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L’institutionnalisation en Allemagne, puis en France, au début du xxe siècle, d’une nouvelle discipline des sciences humaines, la musicologie, a confiné ce nouveau territoire du savoir dans une définition relativement étroite de l’objet d’études (restreinte à la musique classique européenne) et à une méthodologie de recherche particulièrement centrée sur l’objet (par l’analyse des oeuvres et de leur esthétique). Cette délimitation de l’objet par les musicologues européens de la première moitié du xxe siècle explique le clivage qui s’en est suivi entre le regard posé sur la musique savante et celui sur la musique populaire, celle-ci ayant même été reléguée jusqu’au début des années 1980 à la frange des études scientifiques.

Cette catégorisation des genres, qui se voulait d’abord une démarche essentielle à l’approche scientifique, a rapidement conduit, jusqu’au début des années 1950, à des jugements de valeur véhiculés tant par les critiques musicaux que par les animateurs du milieu musical. Ceux-ci valorisaient la musique classique européenne (jugée noble, saine et bonne) au détriment de la musique populaire (considérée comme triviale, malsaine et mauvaise). Mais au début des années 1980, l’amorce des études multidisciplinaires en histoire culturelle a ébranlé cet édifice construit sur une approche antinomique du savant et du populaire[1]. Comme l’observe Micheline Cambron dans son introduction à cette présente édition de Globe : « La pratique de l’interdisciplinarité […] s’appuie sur le postulat de l’enchevêtrement des pratiques et des discours qui y sont attachés […] L’étanchéité prêtée aux corpus nationaux, les frontières entre les genres révèlent leur porosité[2] ».

Or, en étudiant le contenu de la diffusion musicale radiophonique au Québec entre 1922 et 1939[3], nous nous sommes rendu compte que ce phénomène de « porosité » des genres musicaux était déjà bien présent dans la pratique radiophonique de l’époque tout en étant contemporain d’un discours étanche entre le savant et le populaire. Comment alors rendre compte de ces deux éléments contradictoires (la pratique et le discours) dans une analyse du contenu des émissions musicales ? Quel rôle aura joué la radio dans la transformation des catégories musicales et dans les modalités d’écoute (et dans quel contexte) ? Le classement des données nominatives sur la musique, le théâtre et les causeries (compositeurs/auteurs et titres d’oeuvres, interprètes/comédiens, conférenciers et sujets de causerie) dans divers champs a soulevé plusieurs questions d’ordre méthodologique et esthétique, particulièrement en ce qui a trait à la musique, objet principal de cet article[4].

Porosité des pratiques

Le principal problème auquel nous avons été confrontée a été celui de définir les catégories sous lesquelles devait être classé cet immense répertoire[5]. Devions-nous dégager des définitions à partir des critères de l’époque ou selon nos critères actuels[6], et dans ce cas, où pouvions-nous situer la frontière entre le « classique » et le « populaire », expressions dont la définition est fort différente selon les perceptions de l’époque et celles d’aujourd’hui ? Ainsi, pour ne donner qu’un exemple, des airs d’opéra, des rhapsodies de Brahms ou encore des pièces pour piano de Debussy étaient régulièrement entendus sous forme d’arrangement au cours d’émissions de musique de danse[7].

Ce travail de catégorisation nous a conduit à observer l’importante transformation (ou mutation) que la radio privée, pour des raisons de rentabilité, a fait subir au statut des oeuvres, au nom d’une démocratisation de la culture. Aux fins d’accessibilité, les directeurs de programmes ont eu tendance à élaguer ce qui leur semblait « non popularisable », c’est-à-dire tout art qui exigeait une écoute plus attentive (musique de chambre, oeuvres intégrales, oeuvres progressistes, de caractère plus moderne). Tout en se vantant de faire oeuvre éducative, ces directeurs ont en effet jugé que les auditions d’oeuvres musicales devaient se faire, de manière indissociable, dans un cadre de divertissement.

Pourtant, l’étude de ces quinze premières années de la radio a montré l’omniprésence de la musique classique sur les ondes. Celle-ci a servi de toile de fond à de nombreuses émissions parlées (théâtre, littérature, culte religieux, conférences, discours politiques) et elle a donné lieu à d’innombrables concerts de tout genre, depuis les émissions de variétés et de danse jusqu’au récital et à la musique symphonique. Mais de quelle musique classique s’agissait-il exactement ? Quel en était le répertoire ? Comment a-t-il été transformé pour répondre aux contraintes de temps fixées par les horaires et aux exigences de fidélisation d’un public invisible ? Et jusqu’à quel point la radio a-t-elle modifié la programmation et les modes d’écoute de la musique tels qu’ils avaient été établis dans les concerts en salle ?

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’observation du spécialiste de la radio, Pierre Pagé, tout en y apportant quelques nuances :

La visée éditoriale de la radio, en matière de musique, reposait sur une volonté jugée essentielle de rendre accessible [sic] au grand public les oeuvres majeures du répertoire international aussi bien que les créations d’auteurs québécois afin d’élargir les horizons culturels d’une population sans imposer des coûts sociaux élevés. La démocratisation de la culture, anticipant sur les décennies à venir, faisait consensus dans les milieux gouvernementaux et les institutions d’éducation[8].

Il y aurait beaucoup à dire sur ce qu’entend l’auteur par « l’accessibilité aux oeuvres majeures ». A-t-on diffusé une seule fois à la radio avant 1939 la Messe en si mineur de Jean-Sébastien Bach, le Requiem de Mozart, les derniers Quatuors de Beethoven, Pelléas et Mélisande de Debussy, Wozzeck de Berg, pour ne nommer que quelques-unes des oeuvres majeures du répertoire ? Qu’entend-il par « démocratiser la culture » ?

Certes, le public québécois a eu accès à un certain « grand » répertoire, grâce surtout aux réseaux américains CBS et NBC, qui diffusaient régulièrement des concerts d’oeuvres, mais qui en contrôlaient aussi la programmation et les orchestres dont ils étaient les impresarios, dirigés par Walter Damrosch et Arturo Toscanini, deux fervents défenseurs de la « bonne musique ». On y a également entendu certains orchestres canadiens, dont ceux de Toronto, de Montréal et de Québec.

Cependant, de manière beaucoup plus fréquente, cette musique était diffusée sous une tout autre forme que celle du concert traditionnel en salle. La radio a d’ailleurs joué un rôle fondamental dans la transformation d’un certain répertoire, une tendance initiée par les diffuseurs américains et qui a suscité de nombreuses critiques, particulièrement par Theodor W. Adorno, sur ces façons de faire qui altéraient l’intégrité et l’authenticité des oeuvres[9]. Comme le souligne Shawn Vancour :

Dans les années 1920 et 1930, les diffuseurs commerciaux modifiaient régulièrement l’instrumentation et la durée des oeuvres classiques en adaptant les mélodies pour des orchestres de jazz tout en choisissant de courts extraits facilement reconnaissables. Anticipant les propos que tiendra Adorno quelques années plus tard[10], les critiques musicaux jugèrent sévèrement ces adaptations qui menaçaient l’intégrité des oeuvres classiques en en altérant le sens et le jugement esthétique[11].

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Rappelons que dans les années 1920 et avant l’arrivée des « jingles » (capsules musicales identifiant un produit commercial), il n’y avait pas de direction artistique centralisée pour la programmation radiophonique. Le commanditaire choisissait lui-même le contenu musical et les artistes en fonction du produit annoncé sur les ondes. Comme l’explique fort bien Timothy D. Taylor[12], pour vanter les mérites et la qualité du produit commercial, la préférence du contenu musical de l’émission allait au répertoire classique plutôt que populaire, car on attribuait à ce répertoire la référence au bon goût et au prestige. C’est ainsi qu’un certain répertoire classique fut transformé et popularisé pour répondre aux exigences des commanditaires, créant ainsi une sorte de magma sonore continu sur les ondes.

La radio a contribué à ce que ce répertoire cesse progressivement d’être une forme d’expression artistique pour devenir un produit de consommation culturelle largement populaire et accessible en encourageant les directeurs de petits orchestres et autres musiciens à produire des arrangements d’une musique normalement identifiée au répertoire classique et à en modifier la durée et le contenu par l’ajout de répétitions des airs, de coupures dans les développements et d’instrumentations jazzées[13]. On parla alors de ces musiques hybrides contaminées par la valeur marchande de la radio : la musique semi-classique et la musique légère, qu’Hélène Eck définit comme étant :

[…] le résultat obtenu par l’association de caractéristiques de compositions (un rythme marqué et des accords simples, une mélodie aisément reconnaissable, l’insertion d’éléments répétitifs, etc.) qui facilitent l’écoute et la mémorisation des morceaux. Le « pot-pourri » proposait aux auditeurs un enchaînement de musiques relevant traditionnellement de genres différents : opérettes, opéras comiques, chansons, morceaux de music-hall, musique de danse, etc. Ces « variétés » constituèrent un genre radiophonique à part entière[14].

Ainsi, tous les airs d’opéra du xixe siècle et leurs ouvertures ont été largement diffusés sous ces arrangements orchestraux, autant pour les émissions de « musique en dînant » que pour la « musique en dansant ». Nous y voyons là une tentative des dirigeants de CKAC, inspirée du courant américain, de présenter un contrepoids à la montée de la musique populaire américaine tant décriée par les uns et les autres.

Ce corpus musical ainsi transformé vient bousculer, jusqu’à un certain point, les pratiques musicales traditionnelles, mais, surtout, vient modifier la classification des genres établie par la musicologie au début du siècle. Devions-nous classer les genres selon nos catégories actuelles ou selon ces catégories de l’époque souvent inscrites dans la grille-horaire ? De plus, comment devions-nous identifier les concerts quand, dans plusieurs cas, on pouvait entendre, à l’intérieur d’un même programme, un éventail de musique, allant du plus classique au plus léger, et incluant des airs classiques popularisés[15], une autre stratégie d’origine américaine reprise par CKAC ? Shawn Vancour décrit ainsi ce procédé :

Les radiodiffuseurs ont également travaillé sur la manière de fusionner le répertoire classique et populaire dans une même programmation d’émissions de variétés d’une demi-heure ou d’une heure […] Le contenu classique était réduit à de brefs extraits judicieusement juxtaposés à un répertoire populaire. Ce procédé permettait aux commanditaires de minimiser le risque de s’aliéner un public peu enclin à écouter une oeuvre classique et qui aurait eu tendance à changer de poste radiophonique[16].

Ou encore, que faire du mot « populaire » qui était attribué, par les défenseurs de la « bonne ou belle musique[17] », autant à la noblesse de cette musique folklorique arrangée par des compositeurs de formation classique (dont Oscar O’Brien, Alfred Laliberté et Claude Champagne) selon des principes harmoniques et rythmiques « classiques » qu’à cette musique dite « légère » qui sonnait « classique », alors que cette musique que nous nommons populaire aujourd’hui était alors identifiée comme « jazz », « musique américaine » ou « chansonnette française » ? Largement diffusées à la radio par les disques produits par CBS (Columbia), celles-ci étaient toutes trois considérées comme « mauvaises » par les critiques et commentateurs parce qu’elles introduisaient une forme de modernité dans la structure, le timbre et l’expression.

Par ses politiques éditoriales et ses choix musicaux, la radio de l’entre-deux-guerres aura donc largement contribué à multiplier les genres, à créer une porosité entre le savant et le populaire et à introduire dans le paysage sonore une culture « classique » de masse[18], mais ce dans un contexte où cette culture était tributaire et ne pouvait faire fi du discours esthétique dominant porté par l’intelligentsia, ces défenseurs de la « bonne musique ».

Étanchéité du discours

Le second problème auquel nous avons été confrontée relève du discours esthétique de l’époque au Québec sur les questions de modernité ou, plus exactement, sur des oeuvres (savantes ou populaires) qui témoignaient davantage d’une démarche individuelle de création, plus originale, plus subjective, contrairement aux musiques qui véhiculaient des valeurs morales et nationales en utilisant un langage harmonique conventionnel. Lionel Groulx n’avait-il pas prononcé une conférence en février 1928 sur « Nos responsabilités intellectuelles[19] » au cours de laquelle il encourageait les intellectuels et les artistes à participer, par des oeuvres s’inspirant de l’histoire et de la tradition, à l’oeuvre nationale collective canadienne-française, tout en fustigeant l’attitude individualiste de certains artistes, comme un relent d’un romantisme menant à l’anarchie et à la décadence ? Les mêmes arguments nationalistes dominaient la diffusion de la musique populaire, expression réservée à l’époque au patrimoine folklorique, alors que le jazz et la musique américaine portaient en eux, selon les critiques, le fruit dangereux de l’américanisation et constituaient par conséquent une modernité et une menace à l’identité culturelle canadienne-française.

Analysant la situation à l’aune du discours nationaliste porté par les élites canadiennes-françaises et se servant uniquement de cette toile de fond pour expliquer la résistance à la modernité, plusieurs musicologues en sont venus à la conclusion que la création artistique québécoise avait souffert d’un certain retard en regard de la production européenne.

Cependant, renvoyer ainsi à l’idéologie nationaliste les dangers de la modernité en lien avec l’attitude individualiste et l’importation de la musique populaire américaine, c’est oublier que l’origine de ce discours étanche sur le clivage savant/populaire et moderne/classique provenait d’un puissant groupe de pression américain. Ce discours a infiltré celui porté par les élites québécoises, qui ont utilisé, sans toutefois être conscientes de son origine, la même rhétorique : la valorisation d’une certaine musique classique au détriment de la musique populaire.

Le mouvement américain « Make America Musical[20] »

À la même époque où les directeurs du poste CKAC développent leur programmation radiophonique, un groupe de pression américain issu de la « genteel generation » milite en faveur de la diffusion de la « good music ». C’est en étudiant l’origine de cette expression que nous avons pu saisir l’influence que ce puissant voisin a eue sur les choix musicaux des réalisateurs d’émissions radiophoniques et sur le discours des critiques musicaux québécois.

Tout en étayant ses craintes de l’américanisation, particulièrement en regard de la musique populaire dont la diffusion était déjà contestée par ce mouvement américain que nous présenterons dans les lignes qui suivent[21], l’élite canadienne-française adopte dans un même temps le discours dominant étatsunien, comme en font foi ces commentaires d’Édouard Montpetit et Henri Letondal, alors directeurs de l’émission L’Heure provinciale[22] : « Le niveau artistique des programmes s’est maintenu dans la bonne musique et le choix de ses directeurs s’est porté sur les oeuvres les plus propres à instruire la population tout en la récréant[23] ».

Stephen R. Greene[24] analyse le mouvement qui se porte à la défense de la bonne musique sous l’appellation « Make America Musical », lequel s’étend aux États-Unis entre 1918 et 1935. Il aura des répercussions jusqu’au Québec, dans la mesure où plusieurs des idées défendues par ces groupes de pression influenceront les positions esthétiques des directeurs de programmes et des représentants du milieu musical et culturel. Sans y faire directement allusion, Arthur Laurendeau défend les mêmes objectifs. Il écrit en 1934 :

La bonne musique [c’est nous qui soulignons] ne se défend pas toute seule et d’elle-même. Ce n’est pas une entité si distincte que cela de la mauvaise et à laquelle on adhère comme à la lumière du soleil. Il lui faut des défenseurs actifs et vigilants. Il lui faut des adeptes zélés et généreux qui ne se contentent pas d’en jouir paresseusement, mais qui sachent se porter à son secours et là où elle est menacée. […] La bonne musique exige de vous, de moi, que nous manifestions notre enthousiasme ou notre mépris : que nous prenions parti dans une bataille où elle joue peut-être sa vie[25].

Le « Make America Musical » est initié par la National Federation of Music Clubs, créée en 1898 à la suite du congrès annuel de la Music Teachers National Association tenu à New York en juin 1897[26]. Le même combat est aussi mené par le chef d’orchestre du New York Symphony Orchestra, Walter Damrosch (1862-1950), également directeur musical à la NBC où il animera de 1928 à 1942 la prestigieuse émission Music Appreciation Hour, diffusée dans le réseau scolaire (ainsi que sur les ondes de CKAC[27]) ; et cette idéologie sera défendue par l’importante revue mensuelle Musical America, fondée en 1898 par John C. Freund, qui diffusera largement la valeur de cette « good music » en l’intégrant aux activités commerciales du milieu musical. Cette revue a de nombreux correspondants à travers le monde ainsi qu’à Montréal[28]. À ces trois premiers responsables, nous pourrions ajouter le célèbre critique musical et commentateur des concerts de la New York Philharmonic Society diffusés par CBS, Deems Taylor (1885-1966), sur lequel s’appuie le critique Frédéric Pelletier du Devoir. Nous y reviendrons plus loin.

Comme l’explique Greene, ces « missionnaires », nés dans la seconde moitié du xixe siècle, baignent dans la culture victorienne. Ils défendent une définition de la culture pourtant largement remise en question après la Première Guerre, et ils la véhiculeront jusqu’au début de la Seconde Guerre :

Les changements culturels importants qui surviennent au tournant du xxe siècle entrent directement en conflit avec ces ardents défenseurs de la « bonne musique » et le rôle social qu’ils cherchent à défendre au milieu des années 1920 est complètement dépassé. Dans ce contexte de changement, leurs efforts demeureront inutiles[29].

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Ces défenseurs de la « bonne musique » répudiaient le jazz et la musique populaire en émergence aux États-Unis après la Grande Guerre, un corpus jugé « mauvais », ainsi que plusieurs oeuvres modernes, car non représentatives des canons de référence. Ils visaient une démocratisation de l’art par une uniformisation des styles, niaient le caractère individuel et original d’une oeuvre, et prônaient la diffusion d’un répertoire accessible à toutes les classes sociales. Cette vision étroite d’un certain type de musique « universelle » excluant toute démarche plus individuelle a isolé les activistes et a démontré leur totale incompréhension quant à la relation de la musique à l’individu[30].

Partagée par l’industrie musicale, cette vision idéalisée de la bonne musique a conduit à la formulation de nombreux clichés. On en retrouve de multiples exemples dans la littérature musicale destinée à un large public et publiée avant la Seconde Guerre sous le titre général de Music Appreciation[31]. En voici quelques exemples : la musique pure est plus élevée que la musique à programme ; la musique de chambre est la plus noble des formes musicales ; la musique instrumentale est plus profonde que la musique vocale ; la valeur de l’opéra allemand surpasse celle de l’opéra italien. Cela sans oublier le classement au bas de l’échelle de la musique populaire et du jazz, ces mauvaises musiques dont l’écoute, selon ce discours, risque de « parasiter » les critères à la base de la compréhension de la bonne musique et de diminuer la capacité de l’auditeur à en détecter les qualités essentielles.

De son côté, le musicologue David Joel Metzer, qui a étudié les fondements de la modernité musicale à New York entre 1915 et 1929[32], nomme ce mur de résistance qu’affronte la jeune génération de créateurs la « genteel tradition », expression utilisée pour la première fois en 1911 par le philosophe américain George Santayana[33] et reprise en 1937 par l’écrivain de gauche Malcolm Cowley pour décrire l’affrontement générationnel des écrivains des années 1910-1930[34]. Associé à la culture victorienne, ce groupe a construit son système de pensée sur la croyance en des certitudes immuables et sur le caractère universel des préceptes philosophiques, moraux, religieux et esthétiques. Il rejette tout comportement qui déborde des cadres ainsi fixés. Il cherche à surmonter l’aspect trivial de la réalité par la conquête de la raison sur le sentiment, le raffinement dans l’éducation. Il exige de l’art, et de la musique en particulier, des qualités d’équilibre et de retenue qui lui permettent de transcender cette réalité et de contrôler les pulsions.

Pour eux, la musique, comme les autres activités culturelles, devait être isolée de la vie quotidienne pour atteindre un niveau idéal de la manifestation de la beauté, de la noblesse et de la moralité bien au-delà d’une expression intrinsèque de l’expérience humaine […] Walter Damrosch et son frère Franck, les meilleurs propagandistes de cette génération « de bon ton », ont défendu cette idée que la musique avait pour fonction d’élever l’auditeur au-dessus des banalités de la vie quotidienne[35].

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Et, comme le conclut l’auteur, ces activistes étaient en quelque sorte des survivants ou des reliques d’un autre âge. On comprend alors que, pour les modernistes, cette toile de fond (cette culture victorienne), portée par la « genteel tradition » qui collait au xxe siècle, soit devenue une force d’inertie qui freinait toute création artistique personnelle et que, pour les diffuseurs radiophoniques, ce discours imposait une certaine censure et des limites importantes aux choix musicaux.

Discours étanche et pratique poreuse. Réception du mouvement « Make America Musical » au Québec et adaptation de la programmation radiophonique

C’est du côté de la critique qu’il faut maintenant se tourner pour analyser l’influence que ce mouvement américain a eue sur le discours musical québécois. Prenons un premier exemple : critique musical au journal Le Devoir durant plus de 27 ans, Frédéric Pelletier y a tenu, en plus de critiques ponctuelles reliées à des concerts, une chronique régulière substantielle publiée tous les samedis où il discutait abondamment, sur un ton moralisateur qui ne supportait guère la contestation, des choix musicaux (concerts en salle et émissions radiophoniques) acceptables à ses yeux.

Étonnamment, c’est vers New York, et non vers Paris[36], que le regard de Frédéric Pelletier se tourne pour présenter soit des modèles de conservatoire, soit des exemples de salles de concert, soit des initiatives de mécénat. C’est aussi à partir de textes de critiques américains qu’il introduit ses lecteurs à des réflexions sur la musique, souvent empreintes des clichés qui parsemaient, entre autres, les commentaires de Damrosch à l’émission Music Appreciation Hour. Pelletier a une grande admiration pour ce chef d’orchestre, et il en témoignera dans deux articles soulignant son 70e[37] et son 80e anniversaires[38] dans lesquels il souligne la valeur des commentaires radiophoniques du chef d’orchestre américain : « Cette forme d’enseignement n’a pu avoir que des résultats peut-être capables de contrebalancer l’influence néfaste de la mauvaise musique, elle aussi répandue à flots[39] ».

Il commente régulièrement les textes d’Olin Dowes du New York Times, ceux d’Henry T. Finck du New York Evening Post, ceux de Lawrence Gilman, qu’il classe « au premier rang des littérateurs de l’Amérique de langue anglaise » et dont les chroniques démontraient que « la sûreté [sic] de ses jugements n’avait d’égale que la prodigieuse exactitude de son information[40] », et ceux de Virgil Thompson (qui remplace Gilman à la suite de son décès) au New York Herald Tribune.

Il épouse le patriotisme de Deems Taylor[41], qui se porte à la défense des compositeurs américains, encore trop négligés dans la programmation des concerts. Pelletier reprend les mêmes arguments les 10 avril 1937 et 12 mars 1938 pour revendiquer la diffusion des compositeurs canadiens.

Pelletier feint d’ignorer la littérature musicologique française, préférant commenter les articles américains de David Ewen[42], et informe ses lecteurs des premières grandes synthèses historiques publiées en 1940 chez Norton par Paul Henry Lang (Music in Western Civilization), Curt Sachs (History of Musical Instruments) et Gustav Reese (Music in the Middle Ages). Pour justifier ces choix de lecture, il écrit :

Rien ne nous oblige, en temps normal, de toujours compter sur la France et de nous tenir satisfaits d’une telle remorque. Si nous tenons à conserver notre colonialisme intellectuel près de deux siècles après nous être débarrassés de notre colonialisme politique, il n’y a certes pas de quoi nous vanter, à plus forte raison, à l’heure ou les liens sont rompus […] Ne serait-il pas temps de penser que, si nous avons réellement une « mission providentielle » à remplir du côté de l’Amérique, il est temps de passer à l’action et que nous incluions notre développement artistique[43].

Plusieurs aspects du discours de Frédéric Pelletier s’apparentent aux idées véhiculées par la « genteel tradition », telle la différence qu’il établit entre « la musique populaire et la musique populacière[44] ». Pelletier n’est certes pas le seul critique montréalais de cette période. D’autres ont également été porteurs de ce courant esthétique américain[45], et il ne fait aucun doute que les directeurs radiophoniques ont dû tenir compte de l’impact médiatique que pouvaient susciter leurs choix musicaux. Comment en sont-ils arrivés à contourner ce discours ?

En rendant poreuses les frontières musicales étanches établies par ce mouvement américain entre les différents genres musicaux, soit par des émissions au contenu varié, soit par la manipulation du répertoire classique et populaire, la radio a réussi à créer un genre radiophonique typique qui formait une sorte de zone grise où il devenait difficile, voire impossible pour le critique, de distinguer le noble du trivial, le savant du populaire, le bon du mauvais, le sain du malsain. Cette stratégie, offrant un dégradé subtil des genres musicaux, a permis à la radio de se développer et de conquérir un large public, de « démocratiser la culture » tout en éliminant le caractère moral attribué à la musique par la « genteel tradition ».

L’analyse du discours esthétique auquel a été confrontée la radio à ses débuts nous a permis de mieux cerner le contexte de diffusion de la musique. Cette nouvelle configuration de propositions musicales offertes à la radio à cette époque pionnière a modifié considérablement la classification des genres telle qu’elle avait été établie par la musicologie au début du xxe siècle. Cette porosité entre les genres classique et populaire disparaît progressivement du champ radiophonique après la Seconde Guerre, alors qu’émergent des auditoires de plus en plus fragmentés qui conduiront le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC, créé en 1976) à proposer, en 1991, deux catégories affirmant davantage la spécificité des genres, comme nous l’avons évoqué au début de notre propos : la musique générale, soit le populaire (rock et de danse), le folklore-chansonnier, le jazz-populaire ; et la musique pour auditoire spécialisé, soit la musique traditionnelle, le folklore et le jazz authentique, et… la musique de concert, incluant la création contemporaine, c’est-à-dire :

[…] la musique « classique » incluant l’opéra, l’opérette et le théâtre lyrique y compris le grand opéra, l’opéra-comique, le drame lyrique, le théâtre lyrique narratif ; et toute musique qui englobe des normes de forme, de structure et de goût arrêtées par les artistes au cours des siècles, comme étant les plus propres à communiquer des concepts complexes de la manière la plus cohérente, y compris la musique de compositeurs contemporains qui emploient dans leur ensemble ou en partie des normes établies[46].

Ces catégories ont cependant été révisées en 2000. Le CRTC augmenta les catégories destinées à la musique populaire en y ajoutant le country, la musique acoustique et la « belle musique » (musique de détente), et renvoya du côté des musiques spécialisées le folklore, les musiques du monde, le jazz, le religieux non classique et… la musique de concert dite « classique », incluant l’opéra, l’opérette et les comédies musicales[47]. Toute allusion aux compositeurs contemporains et aux musiques de création, qu’elles soient contemporaines, actuelles, électroacoustiques ou multimédiatiques, a été rayée du texte. Ce retour à la porosité des genres explique, en partie du moins, que ces musiques de création aient pratiquement disparu de l’univers radiophonique au profit des « musiques intermédiaires ».