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Le septième art, parmi d’autres formes de créations, est un reflet culturel privilégié de notre condition humaine à travers un nombre infini de récits, qu’ils soient réels ou fictifs. Certaines de ces histoires, portées à l’écran pour nous faire rêver, réagir ou réfléchir, méritent d’être mises en relief et interprétées, à la manière d’un « don destiné à être transmis » (Jager, 2012, p. 113), pour une meilleure compréhension de nous-mêmes et de notre rapport au monde. Nous estimons que la série dramatique 13 Reasons Why, adaptée du roman à succès de Jay Asher (2007), mérite une telle mise en relief, notamment en raison de la controverse dont elle a fait l’objet dans les médias (Leloup, 2017).

La première saison, diffusée le 31 mars 2017 sur la plateforme Netflix, met en scène les embûches d’Hannah Baker (Katherine Langford), une adolescente de 17 ans qui se suicide après avoir adressé à ses camarades d’école une série de cassettes audios détaillant les raisons de son geste. L’histoire débute une semaine après son décès et se focalise sur son meilleur ami, Clay Jensen (Dylan Minnette), qui écoute les cassettes une à une, non sans conséquence sur son équilibre psychologique. Chaque épisode évoque une raison, parmi treize au total, qui résonne comme une accusation portée contre les méfaits d’un ou d’une élève en particulier. Par conséquent, le scénario est basé sur une double trame narrative qui alterne entre le présent postsuicide et le passé présuicidaire à travers les récits subjectifs d’Hannah et les souvenirs de Clay. Ainsi, nous suivons, d’une part, le processus suicidaire d’Hannah à travers une accumulation de facteurs de stress et, d’autre part, les conséquences psychologiques de son geste sur ses parents, Clay et d’autres élèves endeuillés.

De cette façon, la série tente de réduire le mystère entourant le suicide adolescent et de dénoncer plusieurs formes de violence relationnelle, dont la cyberintimidation et les conduites d’agression psychologique et sexuelle[1]. Cette violence, mise en récit et en images sans tabou, reflète des problèmes d’ordre systémique et relationnel tout à fait réels et actuels (Cantor et al., 2015), mais révèle également une culture télévisuelle qui dénonce la brutalité du réel par la brutalité des images (les scènes explicites de viol et de suicide[2]), entrainant ainsi, au coeur même de son traitement, une autre forme de violence, tantôt jugée nécessaire par certains téléspectateurs et téléspectatrices, tantôt décriée par d’autres (Carmichael et Whitley, 2018).

Du côté des spécialistes en santé mentale et des actrices et acteurs de la prévention du suicide, beaucoup ont fait part de leurs préoccupations à l’égard du risque de « contagion » suicidaire auprès d’une population à risque (Quinn et Ford, 2018; Radio-Canada, 2017). Plusieurs critiques ont ainsi été adressées à l’égard du contenu de la série dans les médias internationaux. Parmi elles, retenons l’aspect romancé (Potdevin, 2018; Touzin, 2017), voire glorificateur du suicide d’Hannah (Iselin, 2017), le fait que celui-ci soit présenté comme le seul moyen de s’en sortir (Daoust-Boisvert, 2017), sans oublier le caractère vengeur des accusations d’Hannah contre ses camarades, l’échec des interventions professionnelles et le potentiel d’identification au personnage d’Hannah, dépeinte comme une victime selon certaines associations (Headspace, 2017; Stop Suicide, 2017). Ajoutons le visionnage en rafale, qui peut affecter l’interprétation du contenu de la série (Chandonnet, 2018).

À l’échelle internationale, de nombreuses recommandations d’organismes communautaires et publics ont ensuite été mises à la disposition du grand public[3]. Depuis, plusieurs guides de discussion ont été créés pour accompagner les jeunes téléspectatrices et téléspectateurs, parents, spécialistes cliniciens, intervenantes et intervenants en éducation et journalistes[4].

Le présent essai, basé sur une analyse herméneutique du contenu fictionnel de la première saison de la série 13 Reasons Why, présente d’abord un résumé critique des connaissances scientifiques sur le traitement médiatique du suicide, le but étant de relativiser le discours des spécialistes en suicidologie. Dans un deuxième temps, nous tentons d’éclairer la complexité du processus suicidaire d’Hannah à travers une analyse de discours de son récit post-mortem. Ensuite, il s’agit d’examiner l’impact psychologique d’un tel récit sur le processus de deuil de quelques personnages-clés, y compris le rôle protecteur de la co-construction de sens dans le rétablissement de Clay. Enfin, nous concluons cet essai en soulignant l’importance d’approfondir certains thèmes et d’élaborer une interprétation nuancée de la série afin de dépasser toute forme de réductionnisme induite par une diffusion médiatique alarmiste.

Tour d’horizon de la recherche sur le traitement médiatique du suicide

Le processus menant à un geste suicidaire est complexe et multifactoriel. Plus la personne est jeune, plus déroutant parait le suicide, car le potentiel de vie (et donc de changement) est grand. De plus, l’adolescence est perçue comme un passage critique vers la vie adulte. En effet, la construction identitaire, la maturation affective et l’intégration sociale et professionnelle constituent plusieurs défis de taille pour un être en devenir. Bien que le taux des suicides ait diminué depuis les années 2000 chez les jeunes âgés entre 15 et 24 ans au Québec (Arulthas, 2018) et en France (Observatoire national du suicide, 2018), il reste la deuxième cause de mortalité chez les 15-29 ans dans le monde (Organisation mondiale de la Santé, 2019). L’une des orientations de la Stratégie en matière de santé mentale pour le Canada, publiée en 2012, vise à réduire la stigmatisation associée aux problèmes de santé mentale et à collaborer avec les médias afin de traiter du suicide avec précaution (Commission de la santé mentale du Canada, 2012, p. 20-33). Quant à la nécessité de sensibiliser les journalistes, elle repose sur un large corpus de recherches scientifiques portant sur le traitement médiatique du suicide, aussi appelées depuis une cinquantaine d’années, media effects studies.

L’effet Werther

À ce jour, malgré la « grande hétérogénéité en termes de méthodologie, d’objectifs et d’échelles d’investigation » soulevée par Notredame et al. (2015, p. 1245), les études scientifiques tendent à montrer qu’il existerait un risque de contagion suicidaire, aussi appelé « effet Werther ». Il précipiterait le passage à l’acte d’une personne en détresse lorsque celle-ci serait exposée au suicide d’une personne dans les médias. Le terme « contagion » est issu de l’approche épidémiologique basée sur un modèle populationnel. Quelques synonymes sont parfois employés pour désigner le même phénomène en dehors d’une référence purement biologique : effet d’entrainement, d’incitation, d’imitation et, en anglais, copycat effect ou modeling effect. Parler de contagion suicidaire laisse cependant sous-entendre que le phénomène agirait comme un virus, de manière passive, impromptue et non consciente. Or, ce phénomène est nettement plus complexe sur le plan psychologique. Il repose sur la théorie de l’apprentissage social formulée par le psychologue canadien Bandura (1963), qui montre que l’enfant adopterait de nouvelles conduites sociales en imitant les comportements de son entourage, surtout lorsque ceux-ci sont jugés profitables.

L’ampleur de cet effet d’entrainement dépendrait de facteurs quantitatifs et qualitatifs selon un modèle dose-réponse. Sur le plan qualitatif, plus la personne qui s’est suicidée serait célèbre ou adulée, plus le risque de mortalité suicidaire serait élevé (Park et al., 2016; Etzersdorfer, Voracek et Sonneck, 2004). L’aspect sensationnaliste ou glorificateur, de même qu’une description détaillée de la méthode létale employée, potentialiserait ce risque (Pirkis et al., 2006). Sur le plan quantitatif, c’est la taille de l’article de presse portant sur l’évènement suicidaire, le nombre de parutions ou sa position en première page qui renforceraient la corrélation (Niederkrotenthaler et al., 2010; Etzersdorfer, Voracek et Sonneck, 2004). Sa force varierait aussi selon le type de média utilisé, c’est-à-dire la presse écrite ou télévisuelle, d’après une méta-analyse de Stack (2000) répertoriant 293 études.

L’effet Papageno

À l’inverse, il existerait également un effet dit protecteur des médias, appelé « effet Papageno », qui contribuerait à diminuer le risque de suicide. En effet, selon une équipe de chercheurs autrichiens, certains éléments médiatiques, comme l’accent mis sur le processus idéatif, la résolution de la crise, la démystification du phénomène, la visibilité des ressources d’aide ou la souffrance des endeuillés, auraient un effet dissuasif du passage à l’acte (Notredame et al., 2015; Niederkrotenthaler et al., 2010). Les études portant sur cet effet sont plus récentes et mériteraient d’être multipliées. Elles ont permis néanmoins d’émettre une série de recommandations préventives à l’intention des journalistes (Organisation mondiale de la Santé, 2015; Reporting on Suicide, 2015). Ces dernières reposent cependant sur des études concernant les suicides réels relayés par la presse écrite qui auraient démontré des associations plus fortes que dans le cas des suicides fictionnels (Stack, 2005, 2000).

Le cas des suicides fictionnels

En ce qui concerne l’influence des suicides fictionnels sur la suicidalité réelle de sujets vulnérables, les données sont moins probantes car les résultats seraient plus hétérogènes, d’après une autre méta-analyse de Stack et David (2009). Bien que ces études soient également moins nombreuses que celles portant sur des cas réels, elles ne font qu’augmenter depuis une dizaine d’années, y compris auprès d’une population adolescente (Gérard, Delvenne et Nicolis, 2012; Jamieson et Romer, 2011; P. E. Jamieson, Romer et H. K. Jamieson, 2006; Gould, Jamieson et Romer, 2003; Stack, 1990). Elles souffriraient néanmoins de limites méthodologiques importantes selon Chandonnet (2018), Stack, Kral et Borowski (2014), ainsi que Stack et David (2009).

Les recherches scientifiques sur l’impact de la série

13 Reasons Why a déclenché un regain d’intérêt notable pour le traitement médiatique du suicide fictionnel. Ainsi, la première étude scientifique portant sur l’impact émotionnel de la série sur des jeunes vulnérables tend à montrer, pour 51 % des participantes et participants à risque suicidaire, une corrélation entre le degré d’identification à l’héroïne et la perception d’une augmentation du risque suicidaire et des symptômes dépressifs suite au visionnement de la série (Hong et al., 2018). L’intérêt de l’étude de Hong et son équipe porte sur une combinaison d’évaluations : le souvenir de l’impact émotionnel perçu durant le visionnement, les opinions des jeunes et des parents concernant la glorification du suicide ainsi que le contexte de visionnement de la série.

La publication ultérieure d’une étude brésilienne (Da Rosa et al., 2019), portant sur un échantillon de 7 004 adolescentes et adolescents dont l’âge se situait entre 12 et 18 ans, révèle qu’environ un quart des sujets aurait également été affecté négativement par 13 Reasons Why et davantage pour celles et ceux ayant rapporté un score élevé sur le plan suicidaire avant de regarder la série (pensées suicidaires, automutilation et tentatives de suicide). L’avantage de cette recherche est qu’elle inclut un grand nombre de sujets, dont une sous-population vulnérable. De plus, les résultats de ces deux études semblent corroborer ceux de Till et al. (2015), qui indiquent une augmentation du risque suicidaire chez des jeunes âgés entre 20 et 30 ans suite à l’exposition d’un film présentant le suicide comme l’unique option de résolution d’une crise.

Bien que ces résultats soient significatifs et méritent une attention particulière en ce qui concerne une sous-population à risque suicidaire, il est à noter qu’ils restent globalement mitigés et que ces études comportent, là encore, plusieurs limites méthodologiques. Par exemple, dans l’étude de Hong et al. (2018), les jeunes auraient exprimé plus d’opinions positives que négatives à propos de la série. En ce qui concerne leurs perceptions quant à l’influence de la série sur leur besoin éventuel de partager leurs préoccupations concernant leur santé mentale, 28 % auraient jugé la série dissuasive, contre 28 % qui auraient eu, à l’inverse, envie de se confier. Ces derniers étaient également d’avis que la série n’augmentait pas leur risque suicidaire, mais aucune analyse de ces réponses favorables n’est rapportée dans l’article.

Quant à l’étude de Da Rosa et al. (2019), on ignore si les participantes et les participants ont regardé les épisodes en rafale, en solitaire ou avec d’autres personnes. De plus, l’instrument de mesure de la suicidalité n’était pas scientifiquement validé, reconnaissent Da Rosa et son équipe. On ignore également si l’état de détérioration rapporté a persisté dans la durée. Cette étude, bien que pertinente pour encourager les mesures préventives et d’autres recherches ultérieures, ne permet pas de tirer de conclusion définitive quant au risque d’un passage à l’acte imitatif.

Il convient aussi de noter qu’aucune de ces deux études (Da Rosa et al., 2019; Hong et al., 2018) n’a pris en compte les évènements de vie des jeunes durant la période de visionnement. Par exemple, la période des examens scolaires (mars-avril) est réputée être particulièrement stressante pour les élèves, au point que le collège royal des psychiatres, en Angleterre, aurait critiqué la diffusion de la deuxième saison au printemps (Campbell, 2018). Da Rosa et son équipe reconnaissent ne pas avoir examiné, eux non plus, l’effet protecteur de la série[5]. Ces études ont donc raison de souligner l’importance de mesurer ce qui peut également contribuer à améliorer l’état psychologique des jeunes. Selon Bachelard, philosophe français et épistémologue, « La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. Elle n’est jamais immédiate et pleine » (1967 [1938], p. 16). Autrement dit, bien que ces études éclairent la nécessité de se préoccuper de l’effet d’un certain type de traitement du suicide fictionnel sur une population jugée vulnérable, se pourrait-il qu’une autre proportion de personnes puisse en retirer quelque chose de constructif?

Dans cette perspective, l’étude de Chandonnet (2018), qui porte sur l’appropriation subjective du contenu de 13 Reasons Why par des adolescentes, interroge le contexte de panique morale généré par les médias, dans la mesure où il aurait pu interférer dans la production de sens des adolescentes. Chandonnet (2018) critique notamment l’établissement d’un sens commun à travers le discours de spécialistes, de même que l’accent trop souvent mis sur la passivité des jeunes face à l’écran, invoquant à contrario une capacité de négocier le sens de leurs interprétations. Nous sommes d’avis, tout comme le mentionne Chandonnet (2018), que le climat d’inquiétude véhiculé par les médias mérite une attention particulière lorsqu’il s’agit d’étudier la réception d’une série comme 13 Reasons Why, dans la mesure où un tel contexte peut non seulement interférer avec la production de significations nuancées, mais également orienter l’expérience subjective de visionnement par la suggestion.

En effet, certains titres de journaux à caractère sensationnaliste peuvent réduire la complexité du processus suicidaire dans ses aspects pluridimensionnels, jusqu’à laisser sous-entendre un lien de causalité direct entre une oeuvre de fiction et un passage à l’acte suicidaire. À titre d’exemple, en Suisse, le journal 20 minutes publiait un article intitulé « Ados internés d’urgence à cause d’une série Netflix[6] ». Ce genre d’amalgame peut non seulement entrainer un faux débat et un mouvement de panique face à la question du suicide, mais aussi une catégorisation réductionniste des thèmes de l’existence et de la complexité de la personne. Apparaissent alors un bouc émissaire, une volonté de formater une vision artistique ou un appel à la censure, comme en témoignent la demande de retrait de la série par l’organisme américain de surveillance médiatique Parents Television Council (Radio-Canada, 2018), la demande d’« annulation immédiate » par un groupe de médecins allemands (Stafford, 2017) et par le président du Child Mind Institute à New York (Pawlowski, 2017). Force est de constater que le discours médical s’érige ici en juge de ce qui est bon ou mauvais au détriment de la liberté d’appréciation du sujet. Les autrices Spiess, Chevalérias et Razon (2010) sont d’avis que ce genre de discours, davantage prédictif que préventif, révèle tout au plus comment l’expert pense à la place du sujet et en son nom, mais sans lui. Elles y dénichent aussi « le fantasme de pouvoir enrayer tout ce qui renvoie à la pulsion de destruction » et se demandent : « Qui pourrait bien aller contre ces pré-pensés qui proposent à tous la possibilité d’éradiquer les maux avant même qu’ils n’adviennent? » (p. 72).

Alors que bon nombre d’auditrices et auditeurs semblent interpelés par le réalisme de la série (Daoust-Boivert, 2017) un acte de censure n’aurait-il pas pour effet de discréditer le point de vue de quelques jeunes en particulier, ou d’interférer avec le sentiment de validation que leur procure éventuellement une série alors que ces jeunes ne parviennent pas, ou plus, à faire confiance aux adultes? Quand nos propres peurs nous gouvernent face à l’incontrôlable et à l’incertain, ne sommes-nous pas souvent, au nom d’une idéologie sanitaire, bien-pensante et protectionniste, en train de rejouer sur la scène du réel ce que la fiction au fond dénonce, c’est-à-dire notre incapacité à voir et à entendre ce qui parfois nous dépasse ou nous échappe? Et finalement, est-ce le rôle des artistes, des écrivains, des chanteurs et des réalisateurs de tenir compte de directives publiques basées sur des études scientifiques, qui plus est, ne s’avèrent pas encore suffisamment convaincantes à ce jour?

Si le rôle de la fiction est d’éveiller les spectatrices et spectateurs à leur propre réalité-vérité, aussi tragique soit-elle, comment pouvons-nous quand même faciliter l’assimilation d’un contenu sensible? Car c’est bien par le jeu du faux-semblant qu’un apprentissage par la confrontation imaginaire peut aussi permettre de se projeter, de solutionner des impasses, de se figurer la possibilité d’une réalité alternative[7]. Nous sommes d’avis qu’une analyse approfondie et nuancée du contenu de la série 13 Reasons Why peut contribuer à déployer une polysémie plus riche et générer de nouvelles représentations.

Démarche compréhensive

Dans cette perspective, nous avons procédé à deux types d’analyse. D’abord, nous avons jugé pertinent de recourir à une analyse de discours du récit en voix hors champ de l’héroïne afin d’approcher une vérité de soi pouvant éclairer la complexité de son processus suicidaire, le but étant de mieux comprendre l’issue tragique de la crise. Ce type d’analyse sémantique repose essentiellement sur le mode de diction, les mots et les références employés par l’héroïne. Dans un second temps, nous nous sommes intéressée à la manière dont cette vérité de soi a pu façonner le processus de deuil des autres personnages de la série, en particulier Clay, le meilleur ami d’Hannah. Cette double analyse repose sur une approche existentielle, dans la mesure où nous cherchons à comprendre le rapport que les personnages entretiennent avec les évènements de leur existence, leur manière de vivre et d’interpréter leur situation. Il s’agit donc de saisir l’essence du vécu subjectif des personnages à travers une lecture phénoménologique de leur expérience, en dehors de toute préconception reliée aux connaissances à priori du deuil par suicide. Cette expérience comprend la perception qu’ils développent à propos d’eux-mêmes et du monde qui les entoure, la manière dont ils confrontent leurs émotions en lien avec la mort d’Hannah, le sens qu’ils attribuent à leur relation passée avec elle et les valeurs qui les poussent à agir en interaction avec leur entourage. Cette démarche interprétative du contenu audiovisuel repose sur le cercle herméneutique, qui consiste à ouvrir un espace dialogique itératif afin de saisir le sens des images, de l’action, de la bande sonore et de la narration, sans prétendre le clôturer définitivement. Dans une perspective ricoeurienne, il s’agit de faire parler les images plus que de déchiffrer un sens prétendument caché derrière elles, au-delà de toute forme de dogmatisme ou de relativisme absolu (Ricoeur, 2013).

La « vérité de soi[8] » à travers le récit post-mortem d’Hannah Baker

En adressant des cassettes audios à ses camarades, Hannah cherche à transmettre un message. Et un message appelle toujours un destin-ataire, c’est-à-dire un autre susceptible de nous entendre et de nous comprendre, comme un écho permettant de maintenir la continuité du vivant dans un espoir plus ou moins conscient de résolution.

Les treize raisons évoquées par Hannah réfèrent explicitement à des facteurs externes selon une logique explicative. Ce style de récit nous apparait terriblement ordonné, rationnel et clos sur lui-même. « Mais l’ordre, ce n’est pas la vérité. Une illusion, en effet, peut être très ordonnée » (Malherbe, 2014, p. 67). On peut donc se demander comment traiter un tel « savoir narratif » (Gaille, 2014, p. 35) au-delà de toute logique explicative. Notre analyse de discours consiste donc à faire apparaitre l’implicite dans l’explicite, autrement dit, le sens qu’Hannah attribue à son expérience subjective, les valeurs qui sont les siennes et sa perception du monde influencée par des mythes et des croyances personnelles. Nous porterons également une attention particulière à ce qui, dans le discours de la protagoniste, relève d’un besoin de contrôle tout autant qu’un « moment de perte de soi, de dispersion » (Dagron, cité par Gaille, 2014, p. 39), dans la mesure où Dagron pense que l’égarement recèle un véritable potentiel de recréation de soi. Ce potentiel nous intéresse particulièrement ici, car il représente ce qu’il y a de plus vivant en soi.

Dès le premier épisode, on devine que le projet de dénonciation de la violence scolaire d’Hannah, échafaudé autour d’un plan suicidaire clairement établi, vise à mettre de l’ordre en soi et à révéler au monde qui elle est vraiment. De cette façon, elle cherche à se délivrer du mal qui lui a été fait et de reprendre un certain contrôle sur sa vie. Au-delà du caractère vengeur de son propos – largement critiqué dans les médias et sur lequel nous reviendrons – émerge un désir plus ou moins conscient de réparation et de réappropriation de son identité. Dépossédée de soi par les rumeurs de « fille facile », Hannah adresse donc le mot de la fin, sans que quiconque puisse à nouveau déformer ses propos. Ainsi, sa disparition n’a ici pas d’autre fonction que de la faire apparaitre encore plus (et même d’accorder, à travers la mort, encore plus de valeur à ses propos)[9]. Dans le premier épisode, elle l’exprime assez clairement d’ailleurs : « La vérité n’est pas toujours la version la plus excitante des choses, ou la meilleure ou la pire. C’est entre les deux. Mais elle doit être entendue et ne pas être oubliée. […] Elle est toujours là. » Dans ce cas précis, la vérité de soi aurait pour finalité de transcender la finitude et de redonner justice et dignité à Hannah.

Le ton particulièrement acerbe d’Hannah laisse entrevoir une pulsion sadique de vengeance dès le premier épisode. Avec froideur et sarcasme, elle énonce les règles suivantes : « Règle numéro un, tu écoutes. Règle numéro deux, tu fais passer. » Elle justifie le choix des cassettes, plutôt rétrograde, par son aspect contraignant. Ce faisant, elle dénonce la vitesse avec laquelle les médias sociaux propagent des propos sans égard à leur impact, faisant bien sûr allusion à la cyberintimidation dont elle a été victime. Notons aussi qu’elle adresse l’ensemble des cassettes à chacun de ses camarades, de sorte que tous sachent les actes commis individuellement. Elle semble donc vouloir donner une leçon à ses oppresseurs en suscitant en eux des remords. Nous verrons que la réceptivité et la métabolisation psychique d’une vérité exprimée de cette manière est loin d’être sans conséquence sur le processus de deuil des personnages, dont certains se retranchent dans le déni, la colère ou la culpabilité. En parallèle, un tel choix scénaristique consiste à faire vivre aux spectatrices et spectateurs un sentiment de culpabilité propice à une remise en question de son pouvoir d’influence dans sa propre vie.

Quoiqu’il en soit, cette démarche de dénonciation en dit long sur l’ampleur de la souffrance d’Hannah et comment elle expulse au dehors le mal qui la ronge de l’intérieur, à savoir la haine. Ce sentiment de haine occulte par ailleurs tout un pan de son être. Le « je » est donc loin de gouverner ici, rendant la vérité de soi bien plus mystérieuse et plus complexe qu’il n’y parait. Tout le défi consiste alors à discerner ce qui relève d’une « identité de façade » d’une identité pleinement assumée (Gaille, 2014, p. 39). Par exemple, le ton détaché de sa voix évoque la manière dont Hannah se coupe généralement de ses émotions, échouant à contacter la complexité de son expérience affective et de ses besoins. Cet aspect constitue d’ailleurs un élément clé pour comprendre son processus idéatif et l’absence de résolution de la crise.

En perdant l’argent confié par ses parents dans l’épisode 12, Hannah a le sentiment d’être indigne de confiance, de décevoir tout le monde et d’être un fardeau pour ses parents : « Peu importe ce que je faisais, je décevais les gens. J’ai commencé à penser que les gens seraient mieux sans moi. Et ça fait quel effet? Ça ne fait rien. C’est le néant total, profond et sans fin ». La nécessité de devenir une adulte accomplie dans toutes les sphères de sa vie, à l’image de ses parents, semble faire pression sur ses épaules. C’est ce qui caractérise la situation de beaucoup d’adolescentes et d’adolescents, qui cherchent parfois des moyens de se rebeller contre les attentes parentales et sociétales, aussi bien fondées soient-elles. Hannah, qui cherche à faire la fierté de ses parents et à honorer le contrat implicite qui les unit, échoue à cultiver le legs parental. Du moins, c’est ce qu’elle semble penser lorsqu’elle dit à Kevin Porter (Derek Luke), le conseiller scolaire : « Je ne suis pas comme [mes parents] voudraient que je sois » (épisode 13).

Toutes les déceptions auxquelles Hannah fait face viennent ainsi confirmer la croyance implicite selon laquelle elle ne serait pas digne d’intérêt et serait même sans valeur. C’est « miser sur une définition de soi trop étroite qui risque d’emprisonner, d’étouffer, quand elle est difficile à porter. […] c’est un peu séquestrer d’autres aspects vivants de sa personne, se priver autant de soi que des autres auxquels nous sommes liés » (Vonarx, 2018, p. 69). Son récit n’est d’ailleurs pas partagé de son vivant, ce qui aurait pu lui permettre d’entreprendre un travail de réappropriation assumée de « sa » vérité. Hannah est donc loin d’être une victime à part entière, comme mentionné par les spécialistes (Association québécoise de prévention du suicide, 2017; Headspace, 2017; Peron, 2017; Stop Suicide, 2017), bien qu’elle le soit par les multiples situations d’agression sexuelle et de rejet qu’elle a subies. La manière dont elle prend en charge ses blessures reste problématique et ce, en raison de sa pauvre estime personnelle. Ce type de responsabilisation conscientisée, plutôt souhaitable car centrée sur une réalité subjective, donne lieu, dans le cas d’Hannah, à une volonté impulsive de responsabiliser l’autre par la culpabilisation.

Au fond, ce type de récit révèle tout le pouvoir expiatoire de la parole, d’être à la fois supplice pour autrui et libération pour soi. Pour autant, cette libération ne signifie pas une délivrance. La question qui se pose alors à ce stade est la suivante : l’écho de sa propre voix permet-il à Hannah d’expérimenter une mise à distance de soi par rapport à un soi tourmenté? Si la réponse est oui, cela ne semble pas suffisant pour lui permettre de sortir de la crise. En effet, pour pouvoir surmonter la souffrance, l’être humain a besoin de percevoir l’écho d’une autre voix humaine. C’est dans cette échoïsation du vécu subjectif qu’un espoir peut renaitre, car « C’est dans le partage qu’on apprend à habiter le mystère de l’existence » (Quintin, 2014, p. 12). Et ce qui prédispose une personne à mettre fin à ses jours, c’est bien l’impression de n’exister pour personne et de ne pas se sentir désirée. Se tuer, c’est donc chercher à supprimer ce vide en soi, ce non-lieu psychique qui empêche Hannah d’imaginer sa place dans le monde.

Cet écho, Hannah l’a pourtant perçu et expérimenté à plusieurs reprises, notamment à travers la poésie. La dimension esthétique propre à la poésie lui a permis de s’échapper momentanément, de transcender sa souffrance et d’exprimer sa vulnérabilité en toute sécurité. Malheureusement, ce sentiment de sécurité a été brisé par Ryan Shaver (Tommy Dorfman), l’éditeur de la revue scolaire, qui a publié son poème sans son consentement. Cette ressource n’a donc pas pu être exploitée jusqu’au bout par l’héroïne, avortée par un sentiment de trahison venant annuler son effet bénéfique initial. Il en va de même pour une multitude de situations tout au long des 13 épisodes de la saison 1. Cette série est donc bâtie sur une suite d’occasions, partiellement réussies ou partiellement ratées, de reprendre confiance en la vie et en soi. Cette construction a plusieurs effets : (1) elle met en évidence la spirale descendante et cumulative du processus suicidaire; (2) elle nous laisse entrevoir une multitude de possibilités de résoudre la crise, et que l’on pourrait souligner à grands traits en matière de prévention du suicide, en vue d’imaginer un scénario alternatif, par exemple.

À travers son récit, on peut observer qu’Hannah a néanmoins de grands moments de lucidité. En effet, une certaine sagesse s’exprime à propos de l’accident de Jeff Atkins (Brandon Larracuente) quand elle dit : « Parfois les choses vous arrivent. C’est comme ça. Vous n’y pouvez rien. Mais c’est votre réaction qui compte. Pas ce qui arrive, mais ce que vous décidez de faire » (épisode 10). Dans la foulée, elle admet que le suicide est une mauvaise décision. Dans l’épisode 6, elle se dit qu’une mauvaise rencontre n’est peut-être pas de sa faute, relativisant sa perception négative d’elle-même par une prise en considération clairvoyante des limites inhérentes à la transparence interactionnelle : « Je ne correspondais pas à la personne qui aurait pu être parfaite. C’était peut-être pas ma faute. On ne peut peut-être pas vraiment dire qui on est. On est peut-être plus que ce qui se voit. Ou moins. Peut-être qu’aucun de nous n’est ce dont il a l’air ». Dans l’épisode 11, le timbre de sa voix évoque des affects plus doux et plus chaleureux, témoignant d’une émotion plus pure et plus sincère, notamment lorsqu’elle s’adresse à Clay pour lui témoigner son affection et ses regrets.

Dans ce même épisode, elle avoue admirer Clay parce qu’il ne se soucierait pas de ce que les autres pensent de lui, alors que pour elle, ce serait tout l’inverse : « Je me suis toujours souciée de ce qu’on pensait de moi, mais je prétendais le contraire ». Dans cette admiration siège le désir de se soucier d’elle-même, en toute liberté, et d’être plus authentique envers les autres. C’est précisément cette authenticité qui renvoie, à travers le regard de l’autre, en tant qu’altérité absolument nécessaire à la construction du self, une image juste de soi. Une fausseté projetée au-dehors attise à l’inverse la déformation de l’identité et corrompt l’idéal de soi. Et comme les adolescentes et adolescents construisent leur identité à tâtons, cette authenticité n’est pas sans entrer en compétition perpétuelle avec la nécessité de plaire et d’être accepté par un groupe qui répond à des normes sociales spécifiques (Cohen-Scali et Guichard, 2008). Le personnage d’Alex Standall (Miles Heizer) incarne avec justesse une telle situation, dans la mesure où il se rallie aux athlètes adulés par l’école pour répondre aux attentes implicites de son père, qui incarne un type de masculinité plus stéréotypé[10]. Or, Alex se révèle plutôt comme un jeune homme sensible, original et mélancolique qui semble vivre un conflit identitaire profond qui n’est pas sans contribuer à sa dépressivité.

Dans le dernier épisode, il est intéressant de constater qu’au terme de son récit, Hannah ressent un soulagement et regagne espoir : « J’ai senti comme un changement. Je m’étais lâchée, et pendant une minute, juste une minute, j’ai pensé que je pouvais peut-être m’en sortir. J’ai décidé de donner une seconde chance à la vie. […] Cette fois, je demanderai de l’aide car je sais que je ne peux pas le faire seule ». Cette prise de conscience participe d’une réappropriation subjective de son expérience, aussi faite de moments de complicité bienveillante avec Clay.

Advenir à soi par la co-construction de sens dans le processus de deuil

Comme nous l’avons évoqué précédemment, le récit en voix hors champ d’Hannah n’est pas sans avoir son lot de conséquences sur les personnages (et par extension sur les téléspectatrices et téléspectateurs), qui se l’approprient différemment selon leurs propres enjeux personnels et relationnels avec la défunte. En effet, cette vérité de soi, exprimée de différentes manières, façonne le deuil de chacune et chacun dans sa capacité d’aller de l’avant, ou au contraire, de demeurer dans le néant. Dans cette optique, 13 Reasons Why nous offre une mosaïque du deuil par suicide particulièrement intéressante à étudier.

Pour Hanus, les identifications positives « perpétuent la présence du disparu et prolongent en quelque sorte sa vie, mais parfois elles se révèlent maléfiques lorsque, par exemple – et ce n’est pas si rare – la personne en deuil reprend les symptômes de la maladie du défunt, éventuellement jusqu’à en mourir comme lui » (2005, p. 51). C’est le cas d’Alex qui, en proie à une culpabilité rongeuse, tentera de se suicider. Du côté de Clay, qui se livre à une enquête objective et minutieuse dans le but de rendre justice à Hannah, l’intériorisation est massive, ce qui le perturbe à plusieurs niveaux. En effet, il se néglige, prend des risques et devient de plus en plus anxieux, craignant d’avoir contribué à la mort de sa bien-aimée. Ses préoccupations quasi obsédantes le rendent insomniaque, fuyant et méfiant, jusqu’à devenir paranoïaque : sur une affiche de prévention du suicide à l’école, il perçoit « You Are Watched », au lieu de lire « You Are Not Alone » (épisode 3). Il confiera à son ami Tony Padilla (Christian Navarro) son envie de blesser les élèves visés par Hannah. Dans un esprit de vengeance similaire à celui de la défunte, Clay reproduit paradoxalement les comportements hétérodestructeurs qu’il dénonce : il diffusera la photographie de Tyler Down (Devin Druid) nu sur les réseaux sociaux (épisode 5) et commettra un acte de vandalisme[11]. Cette mise en abime mortifère a pour effet de perpétuer le mal et de détricoter les liens sociaux dans un climat de soupçon généralisé. Car la vérité d’Hannah, considérée par certains comme un mensonge, force un examen de conscience et une remise en question de leur propre histoire relationnelle ou de leur propre système de croyances. Ce faisant, LA vérité d’Hannah, certes partielle et inatteignable dans l’absolu, s’exprime à travers plusieurs regards débouchant sur différentes interprétations possibles de son geste suicidaire, dont le nôtre qui est ainsi sollicité à adopter de multiples perspectives à travers le passé, le présent et le futur.

Bien que ce climat de tension sociale empoisonne la vie scolaire des personnages, on voit néanmoins apparaitre, à travers leur mobilisation, une multitude d’occasions d’embrasser la vie à nouveau. Notons par exemple les rêveries diurnes de Clay qui traduisent un véritable potentiel de réparation et de changement dans la mesure où il se raccroche à un idéal relationnel malgré les comportements nocifs de ses camarades. L’exemple le plus frappant est celui du scénario alternatif qu’il se représente dans l’épisode 11, sur la colline, en présence de Tony : Clay se souvient d’avoir quitté précipitamment la chambre de Jessica Davis (Alisha Boe) à la demande d’Hannah qui avait subitement interrompu leurs rapprochements physiques sous l’effet de reviviscences traumatiques. Ne se pardonnant pas de l’avoir laissée, Clay exprime une colère noire envers lui-même, exacerbée par les incapacités relationnelles qu’il s’attribue généralement envers les filles. Par la validation de son expérience émotive et la confrontation à ses schémas internes, Tony, à la manière d’un thérapeute, l’aidera à puiser dans sa colère la tristesse qui l’habite profondément. En invoquant l’échec, le manque, ce fameux « J’aurais dû », Clay confronte en même temps son sens aigu du devoir et imagine une alternative souhaitable, tournée vers l’avenir, à défaut de pouvoir changer le passé. Ce faisant, il s’autorise à rêver qu’il peut être différent plutôt que de s’enfermer dans l’image figée du jeune homme maladroit. Dans son imaginaire, beaucoup plus vaste que ce qu’il croit être, il décide de rester auprès d’Hannah avec affirmation et confiance et de lui exprimer sincèrement à quel point elle compte à ses yeux. Si nous nous référons à la théorie de Kaladgew et Plagnol (2013), Clay serait en train de construire un « espace de représentation harmonieux » à travers une co-construction de sens (p. 373). En effet, les auteurs évoquent, dans le cadre d’une interaction dialogique entre deux personnes dans le contexte d’un rétablissement psychologique, « la construction d’un espace psychique subjectif » à plusieurs (p. 373). Ainsi, l’édification d’un sens à travers plusieurs perspectives d’un même évènement tragique favoriserait une forme de résilience, là où la perte de sens infligerait une grande souffrance.

Cette scène illustre bien le droit à l’erreur, le pouvoir de l’imagination et du pardon. Elle montre combien nous avons toutes et tous des limites personnelles qui nous sont propres, un angle mort, et qu’assumer cette faillibilité est un gage de force et de lucidité. La lucidité de Clay entre d’ailleurs en résonnance avec celle d’Hannah : Clay en appelle de ses voeux à transformer le moment présent en quelque chose de fécond pour l’avenir. Cette projection réparatrice lui permet donc de ne pas rester figé dans la répétition pathogène du trauma et de s’approfondir dans ce qu’il y a de plus vivant et de plus créatif en soi. Dans cette optique, nous pensons qu’une telle scène, très touchante, confère à cette fiction un intérêt indéniable sur le plan psychoéducatif et préventif auprès de jeunes téléspectatrices et téléspectateurs.

D’autres éléments positifs mériteraient une attention particulière, comme la volonté de Clay d’entretenir des conversations significatives avec Hannah ou Alex malgré leurs divergences d’opinions et leurs difficultés à se comprendre. Notons aussi le questionnement d’Alex au sujet de la complexité émotionnelle dans l’épisode 10, en présence de Clay, et le souci authentique de ce dernier pour son amie Skye Miller (Sosie Bacon) à la toute fin de la série. Quant à Jessica, elle parviendra à délaisser l’alcool et à confier à son père le viol qu’elle a subi, tandis que Sheri Holland (Ajiona Alexus) admettra sa part de responsabilité dans l’accident de Jeff (épisode 12). Dans l’épisode 7, on assiste à une belle conversation entre Clay et son père, sur les escaliers de l’entrée de leur maison. Face à l’intimidation scolaire, le père encourage son fils à trouver du réconfort dans une activité parascolaire. Le sport, l’écriture et l’exploration urbaine, particulièrement efficaces avec les adolescentes et adolescents qui peinent à comprendre et à exprimer leurs émotions, sont autant de réponses à mettre en relief avec des jeunes.

Éloge de la fragilité humaine et de la perfectibilité relationnelle

Pour conclure, cette double analyse nous apprend que le récit d’Hannah, aussi dérangeant soit-il par son aspect vengeur, rigide et contrôlant, incarne d’abord la vérité d’un sujet souffrant et en proie à des croyances négatives à propos de soi. Sa fragilité s’exprime implicitement dans des moments d’égarement, la révélant plus authentique, plus touchante et plus lucide. La mort d’Hannah est donc d’autant plus tragique que son récit est resté prisonnier d’une bande magnétique, à défaut d’avoir pu trouver une écoute bienveillante, un écho significatif.

Pas étonnant qu’une telle histoire puisse susciter, par identification et contre-identification[12], procuration ou projection, tout un éventail de sentiments et de réactions chez les téléspectatrices et téléspectateurs. En ce sens, « Le réalisateur, en faisant advenir de tels sentiments, nous amène à nous sensibiliser à la réalité de ses personnages, qu’ils soient innocents ou coupables » (Dame et Thiboutot, 2016, p. 130). Car la vérité ne loge pas dans ce qui est vrai à l’égard de ce qui est faux, dans le soi vis-à-vis du non-soi ou dans ce qui est bien à l’égard de ce qui est mal, mais bien dans ce qui se révèle de juste entre toutes ces polarités. La vérité de soi est donc loin d’être une vérité « en » soi.

Ainsi, la série nous montre comment la vérité d’Hannah peut également devenir celle des autres dans une entreprise de co-construction de sens dans un processus de deuil collectif, puisque chaque personnage confronte ses propres enjeux personnels en lien avec sa propre relation à la défunte. Le personnage de Tony incarne un tiers à la fois sensible et « raisonnable » puisqu’il empêche son ami de sombrer dans une fabulation solipsiste. Sa présence constante et bienveillante a permis à Clay d’apprendre à mieux se connaitre et à confronter ses limites intrapersonnelles avec tolérance. Par conséquent, Clay advient à soi dans son expérience de deuil par suicide, pourrait-on dire. Non seulement il devient plus authentique envers lui-même et les autres, mais apprend à devenir ce qu’il souhaite de mieux sur le plan des interactions sociales. La quête de vérité de Clay, d’abord objective car vécue sur un mode investigateur, se transforme alors en une quête subjective de perfectibilité relationnelle qui traduit un véritable acte de résilience, lui faisant dire à la toute fin de la série : « C’est correct de ne pas bien aller et faisons mieux dans la manière dont on veille les uns sur les autres[13] ».

Dans cette optique, nous pensons que le cheminement de Clay, avec les valeurs qu’il porte, peut servir de contre-exemple constructif, réaliste et lumineux d’un processus de deuil résilient. Quant aux quelques exemples d’initiatives adolescentes que nous avons mentionnés, ils ont pour fonction de générer de saines représentations autour d’un rétablissement psychologique souhaitable, et ce malgré la violence qui entoure certaines images (la bagarre, les viols et le suicide). Car si la série dénonce crument des comportements destructeurs envers autrui, toute une imagerie de la bienveillance et de la résilience adolescente se révèle vers la fin de la première saison. La capacité d’établir un dialogue authentique entre pairs s’oppose alors à l’image de superficialité et d’individualisme que véhiculent certains personnages antagonistes[14]. Sur le plan existentiel, 13 Reasons Why a surtout le mérite de renvoyer, à notre avis, à quel point les endeuillés peuvent souffrir et combien la relation humaine est faillible dans notre rapport à la finitude et à l’autre, et encore davantage à l’adolescence lorsque l’identité est en pleine construction et le corps en pleine transformation.

L’objectif de cet essai est donc de poser un regard différent sur la série 13 Reasons Why, dont certains aspects positifs ont pu être occultés par le climat d’inquiétude lié à l’imitation des suicides fictionnels. Or, nous avons vu que plusieurs des études scientifiques auxquelles les spécialistes font référence présentent des résultats mitigés. Par l’analyse herméneutique de thèmes ciblés, il s’agit de mieux comprendre le processus suicidaire d’Hannah et comment le partage de son récit intime a pu impacter le processus de deuil de certains personnages, selon leur propre histoire personnelle et le type de soutien social dont ils disposaient. De plus, rappelons que la mise en images du processus suicidaire et de la souffrance des personnes endeuillées génèrerait un effet protecteur (Notredame et al., 2015; Niederkrotenthaler et al., 2010). Par conséquent, nous faisons valoir que ce genre d’analyse peut ouvrir des pistes de réflexion et de discussion sur des sujets aussi sensibles que les agressions sexuelles, la complexité émotionnelle à l’adolescence et le suicide. D’autres thèmes couverts par la série commencent à faire l’objet d’une heuristique éclairante, comme la toxicité masculine, par exemple (Jenney et Exner-Cortens, 2018). Enfin, dans le même sens que Chandonnet (2018), nous encourageons la poursuite d’autres études sur la réception de la série avec les adolescentes et adolescents eux-mêmes, y compris les plus vulnérables, afin de connaitre leur propre point de vue sur l’impact de la série. Par ailleurs, nous pensons qu’il serait pertinent d’approfondir l’étude de la résilience dans le processus de deuil par suicide à partir de la notion de co-construction de sens, à peine effleurée dans cet essai.