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Source : Institut de France, Académie des sciences morales et politiques.

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Né à Paris, le géographe Pierre George, qui aurait eu 97 ans le 11 octobre, est décédé le 9 septembre 2006 à son domicile de Châtenay-Malabry, en banlieue parisienne. C’était un homme d’une intelligence, d’une vitalité et d’une culture exceptionnelles. C’était, plus encore, un enseignant hors pair. Il se fait tôt remarquer lors de ses études, quand, à la suite de sa licence en sciences, il arrive premier à l’agrégation d’histoire et de géographie, à l’âge extrêmement précoce de 20 ans, de sorte qu’il est à peine plus âgé que ses élèves quand il se voit nommé professeur au Prytanée militaire de La Flèche. Quelques années plus tard, il soutient sa thèse de doctorat d’État à l’âge inusité de 25 ans, à une époque où l’école française de géographie est à son apogée et où les docteurs en ce domaine obtiennent leur diplôme dans la quarantaine, voire plus tardivement encore.

Pierre George sera professeur de lycée pendant 16 ans. Après avoir enseigné pendant deux ans à Lille, il est nommé à la Sorbonne, où il sera rapidement promu au rang de professeur titulaire de géographie humaine, poste qu’il occupera durant un quart de siècle. J’ai eu le privilège de suivre quelques-uns de ses cours à partir de 1958, quand il était en quelque sorte au sommet de sa remarquable carrière. Je me souviens en particulier du cours de géographie économique qu’il donnait le samedi matin à l’Institut de géographie de la rue Saint-Jacques. Il arrivait à l’heure précise, déposait devant lui quelques feuillets qu’il ne consultait jamais et procédait ensuite à un cours proprement magistral, d’une rare clarté, citant pourtant des dizaines de chiffres, tantôt sur la production du charbon ou du pétrole dans telle ou telle contrée, tantôt sur les échanges commerciaux dans les divers continents ou le revenu par habitant de différents pays. On entendait voler les mouches dans le vieil amphithéâtre bondé. Et quand le maître, au terme d’une heure exacte, quittait la salle, après avoir exposé ce qu’il avait à dire, ni plus ni moins, des applaudissements aussi spontanés que nourris éclataient invariablement, tant les jeunes étudiants pourtant prompts à la critique que nous étions ne pouvaient que s’incliner devant la performance pédagogique à laquelle ils avaient eu la chance d’assister.

À l’époque du Front populaire, de la guerre civile espagnole et de la montée du fascisme en Europe, Pierre George, comme tant d’autres jeunes intellectuels, s’inscrit au Parti communiste. Ayant appris le russe, il a le privilège de parcourir l’U.R.S.S., dont il devient le spécialiste par excellence en son domaine. La géographie de ce vaste pays constitue justement la matière du cours qu’il donne vers 1960 à l’Institut d’études politiques, où il enseignera également pendant plus de trente ans. Mais l’homme n’est nullement doctrinaire et son enseignement reste essentiellement pratique et normalement objectif. On cherchera vainement dans son immense production, plus de 60 livres totalisant au-delà de 14 000 pages, la trace d’une tendance à convertir le lecteur à une quelconque théorie, qu’il s’agisse du marxisme ou de tout autre système de pensée. Très longtemps, il joue aux Presses Universitaires de France un rôle d’éditorialiste pour tout ce qui touche de près ou de loin à la géographie. Il écrit de nombreux Que-sais-je ? principalement sur des sujets de géographie économique : Géographie agricole du monde, Géographie industrielle du monde, Les grands marchés du monde, L’économie des États-Unis, L’économie de l’U.R.S.S., etc. Il écrit beaucoup aussi sur le fait urbain de même que sur les pays de l’est de l’Europe.

Le géographe a une vision planétaire des choses. Ses travaux à l’Académie des sciences morales et politiques, où il est admis en 1980, en témoignent jusqu’à la fin de sa vie. Pour lui, les sciences de l’homme ne connaissent pas de frontières. Aussi s’intéresse-t-il à l’économie, à la sociologie, à l’urbanisme, à la démographie, à l’histoire. Au cours des années soixante, on le retrouve ainsi partout, donnant ici un cours à l’Institut d’urbanisme, faisant passer là un examen oral de géographie de la population à l’Institut de démographie de l’Université de Paris (dont il sera le directeur de 1973 à 1977), siégeant dans divers Conseils et dirigeant de nombreuses thèses de doctorat. C’est pourquoi ce bourreau de travail ne peut qu’être perçu comme un redoutable mandarin lors de la fameuse crise de 1968. Les critiques qui lui sont alors adressées lui paraissent incompréhensibles et l’affectent durablement. Comme beaucoup d’autres intellectuels, il s’est entre-temps éloigné du Parti communiste. Il se fait désormais plus inquiet à propos du sort qui attend notre planète et ses préoccupations l’orientent progressivement vers l’écologie.

Pierre George ne voyait que d’un oeil, mais quel oeil ! Quand il entrait quelque part, rien ne lui échappait. Il s’intéressait à tout, à commencer par ce que pouvaient lui dire ses interlocuteurs. Il était attentif aux autres, auxquels il cherchait, en véritable professeur, à faire profiter de son extrême vivacité d’esprit. Aussi sera-t-il invité, en raison de sa notoriété, à donner des cours dans de nombreuses universités, principalement en Amérique latine, mais aussi au Canada et au Québec. Il vint plusieurs fois à l’Université de Montréal, qui lui décerna un doctorat honorifique, et à Ottawa, d’autant plus qu’il fonda et présida durant plusieurs années la Société d’études canadiennes en France. Il était même membre étranger de la Société royale du Canada.

Qu’on nous permette de donner un dernier trait de caractère du personnage. Au lendemain du décès, il y a quelques années, de celle qui a été, au cours de six décennies, sa compagne de vie et sa collaboratrice, nous avons eu l’occasion, étant en France, de lui adresser un mot de condoléances. Quelle n’a pas été d’abord notre stupéfaction de recevoir, par retour du courrier, une lettre manuscrite de remerciements signée par l’étonnant nonagénaire. Mais à la réflexion, cela nous a paru en tout point conforme au comportement de cet homme hors du commun.