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Introduction

Les retenues d’eau : enjeux de gestion et appels à une « bonne gouvernance »

En Inde du Sud, face à l’inégale répartition de la pluie dans l’année, des tanks[1] ont vocation à stocker l’eau pour de multiples usages : irrigation, pêche, lavage, lessive, etc. Ils assurent également d’autres fonctions telles que la recharge des eaux souterraines ou la lutte contre les inondations. Ils constituent enfin un patrimoine historique et environnemental (réserves d’oiseaux, etc.). Plusieurs facteurs entraînent cependant une disparition progressive de ces systèmes dits traditionnels. Avec le développement de l’accès aux eaux souterraines dans les années 80, les tanks ont été abandonnés au profit de forages (Aubriot, 2013). En outre, dans la région de Pondichéry, située au sud-est du pays et bordée par le golfe du Bengale, l’urbanisation[2] et la déprise agricole accentuent le manque d’entretien, la pollution et l’empiètement illégal par des cultures ou des constructions. On compte aujourd’hui 84 tanks (lacs) et un grand nombre de ponds (étangs) dans le district de Pondichéry. Leur nombre exact fait débat. Mais surtout, la gestion[3] de ces retenues est controversée.

Les dimensions historiques, sociales et politiques des tanks ont fait l’objet de nombreux travaux (Aubriot, 2013; Mosse, 1999; Shah, 2012; Venot et Krishnan, 2011). Les auteurs interrogent les savoirs construits, les relations de pouvoir, mais aussi les modèles de gouvernance mis en oeuvre autour de ces objets sociotechniques. Ils discutent de la mise en valeur de ces systèmes traditionnels et des modèles de développement rural et de gestion de l’eau promus. En effet, depuis les années 90, les tanks font l’objet d’un appel à une « bonne gouvernance » vis-à-vis de laquelle les auteurs développent une perspective critique. Cette « bonne gouvernance » s’exprime souvent en termes de « gestion participative » posée comme une obligation par la plupart des bailleurs de fonds. C’était par exemple le cas de l’Union européenne lors du programme de réhabilitation des tanks conduit à la fin des années 90 dans la région de Pondichéry. Le TRPP (Tank Rehabilitation Project Pondicherry) promouvait une gestion participative et a conduit à raviver des associations d’usagers (TUA - Tank Users’ Association) pour accomplir cet objectif (Aubriot et Prabhakar, 2011). En 2016, un nouveau programme de réhabilitation financé par la NABARD (National Bank for Agriculture and Rural Development) est lancé avec les mêmes objectifs de gestion participative. Les représentants des TUA toujours actives déchantent cependant lorsqu’ils constatent que les tanks à entretenir ont été choisis sans les consulter, et qu’il est prévu de confier les travaux à des entreprises privées plutôt qu’aux TUA. Ils se mobilisent et dénoncent une collusion entre politiques, administrations et entrepreneurs pour tirer bénéfice de ce programme. Leur mobilisation reçoit le soutien d’autres ONG et de la lieutenant-gouverneur, représentante de l’État central à Pondichéry. L’analyse d’une telle situation alimente les critiques sur la mise en oeuvre d’une « bonne gouvernance » des tanks. Cependant, elle est également propice à révéler les jeux politiques locaux dont ces retenues d’eau font l’objet. Elle constitue un prisme intéressant pour comprendre la dynamique des systèmes locaux de gouvernance au-delà de l’objet tank et du domaine de l’eau.

Questionner les dynamiques de gouvernance locale au-delà de l’objet tank

Ainsi, il ne s’agit pas seulement d’analyser la gouvernance des tanks dans la région de Pondichéry, mais également ce qu’elle nous apprend du système politique indien. Les travaux sur la gouvernance des tanks cités dans la section précédente adoptent également cette perspective. De même, Wade a décrit au début des années 1980 le système de corruption et les collusions politiques-administrations-entrepreneurs autour des systèmes irrigués en Inde du Sud (Wade, 1982). Si la description de Wade reste pour une large part d’actualité, l’objectif de ce texte n’est pas tant de la comparer à la situation actuelle, que de comprendre comment ce système réagit aux injonctions à la « bonne gouvernance » et par quels mécanismes il perdure. Comment comprendre ce statu quo apparent ?

Dans le champ des sciences politiques, Jaffrelot (1998) argumente que l’Inde est « la plus grande démocratie » du monde tout en étant caractérisée par un conservatisme, des réseaux clientélistes et des logiques verticales. Cet auteur insiste sur le pluralisme social et politique de la démocratie indienne, mais un pluralisme fondé sur la collaboration des élites et caractérisé par une inégale structuration de la société civile et un faible renouvellement des groupes sociaux représentés. Depuis les années 90, des initiatives et de nouvelles pratiques de participation émergent et se développent entre démocratie représentative et démocratie des mouvements sociaux, en particulier dans les grandes villes. Mais elles n’incluent toujours qu’une faible partie de la population. Dans le cas de Chennai, Harriss (2007) montre l’implication de la classe moyenne en relation directe avec l’administration alors que les pauvres passent toujours par les partis politiques. Dans le cas de Delhi, Tawa Lama-Rewal (2016) observe une ouverture à des idées et à des publics nouveaux, mais constate également que la demande de participation est socialement conservatrice et ne s’articule pas à la démocratie représentative. La mise en oeuvre de démarches participatives y renforce une élite associative de la classe moyenne supérieure qui cultive l’entre-soi. Tawa Lama-Rewal (2019) montre dans la suite de ses observations comment la version radicale de la participation promue par l’AAP[4] à Delhi a suscité l’hostilité et la résistance des élites urbaines, et surtout de la bureaucratie. Quelles initiatives, résistances et reconfigurations du pluralisme observe-t-on dans la région de Pondichéry avec l’appel à une gestion participative des tanks ?

Approche pragmatique de la gouvernance comme forme de coordination

Nous adoptons ici la perspective de la sociologie pragmatique pour comprendre les mises à l’épreuve et les interactions entre différents modes de gouvernance. En considérant la malléabilité du terme « gouvernance », nous l’emploierons dans ce texte non pas dans une perspective normative, mais dans un sens large de forme d’organisation et de coordination. Il s’agit de nourrir une réflexion sur les cultures politiques locales sans les réduire à des traditions ou à des défauts sur le chemin de la modernité. Se situant dans une telle perspective à propos du cas de l’aide alimentaire dans l’Inde urbaine, Landy (2014) qualifie de « gouvernance verticale » le système clientéliste à base politique qu’il observe. Chatterjee (2011), quant à lui, met en valeur l’inventivité des gouvernés. Il oppose la « société civile » libérale fondée sur l’égalité et l’autonomie individuelle à la « société politique » qui implique des médiateurs pour faire valoir ses revendications, souvent via un système clientéliste. Les appels à une « bonne gouvernance » dans la gestion des tanks opposent aux modes de « gouvernance verticale » en place des modes de gouvernance « horizontaux » fondés sur une philosophie libérale. Comment ces modes de gouvernance cohabitent-ils ?

La sociologie pragmatique est attentive à la rencontre entre les dispositifs de participation proposés et les dispositions des participants en prenant au sérieux la capacité des personnes à s’ajuster à différentes situations[5]. Il s’agit d’analyser les formes qui cadrent l’action en situation, associées à différentes grammaires politiques telle la grammaire libérale (Thévenot, 2006). Cela permet, par exemple, de mettre en évidence que l’échec ou la réussite de dispositifs participatifs peuvent également être imputés au format de participation proposé (Richard-Ferroudji, 2011). Tawa Lama-Rewal (2019) montre ainsi comment le dispositif participatif a été adapté à Delhi pour éviter de mettre trop à mal les administrations et favoriser leur implication. La proposition d’un nouveau format de participation peut engager les participants de manière différente et créer des déplacements de position dans le jeu politique. Nous souhaitons explorer cette hypothèse dans notre cas d’étude et identifier ces déplacements pour qualifier les dynamiques dans la gouvernance locale en Inde.

Ce texte s’appuie sur un suivi de terrain de 4 ans basé à Pondichéry (2013-2017). Un suivi longitudinal s’est fait à travers la presse, par des entretiens menés avec des ONG, des agriculteurs et des représentants de l’administration, ainsi que par des enquêtes et focus groups réalisés avec ces mêmes publics dans le cadre d’études prospectives sur l’eau et l’agriculture (van Klink et coll., 2017; Venkatasubramanian, van Klink et Richard-Ferroudji, 2017). En outre, l’auteure a été dans une position d’observation participante à l’occasion de plusieurs évènements, et en particulier lorsque l’expertise de son institution, l’Institut Français de Pondichéry (IFP), était sollicitée. Ce fut par exemple le cas en 2016 lors de consultations sur le plan d’aménagement de la ville. L’auteure a bénéficié des travaux conduits sur le sujet à l’IFP depuis les années soixante (Adiceam, 1966; Aubriot, 2013). Le suivi du travail des ONG a été alimenté par des échanges avec des personnes-ressources et la participation à l’organisation d’un festival sur l’eau de sept semaines en 2016. Il convient cependant de souligner une limite de l’enquête liée aux capacités de communication. Si des échanges directs et approfondis étaient possibles en anglais avec la plupart des personnes dans les administrations et les ONG, la communication avec la majorité des agriculteurs et des élus politiques s’est faite par des intermédiaires parlant tamoul (des acteurs associatifs ou des membres de IFP).

Dans la première partie, nous nous intéressons aux personnes et aux institutions impliquées dans la gestion des tanks. Étant donné l’échelle intermédiaire choisie dans la gouvernance multi-niveaux, celle de la région de Pondichéry, nous ne décrirons pas les différentes catégories d’usagers[6], mais uniquement ceux qui se présentent comme leurs représentants ou font entendre leur voix à l’échelle de la région. Dans la seconde partie, nous discutons des accords, désaccords et formes de coordination, avant de revenir en conclusion sur ce que cela nous apprend de la transformation des modes de gouvernance locale. Un schéma synthétique des institutions impliquées et des coalitions figure en conclusion.

1. Qui est impliqué dans la gestion des tanks dans la région de Pondichéry ?

1.1 Mobilisations de la « société civile »

1.1.1 Les TUA (Tank Users Associations) pour une autogestion des tanks

Les TUA sont des associations formées par des agriculteurs et d’autres usagers d’un tank. À Pondichéry, elles sont héritières des syndicats agricoles mis en place par les Français à l’époque de la colonisation. Elles ont été ravivées à l’occasion du programme de réhabilitation des tanks (TRPP) en 1999 (Aubriot et Prabhakar, 2011). Ces associations ont des buts affichés très larges, depuis « l’autogestion de la distribution de l’eau pour l’irrigation et du développement des ressources du tank » jusqu’à « prévenir les atteintes aux faibles » et « développer le village »[7].Elles bénéficient pour leur fonctionnement de l’usufruit des tanks. Une originalité des TUA de Pondichéry, en comparaison de celles créées à la même époque dans le Tamil Nadu (État voisin), est d’avoir sollicité la participation de toutes les catégories de la population, dont les plus marginales (basses castes, femmes, sans-terre) (Aubriot et Prabhakar, 2011). La création des TUA n’est cependant pas allée sans négociations délicates, en particulier entre les castes (Raghunath et Vasantha, 2008). Ces tensions existent encore aujourd’hui, tout comme le risque de « capture » des TUA par les élites villageoises (Aubriot et Prabhakar, 2011; Mollinga, 2008).

Il existe plusieurs associations fédérant les TUA. Une des plus actives, la Bangaru Neeradhara Koottamaippu Sangam, regroupe 15 TUA. Son président est un ancien membre du parti du Congrès[8] qui connaît bien les rouages de la politique locale et des administrations. Il est de la caste Vanniyar, initialement défavorisée, mais qui a amélioré son statut tant économique que social depuis le début du siècle (Marius Gnanou, 1994). Les leaders des TUA sont en majorité des agriculteurs. Leur implication dans la gouvernance des tanks, comme celle des leaders d’associations d’agriculteurs sont variables. Certains sont fortement impliqués et se mobilisent pour la défense des tanks. La « bonne gouvernance » qu’ils promeuvent revendique une autogestion des tanks par les communautés locales. Un membre de TUA revendique ainsi[9] : « Nous n'avons plus le luxe d'attendre que quelqu'un se batte pour nous. Nous devons nous battre pour ce qui nous appartient. Les gens ont besoin de se réunir, de discuter, de renforcer leurs capacités et d'exploiter les connaissances traditionnelles disponibles en abondance ». Une telle perspective n’est cependant pas partagée par tous les agriculteurs. Une part d’entre eux demande une intervention accrue de l’État.

1.1.2 Un tissu associatif dense, divers et engagé pour la préservation des tanks

Des organisations non gouvernementales (ONG) sont impliquées dans la préservation des tanks. Elles ont des objets variés (aide au développement, défense de l’environnement, promotion de la science, etc.) et agissent à différentes échelles, depuis la région de Pondichéry (p. ex., CERD, Center for Ecology and Rural Development) jusqu’à l’échelle nationale (p. ex., Dhan Foundation, Swaminathan Foundation). Elles s’intéressent aux tanks selon diverses perspectives. L’INTACH (Indian National Trust for Art and Cultural Heritage) est présent dans un souci de défense des tanks comme patrimoine historique. PondyCAN (Pondicherry Citizens’ Action Network), une association de citoyens de Pondichéry, est impliquée pour « préserver l’environnement naturel, social, culturel et spirituel » et« pour promouvoir le bonheur et le bien-être des habitants dans la région et à terme dans le monde entier »[10]. Le CERD et Pondicherry Science Forum font partie du « People Sciences Movement », mouvement laïc qui vise à populariser la science. Ces ONG portent des projets de développement et d’éducation et ont participé à la mise en oeuvre du TRPP.

En 2015, des ONG concernées se sont regroupées avec des TUA au sein du collectif AllForWaterForAll (TousPourlEauPourTous). La préservation et la mise en valeur des tanks étaient au coeur du festival organisé par ce collectif en 2016, et qui comprenait des activités de nettoyage collectif de réservoirs ou encore une journée d’étude sur la conservation des lacs[11].

La plupart des leaders des ONG ont un niveau de scolarité élevé (ingénieur, master, doctorat, etc.) et plusieurs viennent de la caste des brahmanes (haute caste). Plusieurs sont originaires d’autres régions de l’Inde ou de l’étranger[12]. Ils vivent dans des milieux cosmopolites et bénéficient d’un réseau national et international (réseau d’ONG environnementalistes, francs-maçons, entreprises, Rotary club, etc.). La plupart défendent, mais avec des nuances, les principes suivants de bonne gouvernance : le droit et la possibilité de prise de parole pour tous, l’autonomie des individus, l’empowerment, la transparence et la responsabilité des administrations et la lutte contre la corruption.

1.2. Les tanks sous l’oeil de l’administration

1.2.1 Un flou caractéristique des rôles et responsabilités

À l’échelle locale, une dizaine de départements de l’administration [13]est concernée par les tanks. Formellement, les tanks sont sous la responsabilité du département de l'Administration locale (LAD) et de celui des Travaux publics (PWD) pour les plus gros[14]. En pratique, le PWD se substitue souvent au LAD. D’autres départements interviennent en lien avec une fonction ou un objet spécifiques : le Département des Pêches (élevage de poissons dans les retenues), celui des Forêts (arbres cultivés sur les berges), celui de l’Agriculture (usages agricoles),celui de la Santé (hygiène et maladies liées à l’eau), celui du Revenu (administration du foncier, titres, taxes),celui de l’Électricité (raccordement pour alimenter un pompage), le PCC (Pollution Control Commitee – contrôle des pollutions), la PPA (Pondicherry Planning Authority - planification territoriale) et enfin la DSTE (Direction of Science Technology and Environment - conduite d’études scientifiques et techniques).

Nous avons cependant fait le constat que les rôles, responsabilités et implications des administrations sont confus. Ce flou doit être considéré comme une caractéristique importante de la gouvernance locale. Les personnes interrogées reconnaissent ce flou et le manque de coordination entre les services. Un représentant associatif souligne que le fait de multiplier les acteurs et les institutions entraîne une méconnaissance réciproque. Les représentants des administrations n’ont qu’une vision partielle des enjeux relatifs à chaque tank. Réciproquement, les usagers ne connaissent pas toujours les personnes qui sont chargées du problème qui les concerne et à qui ils doivent s’adresser pour formuler leurs demandes ou faire valoir leurs droits. Une telle situation favorise le développement du clientélisme. En effet, l’engagement interpersonnel vient pallier le manque de clarté et de confiance dans l’application des règles formelles. Un agriculteur va par exemple s’adresser en priorité au fonctionnaire qu’il connaît.

Notre second constat est que les positions des administrations et de leurs agents vis-à-vis de la préservation des tanks sont hétérogènes. Nous avons par exemple constaté, dans le schéma de planification de la ville de Pondichéry en préparation en 2016-2017 et axé sur le tourisme, que les tanks étaient peu mis en valeur et que l’eau était peu considérée. À l’inverse, un représentant du Département de l’Agriculture interrogé militait pour la préservation des tanks. Certains agents de l’administration sont fortement impliqués dans le dossier des tanks et leur implication se poursuit au-delà de leur mandat. À la retraite, un fonctionnaire est par exemple devenu consultant et intervient dans la mise en oeuvre du programme de réhabilitation. Un autre continue d’appuyer la mobilisation des associations. Ces personnes jouent un rôle de médiateur ou de courtier.

1.2.2 Un représentant de l’État central actif sur le sujet

Le gouvernement central est représenté à Pondichéry par un lieutenant-gouverneur. En effet, Pondichéry se trouve dans le territoire de Puducherry (nom officiel depuis 2006) qui n’est pas un État de l’Inde, mais un Union Territory (U.T). Ceci signifie que son administration relève du gouvernement central. En mai 2016, Kiran Bedi est désignée lieutenant-gouverneur. Son profil est atypique. Championne de tennis, puis première femme officier supérieur de police en Inde, elle est reconnue pour avoir combattu la corruption durant sa carrière de 1972 à 2005. En 2011, elle s’engage en politique dans le mouvement anticorruption « India Against Corruption » (IAC), puis rejoint le BJP[15] en 2014. À Pondichéry, le pouvoir du lieutenant-gouverneur est souvent exercé de manière honorifique, le pouvoir exécutif étant exercé par le ministre en chef[16] et son gouvernement, responsables devant l'Assemblée législative (voir la section suivante). Mais Kiran Bedi exerce pleinement ses pouvoirs, au risque de conflits ouverts avec des agents de l’État ou avec le ministre en chef. Par exemple, elle a imposé de nouvelles pratiques en arrivant en poste : organisation d’auditions publiques, contrôles-surprises de la présence au travail des fonctionnaires, visites hebdomadaires sur le terrain (souvent en vélo), etc. Elle promeut des principes de « bonne gouvernance » en insistant sur l’efficacité et la transparence des administrations et sur la participation des habitants. Le style de Kiran Bedi peut être vu comme populiste dans le sens où elle favorise la relation directe avec le peuple. Elle s’écarte cependant des pratiques d’un leader populiste[17]du fait, par exemple, de la continuité de la politique qu’elle promeut. Kiran Bedi est très impliquée dans le dossier de la gestion de l’eau et de la préservation des tanks. Elle communique sur le sujet en faveur de leur préservation.

1.3 Les députés(MLA) : des représentants élus incontournables

Les MLA (Member of Legislative Assembly) sont les députés du territoire de Puducherry. En effet, si Puducherry U.T. relève de l’État central pour son administration, il fait partie des deux territoires (avec celui de Delhi) disposant d'un gouvernement autonome selon un amendement spécial de la Constitution. Ainsi, il est doté d'une Assemblée législative composée de 30 membres élus au suffrage universel direct. En 2017, les deux principaux partis présents sont le Congrès, majoritaire à Pondichéry, et le All India N.R. Congress, né d’une scission du Congrès alliée au BJP au niveau national, ce dernier étant peu présent dans le sud de l’Inde. Les partis tamouls, majoritaires dans l’État voisin du Tamil Nadu, sont également présents.

Les MLA sont des représentants élus incontournables au niveau local. Ils n’ont pas de rôle spécifique dans la gestion des tanks, mais ils interviennent effectivement dans l’élection des présidents des TUA ou pour régler des litiges, par exemple en cas d’occupation illicite (Aubriot et Prabhakar, 2011). Ce sont des intermédiaires entre les populations et les administrations. Si le précédent ministre en chef appuyait l’implication des TUA lors du TRPP, son successeur n’a pas exprimé de position en public sur la question. Selon plusieurs personnes interrogées, les politiques ne voient actuellement pas d’avenir à l’agriculture dans la région de Pondichéry et, a fortiori, à l’agriculture irriguée à laquelle les tanks sont associés.

L’absence de panchâyat (conseils élus) dans le district renforce le caractère incontournable des MLA. Plusieurs personnes interrogées y voient une des causes de dysfonctionnement à Pondichéry et appellent à leur instauration[18]. Le 73e amendement à la Constitution de l'Inde, adopté en 1992, oblige en effet tous les États à instituer au suffrage universel direct des panchâyats dans les zones rurales au niveau du village et du district. Les derniers panchâyats ont été élus à Pondichéry en 2006 pour un mandat de 5 ans, cela après 38 ans sans élection. En 2019, aucune nouvelle élection n’avait été organisée. Le manque de volonté politique et administrative, mais aussi de mobilisation locale, sont les causes avancées pour expliquer ce défaut de mise en oeuvre de la décentralisation à Pondichéry et dans de nombreuses parties du pays (Pal, 2004; Vasudevaraju, 2002).

Les députés ont un style et des pratiques politiques qui se distinguent de ceux de la lieutenant-gouverneur. La comparaison de leurs communications sur les réseaux sociaux en est révélatrice. Nous prendrons l’exemple du député Dhanavelu de Bahour, élu en 2016, et dont l’action et la communication sont typiques de celles des MLA. La plupart de ses publications sur les réseaux sociaux[19] le montrent en train de faire des dons aux habitants de sa circonscription (nourriture, équipement de sport, etc.) ou de participer à des cérémonies officielles ou religieuses. Il est vêtu d’une tenue traditionnelle : chemise blanche et dothi[20] blanc. Des images le mettent en scène conduisant un bus, posant devant sa voiture ou tenant un fusil. Une telle mise en image contraste avec celle de la lieutenant-gouverneur. On la voit sur les réseaux sociaux circulant à vélo, en réunion ou saluant des initiatives locales[21]. En outre, elle ne porte jamais de sari, tenue traditionnelle des femmes, mais un ensemble pantalon tunique dont elle revendique le caractère pratique. Le député de Bahour est systématiquement présenté en position supérieure. Il est celui qui nourrit, qui aide, qui est remercié et félicité. Il distribue (« gives » et « provides » sont des termes qui reviennent pour décrire ses actions) et reçoit en retour l’appui de ses administrés pour les élections. Il a assis sa popularité sur sa capacité à être un homme d’influence. Il nous a été par ailleurs présenté comme un ancien goonda (homme de main). Landy (2014) note à ce sujet qu’« élire un criminel n’effraie pas les électeurs, du moment qu’il est puissant et donc protecteur et redistributeur ». Les députés tiennent leur pouvoir d’un réseau interpersonnel. Ils prennent soin de ce réseau et de leurs électeurs.

2. Accords, désaccords et coordinations autour des tanks

2.1 Collusion entre fonctionnaires, politiciens et entrepreneurs

Dans le cas des tanks à Pondichéry, nous avons observé le même type de collusion entre des ingénieurs des travaux publics, des députés et des entrepreneurs que celui observé par Wade (1982) à propos des systèmes d’irrigation. Une telle collusion est fondée sur la possibilité de prélever des revenus illicites sur le montant des travaux d’entretien. Le gouvernement de Pondichéry y alloue un budget récurrent complété par des financements exceptionnels[22]. Cette rente donne prise à des pratiques clientélistes, dénoncées par les représentants des TUA qui soulignent le risque conséquent que les travaux ne soient pas réalisés ou mal faits et rappellent que pendant le TRPP, des actions étaient sous-traitées aux TUA. Depuis, le PWD (à qui sont alloués les financements) a sous-traité principalement à des entrepreneurs. En Inde, les règles de finance générale imposent que les contrats en sous-traitance au-delà d’un certain montant fassent l’objet d’un appel d’offres. Les TUA dénoncent le fait que les entrepreneurs soient désignés par nomination, sans mise en concurrence. Dans le même temps, elles plaident pour un changement des règles au niveau national pour que les TUA puissent être nommées de manière privilégiée au nom de la gestion participative. À Pondichéry, elles ont sollicité un appui en ce sens de la part de la lieutenant-gouverneur, qui a fait pression auprès du PWD pour que les travaux soient confiés aux TUA. Le département s’est exécuté, mais en exigeant des TUA que leur enregistrement auprès des autorités soit à jour. Les TUA ont donc conduit les travaux en octobre 2016, mais elles dénonçaient le fait que la majorité d’entre elles n’avaient toujours pas été payées pour ces travaux à l’automne 2017, cela alors que le PWD émettait de nouveaux appels d’offres. Les représentants des TUA dénoncent également le non-paiement de droits de pêche dont les TUA bénéficient selon leurs statuts ainsi que la corruption d’agents qui ne font rien contre la coupe illégale d’arbres sur les berges ou l’empiètement illicite.

Cette forme de collusion est reconnue, décrite dans la presse[23], dénoncée dans des pétitions et confirmée par les personnes interrogées, incluant des agents de l’administration. Elle s’inscrit dans des dynamiques d’échanges qui dépassent la gestion des tanks. Elle participe à un système de « gouvernance verticale », tel que celui observé par Landy (2014). Ainsi, elle s’appuie sur le système électoral, composante majeure de la démocratie indienne. Les députés offrent des garanties et une sécurité fondée sur les relations interpersonnelles et la redistribution de biens et d’argent, en particulier lors des élections. La légitimation de leur autorité relève d’une grandeur domestique (Boltanski et Thévenot, 1991). Les promotions/mutations dans la fonction publique sont des instruments de ce système avec des coûts d’accès aux postes proportionnels aux revenus potentiels[24] et l’exercice de pressions par les politiques lors des transferts. Les représentants de TUA ont réclamé à plusieurs reprises la mutation d’ingénieurs, au motif de corruption.

Le système collusif implique des agents de différents départements de l’administration, mais tous les agents de l’administration ne sont évidemment pas impliqués et une diversité de positions peut être observée. Certains favorisent une sous-traitance aux TUA ou les appuient dans leurs démarches, ce qui implique une prise de risque considérant qu’un tel système fonctionne de pair avec l’usage de violence et de menaces physiques. D’autres agents de l’administration justifient le fait de ne pas confier le travail aux TUA par le manque d’intérêt des agriculteurs pour préserver la ressource en eau ; par la fragilité des TUA et leur incapacité à conduire les travaux ; ou encore par le fait que les TUA participeraient elles-mêmes au système clientéliste si les travaux leur étaient confiés. Ils rappellent le rôle des ingénieurs des services publics en tant que garants légitimes d’une bonne gestion de l’eau. Enfin, certaines personnes interrogées justifient que les Départements conservent une partie du budget des travaux pour leur propre usage, dans un contexte de crise financière des institutions publiques à Pondichéry, et de difficultés à payer les salaires des fonctionnaires.

2.2 Capacités des associations à s’opposer en jouant dans le cadre institutionnel

Face à ce système de « gouvernance verticale », nous avons constaté une forte implication de TUA et d’ONG et leur capacité à s’opposer, mais aussi à participer à la mise en oeuvre des programmes de réhabilitation. Ce cas est exemplaire d’une diversité d’engagements des associations dans le domaine de l’eau, pouvant aller en Inde d’une posture révolutionnaire jusqu’à celle de prestataire de services pour l’État (Narayanan, Parasuraman et Ariyabandu, 2014). L’Inde est parfois considérée comme faisant partie des « États rusés » – ou « Cunning states » – (Randeria, 2007), qui mettent en avant leur faiblesse pour se déresponsabiliser et solliciter l’appui de la société civile pour la mise en oeuvre des politiques publiques.

Dans le cas observé, les associations sollicitent les outils du système démocratique et négocient leur place dans le cadre institutionnel existant. Elles utilisent diverses modalités d’action, de la manifestation au recours en justice. Par exemple, dans le cadre du festival de l’eau de 2016, elles ont organisé des consultations et des rencontres en manifestant un souci de bonne ingénierie de la participation. Les associations font en outre preuve de vigilance pour faire entendre leur voix dans les consultations officielles[25], par exemple lors de l’élaboration du schéma de développement de la ville de Pondichéry. Elles forcent l’ouverture de certains espaces, comme celui du comité de pilotage du programme de réhabilitation. Elles adressent des pétitions et des courriers à l’administration et aux politiques. Elles ont recours à la presse et font appel à l’appui de scientifiques pour qu’ils apportent des arguments et des informations basés sur leur expertise. La presse générale (comme The Hindu) et la presse spécialisée (tel que le site Internet indianwaterportal.org, cité plus haut), de langue anglaise ou tamoule, relaient la parole non seulement des ONG, mais aussi des agriculteurs. Le recours en justice est également mobilisé pour faire valoir le droit à l’information ou pour lutter contre des projets. Par exemple, l’Ousteri Protection Coordination Committee (OPCC) a déposé une plainte en 2006 pour arrêter la construction d’une faculté privée de médecine dont les eaux usées devaient se déverser dans un tank[26]. La Bangaru Neeradhara Koottamaippu Sangam a intenté une action en justice pour faire interdire l’extraction de sable dans le lit de la rivière qui alimente les tanks. La mobilisation des fonds nécessaires et des compétences pour mener à bien ce genre de démarche pose cependant problème et ces initiatives restent rares.

Dans ce contexte, dans le cas de Pondichéry, les capacités d’action sont accrues par le travail conjoint d’associations dont les compétences se complètent. Les TUA possèdent une forte capacité de mobilisation[27]. Bien souvent cependant, leur niveau d’anglais n’est pas suffisant pour intervenir directement dans la presse de langue anglaise, rédiger des pétitions ou intenter des actions en justice. Réciproquement, certains interlocuteurs comme la lieutenant-gouverneur ou des membres d’ONG ne parlent pas tamoul et n’ont pas d’ancrage local. D’autres membres d’ONG interviennent alors dans un travail de traduction. Ce travail ne se limite pas à une opération linguistique, mais s’accompagne de reformulations, de montées en généralité des préoccupations exprimées et de mise au format administratif ou juridique. D’autres ONG font bénéficier de leurs réseaux jusqu’aux instances nationales et internationales. Une ONG oeuvre par exemple à faire inscrire le territoire de l’un des tanks dans la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Pour donner du poids à leurs revendications, les organisateurs du festival en 2016 ont invité un représentant de l’UNESCO à participer, ainsi que Rajendra Singh, Prix Stockholm de l’eau, ou encore des activistes de Delhi. On retrouve ici un rôle de médiation des ONG pour accompagner la participation d’agriculteurs (Cheyns, 2014). Dans le cas de Pondichéry, l’alliance des TUA avec les ONG et la lieutenant-gouverneur propose une articulation originale et intéressante, dans un contexte indien où la faiblesse de l’organisation du monde agricole est identifiée (Dhanagare, 2016).

2.3 Alliances et compromis fragiles entre associations et le représentant de l’État central

Dans les conflits liés à l’entretien des tanks, des représentants de TUA font appel, avec l’appui d’ONG, à des représentants de l’administration et, en particulier, à la lieutenant-gouverneur. Cette dernière a affirmé à plusieurs reprises son soutien aux TUA, notamment pour que des travaux d’entretien leur soient confiés (voir plus haut). Elle a soutenu la reformation du comité de pilotage mis en place en 2013 pour le suivi du programme de réhabilitation et qui impliquait les TUA et d’autres ONG. Ses décisions se heurtent cependant à des formes de résistance passive de bureaucrates qui tardent à les exécuter. À titre d’exemple, en septembre 2017, les représentants des TUA sollicitent la lieutenant-gouverneur pour qu'ait lieu une réunion du comité de pilotage, cela afin d’organiser l’entretien des tanks pour qu’il soit conduit avant la période des pluies. Or la saison des pluies arrivera sans que le comité ne se soit réuni. La pratique de temporiser jusqu’à la période des pluies existe de longue date. Wade (1982) observait que le département des travaux publics (PWD) faisait l’entretien juste avant la période des pluies, de sorte qu’il était difficile de constater si le travail avait été fait correctement puisque le remplissage par les eaux de pluie masque le fond du tank.

De telles alliances ne correspondent pas aux mécanismes de « gouvernance verticale » précédemment décrits, mais plutôt à une grammaire libérale où chacun maintient son autonomie. Elles se fondent sur une lutte commune contre la corruption et pour l’implication des TUA. À Pondichéry, cette alliance est favorisée par la présence du tissu associatif (voir plus haut) et par la posture actuelle du représentant de l’État central. Elle est cependant fragile pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce que le lieutenant-gouverneur ne peut pas s’opposer systématiquement à ses services administratifs. Ensuite, la courte durée du mandat du lieutenant-gouverneur (en moyenne 2,5 ans) fait que la situation est précaire. Enfin, l’alliance avec la lieutenant-gouverneur peut être vue comme une compromission pour les personnes ou les associations se revendiquant comme laïques, apolitiques ou opposées à la politique actuelle du BJP, le parti de droite nationaliste hindou de Kiran Bedi. À Pondichéry, un représentant associatif souligne la faiblesse de la gauche environnementale et le risque des alliances. De manière générale, en Inde, les mouvements laïques ont été fragilisés dans un contexte de montée du nationalisme hindou (Nanda, 2004). L’engagement de Kiran Bedi dans la gestion des tanks s’inscrit dans le programme national « Swachh Bharat » promu par le Premier ministre, Narendra Modi. Ce programme vise à « nettoyer l’Inde » d’ici 2019. Une des mesures principales est de construire des toilettes dans tout le pays. En avril 2018, face à la faible avancée du programme dans les zones rurales de Pondichéry, Kiran Bedi a menacé de conditionner la distribution gratuite de riz (programme national) à la présence de toilettes et à la collecte des déchets. La promotion d’une « bonne gouvernance » va ici de pair avec un puissant exercice de l’autorité qui correspond à des pratiques courantes en Inde, voire attendues par certains. Concernant le rapport entre gestion des tanks et politique du BJP, il convient enfin de souligner qu’il serait réducteur de qualifier les divergences selon une dichotomie religieux/laïque ou d’attribuer les revendications spirituelles vis-à-vis de l’environnement au BJP. La dimension spirituelle est toujours présente en Inde et peut être sollicitée pour la protection des tanks. Le festival a proposé différentes formes de mise en valeur d’attachements spirituels à l’eau (Richard-Ferroudji, à paraître).  Des évènements ont pris place dans des temples liés à des tanks[28].Un pot à eau a circulé pour recueillir les eaux de tanks de la région et les réunir[29] (Voir image 1).

Image1

Inauguration du festival de l’eau, février 2016. Politiciens, agriculteurs, membres d’ONG et autres participants portant le pot à eau qui allait recueillir les eaux du territoire.

Source : K. Rameshkumar, IFP

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2.4 AllForWaterForAll : les limites d’une coalition élargie

L’action conjointe des associations a pris la forme en 2015 du collectif AllForWaterForAll, qui visait à « impliquer toutes les parties prenantes pour une gestion intégrée de l’eau » (Facebook du collectif, 2017). Ce collectif n’a pas de statut formel. Il s’est formalisé par la création d’une page Facebook et d’un site Internet, et par l’organisation du festival en 2016. Il peut être vu comme une coalition de cause (Sabatier et Jenkins-Smith, 1999) puisqu’il endosse le défi de rassembler les personnes concernées avec un objectif commun. L’organisation du festival a cependant révélé les divergences de points de vue concernant d’une part les enjeux à défendre et d’autre part la forme que devait prendre le collectif. L’épreuve de l’action a montré l’intérêt et les limites d’une telle coalition élargie.

Tout d’abord, des divergences sont apparues lors des échanges, quant à la manière dont les membres du collectif concevaient une bonne gestion de l’eau. Les préoccupations diffèrent entre un agriculteur qui défend ce moyen de survie pour l’économie du territoire et un environnementaliste qui défend la préservation du patrimoine naturel. Ce cas invite à prendre au sérieux la plurivalence des eaux et à considérer les arrangements entre leur préservation et la nécessité de leur usage (Richard-Ferroudji, 2017). Les divergences concernaient également la portée des revendications exprimées, qui allaient de la sauvegarde d’un tank particulier jusqu’à la préservation des systèmes traditionnels dans le monde. L’écart était manifeste lors de la session de clôture du festival entre l’intervention d’un représentant de l’UNESCO et celle d’un représentant des TUA. Le collectif a réussi à faire tenir ensemble les préoccupations diverses de ses membres sans imposer d’alignement. Par exemple, un serment était lu au début de chaque évènement. Il était, rédigé dans des termes suffisamment consensuels pour être acceptés par tous (p. ex., « l’eau c’est la vie »). À l’issue du festival, chacun a formulé ses propres préconisations sans qu’un mémorandum collectif (initialement prévu) ne soit rédigé.

Des tensions sont également apparues au sujet de l’ouverture du collectif. Il était initialement conçu comme une « plateforme » horizontale ouverte à l’ensemble des points de vue et des acteurs. Ses membres se sont toujours refusés à désigner un leader. Si des personnes ou organisations étaient plus visibles dans les moments publics, cela donnait lieu à des rappels à l’ordre. La liberté d’engagement était en outre préservée selon un principe d’« anarchie organisée ». Lors du festival, tout nouveau porteur d’évènement était inclus et, réciproquement, quiconque voulait se retirer pouvait le faire. Cette modalité d’agrégation des initiatives a donné lieu à une effervescence[30] des évènements qui se sont enchaînés sur sept semaines selon les « bonnes volontés »[31]. Nous avons ainsi observé des cooptations rapides sans véritable épreuve d’entrée, mais avec parfois des remises en cause ex post ou des sorties par désaccord. Des discussions ont eu lieu dans les réunions d’organisation pour déterminer qui devait être invité aux évènements et, en particulier, quelle place donner à ceux qui étaient vus comme participant au système corrompu décrit précédemment. Certains, dans un souci de réalisme, estimaient que l’on ne pouvait faire sans eux. D’autres souhaitaient les exclure et mettaient alors en question l’ouverture du collectif. Ainsi, un membre n’a pas participé à la session inaugurale qu’il considérait comme une compromission ostentatoire vis-à-vis des politiciens. Cet évènement était organisé dans un grand hôtel et en donnant les marques de révérence attendues. Les représentants des TUA, comme la plupart des ONG impliquées dans AllForWaterForAll, n’ont pas refusé les interactions avec les administrations et les politiques. Ils s’estimaient suffisamment armés pour accepter des arrangements sans renier leurs objectifs. Toutes les personnes concernées par les tanks n’ont pas cette capacité (relationnelle, financière, etc.) ou cette volonté.

2.5 AllForWaterForAll : les limites d’une « gouvernance horizontale »

À l’issue du festival, les organisateurs ont déploré l’implication insuffisante des agriculteurs (au-delà de la présence de représentants de TUA) et des communautés locales, bien que la participation lors du festival ait été importante. De manière notable, les femmes avaient été quasiment absentes, de même que les représentants d’industries ou du tourisme. Ce constat, ressenti comme un « échec », a entraîné de vives tensions au sein du collectif et soulevé des critiques de captation par la classe moyenne supérieure et les ONG au détriment des « communautés locales ». Des agriculteurs ont dénoncé une manipulation de la part d’ONG pour faire avancer leur propre agenda avec une caution participative. Ces dernières ont écarté toute intention de manipulation.

Nous avançons qu’une explication de l’échec à enrôler plus largement les personnes concernées tient au format de participation proposé. Les dispositifs de participation conçus sur un modèle libéral ou délibératif considèrent le monde comme plat et occultent les différences de pouvoir et de capacités. Un tel oubli parait inconcevable en Inde, où la première chose à laquelle une personne prête attention lorsqu’elle en rencontre une autre c’est d’identifier leur rang mutuel (Kakar et Kakar, 2009). En particulier, le système de caste est toujours en arrière-plan des relations sociales, mais sans être déterministe. Une personne ajustera son action selon la caste connue ou supposée de son interlocuteur. Les membres d’AllForWaterForAll revendiquent de s’en émanciper et de s’émanciper plus largement d’un ordre domestique et des pratiques des MLA. Le collectif est conçu selon une modalité politique libérale, mais il ne donne pas suffisamment de garanties pour que les agriculteurs ou les habitants s’engagent largement. Ceux-ci doutent de pouvoir y exprimer leurs préoccupations, d’y satisfaire leurs intérêts ou que leurs droits mêmes soient respectés. Ils privilégient alors les relations domestiques, qu’ils jugent plus robustes. Dans la région de Pondichéry, cette robustesse se manifeste également dans le détournement d’autres dispositifs de conception libérale, tel que le microcrédit (Guérin et Kumar, 2017). Nous constatons un manque de confiance envers les institutions garantes d’un système libéral qui se fonde sur l’autonomie d’individus qui doivent être suffisamment armés pour cela. Au final, AllForWaterForAll a constitué un réseau mobile dont les liens se distendent ou se réactivent selon l’opportunité, à l’occasion d’une mobilisation contre un nouveau projet par exemple.

Conclusion : Frottements entre « gouvernance verticale » et « gouvernance horizontale »

Ce texte a décrit des modalités de gouvernance autour des tanks dans le district de Pondichéry. Nous nous sommes intéressés dans un premier temps aux institutions et aux personnes impliquées avant d’analyser leurs coordinations. Le schéma ci-dessous en fait une représentation synthétique.

Figure 1

Institutions et personnes impliquées dans la gestion des tanks et leurs coordinations (en pointillés)

Institutions et personnes impliquées dans la gestion des tanks et leurs coordinations (en pointillés)

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Résistance de l’élite traditionnelle et statu quo dans la gestion des tanks

Au-delà de la spécificité de l’objet étudié (la gestion des tanks) et de la région de Pondichéry, ce cas contribue à nourrir les réflexions au coeur de ce numéro spécial sur ce que la mise en oeuvre de principes de « bonne gouvernance » fait aux élites locales. Tout d’abord, nous constatons une résistance des élites traditionnelles, qui participent à un système clientéliste tirant avantage des financements alloués à l’entretien des tanks, en collusion avec des agents de l’administration et des entrepreneurs (ellipses à gauche représentant des liens plus ou moins denses du foncé au clair). Face à eux, se présente une coalition pour la défense des tanks promouvant une « bonne gouvernance » en vue d’une meilleure gestion, entendue comme lutte contre la corruption, meilleure efficacité et transparence de l’administration, et implication des communautés locales via les TUA. Cette coalition rassemble (ellipses de droite), des représentants d’associations, des agents de l’administration, des agriculteurs, mais aussi quelques chercheurs et journalistes. Ce faisant, elle dispose de compétences complémentaires pour agir dans le cadre institutionnel existant. Elle réussit à faire valoir différents points de vue et à influencer des projets. Fondée sur un modèle de « gouvernance horizontale » ou d’« anarchie organisée », elle se frotte au système de « gouvernance verticale », dans lequel s’inscrit le clientélisme, mais sans le destituer. La coalition échoue à enrôler significativement les agriculteurs et usagers des tanks. Ceci aboutit à une forme de neutralisation mutuelle et à un statu quo dans la gestion des tanks, au risque d’une détérioration de la situation en termes d’accès à l’eau et de pollution dans un contexte de pression sur les ressources.

Une première lecture de ce cas alimente le constat d’une démocratie indienne pluraliste fondée sur la collaboration des élites. Il montre la vivacité de certains membres de la société civile en capacité de se faire entendre par les autorités, mais également le défaut de représentation d’autres groupes sociaux. Le cas de Pondichéry invite cependant à nuancer une interprétation en termes de captation par les élites de la société civile. Il convient en effet de prendre au sérieux le fait que les membres d’AllForWaterForAll considèrent comme un échec de ne pas avoir impliqué plus largement les communautés locales dans le festival, d’une part, et d’autre part leurs efforts pour se démarquer de l’élite traditionnelle dans leurs pratiques. Notre analyse montre les limites d’une coalition élargie alors que des divergences existent sur la définition d’une « bonne gestion des tanks » et qui doit être impliqué. Mais surtout, le format d’engagement proposé, façonné sur un modèle libéral, ne prend pas suffisamment en considération les différences de pouvoir et de capacités et échoue à faire prendre part plus largement. Par ailleurs, nous avons identifié un flou caractéristique des rôles et responsabilités des administrations. Au gré des projets et des individus, des membres des différents départements participent à l’une ou à l'autre coalition. Nous avons observé une variété de positions, dont celles d’agents peu impliqués dans la gestion des tanks et à la marge des coalitions.

Développement de formes de médiation alternatives

Ce cas d’étude permet de documenter ce qui se joue aux frottements entre deux modes de gouvernance qui offrent des garanties et des contraintes différentes. Le terme de « frottement » rend compte des rencontres, confrontations et résistances entre différents modes de gouvernance qui peuvent conduire à des échauffements, à leur modification réciproque ou à un équilibre. Les frottements peuvent se traduire par des violences verbales et physiques lorsque des intérêts, des valeurs ou des attachements sont contrariés. Les TUA et les associations d’agriculteurs sont à l’articulation des systèmes de gouvernance « verticale » et « horizontale ». Un agriculteur peut s’adresser à son député local ou aux associations pour faire entendre sa voix. En pratique, les deux modes de gouvernance impliquent des médiations et des médiateurs qu’il s’agit de reconnaître. Dans le système de gouvernance verticale, les MLA jouent ce rôle auprès de leurs électeurs. Les associations proposent des formes de médiation alternatives, adoptant une posture de facilitateur pour accompagner la participation des agriculteurs et d’autres usagers. L’alliance des TUA avec des ONG, des agents de l’administration et la lieutenant-gouverneur propose une articulation originale et intéressante pour faire valoir les préoccupations du monde agricole. Nous avons également constaté que des agents de l’administration se trouvaient en position de médiation. Il sera intéressant de suivre l’évolution des positions et des changements de pratique des TUA et des administrations dans le futur, ainsi que le développement de ces médiations alternatives, aux frottements entre gouvernance « verticale » et « horizontale ».