborative des processus de remaniements psychiques pourtant nécessaires pour se réinscrire dans la vie. L’enfant endeuillé ne parvient pas à se projeter positivement dans la vie. Il peut développer des jeux traumatiques (Romano et al., 2008), présenter des troubles somatiques multiples (Kreisler, 1987), être envahi par des sentiments de vide et d’abandon majeurs. Il peut refuser d’accepter la mort du proche, ce qui se traduit par une impossibilité de désinvestir tout lien à la personne disparue : l’enfant idéalise la défunte ou le défunt et garde l’illusion d’un lien exclusif avec elle ou lui quitte à devenir son « mini-représentant », s’arrogeant l’exclusivité des souvenirs la ou le concernant, s’attribuant ses qualités, niant tous ses défauts et ne vivant qu’en référence à cette personne disparue. Il peut aussi avoir des préoccupations envahissantes au sujet du proche décédé pouvant conduire à une inhibition intellectuelle, à l’apparition de rituels envahissants pour éviter de mourir comme elle ou lui, ou encore, à l’inverse, avoir des réactions visant à tenter de rejoindre la personne décédée de façon plus ou moins consciente (somatisations, conduites à risque, suraccidents, maladies à répétition, tentatives de suicide, suicide).

Vignette clinique

Bastien a 17 ans quand il apprend par texto la mort de son père au Bataclan dans les attentats de novembre 2015 à Paris. La même année, deux autres camarades de sa classe vont perdre leur père, l’un d’une cirrhose, l’autre d’un suicide. Bastien nous explique son incompréhension face aux réactions si différentes des adultes à l’égard de ses amis par rapport à toute l’attention dont il va bénéficier suite au décès de son père :

J’avais l’impression de devenir un héros, car j’étais un orphelin du Bataclan. Je ne vivais plus qu’en référence à mon père et je n’avais pas d’autre choix que de dire qu’il avait été un père formidable alors que ce n’était pas si simple. Au lycée, dans notre ville, partout où l’on allait, il y avait des commémorations et je me trouvais au centre de tout. Je n’étais plus que « l’orphelin du Bataclan ». Tout ce que je demandais, je l’obtenais (rencontrer tel champion, avoir accès à telle compétition dans les loges VIP, etc.). J’étais comme condamné à être prisonnier de ce statut alors que mes amis, eux, avaient le droit de vivre comme les autres, sans qu’on leur rappelle en permanence qu’ils avaient perdu leur père.

La première année suivant les attentats, Bastien va investir sans limites une des associations qui s’est créée juste après. Il devient véritablement le « gardien du temple » de la mémoire de son père. Il se met à pratiquer comme lui le hand-ball, passe son permis moto pour utiliser celle de son père, demande à récupérer ses vêtements et s’habille avec. Il n’a plus son identité de jeune adolescent et ne vit que dans l’ombre de celle de son père. De plus, la médiatisation du contexte dramatique de ce décès va véritablement l’enfermer dans ce statut et figer son processus de deuil. Bastien ne parvient pas à effectuer ce travail de désinvestissement des liens avec son père disparu puisque tout son entourage ne cesse de lui rappeler qu’il doit, bien au contraire, surinvestir les liens à celui-ci. C’est le déménagement avec sa mère à l’étranger, loin des rappels quotidiens de son statut d’orphelin du Bataclan, qui va l’emmener à se dégager de cet état pour parvenir à un deuil plus adapté :

Au début, ça m’a fait bizarre, car j’avais l’impression de ne plus compter, de ne plus intéresser personne. Quand je disais que mon père était mort au Bataclan, les gens étaient touchés, mais n’en faisaient pas une montagne et passaient à autre chose, sans cette espèce de curiosité malsaine. Il y a eu six mois très difficiles parce qu’il a fallu que je redevienne moi, que je réapprenne à vivre sans parler tous les jours du Bataclan. C’est bizarre à expliquer, mais c’est vraiment ça : à Paris je n’étais plus moi, mais j’étais la mémoire de mon père, je n’avais pas le choix. Notre installation en Italie m’a en fait sauvé la vie, car j’ai pu reprendre ma vie, m’autoriser à vivre à nouveau pour moi et pas par rapport à ce que les autres allaient penser de moi.

Dans les contextes de ce que nous avons qualifié de « deuil médiatique » (Romano, 2015), la souffrance du travail d’élaboration psychique du deuil est fréquente, en particulier chez les enfants endeuillés, car du fait des médias, leur statut d’orphelin est connu de tous et ils se trouvent dépossédés de la mort de leur proche, exposés à la curiosité de tous et, bien souvent, stigmatisés et condamnés à un deuil perpétuel.

Un deuil anticipé

Dans le cas d’un deuil anticipé, l’enfant endeuillé est préparé à la mort de son proche, ce qui correspond aux situations de maladies graves, d’accidents avec un pronostic vital engagé ou de proches très âgés. L’enfant peut, dans certains cas, anticiper la violence de la perte quand tout un temps de séparation est possible avec celui qui va mourir (l’adulte qui va mourir a le temps de confier certaines de ses affaires à l’enfant, de lui parler, de lui dire tout ce qui lui semble essentiel pour la suite). Quand la mort survient, elle est attendue et les manifestations de souffrance psychique peuvent être, dans un premier temps, limitées. Un soulagement de ne plus voir son proche souffrir peut s’exprimer, mais l’enfant peut s’en vouloir de ressentir ce type d’émotion. Il est fréquent que la détresse du deuil se manifeste plus tard et, certaines fois, par des décompensations dépressives majeures, à l’occasion d’autres évènements de vie qui viennent bouleverser l’enfant (un autre décès, mais aussi une naissance, un mariage ou encore la réussite à un examen, par exemple).

Vignette clinique

Nathalie a perdu sa mère à 8 ans après un cancer dont l’évolution a duré plus de cinq ans :

Mon enfance se réduit au cancer de ma mère; en tous cas, ce sont les seuls souvenirs que j’ai de ma mère, ceux liés à sa maladie, ses chimios, ses hospitalisations, les espoirs et les rechutes. Quand les médecins lui ont dit qu’elle était condamnée, elle nous a beaucoup parlé, avec mon père, à moi et à mes frères. On a pu avoir le temps de pleurer ensemble, se dire plein de choses. Elle nous a donné plein de conseils pour notre vie à venir. Elle a pris le temps de nous écrire à chacun une lettre que nous avons tous gardée. Quand elle est morte, nous nous y attendions, car elle était totalement épuisée et elle souffrait tant… Ça a été comme un soulagement de savoir qu’elle ne souffrait plus et je sais que je n’aurais pas du tout réagi pareil si j’avais appris la mort de ma mère d’un accident de voiture. Là, j’aurais été effondrée, en colère et totalement anéantie. Alors que, lorsque mon père nous a prévenus que notre mère était morte, j’étais très triste bien sûr, mais aussi soulagée pour elle de ne plus la voir souffrir et je dois le dire aussi pour moi, de ne plus vivre avec ce cancer qui était devenu comme un membre de la famille. Mon père s’est remarié cinq ans plus tard avec une femme super qui n’a jamais cherché à prendre la place de notre mère et qui a su être une belle-mère formidable. Ils ont eu deux autres enfants et la vie a repris tout en douceur. La mort de ma mère a été une épreuve épouvantable, mais je n’étais pas effondrée en larmes toute la journée. C’est vingt ans plus tard, quand je me suis retrouvée enceinte, que le manque de ma mère a été très violent à supporter. C’est là véritablement que j’ai le plus pleuré.

Il est difficile actuellement d’affirmer que les enfants présentant des complications du deuil seraient ceux qui auraient eu au préalable des personnalités plus fragiles que d’autres, un mode insécurisant de liens aux autres, car il faudrait pour cela pouvoir réaliser des études prospectives d’enfants, sur plusieurs années de vie, et comparer les réactions de ceux qui se trouveraient endeuillés aux autres. En l’absence d’études fiables sur ce sujet, nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses. Par contre, ce que l’expérience dans la prise en charge d’enfants endeuillés et leur suivi nous permet d’affirmer, c’est que certaines morts sont source de complications du deuil en raison de leur contexte et/ou des effets intrapsychiques qu’elles entraînent. Le contexte du décès est un élément fondamental à prendre en compte à la fois dans ses dimensions intrinsèque et extrinsèque. Le deuil au stade préverbal, la présence de l’enfant lors du décès, la mort d’un proche par suicide ou suite à un crime, les deuils multiples et simultanés (plusieurs proches décédés en même temps), un corps impossible à retrouver ou très endommagé, une responsabilité réelle de l’enfant dans la survenue de la mort (exemple d’un enfant de 7 ans poussant mortellement son petit frère de 2 ans dans l’escalier), l’abandon psychique par les proches sont autant de situations où la violence de la perte est telle qu’elle ne peut rendre que plus difficile l’élaboration des ressentis (tel que la culpabilité) si essentiels dans le processus de deuil.

Perspectives de prise en charge

Pour grandir sereinement, un enfant a besoin de se sentir protégé, d’être rassuré et valorisé par celles et ceux qui le prennent en charge et, a priori, par les parents ou leurs substituts. Quand c’est une de ces figures fondamentales qui meurt, c’est tout l’environnement de l’enfant qui s’effondre. Pour lui permettre de survivre psychiquement, puis de se réinscrire dans la vie, il va falloir prendre en compte son entourage et ne pas se limiter à sa seule prise en charge. Le fait de s’occuper d’un enfant endeuillé pour prévenir des complications du deuil nécessite donc de bien comprendre l’importance du travail thérapeutique, non seulement avec l’enfant, mais également avec celles et ceux qui s’occupent désormais de lui. Il s’agit de prendre soin des personnes chargées d’être pour l’enfant ses nouveaux référents, car si cela n’est pas proposé, le risque est de voir les troubles de l’enfant banalisés, voire déniés, par des adultes eux-mêmes trop submergés par leur chagrin pour être suffisamment disponibles psychiquement et pour tolérer les troubles de cet enfant endeuillé. Considérons, par exemple, ces enfants endeuillés qui se trouvent étiquetés de « capricieux », « colériques », voire, par des membres d’ordres professionnels, de « psychotiques » alors que leurs troubles de protestation agressive sont des manifestations de complications du deuil. L’intolérance, les accès de colère, les comportements auto et hétéro-agressifs, la perte du jeu, le retrait et l’isolement, les conduites addictives sont autant de troubles qui expriment les tentatives désespérées de l’enfant d'éviter la souffrance de la perte en multipliant les appels à l’autre. Si cet autre n’est pas là, trop indifférent à ces troubles ou trop envahi par sa propre souffrance, le risque est alors que l’enfant endeuillé retourne contre lui-même son agressivité et se punisse de continuer de vivre.

Les prises en charge d’enfants endeuillés requièrent une souplesse inhabituelle du cadre thérapeutique afin de s’adapter aux temps du deuil : le jour de l’annonce, les premiers jours jusqu’aux obsèques, les semaines puis les mois et les années qui suivent. En fait, ces rythmes temporels nécessitent des accompagnements spécifiques avec des périodes de fortes présences et des moments où le soutien est plus espacé. L’espace thérapeutique se construit avec des temps réservés à l’enfant, d’autres aux adultes de référence et des temps communs enfant/adultes. Quand il existe des fratries, le travail s’inscrit aussi auprès du groupe-fratrie (Romano, 2009b) qui peut être en soi une ressource de créativité, mais aussi un espace de souffrance si les ressentis et les réactions des uns et des autres restent sans explication. Ce type de soutien permet d’offrir à chacune et chacun un cadre où les émotions peuvent être exprimées sans crainte de blesser l’autre, où les symptômes peuvent être décryptés, où toutes les inquiétudes peuvent s’exprimer et où toutes les questions peuvent être posées sans tabou ni peur de subir jugement ou rejet.

Écouter l’enfant endeuillé ne saurait se réduire à une bonne volonté ou à de bons sentiments qui, au final, n’en sont pas réellement. Cela nécessite d’être dans une attitude qui ne s’invente pas et qui est celle de l’empathie transitionnelle au sens de Winnicott (1989 [1969]), c’est-à-dire que l’intervenante ou l’intervenant est un relais, un décrypteur de sens pour l’enfant et son entourage. La ou le thérapeute permet à l’enfant de mettre des mots sur ses émotions, de les exprimer sans crainte d’en être submergé, de transformer l’inintelligible souffrance ressentie en récit élaborable. Cela peut se faire par les mots, mais les enfants s’expriment bien plus facilement à travers l’usage de supports de médiation (dessins, personnages, livres, constructions de toutes sortes). L’expressivité du ressenti à travers ces supports projectifs permet à l’enfant, via la ou le thérapeute, de se délester de son trop-plein de souffrance et des ressentis négatifs qui peuvent l’assaillir à l’égard de la personne décédée comme vis-à-vis des autres proches bien vivants (culpabilité, colère, agressivité, rage). Ces manifestations à travers les jeux ouvrent la porte au repérage des différences entre les expressions explicites et les ressentis latents que l’enfant ne parvient pas à mettre en mots.

Face à la mort, chaque enfant réagit comme il le peut avec ses ressources antérieures, en fonction des conditions du décès et des soutiens dont il peut, ou non, bénéficier. Il ne s’agit pas de stigmatiser l’enfant endeuillé comme un enfant traumatisé définitivement et de le réduire à ce statut, car les réactions de souffrance suite à la perte d’un proche sont inévitables et ne sont pas, en tant que telles, pathologiques. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il faille être indifférent à la réalité de la détresse du deuil d’un enfant et aux besoins spécifiques de soutien et de compréhension qu’il peut avoir.

Prévenir les deuils compliqués chez l’enfant nécessiterait déjà d’oser penser le deuil chez l’enfant à tous les âges possibles, et non d’évincer cette réalité dans le registre de l’impensable. Pour pouvoir prendre en charge ces enfants en détresse et soigner leurs traumas, il faut accepter de se mettre à hauteur de chaque enfant; de partir de sa compréhension des faits, de ses ressentis, de ses incertitudes, pour l’aider à mettre du sens sur ce qu’il vit. Il s’agit d’être un tuteur « transitionnel » au sens de Winnicott (1989 [1969]) en se laissant être affecté et non contaminé par la souffrance psychique de ces petits endeuillés. Ce processus décrit par Devereux (1982 [1969]) engage la ou le thérapeute dans toute sa dimension intrapsychique (son affectivité, son histoire personnelle, les liens que lui-même ou elle-même entretient avec le traumatisme). C’est une dynamique intrapsychique indispensable pour que la prise en charge de l’enfant endeuillé puisse être un temps de co-construction créatif. L’accompagnement des enfants endeuillés nous engage à accepter d’être affecté par le traumatisme de l’enfant, mais sans être submergé par sa détresse, ce qui reviendrait à banaliser la détresse de l’enfant, s’apitoyer sur son propre sort ou celui de l’enfant voire à le rejeter (Lachal, 2006). Cela nous permet de chercher et de trouver avec lui les ressources individuelles qu’il peut avoir, les relais culturels et familiaux qui sont disponibles, car cela n’est ni évident ni si simple d’accès. Et c’est sûrement dans cette quête de sens que le langage, les référentiels personnels et culturels de chacune et chacun nous permettent de dégager les outils nécessaires pour se figurer l’impensable, mettre en mots l’indicible que sont la perte, la mort et leurs conséquences, et ce, quel que soit l’âge de l’enfant.

Dans une société où la mort est appréhendée de façon si paradoxale (elle n’a jamais été aussi exposée via les médias, mais si désaffectivée en raison de la perte des rituels autour de la mort et sa technicisation médicale sans limites), le deuil de l’enfant et tout particulièrement les complications du deuil infantile sont des réalités que nous ne pouvons plus dénier si nous voulons que ces petits d’êtres endeuillés puissent devenir des adultes sereins et se construire malgré tout. Ce lien entre enfants endeuillés et adultes intervenant auprès d’eux est un lien de vie, un lien vers la vie, un lien pour la vie, car il n’y a ni petites morts ni petits deuils. Seul un soutien psychique protecteur et continu de l’enfant endeuillé et de ses proches peut permettre d’apporter à l’enfant cette présence transitionnelle qui l’aidera à donner du sens à ce qu’il a vécu et à dépasser la dimension traumatogène de ce deuil en limitant les conséquences néfastes pour son devenir.