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Introduction

Les campagnes occidentales expérimentent depuis les années 1970 une recomposition sociodémographique qui restructure inévitablement les interactions locales et les rapports de pouvoir. Comprendre ces nouveaux liens et leurs significations demeure un défi pour les sciences sociales, tel qu’observé notamment par Cadieux et Hurley (2011b) et Gosnell et Abrams (2011). Malgré une littérature internationale abondante sur la néoruralité, peu d’auteurs approfondissent ce sujet souvent réduit aux seuls conflits entre néoruraux et ruraux de longue date autour d’enjeux partiels, sans inclure les décideurs. Considérant le cas spécifique du Québec, notre objectif est de dégager un portrait global et nuancé de ces interactions, d’abord par l’élargissement de l’analyse aux dirigeants d’organismes locaux et aux élus municipaux. Ensuite, nous entreprenons de dépasser la vision conflictuelle par un examen complémentaire des coopérations et complicités entre tous ces acteurs. Enfin, à partir de leurs positions sur l’ensemble des enjeux les concernant, à savoir démographiques, économiques, socioculturels, politiques, environnementaux et agricoles, nous tentons de discerner les terrains d’entente et de dispute.

La première partie de l’article précise le contexte et les fondements théoriques et méthodologiques. La seconde fournit un aperçu des interactions pendant la participation des néoruraux[1]. La troisième s’attarde aux zones de collaborations et de conflits touchant les enjeux et pistes d’actions exposés par chacun des protagonistes[2].

1. Contexte québécois de la néoruralité et repères théoriques et méthodologiques

1.1 La néoruralité au Québec : apparition plus tardive qu’en Europe

La migration de la ville vers la campagne s’amorce lentement au Québec comparativement à l’Europe, de sorte que les études sur cet aspect sont plus tardives. Tel qu’explicité dans un bilan historique (Simard, 2007), ce n’est qu’à la fin du 20e siècle que les premières analyses sont effectuées sur ce mouvement des néoruraux. En réaction à la thèse de la fin du rural de la période précédente axée sur la désertification et l’exode des jeunes (1950-1984), un accent est dorénavant mis sur le renouveau de cet espace et sa complexification. À ce jour, les recherches demeurent peu nombreuses, quelques chercheur(e)s pluridisciplinaires examinant cette migration avec des démarches théoriques et méthodologiques diversifiées. Les thématiques abordées, principalement à partir d’études de villages et régions ou de groupes ruraux précis, sont variées : caractéristiques des néoruraux, processus d’intégration, impacts multiples, embourgeoisement rural.

En 2008, le Groupe de recherche sur la migration ville/campagne et les néoruraux[3] est créé pour approfondir les connaissances sur ce repeuplement rural québécois. Pour rassembler les efforts dispersés des chercheurs et brosser un tableau plus global, deux numéros spéciaux intégrant une comparaison avec la France sont préparés (Simard, 2011b; Bossuet et Simard, 2013). Néanmoins, une vision d’ensemble fait défaut au Québec, car seules certaines régions sont considérées et les interactions rurales se résument souvent aux difficultés sans que les rapports de pouvoir soient vraiment fouillés. Des études supplémentaires s’imposent pour cerner l’ampleur, les enjeux et les spécificités de cette repopulation. Actuellement, celle-ci renvoie surtout à une mobilité interne d’ex-urbains québécois, bien que l'on observe de plus en plus des néoruraux internationaux attirés par des paysages exceptionnels, par exemple le long du fleuve Saint-Laurent.

Désirant particulièrement explorer les relations sociales liées à la néoruralité québécoise et en comprendre le sens, deux recherches furent entreprises. D’abord, une enquête exploratoire a permis de déceler des contacts de collaborations et de conflits entre ruraux (Simard, 2007). Mais dans une étude subséquente, un hiatus ressort entre les représentations et les pratiques de divers acteurs sur l’installation des néoruraux (Simard et Guimond, 2013). Ce constat exigeait une investigation plus poussée des interactions, sans compter que dans une synthèse comparant cette transformation au Québec et en France, une faille affaiblissant les analyses est signalée : celle de focaliser sur la cohabitation entre ruraux anciens et nouveaux et d’escamoter le rôle des autres protagonistes (Simard, 2011a).

En continuité avec ces réflexions, cette dernière étape vient scruter les interactions des ruraux, notamment celles des néoruraux envers les décideurs locaux. Ce sujet délicat, car il attaque de front les jeux de pouvoir, permettra d’établir la configuration des rapports de force dans une société en mutation. Les appréciations respectives des enjeux locaux par quatre groupes d’acteurs, soit les néoruraux, les ruraux de longue date, les dirigeants d’organismes et les élus municipaux, faciliteront le repérage de la dynamique globale de ces rapports, marqués autant par des coalitions que des fractures, des tractations et des compromis fragiles. Leurs logiques et valeurs sous-jacentes en seront mieux captées.

1.2 Approches théoriques sur les usages contradictoires de la campagne

Dès la fin du XXe siècle, des auteurs déplorent la négligence des sciences sociales de creuser la complexité du pouvoir dans les sociétés rurales (Cloke et Goodwin, 1993; Goodwin, 1998; Marsden et Murdoch, 1998). Plus d’études sont réclamées sur la diversité des rapports sociaux, alors qu’elles étaient davantage centrées jusque-là sur les conflits entre locaux et néoruraux de classes sociales distinctes (Cloke et Thrift, 1987; Boyle et Halfacree, 1998; Mougenot, 1986).

Depuis, une importante littérature a scruté des thèmes variés : gouvernance et partage du pouvoir entre État, marché et société civile, démocratie participative, structures de domination et résistances citoyennes, débats autour d’usages ruraux concurrents, et négociations entre intérêts opposés pour ne nommer que ceux-là. Les perspectives sont hétéroclites et souvent partielles en n’ayant pas toujours une vision holistique de tous les enjeux, comme l’attestent certains bilans (Abrams et coll., 2012; Caron et Torre, 2006; Gosnel et Abrams, 2011; Milbourne, 2007; Taylor, 2011). À l’instar de ces critiques, nous relevons un cloisonnement disciplinaire et un manque de transfert des connaissances entre pays, en raison de divisions linguistiques ou régionales.

Par notre contribution, nous espérons amorcer un dialogue pour briser ces frontières, en nous inspirant tant des corpus théoriques de traditions française et anglo-saxonne pour leur complémentarité que des recherches multidisciplinaires. Nous avons surtout retenu les écrits sur les divers usages de l’espace rural et qui s’attardent aux rôles des conflits et des alliances dans la répartition du pouvoir et le développement territorial. Par leurs objets, approches et concepts, ces travaux sont pertinents pour saisir le sens des interactions exposées ici, puisque nos données ne se prêtent pas à une analyse minutieuse et multiniveau du processus décisionnel lié à la gouvernance. Des auteurs invitent d’ailleurs à la prudence, ce dernier concept étant controversé pour son caractère polysémique, idéologique et normatif, et pour son transfert douteux du contexte urbain au contexte rural pourtant dissemblable (Jones et Little, 2000; Paye, 2005).

Partant des mutations des campagnes, telles la diversification socioéconomique et la migration de nouvelles populations, des auteurs s’interrogent sur les effets des nouvelles affectations rurales. Celles-ci consistent en quatre fonctions souvent antagonistes : productive, résidentielle, récréative et de préservation (Holmes, 2006; Nelson, 2001; Perrier-Cornet, 2002; Slee, 2005). Cette multifonctionnalité est liée à ce que Perrier-Cornet nomme la « publicisation des campagnes » due à la popularité du « cadre de vie rural » et de la « nature » et bien illustrée par la migration d’agrément ou de style de vie (Argent et coll., 2007; Benson et O’Reilly, 2009; Cadieux et Hurley, 2011a; Loeffler et Steinicke, 2007; Martin et coll., 2012; Matarrita-Cascante, 2017; Moss, 2006). Elle entraîne des conflits du fait de l’utilisation et du contrôle du territoire rural par des usagers rivaux (par ex. : agriculteurs, néoruraux, touristes), d’où la notion de conflits d’usage et de voisinage qui a catalysé une littérature féconde (Banos et Candau, 2014; Hurley et Walker, 2004; Kirat et Torre, 2006; Klein et Wolf, 2007; Murdoch et coll., 2003; Ulrich-Shad et Qui, 2018; Woods, 2005; Young, 2011).

Correspondant aux diverses fonctions, ces conflits sont liés soit à la production d’activités, soit à la consommation de l’espace rural à des fins résidentielles ou récréatives, soit à la protection de la nature. Ils contribuent au maintien des sociétés en tentant de rééquilibrer les forces en présence lors des discussions sur les enjeux. Loin d’être des échecs de régulation, ils sont révélateurs des interactions et des changements dans les dynamiques rurales socioéconomiques et politiques, alors que différents acteurs tentent d’influencer les orientations du développement à partir de conceptions contrastées de la campagne (López-i-Gelats et coll., 2009; Simard, 2011b et 2017). Des auteurs, en observant principalement les zones périurbaines, insistent sur la persistance des rapports inégalitaires et de domination pendant ces tractations, la complexité des jeux d’alliance et l’ambiguïté de la notion de mixité sociale (Charmes et Bacqué, 2016).

Ces conflits interpellent le pouvoir public local dans son rôle de concertation et d’aménagement territorial, afin de normaliser la coexistence des usages (Brunori et Rossi, 2007; Jeanneaux et Cornet, 2008). Le concept de conflit d’usage est donc fondamental pour comprendre la répartition du pouvoir entre ruraux, spécialement les polémiques avec les décideurs, qui sont au coeur de l’action par leurs responsabilités de gestion de l’intérêt général et de cohésion sociale. La stratégie des divers protagonistes est de convaincre ces derniers du bien-fondé de leur vision des usages pour les amener à adopter des résolutions et des règlements en leur faveur. Il en résulte une redistribution spatiale des usages attestant des luttes quant à la multifonctionnalité rurale.

Quoique les études se concentrent sur l’enjeu environnemental prépondérant (Abrams et coll., 2012), d’autres domaines sont examinés notamment économiques, sociaux, politiques et culturels dont Gosnells et Abrams (2011), Mackay et coll., (2009) et Robbins et coll., (2009) exposent la richesse et les imbrications complexes. Nous verrons au fil de l’article certaines analyses pertinentes selon les enjeux discutés. Toutes dépeignent des acteurs porteurs d’usages, d’intérêts et de représentations de la campagne souvent opposés. Ces ruraux viennent jeter un éclairage précieux sur les enjeux des conflits et sur les inégalités de pouvoir, puisque par leurs statuts socioprofessionnels variés, ils peuvent avoir une influence différente suivant leurs expertises, réseaux et capitaux disponibles (Gravari-Barbas et Veschambre, 2004; Mitchell et de Waal, 2009; Sauvé et Batelier, 2011). Spécifiquement par des études de cas, ces contributions illustrent les transformations rurales et leurs retombées sur les interactions entre usagers. Certaines apportent une perspective non linéaire du processus relationnel en explorant ses deux faces, soit à la fois les conflits et les coopérations (Larsen et coll., 2007; Matarrita-Cascante et coll., 2017; Torre et coll., 2006).

Bien que plurielles, ces études partagent quelques constats. Elles raffinent la compréhension des interactions et jeux de pouvoir entre ruraux en les articulant à des conceptions différenciées de la campagne. Elles confirment l’emprise et l’interpénétration de multiples facteurs – particulièrement sociaux, économiques et environnementaux – et la possibilité de faire des alliances. Elles démontrent la diversité des conflits et la forte polarisation politique autour des décideurs publics locaux. Enfin, elles sont utiles pour effectuer des comparaisons internationales en indiquant comment, dans d’autres pays, se négocient des attentes antinomiques, quels acteurs sont les plus ouverts ou fermés, quels enjeux semblent les plus consensuels ou épineux et quelles logiques prévalent.

1.3 Méthodologie

Basée sur une méthodologie qualitative, cette recherche a comme principal objectif d’examiner comment se vit au quotidien la cohabitation entre les divers ruraux, anciennement ou nouvellement établis. Pour ce faire, nous avons sélectionné deux territoires québécois contrastés, dont les spécificités propres permettent d’avoir un portrait plus global de la migration de la ville à la campagne de nouveaux résidents. Des entrevues d’une durée moyenne d’une heure et demie ont ainsi été réalisées à la fin des années 2000 dans deux municipalités régionales de comté (MRC) du sud du Québec qui attirent différentes catégories de néoruraux, soit les MRC de Brome-Missisquoi et d’Arthabaska. La MRC de Brome-Missisquoi est une région viticole, touristique et de villégiature où le phénomène de néoruralité est relativement ancien. Reconnue pour ses montagnes et ses beaux paysages, elle accueille surtout des néoruraux retraités en quête d’un environnement naturel exceptionnel et paisible. Cette MRC compte 21 municipalités où habite une population mixte, anglophone et francophone, de 58 314 habitants selon le dernier recensement en 2016. On y note un embourgeoisement rural et une hausse de la valeur foncière, ce qui complique l’accès à la propriété pour les jeunes et/ou les populations moins nanties. À l’opposé, la MRC d’Arthabaska est une région agricole et industrielle qui reçoit une population néorurale surtout active et plus jeune en raison des emplois disponibles. Elle est un des principaux bassins laitiers du Québec et se caractérise en outre par de nombreuses industries fromagères. L’agriculture y est prospère avec notamment de grandes cultures végétales et des producteurs de canneberges. Elle compte 22 municipalités totalisant une population majoritairement francophone de 72 014 habitants en 2016 (Carte 1).

Carte 1

Les deux terrains d’étude de Brome-Missisquoi et d’Arthabaska (Québec)

Les deux terrains d’étude de Brome-Missisquoi et d’Arthabaska (Québec)

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Quatre groupes d’acteurs répartis également dans chacune des MRC furent interviewées sur divers thèmes relatifs à la néoruralité. Ils totalisent 93 personnes: 47 néoruraux; 24 ruraux de longue date; 12 dirigeants d’organismes ou d’associations locales; et 10 élus municipaux. Les dirigeants et élus forment ensemble le cercle des « décideurs ». Par « néoruraux », nous entendons des individus qui vivaient auparavant en milieu urbain, particulièrement dans la métropole montréalaise, ses banlieues ou dans des villes moyennes, et qui ont fait le choix de s’installer en permanence en milieu rural depuis un minimum d’un an ou un maximum de 20 ans. Il ne faut donc pas les confondre avec les populations plus saisonnières, comme les villégiateurs et les touristes, ni avec les navetteurs des banlieues autour des grandes villes qui relèvent d’autres problématiques. Le tableau 1 présente les définitions et les principales caractéristiques des personnes interrogées.

Retenons que les néoruraux et les dirigeants sont les plus scolarisés, la majorité détenant un diplôme universitaire. Les élus municipaux, tous des maires, sont les plus âgés car aucun d’eux n’a en bas de 40 ans. Exclusivement des hommes, la plupart sont natifs de leur MRC et la moitié ne l’ont jamais quittée, contrairement aux autres acteurs qui ont massivement séjourné ailleurs, parfois à l’étranger ou dans une autre province canadienne. Avec les ruraux de longue date, les élus sont les moins scolarisés.

L’analyse ici porte sur deux thématiques explorées auprès des quatre groupes :1) la participation locale des néoruraux et des ruraux de longue date et leur évaluation des difficultés; 2) la vision des principaux enjeux locaux et les actions à poser pour les cinq prochaines années par les décideurs. La comparaison des réponses a facilité le repérage des convergences et divergences, des rapports de pouvoir et des enjeux susceptibles d’engendrer des coopérations ou des frictions. Nous voulions donner la parole aux protagonistes pour en tirer les processus et les logiques, en nous inspirant de la théorie ancrée de Glaser et Strauss (2009).

Dans les parties suivantes, nous exposons d’abord les expériences et représentations des néoruraux suivis de celles des décideurs. Nous terminons par celles des ruraux de longue date qui figurent comme groupe-témoin, ceci pour détecter les complicités entre ruraux anciens et nouveaux et pour éviter d’attribuer aux néoruraux une spécificité qui serait en réalité partagée avec d’autres.

Tableau 1

Définitions et principales caractéristiques des quatre groupes d’acteurs

Définitions et principales caractéristiques des quatre groupes d’acteurs

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2. Participation locale des néoruraux : un bilan mi-figue mi-raisin et un code de conduite implicite

Signe de leur engagement actif, la quasi-totalité des néoruraux s’investit dans le conseil municipal et dans des organismes locaux ou groupes de pression. Des contacts complexes avec les décideurs émergent déjà, car un bilan croisé de cette participation révèle des discordances. Alors que la plupart des décideurs affirment que les néoruraux sont bienvenus et écoutés, les néoruraux sont partagés. Les coopérations sont facilitées par la proximité avec les décideurs, mais ils ont connu des difficultés comme le blocage de projets et leur exclusion des discussions. Ils en déduisent qu’il est nécessaire de se montrer subtils et diplomates puisqu’il y aurait une frontière à ne pas franchir dans ces rapports de force : « il ne faut pas arriver avec tes gros sous, puis tes gros sabots, puis vouloir tout changer. Tu pourrais te faire des ennemis » (BMNEO2)[4]. S’il faut être « stratégique » selon eux, c’est pour maintenir un « équilibre acceptable » entre intérêts diversifiés, surtout vis-à-vis des élus municipaux, qui sont particulièrement ciblés dans leur bilan mitigé.

Les ruraux de longue date endossent partiellement ce bilan mi-figue mi-raisin des néoruraux. Ils reconnaissent ne pas toujours se sentir bienvenus et écoutés par les décideurs, avec qui les échanges peuvent être problématiques. Conscients que les néoruraux suscitent des inquiétudes à cause des changements qu’ils revendiquent, les ruraux de longue date précisent les écueils que ces derniers risquent de rencontrer s’ils n’agissent pas avec tact : « Il ne faut pas que la personne arrive comme une charrue. Il faut qu’il y ait une intégration qui se fasse sans choquer » dit l’un d’eux (ARLD37). Certains décideurs l’admettent volontiers :

Il y en a que, oui, ils vont avoir une intégration plus facile. Ils ne s’en viendront pas ici en roi et maître […à l’opposé] d’autres qui vont venir ici vraiment plus pour essayer de chambouler la municipalité

AREM5

Ce thème d’un « code de bonne conduite » régissant les interventions des néoruraux traverse plusieurs entrevues. Il est révélateur d’interactions compliquées et de règles implicites pour que ces nouveaux campagnards gagnent une crédibilité et une bonne écoute, tel que relevé dans la littérature (Pattern et coll., 2015). Ce comportement respectueux est une condition pour faire oublier leur origine urbaine et le sobriquet péjoratif des « 514 » qu’on peut leur attribuer au Québec[5]. Cela a piqué suffisamment notre curiosité pour nous pousser à approfondir ces relations par l’analyse des enjeux qui les affectent.

3. Zones de collaborations et de conflits concernant les enjeux et les pistes d’actions

Coeur de l’analyse, cette partie revêt un double intérêt : a) dégager les espaces d’alliances et/ou d’oppositions entre les néoruraux, les décideurs et les résidents de longue date à propos des enjeux soulevés et y cerner les rapports de pouvoir marquants; b) apprécier par une approche diachronique et prospective la présence ou l’absence de cohérence entre ces enjeux et les pistes d’actions envisagées d’ici cinq ans par les divers protagonistes. Trois grandes zones ressortent, chacune associée à des enjeux spécifiques : 1) une zone de collaborations autour des enjeux démographiques; 2) une zone mitigée entre collaborations et conflits autour des enjeux économiques ainsi que sociaux et culturels; et 3) une zone de conflits autour des enjeux politiques, environnementaux et agricoles. Lorsque significatives, les différences territoriales sont soulignées.

3.1 Zone de collaborations

Une première zone de collaborations émerge avec les enjeux démographiques, qui sont les seuls à générer un consensus dans les deux MRC.

3.1.1 Enjeux et actions démographiques 

L’augmentation des ainés et un taux de fécondité insuffisant dans les régions québécoises (ISQ, 2014) amènent les quatre groupes d’acteurs des deux MRC à prioriser les enjeux démographiques. Près des trois quarts de tous les néoruraux les considèrent doublement primordiaux : d’abord pour la croissance de la communauté par l’arrivée de jeunes familles actives professionnellement; ensuite pour le maintien et la bonification des services pour attirer et retenir des ruraux (par ex. : écoles, soins de santé, eau potable). Les néo-Bromisquois sont particulièrement soucieux de l’intensification du vieillissement collectif en raison du faible renouvellement générationnel et de la migration de retraités dans la région. « Il ne faut pas que cela devienne juste une place de retraités, le village va mourir », s’alarme l’un d’eux, qui invite à « faire de la place aux jeunes » en leur facilitant l’accès à des emplois et à des maisons bon marché (BMNEO1). Ils oublient que la population tant active qu’à la retraite peut contribuer au dynamisme démographique (Blasquiet-Revol et coll., 2011; Gucher, 2014).

Plusieurs néoruraux des deux MRC estiment que la croissance démographique est ralentie par un accès difficile à la propriété et au logement occasionné par les restrictions de développement en zone verte de la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles :

Un des problèmes, c’est l’incertitude pour [l’avenir] de l’école. Donc, ça prend des jeunes familles. Il n’y a pas beaucoup de logements abordables pour des jeunes familles. On aurait besoin d’un développement en zone blanche

BMNEO19

En filigrane, se devine une critique de l’embourgeoisement rural qui réduit les nouvelles installations étant donné le prix exorbitant des maisons. Tous les acteurs s’en inquiètent, spécialement les citoyens de longue date : « Les jeunes ne peuvent pas rester ici, les maisons ne sont plus achetables » dénonce l’un d’eux (BMLD35). Ces effets pervers d’exclusion d’individus moins nantis, tels les jeunes locaux, affectent divers pays (Dirksmeier, 2008; Phillips, 1993; Raymond, 2004; Tomassi, 2018). Il en résulte un sentiment de dépossession qui attise l’animosité envers ces nouveaux arrivants fortunés, tel que constaté dans des études réalisées au Québec (Doyon et coll., 2011; Guimond et Simard, 2010; Simard et Guimond, 2012) ou ailleurs (Ghose, 2004; Solana-Solana, 2010). Ce phénomène touche surtout le territoire de Brome-Missisquoi où la construction de condos de luxe et les ventes de maisons cossues font monter la valeur foncière et le taux de taxation, comme l’illustrent ces propos :

L’abordabilité du logement va être un enjeu très important. Les taxes ont flambé, c’est à un point où justement ça précipite l’exclusion […]. C’est cool de rentrer des taxes dans tes coffres, mais si les gens de la place sont obligés de s’en aller parce qu’ils ne sont plus capables de les payer, bien ça c’est quelque chose de majeur

BMDO9

En fait, la totalité des élus municipaux et la quasi-totalité des dirigeants et des ruraux de longue date des deux MRC s’accordent avec les nouveaux ruraux sur les mêmes préoccupations de décroissance et de carence de services et d’habitations :

Ce qui nous manque ici, c’est des nouveaux terrains pour se bâtir. On est zoné vert, puis on est cerné. L’expansion du village est compromise à cause de ça, parce qu’il n’y a pas de maisons à vendre ici

ARDO6

Quant aux actions des cinq prochaines années proposées par les quatre groupes d’acteurs des deux MRC, elles sont cohérentes avec les enjeux énumérés. On peut donc anticiper sur le plan démographique des relations de connivence puisqu’un consensus apparaît sur l’impératif de deux interventions municipales : d’abord, accroitre la population par des politiques familiales ou des incitatifs financiers pour les jeunes (dons de terrains, exemptions de taxes); ensuite, favoriser l’accueil et l’intégration des nouveaux résidents par davantage de services et un meilleur accès au logement et à la propriété, notamment par le dézonage.

Cette synergie sera fructueuse si l’on se fie à la volonté commune de la quasi-totalité des décideurs d’agir sur les difficultés démographiques et aux pistes d’actions similaires qu’ils suggèrent. Seul bémol : les dirigeants des deux MRC et les citoyens de longue date d’Arthabaska restent muets sur les solutions à adopter pour régler les problèmes de l’eau, pourtant jugés importants par les néoruraux.

3.2 Zone mitigée : entre collaborations et conflits

Contre toute attente, une seconde zone intermédiaire et éclatée entre collaborations et conflits se démarque à propos des enjeux tant économiques que sociaux et culturels. Selon les acteurs et les territoires impliqués ainsi que la nature des dossiers traités (litigieux ou consensuels, complexes ou simples etc), cette oscillation peut s’accentuer de sorte qu’il est difficile de dégager des interactions dominantes, car un constant balancement entre coopérations et rivalités les caractérise dans les deux MRC.

3.2.1 Enjeux et actions économiques

Les enjeux économiques préoccupent aussi l’ensemble des acteurs. Près des trois quarts des néoruraux bromisquois et arthabaskiens les évoquent sous deux angles : investissements municipaux et développement de projets économiques[6]. Pour le premier, il s’agit d’entretenir les routes et infrastructures municipales, tels les systèmes d’égouts et les terrains de jeux. Certains précisent l’importance d’accompagner ces projets d’une règlementation limitant les nuisances (par ex. : bruit, poussière, trafic routier). Le deuxième angle concerne la diversification des entreprises et la revitalisation locale. Ceci renvoie à la valorisation du patrimoine et d’un tourisme durable et écoresponsable (routes des vins, produits du terroir), et plus rarement à la création ou à la consolidation d’un parc industriel ou de sites commerciaux, comme l’énonce ce néorural : « Les centre d’achats, la croissance du développement par rapport à garder les espaces plus ruraux, c’est le conflit actuel et futur » (BMNEO25). Le tourisme excessif et ses effets communautaires dommageables sont critiqués, en concordance avec des études internationales (Cousin, 2008; Gilbert, 2006). Plusieurs insistent sur le nécessaire équilibre entre développement, maintien du caractère villageois et protection de l’environnement :

L’enjeu, c’est le développement normal versus le développement à outrance, c’est l’équilibre entre la protection et la mise en valeur du territoire […]. Il y a un développement qui doit se faire en fonction du bien-être des gens et non pas juste en fonction de la quantité d’argent qui rentre

BMNEO1

Cette notion d’« équilibre dans le développement » risque de générer des rapports tendus, par les significations opposées qu’elle revêt pour des acteurs porteurs de conceptions et d’intérêts divergents quant à la croissance (Costello, 2007; Halseth, 1998) ou la patrimonialisation (Bossuet et Torre, 2009). Les conflits qui éclatent sont alors révélateurs d’enjeux d’appropriation de l’espace rural par des protagonistes désireux de contrôler son développement en s’imposant dans l’arène politique locale.

Étonnamment, la thématique de l’emploi est peu explorée par les nouveaux résidents malgré une insertion professionnelle problématique. Expérimentant des conditions de travail précaires, ceux-ci doivent souvent créer leur entreprise faute de travail correspondant à leurs compétences (Simard et coll., 2011; Simard et Guimond, 2009). Seuls les néo-Arthabaskiens mentionnent une déqualification et une création limitée d’emplois. Ce silence dans Brome-Missisquoi s’explique par la migration prédominante de retraités, quoique les décideurs et ruraux de longue date y soulignent des problèmes de formation des jeunes. Conscients de l’importance des nouvelles technologies de l'information et des communications pour dynamiser l’économie rurale, les élus des deux MRC et quelques dirigeants pointent du doigt l’absence d’Internet comme obstacle au télétravail et aux échanges commerciaux.

En fait, la majorité des décideurs et des résidents de longue date des deux MRC semblent en accord avec les enjeux ciblés par les néoruraux, malgré qu’ils fassent peu référence à l’équilibre du développement. Cela démontrerait la primauté des considérations économiques, typique de la régulation néolibérale (Young, 2008). Un seul élu se questionne sur le développement économique et l’étalement résidentiel au détriment du « cachet du coin » (BMEM1). Ayant généralement une vision plus critique et globale que les élus, certains dirigeants souhaitent une réflexion à long terme sur le développement et son arrimage aux autres enjeux, notamment socioculturels et environnementaux :

Il faut arrêter de mettre les enjeux économiques avant les enjeux sociaux et regarder les impacts, avoir une analyse plus globale des choses, avoir une vision à long terme, puis avoir une vision moderne des choses. Puis, ça c’est partout, les élus municipaux n’ont rien qu’une vision économique

ARDO11

I would say sometimes it gets very heated because in the planning for the region, there are some people that want, entrepreneurs, say, or more commercial ventures feel that the development would make life more prosperous, and against that, you’ve got some people that are from a different area and what they like is the peace and quiet. So they’ll fight. And I think everywhere you find that, you’ve got pro-development and against development. And sometimes two people just clash

BMDO8

Des dirigeants déplorent aussi « les guerres de pouvoir » d’élus envers les nouveaux résidents et leur refus d’utiliser les compétences de ces derniers :

L’expertise d’un tas de gens ici n’est absolument pas reconnue. On ne veut même pas les voir. C’est des néos, tu sais! C’est des gens qui vont foutre le bordel au conseil municipal, critiquer tout ce qu’on fait, etc. Il y a un côté je ne dirais pas parano, mais de village assailli : ils nous menacent et ils vont se mêler de nos affaires. Ce sont des guerres de pouvoir

BMDO6

À propos des actions à privilégier, les acteurs des deux MRC, même si moins bavards sur ce point, semblent cohérents avec les enjeux identifiés. Les suggestions couvrent des mesures variées pour encourager tant le développement de projets économiques (attraction d’entreprises, promotion touristique) que des investissements municipaux. À première vue, on pourrait donc penser que les interactions des acteurs dans les deux MRC sont caractérisées par une coopération économique, tous s’entendant sur l’urgence de revitaliser le milieu. Une analyse plus fine révèle que ce consensus reste fragile vu l’insistance mise par plusieurs néoruraux, et dans une moindre mesure par des ruraux de longue date et des dirigeants, sur un développement économique équilibré et modéré, soucieux des impacts multiples, tandis que cette préoccupation fait principalement défaut aux élus municipaux :

Ce que je voudrais, c’est que les élus soient un peu plus réveillés et ne se laissent pas trop embarquer à cause de l’argent que ça [projets économiques…] donne, puis les taxes. Il faudra qu’on sente que, vraiment, les élus et la municipalité sont à notre service, au service de ses citoyens

BMLD35

Bien que la concertation entre décideurs jumelée à un leadership proactif soient deux conditions gagnantes de l’action publique, celles-ci semblent défaillantes pour définir le type d’usage et de développement territorial, comme le confirme ce dirigeant : « J’ai l’impression des fois que les décideurs se lancent la balle. Il y a des actions qui doivent se faire en concertation localement, ou au niveau de la MRC. Mais ce qui arrive, c’est en silo encore » (ARDO10). Cette absence de synergie donne prise aux divisions et aux polémiques. Suivant les circonstances, il sera possible d’assister à des fluctuations dans les alliances de départ, certains acteurs pouvant se dissocier de la planification économique proposée par les élus et les promoteurs et basculer dans la contestation.

3.2.2 Enjeux sociaux et culturels et pistes d’actions

Avec les enjeux sociaux et culturels, un second espace mitigé émerge, oscillant entre conflits et collaborations. Ils occupent une place plus périphérique auprès des nouvelles populations, les réponses étant diffuses comparativement aux enjeux précédents[7]. Près du tiers des néoruraux arthabaskiens et bromisquois les mentionnent, en les associant surtout au maintien ou à l’expansion d’activités sociales et culturelles.

Dans des proportions semblables, les élus municipaux et les résidents de longue date des deux MRC valident ces besoins, alors que les derniers rajoutent parallèlement l’importance de l’implication sociale et culturelle. Pour eux, cet engagement permet de rassembler les ruraux autour d’un projet collectif tout en favorisant l’intégration des nouveaux venus et le renforcement d’un sentiment d’appartenance, tel qu’observé dans une analyse sur les espaces de rencontre des nouveaux et anciens ruraux (Guimond et coll., 2014). Quant à l’ensemble des dirigeants, ils ne soulignent pratiquement que cette implication.

Quoique la participation des néoruraux soit appréciée pour leurs nouvelles idées et réalisations, certains décideurs et ruraux de longue date craignent une forme de « colonisation de classe », selon l’expression de Phillips (1993). La culture ne se concevrait dans ce cas que pour les goûts d’ex-urbains bien nantis. Elle deviendrait inaccessible, ce qui risquerait d’accentuer une distance socioculturelle entre ruraux :

Je trouve qu’à date, ce que les nouveaux résidents ont apporté, c’est positif, mais j’ai peur que ça aille trop loin. On va se retrouver avec une mentalité de ville

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Ce que j’aimerais le plus, c’est que la population, quelle qu’elle soit, avec les moyens qu’elle a, puisse en profiter s’il y a un concert, puisse profiter de la culture, qu’on ne soit pas obligé d’établir des prix d’entrée trop hauts pour que ce soit accessible à tous

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Déjà, nous décelons des interactions compliquées, marquées à la fois par l’entraide entre ruraux pour la mise sur pied d’activités variées (Bonerandi et Hochedez, 2007) et par les crispations et clivages attribuables notamment aux statuts socioéconomiques, valeurs et intérêts distincts (Bruneau et coll., 2018; Roy et coll., 2013; Stockdale, 2010). Curieusement, 40 ans plus tard, le thème de la culture cristallise encore des craintes et des oppositions des « locaux », comme pour les premiers néoruraux des Cévennes françaises, en raison de goûts culturels différenciés (Clavairolle, 2008).

Les quelques actions recommandées par les néoruraux, bien que compatibles avec les enjeux énoncés, sont pratiquement irréalisables. Ceux-ci souhaitent que les élus investissent davantage dans les événements socioculturels, sachant qu’ils sont parfois réfractaires à les financer même s’ils y voient des bénéfices. Cette ambivalence des élus est attestée par les faibles dépenses culturelles des petites municipalités québécoises (Provençal, 2013). Elle affaiblit leur rôle clé dans le développement de ce secteur, comme l’indique ce nouveau villageois :

Il faut pousser gros pour que les élus financent des activités culturelles. S’il y a un projet qui ne plaît pas, t’as des bâtons qui arrivent, la grosse garde [les élus] qui vient le bloquer

ARNÉO6

Certaines tensions sont donc perceptibles, d’autant plus que peu fournissent des pistes d’actions parmi les autres acteurs des deux MRC. Le silence complet des élus et des résidents de longue date de Brome-Missisquoi étonne, car ils bénéficient de l’apport bénévole des néoruraux dans des organisations variées, telles que les salles de spectacles ou les associations historiques (Simard, 2008). Une volonté d’agir de manière concertée semble faire défaut, ce qui peut nuire aux chances de réussite des projets culturels, tel que relevé en France rurale (Regourd, 2007). Un va-et-vient entre complicités et conflits se profile, attribuable aux rares initiatives des décideurs et à la fragilité des convergences socioculturelles parmi les ruraux. Dans leurs pratiques, les autorités municipales sous-estimeraient la capacité intégrative des événements sociaux et culturels, engendrant conséquemment des relations citoyennes de subordination pour obtenir des fonds.

3.3 Zone de conflits

Une troisième zone résolument conflictuelle apparaît autour des enjeux politiques, environnementaux et agricoles. Paradoxalement, ceux-ci ont mobilisé moins d’acteurs, malgré des affrontements et des rapports de pouvoir évidents. Se sont-ils censurés par peur de projeter une image négative? C’est probable, puisqu’une gêne de parler des discordes transparaît dans leurs propos.

3.3.1 Enjeux et actions politiques

Les enjeux et actions politiques, débattus par un tiers des interlocuteurs de chaque groupe, canalisent plusieurs interactions insatisfaisantes. Alors que les néoruraux des deux MRC identifient deux enjeux, soit la gestion des municipalités et leur aménagement territorial, les autres acteurs se limitent au premier. De prime abord, un consensus semble se dégager dans les deux territoires concernant la gestion, mais un écart ressort avec les élus. Pour les dirigeants et les ruraux, anciens ou nouveaux, il s’agit surtout d’assurer une saine gouvernance par davantage de transparence et d’ouverture et une meilleure participation citoyenne dans les décisions :

Les actions des élus municipaux face aux enjeux devraient être d’abord d’écouter la population, ou en tout cas au moins comprendre les besoins de la population, s’ouvrir sur le monde actuel […] pas rester enfermés dans une espèce de petite gang à faire tout secrètement. Donc, faire preuve de grande ouverture, écouter et puis retenir les bonnes idées

BMDO6

Les conseillers municipaux, il y en a qui sont ouverts, il y en a d’autres qui trouvent donc fatigant quand l’autre [le néorural] veut avoir tel service

ARNÉO6

En revanche, les élus soulèvent d’autres aspects de la gestion municipale, notamment les coûts élevés des services et l’insuffisance des ressources financières :

Le gros problème des petites municipalités, c’est qu’on n’est pas capable de rendre tous les services à la population parce qu’on n’a pas les revenus. On a 47 km de routes à entretenir […] et avec des systèmes d’aqueduc, c’est la qualité de l’eau qui est à vérifier quotidiennement, c’est onéreux

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Certains critiquent les demandes déraisonnables et « urbaines » des nouveaux ruraux, tels le transport collectif et l’insistance mise sur la règlementation et la consultation. Cela génère forcément des hostilités selon ce maire : « les noyaux les plus durs, si on ne les consulte pas, c’est qu’on est antidémocratique » (BMEM1). Ces élus paraissent moins réceptifs à leurs doléances, qu’ils qualifient parfois de « pacotilles » :

J’ai mes réguliers [néoruraux] qui viennent à chaque assemblée tout le temps pour souvent des petites pacotilles, tandis que quand j’ai des néoruraux et que les anciens sont dans le tas aussi, bien là mon assistance c’est 50-50, là ça veut dire que c’est vraiment sérieux

BMEM1

Ces controverses entre néoruraux et élus sur l’administration municipale ont été observées ailleurs (Cognard, 2011; Bossuet, 2007). Elles visent tant l’agacement des élus devant des requêtes coûteuses, que les frustrations des nouveaux résidents à l’égard de leur exclusion et des décisions précipitées, à l’instar du témoignage de cet individu : « Le budget a été revoté, mais ils ont fait ça un 22 décembre à 19 h le soir. J’étais dans les préparatifs de Noël et je n’y suis pas allé » (ARNÉO11).

Une fracture manifestant une perte de confiance mutuelle apparaît : d’un côté, des néoruraux refusent certaines pratiques et résolutions municipales jugées inéquitables et proposent des alternatives. De l’autre, des élus interprètent ces démarches comme des perturbations et une menace à leur capacité de gérer le bien public, plutôt que d’y voir une occasion d’échanges pour établir des objectifs politiques communs, d’où leurs réflexes de préserver leur autorité en marginalisant les néoruraux. Déjà en 2000, Kayser présageait ces luttes de pouvoir, car les nouveaux venus « éventuellement candidats à des responsabilités municipales constituent une force de proposition qui compte, face à un pouvoir notabilaire qui s’effrite » (p. 103).

Pour terminer ce premier enjeu, on note une préoccupation autant chez les décideurs que chez les citoyens relativement aux élections et au renouvellement d’un conseil compétent :

Pour faire évoluer les municipalités, il y a du travail à faire au niveau de demander un certain niveau de connaissance et d’éducation […] parce qu’on évolue tellement vite. Il y en a qui ont des postes décisionnels et ils ne s’intéressent à rien d’autre qu’à leur petite vie. Je trouve qu’ils ne sont pas à leur place, et ça m’inquiète

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Here, it’s a tiny village. So, the town council, it’s always the old-timers who have been here a long, long time and make all the decisions. And then the newcomers, you can see they want change and they’re working for change. But it’s very hard for them to get in because there’s this core group that controls everything

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Seuls les néoruraux des deux MRC parlent du deuxième enjeu de l’aménagement territorial par les municipalités. Inquiets des décisions improvisées et du favoritisme, ils insistent sur la cohérence de la planification, surtout sur le respect du plan d’urbanisme municipal et de son règlement de zonage par les élus et les promoteurs :

C’était la consultation publique sur le plan d’urbanisme que la municipalité a essayé d’adopter rapidement. Il y avait plein d’aberrations que le conseil essayait de nous passer […]. Tout le monde était préoccupé du développement qui va se faire sur la montagne. Il y a eu un consensus au niveau de la protection des terres, à part les deux, trois développeurs et la municipalité qui disaient « on va aller chercher des taxes, en vendant plus de terrains, en développant des condos »

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Ce commentaire laisse transparaître le mécontentement des néoruraux, qui risque de déclencher des frictions puisque tous les autres acteurs demeurent silencieux sur ce sujet. Plusieurs études exposent cette conflictualisation de l’aménagement rural : collusions d’intérêts dans l’élaboration et l’application de plans stratégiques, visions discordantes des utilisations du sol, législations imprécises, irrationalités dans l’implantation, manoeuvres d’intimidation, nuisances (Abrams et Gosnell, 2012; Gilbert, 2010; Scott et coll., 2011; Sotiropoulou, 2007). La position compliquée de l’élu « entre le marteau et l’enclume » et l’arrivée des néoruraux comme « facteurs de contestation » sont aussi soulignées (Subra, 2006). Chipeniuk (2004) rajoute que les administrateurs municipaux sont souvent mal préparés et sous-financés pour planifier adéquatement cette migration.

En somme, cette double remise en question de la gestion et de l’aménagement renvoie à des enjeux procéduraux (transparence et consultation) et structurels (légitimité de l’action publique, démocratisation) (Dziedzicki, 2004). Corrélativement à la crise de confiance, on assiste à une désapprobation sérieuse du processus décisionnel et des orientations politiques afin de susciter une nouvelle discussion de l’intérêt général et travailler à coconstruire une mixité équilibrée des usages.

Quant aux actions recommandées, elles sont partiellement cohérentes avec les enjeux. Les ruraux, anciens ou nouveaux, et les dirigeants réclament principalement des mesures pour répartir les pouvoirs entre citoyens et institutions variées. Étonnamment, les élus désirent à l’avenir consulter la population durant les exercices de planification municipale alors qu’ils étaient auparavant muets sur ces aspects. S’agit-il d’un discours opportuniste et « politiquement correct » sur la démocratie participative au moment où le marketing électoral valorise l’intégrité, l’ouverture et l’inclusion? Le relatif désintérêt des maires pour les revendications des néoruraux, spécialement sur l’aménagement, incite à le croire. Manifestement, les enjeux politiques figurent comme principaux foyers de rapports de force entre néoruraux et élus dans les deux MRC.

3.3.2 Enjeux environnementaux et pistes d’actions

Les enjeux environnementaux sont signalés dans des proportions semblables à ceux politiques. Les Bromisquois sont plus conscientisés en raison d’une conjoncture propice : mobilisation contre des coupes à blanc au Mont Sutton, recrudescence des algues bleues au Lac Champlain, normalisation des fosses septiques et sensibilisation d’un groupe de pression local[8]. Peu étonnant, les jeunes s’impliquent davantage, le respect de l’environnement étant une de leurs valeurs fondamentales (Pronovost et Royer, 2004).

Concrètement, trois enjeux ressortent des entrevues réalisées auprès des néoruraux des deux MRC : 1) la protection de l’environnement et la sensibilisation; 2) la réduction de la pollution; 3) la préservation des paysages. Ils sont particulièrement volubiles sur le premier enjeu, en spécifiant les dossiers de protection des sites sensibles (par ex. : étangs, boisés, montagnes) et les législations et règlementations complexes et onéreuses à gérer :

You know, there are green zones almost everywhere, but people are allowed to use their land for some money-making ventures, so it becomes questionable whether they’re respecting the laws

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Au niveau de l’environnement, du respect de certaines normes de l’environnement, c’est pelleté dans les cours des municipalités, mais pas les budgets qui vont avec

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Certains néo-Bromisquois préconisent le développement durable, en déplorant cependant les difficultés rencontrées pour bloquer les intérêts contradictoires. Ils rappellent l’impérieuse nécessité de parvenir à un équilibre entre le développement économique, social et environnemental tout en s’acquittant efficacement de leur responsabilité de « chien de garde » :

L’enjeu local, ça va être de gérer le développement pour pas qu’il soit sauvage […]. Alors, c’est de talonner les élus pour qu’ils mettent les trois axes de développement durable [économie, social, environnement] toujours au même point. Puis, c’est là qu’on est chien de garde, car l’environnement est un point faible : ils reviennent vite aux anciennes habitudes de mettre du béton partout

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Cette vision obligée des trois dimensions du développement durable trouve écho dans la littérature, étant estimée indispensable pour la cohésion sociale et la revitalisation rurale (Gagnon, 2012; Jean, 2012). Aussi, les incidences des pratiques protectionnistes sont examinées sous les angles contrastés de la sauvegarde des richesses locales ou des polémiques entre protagonistes variés (Banos et Candau, 2014; Roy et coll., 2005).

Concernant le deuxième enjeu de pollution, les néoruraux évoquent les algues, la contamination par les produits agricoles et la dégradation des systèmes d’égout et d’aqueduc. Ils exigent une vigilance accrue pour empêcher la détérioration des écosystèmes aquatiques et terrestres et prévenir une pénurie d’eau potable. Leur inquiétude pour cette ressource, mentionnée dans la section démographique, témoigne des fréquents conflits d’usage à son sujet au Québec, qui détient 3 % des réserves mondiales d’eau douce, de même qu’à l’étranger (Manceron, 2006).

Pour le dernier enjeu, les nouveaux résidents dénoncent les répercussions d’une approche non écologiste sur les paysages. Combinées à l’impact des deux premiers enjeux, celles-ci sont désastreuses puisqu’elles anéantissent le cachet villageois et son capital naturel et historique :

Il y aura des grandes conséquences pour le paysage, pour le développement. Il y a la mairie qui veut telle chose, il y a les résidents qui veulent autre chose. Parce que le haut de la montagne a été trop construit. Alors les nouveaux arrivants voudraient que ça baisse un peu parce qu’il y a une ville en haut […]. Entre les chemins, vous allez voir les grands condos, un village fantôme sauf à l’époque du ski

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Des études tant canadiennes (Domon et coll., 2011; Jamal et Eyre, 2003; Simard, 2017) qu’américaines (Gobster et coll., 2004; Walker et Fortmann, 2003) et européennes (Dupré, 2007; López et coll., 2009; Richard et coll., 2014; Tommasi et coll., 2017) illustrent cette sensibilité, non exclusive aux néoruraux, envers les dimensions qualitatives du territoire. Elles démontrent l’empreinte profonde d’un développement mal planifié sur les qualités paysagères, tels des projets de déforestation ou d’exploitation de carrières en zone montagneuse. Des facteurs explicatifs tant économiques et politiques que sociaux, culturels et historiques démystifient les hostilités et logiques contradictoires d’initiateurs de projets concurrents (par ex. : patrimonialisation vs lotissement) ainsi que des divisions de classe et des inégalités écologiques quant à l’accès aux aménités de la nature (Deldrève, 2011). Une gestion intégrée est réclamée pour garantir la cohérence des initiatives et un équilibre entre préservation et développement (Paquette, 2007).

À part quelques exceptions dans Brome-Missisquoi, les décideurs et ruraux de longue date n’adhèrent pas aux multiples enjeux des néoruraux, ayant tous une appréciation partielle des défis environnementaux. Les élus et ruraux de longue date ne sont préoccupés que par la pollution, tandis que les dirigeants ne s’intéressent qu’à la protection de l’environnement et à la sensibilisation. Transparaissent alors des conceptions, valeurs et intérêts divergents sur l’usage des espaces naturels qui engendrent inévitablement des clivages et des rapports de force entre défenseurs écologiques et promoteurs de projets. Les décideurs et néoruraux des deux MRC reconnaissent volontiers que ce sujet est sensible et au coeur d’interactions conflictuelles :

Aussitôt qu’on touche à l’environnement et à l’urbanisme, là tous les poils sont hérissés, puis tout le monde surveille ça de très près. Il y a vraiment un clivage : les nouveaux veulent préserver le caractère du village, les anciens, il y en a qui aimeraient bien aussi que le village se développe

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Une réduction des tensions à une simple opposition duale entre nouveaux résidents et ruraux de longue date serait abusive. La situation est plus complexe, car certaines valorisations paysagères communes existent au Québec (Ruiz et Domon, 2013), tout comme des collaborations lors d’engagements citoyens (Guimond et Simard, 2011). À l’instar d’analyses internationales, il faut dépasser ce cliché de deux groupes constamment antinomiques sur l’environnement et le développement territorial (Jones et coll., 2003; Pistre, 2010; Smith et Krannich, 2000). En outre, d’autres acteurs (décideurs, experts, aménagistes, développeurs, randonneurs, chasseurs, organisations professionnelles, syndicats) interviennent dans ces débats. Étant porteurs avec les ruraux, anciens et nouveaux, de définitions différentes et équivoques sur la nature, tous contribuent à alimenter des confusions et incompréhensions à la base des conflits (Cadieux, 2011; Deldrève et Candau, 2014).

Peu suggèrent des pistes d’actions qui demeurent assez cohérentes avec les enjeux identifiés, hormis pour les élus qui nomment à la dernière minute quelques programmes de protection et de sensibilisation. Paradoxalement les néoruraux, nombreux à défendre l’environnement, restent quasi-silencieux sur cet aspect. Est-ce dû à un défaitisme? Les prédictions négatives de certains néoruraux et dirigeants semblent l’indiquer : « Pour l’environnement, il y aura moins d’espaces verts. Les fermes vont se rétrécir, les maisons vont pousser. Ça deviendra pollué et les gens vont encore quitter » (ARNEO15).

3.3.3 Enjeux et actions agricoles

Étrangement, les enjeux et actions agricoles sont traités marginalement par tous, alors qu’ils sont sujets de débats virulents dans les médias et la littérature (Blackstock et coll., 2006; Domon et coll., 2011; Rialland, 2004; Smithers et coll., 2005), et qu’Arthabaska comprend des terres arables abondantes[9]. Partant du constat unanime dans les deux MRC du déclin de l’agriculture, notamment des fermes laitières, le quart des néo-Bromisquois souhaitent sa redynamisation par une agriculture biologique et des pratiques agraires alternatives, à l’opposé de l’agriculture intensive. Ils reprennent l’idée du développement « équilibré » :

Je me suis installée ici parce que je voulais un coin calme où il peut y avoir un équilibre entre un village et soit une exploitation agricole autour, ou une exploitation bien pensée, des forêts. Ça ne sert à rien de faire des mégaporcheries, de faire une gigantesque ferme avec 250 vaches […]. Les gens de plus en plus aiment le fromage : pourquoi ne pas élever des chèvres?

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La même proportion de néo-Arthabaskiens juge que les législations et normes agricoles sont trop strictes et coûteuses à appliquer. Ces néoruraux des deux MRC se soucient des nuisances tels que le bruit et les odeurs : « La production des aliments, la production agricole fait beaucoup de contamination et dans 20 ans, on va avoir des rivières pleines de sédiments » (ARNEO16).

Quant aux dirigeants des deux territoires, uniquement la moitié s’exprime sur ces enjeux. Généralement d’accord avec le diagnostic des néoruraux, ils ajoutent la difficulté de recruter une relève. Ceux de Brome-Missisquoi préconisent la régénération par l’agrotourisme, un type d’activité bien amorcé avec la route des vins ou les produits du terroir. Pour leur part, à peine le tiers des élus des deux MRC évoquent évasivement ces enjeux. Leur banalisation des nuisances agricoles pour privilégier les retombées économiques les expose à des rapports de force litigieux avec les néoruraux :

C’est sûr que la culture de la canneberge s’est intensifiée au cours des 10 dernières années. C’est sûr que les structures de routes sont affectées … et les cours d’eau. On dit aux néoruraux qu’on ne peut pas empêcher cela, car les agriculteurs sont des payeurs de taxes, puis c’est leur gagne-pain. Pour notre municipalité, c’est une grosse économie, il y a une récolte d’au moins 20 à 25 millions [de dollars] par année

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De la même manière, les citoyens de longue date des deux MRC négligent cet enjeu, étant donné que seulement un tiers mentionne le déclin et l’urgence d’un redressement. Ils affichent des positions pour le moins contradictoires, certains critiquant les nuisances contrairement à d’autres qui endossent la fonction productive de l’espace rural et ses incidences en termes de bruit, de poussière et d’odeurs :

Mais, la campagne c’est un lieu de production, puis il y a du bruit. De la gravelle, ça en prend. Il faut aller en chercher quelque part. Mais c’est sûr qu’on ne la veut pas à côté

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Le fermier qui étend sa merde, il n’aura plus le droit […]. Car les néoruraux finissent par détruire le secteur agricole parce qu’ils ont trop de revendications et qu’ils les gagnent

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Des conflits d’usage entre les quatre groupes peuvent donc surgir, alimentés par une représentation idyllique de la campagne (Daucé et Léon, 2002; Halfacree et Rivera, 2012; Smith et Phillips, 2001). Il faut cependant nuancer, car certains néoruraux ne sont pas enclins à cautionner cette description paradisiaque et se montrent agacés par les plaintes du voisinage :

Il y a toute la question du développement agricole versus l’idée bucolique que les gens se font de la campagne. Mais si tu as des voisins qui se plaignent sans arrêt des odeurs, du bruit, bien […]. Il faut que tu t’attendes quand même à ça quand tu restes en campagne

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Cette ambivalence envers le secteur agricole se traduit par des pistes d’actions diffuses. Une minorité de néo-Arthabaskiens en énoncent un nombre limité, tandis que de rares décideurs et résidents de longue date des deux MRC favorisent des mesures incitatives de relance.

Cela signifie-t-il que peu d’acteurs sont concernés par l’agriculture? Certes, celle-ci ne constitue plus l’unique pilier économique en raison d’une diversification appréciable. Pourquoi les interviewés n’accordent pas plus d’attention à cet enjeu et font preuve d’autant de réserve dans leurs réponses? Veulent-ils éviter un terrain glissant marqué par des interactions hostiles, ou simplement régler ces onflits à la pièce sans faire de vagues? On ne peut répondre avec certitude, mais le « crash agricole » qu’ils prévoient à long terme et la disparition de l’agriculture familiale au profit de grosses entreprises employant une main-d’oeuvre temporaire étrangère sous-payée, dénotent sans contredit un certain pessimisme.

Conclusion

Dans cet article, nous avons tenté de démystifier un tabou qui entoure les luttes entre néoruraux et décideurs locaux. Ce dossier épineux touchant aux jeux de pouvoir d’acteurs hétéroclites révèle une dynamique compliquée et évolutive de collaborations et de conflits qui dérive de la multifonctionnalité du Québec rural. Ces liens exigent une interprétation nuancée qui ne se limite ni à des relations duales exclusivement fondées sur des discordes ni à des enjeux partiels, car ils ne prennent sens qu’avec l’imbrication complète de tous les enjeux.

En bref, trois grandes tendances cohabitent. Premièrement, un partage des mêmes enjeux et actions ressort sur le plan démographique, dévoilant une volonté unanime de combattre la baisse et le vieillissement de la population. Deuxièmement, une oscillation entre coopérations et oppositions apparait, en fonction des acteurs, des régions et des sujets. Impliquant surtout les enjeux économiques, mais aussi sociaux et culturels, cet état d’incertitude entraîne des fluctuations constantes dans les interactions. Troisièmement, des divergences et affrontements se manifestent clairement pour ce qui est des enjeux politiques, environnementaux et agricoles, lesquels s’avèrent plus susceptibles d’engendrer des rapports de pouvoir. Les dirigeants ayant généralement une meilleure appréhension globale des problèmes, ce sont les élus municipaux qui sont au coeur des polémiques. Ces derniers semblent banaliser plus souvent les enjeux conflictuels, ce qui provoque immanquablement des mécontentements et des accrochages avec les néoruraux. Par contre, on observe un comportement variable chez les ruraux de longue date, qui interviennent tantôt comme alliés, tantôt comme opposants des nouveaux résidents.

En fait, ce sont des conceptions contrastées du territoire rural et de son développement futur qui transparaissent lors des désaccords entre les quatre groupes au Québec. Quoique diverses et complexes, on peut grossièrement réduire ces représentations aux deux qui sont dominantes au fil de nos entretiens, afin de simplifier la compréhension des mécanismes à l’oeuvre dans les complicités et rivalités analysées. D’un côté, il y a les tenants de la vision d’une campagne petite dont on protège l’environnement champêtre pour conserver l’authenticité villageoise. Les expressions utilisées par les acteurs prônant cette idée sont évocatrices : « sauvegarder la campagne et son terroir », « garder le côté ancestral du village », « keep it as a small rural area ». Les néoruraux ne sont pas les seuls à l’adopter, des décideurs et des ruraux de longue date les appuyant selon les circonstances. Le développement préconisé ici est « équilibré », servant de levier pour consolider l’identité et l’image de marque désirées. Les termes sont révélateurs d’ambitions rivales, ce « développement raisonnable » étant constamment opposé au « développement sauvage et à outrance » où dominent les « dommages aux paysages naturels », « la maladie de la construction des condos et des centres d’achat » et la « disparition des petits commerces de proximité ».

De l’autre, se dégage une vision de la campagne axée sur le développement, le tourisme de masse et l’agriculture intensive. Soucieux d’assurer une rentrée de taxes suffisante, les principaux porteurs de ce point de vue sont les élus municipaux associés à des entrepreneurs ou des promoteurs. La campagne telle qu’envisagé par eux est en expansion grâce à l’ajout d’infrastructures et de services, et ce, parfois au détriment du patrimoine naturel et paysager. Leurs propos sont suggestifs, ces acteurs disant vouloir « redynamiser le milieu rural » pour attirer plus de résidents par la construction de lotissements, de centres commerciaux et de supermarchés d’alimentation. Ce faisant, ils affirment satisfaire aux besoins des ruraux tout en attaquant « la vision idéalisée et bucolique de la campagne » de leurs opposants, avec qui les relations s’enveniment.

Deux conceptions antagoniques sont donc à l’origine des tensions liées à la cohabitation des différents usages dans la ruralité québécoise. Il serait réducteur de les résumer par une simple opposition entre conservation et développement, car les deux favorisent un développement, mais distinct qualitativement et structurellement. Elles renvoient à un processus dynamique et ardu marqué par des rapports de force, des débats et des arbitrages où la notion d’équilibre, omniprésente durant les entretiens, est cruciale pour maintenir une multifonctionnalité territoriale acceptable, à l’encontre de la prédominance d’un seul usage. Les défis sont alors de taille, les choix des décideurs devant être continuellement repensés et renégociés afin de répondre au mieux à l’intérêt général des citoyens (Simard, 2018). Chaque controverse déclenche, en effet, de nouvelles exigences et finalités d’acteurs concurrents et chamboule les pratiques décisionnelles habituelles. Une volonté réelle d’ouverture, de transparence, de conciliation et de concertation est nécessaire, par conséquent, pour que naissent des innovations de ce voisinage effervescent. Des compromis, des solidarités et des rapprochements sont-ils possibles dans l’actuelle conjoncture qui montre des attitudes passablement figées, une perte de confiance envers les décideurs, une ambivalence dans les rapports sociaux et une prise de contrôle par des groupes détenant des capitaux favorables? Une orchestration des multiples protagonistes autour du développement territorial tout comme l’atténuation des inégalités économiques et socioculturelles lors des négociations sont-elles utopiques? Il faudrait explorer davantage ces questions. Notons que la situation présentée ici ne concerne que le Québec, ce qui interdit de généraliser. Il serait éclairant que des études supplémentaires et comparatives viennent approfondir cette thématique des liens de pouvoir pour d’autres contextes nationaux, et enrichir ainsi cette discussion.