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La ville de Montréal n’a rien perdu de sa grande fascination comme objet d’étude et comme terrain d’enquête pour les chercheurs en sciences humaines. En matière de productions historiennes, la cuvée de l’année 2011 est particulièrement riche, avec la parution d’études remarquables en histoire environnementale et en histoire des femmes[1], en plus de celle dont il sera question ici. La communauté des chercheurs et des professeurs dans le domaine ne peut que se réjouir de ces nouvelles connaissances et interprétations du passé montréalais qui sont ainsi portées à notre attention.

Peopling the North American City est le fruit de la collaboration remarquablement stable et féconde entre deux géographes montréalaises : Sherry Olson, professeure émérite à l’Université McGill, et Patricia Thornton, professeure titulaire à l’Université Concordia. Elles proposent ici une exploration minutieuse et innovatrice de la société montréalaise dans cette période de soixante ans qui s’étend de l’Acte d’Union jusqu’au tournant du xxe siècle. C’est là, on le sait, une période extrêmement mouvementée dans l’histoire de la ville, car elle témoigne d’une série de mutations profondes : croissance démographique spectaculaire alimentée par des courants migratoires qui figurent au premier plan de cette démarche de recherche ; expansion du territoire à mesure que les milliers de nouveaux Montréalais remplissent et dépassent les frontières tracées en 1792 ; transformation de l’économie urbaine sous les effets multiples du capitalisme industriel ; augmentation des niveaux de scolarisation et diffusion d’une culture de l’imprimé. Et j’en passe. Or le défi que se donnent Olson et Thornton est de pousser au-delà d’une présentation mécanique de cet ensemble de mutations, traitées le plus souvent comme des rouages d’une machine appelée l’urbanisation. Les deux géographes insistent plutôt sur le « peuplement » de Montréal au xixe siècle. C’est là une nuance importante, car elle place les Montréalais au coeur de l’histoire de leur ville, dans le rôle d’agents humains actifs et puissants dont les choix individuels façonnent l’espace urbain, sa population et sa culture.

Les lecteurs avertis s’attendront à trouver dans cette monographie un certain nombre d’éléments que l’on associe déjà à la longue collaboration entre les deux géographes. Ils ne seront pas déçus. Au premier chef, on note une approche méthodologique exigeante ayant comme pièce maîtresse une adaptation de la méthode, classique en démographie historique, des « fiches de famille » de Louis Henry. Il s’agit de la préparation de la généalogie collective d’un échantillon représentatif de Montréalais, sélectionnés en fonction de leurs patronymes : les Beauchamp, pour représenter la majorité canadienne-française, les Ryan, pour les Irlandais catholiques, et une série de dix noms de famille débutant avec la lettre B (y compris les Bagg, les Bethune et les Bulmer) pour la population anglo-protestante. Aux données démographiques, issues des registres d’état civil et des recensements nominatifs, sont jumelées pour cet échantillon – baptisé Montréal miniature par les auteures – des renseignements de toute nature tirés d’une montagne de sources complémentaires : rôles d’évaluation, contrats notariés, annuaires Lovell’s (sorte de bottin téléphonique avant la lettre) et journaux, pour ne nommer que quatre des plus importants. D’autres corpus complètent ce tableau documentaire déjà bien garni, dont trois cohortes de naissances, l’ensemble des données issues du recensement de 1881 (numérisées grâce aux mormons), un échantillon important des ménages rencontrés dans le recensement de 1901, ainsi que plusieurs sous-échantillons, dont celui des jeunes adultes de 15 à 30 ans, étudiés en détail à partir des recensements.

On trouve par ailleurs dans cet ouvrage la confirmation de certains résultats majeurs que l’on associe au projet. Au premier plan figure la présence à Montréal de trois régimes démographiques distincts : trois modèles de mariage et de reproduction complètement différents selon la communauté d’appartenance. Mentionnons encore à ce propos la fragilité de la vie humaine en milieu urbain, notamment chez les plus jeunes, ainsi que la forte différenciation ethnolinguistique à cet égard. À la toute fin du xixe siècle, 38 % des enfants canadiens-français meurent avant l’âge de cinq ans, comparativement à (seulement !) 20 % au sein de la communauté anglo-protestante. Le niveau de vie, mesuré avec conviction et justesse par la valeur locative moyenne de la rue habitée par chaque famille, y compte pour quelque chose. Les méthodes statistiques rigoureuses démontrent que l’on doit également tenir compte des pratiques « culturelles » précises – dont le sevrage précoce des bambins canadiens-français dans des milieux de vie rendus meurtriers par la pauvreté des investissements dans les infrastructures de santé publique.

Au-delà de ces attentes, bien comblées, soulignons certains éléments inattendus, novateurs, voire étonnants, que l’on rencontre dans ce riche ouvrage. L’organisation du livre, dans un premier temps, étonne dans la mesure où elle renverse les conventions de la démographie historique (européenne). La démonstration comme telle débute (chapitre 3) avec l’analyse des phénomènes migratoires pour enchaîner avec la mortalité, la fécondité et la nuptialité (chapitres 4, 5 et 6) avant de passer, entre autres, à une analyse très fine des opportunités qui s’offrent aux jeunes sur le marché d’emploi local (chapitre 7) et aux enjeux complexes qui sous-tendent la structure des ménages (chapitre 8). Quelle manière géniale de souligner cette prise de position fondamentale, voulant que les mouvements migratoires doivent être conçus comme le véritable moteur du régime démographique des villes nord-américaines du xixe siècle !

La façon dont les deux géographes traitent du mariage pourrait aussi faire réfléchir. Les spécialistes des populations humaines parlent de l’âge au mariage comme élément fondamental du régime démographique, ayant un impact majeur sur la taille des familles depuis l’époque de Thomas Malthus. Olson et Thornton reprennent et renouvellent cet argument, notamment pour la communauté catholique et francophone, là où, contrairement aux attentes fondées sur des études antérieures (et aux modèles identifiés pour les Montréalaises d’expression anglaise), il n’y a presque pas de trace d’un fléchissement du niveau de fécondité maritale tout au long de la période étudiée.

Et pourtant, de manière fort paradoxale, l’intensité du régime démographique urbain des Canadiens français – où figurent à la fois cette grande fécondité maritale et cette grande mortalité infantile – fait en sorte que les taux de reproduction au sein de la communauté majoritaire sont en réalité moins élevés que ceux des protestants anglophones. L’analyse à la page 140 est particulièrement pertinente à ce sujet. On y découvre que dans les années 1860, les taux de reproduction au sein de cette dernière communauté (là où les enfants sont plus nombreux à survivre jusqu’à l’âge adulte) dépassent par 68 % le niveau requis pour le maintien de sa population d’une génération à l’autre, comparativement à 23 % seulement pour les Canadiens français. Doit-on vraiment chercher plus loin, se demandent les auteures, pour expliquer l’arrivée relativement précoce des pratiques de régulation des naissances au sein de la population anglo-protestante ? De l’autre côté, comment s’étonner de l’absence de telles pratiques au sein d’une communauté francophone où la taille effective des familles est déjà régulée de manière on ne peut plus efficace par la mortalité infantile et enfantine et, de manière progressive à travers la période, par une nette augmentation de l’âge au mariage ?

Mais la plus belle surprise – même si ce ne devrait pas en être une, vu la grande polyvalence et les sensibilités profondes de ces auteures – est la manière dont Olson et Thornton arrivent à dépasser de telles analyses démographiques (aussi fines soient-elles) pour pénétrer dans l’univers culturel de Montréalais du xixe siècle. Tout au long du livre, les analyses chiffrées cèdent très souvent et de manière fort efficace la place aux récits personnels et familiaux, tirés généralement de cette riche archive de testaments, baux locatifs, actes de tutelle, inventaires après décès, pièces judiciaires et articles de journaux construits autour des familles Beauchamp, Ryan, Bulmer, etc. Les questions posées par les deux géographes, notamment dans les derniers chapitres, dépassent par ailleurs largement le registre habituel de la démographie historique. On découvre au chapitre 9, par exemple, des niveaux d’« apartheid » résidentiel (sur le plan ethnolinguistique) supérieurs à ceux documentés au tournant du xxie siècle pour les villes américaines comme Atlanta ou Baltimore, bien connues pour la ségrégation « raciale » de certains quartiers (p. 255). Au chapitre 10, toujours de manière inattendue, l’analyse de la population urbaine cède la place à celle du milieu rural, alimentée par le corpus central dans la mesure (considérable) où il permet une analyse originale de ce que certains appellent la reproduction sociale, problématique ici abordée en d’autres termes, notamment par le biais d’une question simple et directe : comment les familles s’organisent-elles devant l’ancien problème de l’établissement des jeunes (p. 300) ? Il est inutile de dire que les stratégies migratoires comptent pour beaucoup, documentées par des statistiques, mais aussi par des histoires familiales, comme celle de ces frères Ryan qui quittent la ferme familiale aux alentours de Chambly pour suivre le chemin du travail manuel dans les quatre coins du Québec sur une période de vingt ans (p. 302). Tout aussi intéressante est l’analyse (chapitre 11) des émotions sociales, à savoir la honte et la fierté, et le rôle de ces sentiments dans la constitution des identités collectives, perçues à travers une série d’épisodes de confrontation et de concertation située aux frontières entre les principales communautés de la ville. Même les évènements les plus inclusifs, les fêtes civiques par exemple, sont conçus selon les auteures de manière à ce que la « différence » soit reconnue (p. 327).

Voici donc un livre important, imposant avec ses 500 pages et plus, illustré abondamment avec de magnifiques photographies et gravures de l’époque, écrit dans un anglais à la fois élégant, précis et coloré, et qui témoigne amplement de la grande générosité d’esprit des deux auteures. Peut-on dire d’un livre que sa plus belle qualité est la générosité ? Dans le cas présent, je suis prêt à l’affirmer, vu la taille, la valeur et l’intelligence du cadeau que Sherry Olson et Patricia Thornton viennent d’offrir à ceux et celles qui s’intéressent à l’histoire de Montréal.