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Pierre Duchesne admet que l’idée d’entreprendre la biographie d’un personnage contemporain est plutôt intrépide. J’ajouterai même téméraire, car l’histoire n’a pas eu le temps de faire son oeuvre. L’auteur s’exposait à soulever la polémique et à être contredit par ses sources. Ce qui n’a pas manqué de se produire, notamment à l’occasion de la parution du troisième tome. De sorte que la parution de ces livres a constitué en elle-même un événement politique et journalistique. Cette biographie contenait suffisamment de primeurs pour que les médias en fassent largement état.

L’auteur n’est pas le premier à s’intéresser à Jacques Parizeau ; Richard Laurence avec son Jacques Parizeau, un bâtisseur, publié aux Éditions de l’Homme, l’a devancé en 1992, mais la biographie de Duchesne fera date. On la présente comme non autorisée ; c’est-à-dire que le sujet a collaboré à la réalisation de l’ouvrage par des entrevues, mais il n’a pas eu accès au texte du manuscrit avant sa publication. L’accueil des critiques à l’endroit de ces trois ouvrages est quasi unanime : c’est un concert d’éloges pour « cet historien du Québec récent », ce « Jean Lacouture du Québec », « ce candidat digne d’un Pulitzer québécois » dont l’ouvrage est « remarquable », « exceptionnel », « admirable », une « fascinante enquête », etc.

Cette biographie comporte trois volumes : Le croisé, Le baron et Le régent. Le premier tome retrace l’enfance de Jacques Parizeau, sa famille, ses études, sa carrière de professeur aux Hautes Études commerciales, le rôle qu’il a joué en tant que grand commis de l’État et comme consultant pour divers ministères et conseiller du premier ministre, sa participation à la nationalisation de l’électricité et à la création de la Caisse de dépôt et placement du Québec, le rôle qu’il a joué dans un Parti québécois naissant. Le deuxième tome porte sur l’engagement politique de Jacques Parizeau dans le Parti québécois aux côtés de René Lévesque, sur son militantisme, sur son réseau d’espionnage, sur sa nomination au ministère des Finances, ses célèbres discours du budget et sa participation au premier référendum. Le troisième tome décrit son accession à la tête du Parti québécois, la fondation du Bloc québécois, l’échec des accords de Charlottetown et du lac Meech, l’arrivée de Lucien Bouchard, le deuxième référendum, la préparation de l’après-référendum advenant un oui majoritaire, le discours de la défaite et les circonstances de sa démission.

Qu’est-ce qui fait d’un acteur politique un personnage historique ? Louis Cornellier pose la question dans Le Devoir : l’homme en méritait-il autant ? A-t-il marqué le Québec à ce point pour se voir gratifier d’une biographie de 1762 pages ? Le critique du Devoir répond oui. Michel Vastel en doute : « Parizeau faisait, était l’histoire », écrit-il avec dérision (Le Soleil, 16 mai 2001). Il est trop tôt pour déterminer la place qu’occupera Jacques Parizeau dans l’histoire du Québec.

Pierre Duchesne est journaliste-reporter à la radio et à la télévision de Radio-Canada. Ses reportages, présentés à Dimanche-Magazine et à Zone libre, lui ont valu plusieurs prix. En 2003, le deuxième tome a été retenu comme finaliste du Prix de la Présidence de l’Assemblée nationale à l’occasion de la Journée du livre politique au Québec. Donc, journaliste de l’audiovisuel qui ne s’était jamais adonné à l’écriture, ses mérites sont d’autant plus grands car l’ouvrage est bien écrit. Son style simple s’appuie sur une narration chronologique. Il aura mis plus de quatre ans pour compléter cette biographie. La force de l’ouvrage de Duchesne est basée sur plus de 150 heures d’entrevues avec Jacques Parizeau et 200 entrevues avec 115 autres personnes. Impressionnant travail d’enquête qui tient davantage du journalisme que de la pratique historienne. Certes les méthodes de ces deux disciplines se ressemblent ; les deux accordent la même importance aux faits et aux témoignages. Les uns se contentent de traces laissées par les acteurs, les autres recueillent des témoignages. Les uns s’intéressent au présent, les autres au passé. L’historien est réticent à travailler sur un passé trop récent, car il manque de recul face aux événements. Celui qui s’y risque ne devient qu’un chroniqueur de plus de l’actualité. L’auteur a-t-il appliqué la méthode historique ? Oui et non. Il a dépouillé les archives de Parizeau. Il a recoupé ses sources qu’il a signalées dans des notes de bas de page. Finalement, la crédibilité de ce type d’ouvrage repose sur des témoignages de personnes qui font l’actualité politique dont certaines auront également leur place dans l’histoire. Et elles ont livré leurs souvenirs des dizaines d’années après les événements, les entrevues ayant débuté fin 1999.

Mais l’historien serait bien mal venu de critiquer un si brillant travail de journaliste, car la biographie, ce genre historique traditionnel, s’attire la défaveur et les réticences de plusieurs de ses collègues. Cette méfiance ou ce manque d’intérêt s’explique sans doute par des préjugés. Plusieurs considèrent la biographie comme un art ancien qui ne cadre plus avec les nouvelles méthodes de la recherche historique. Pour ses détracteurs, la biographie n’est qu’un panégyrique, une hagiographie ou à l’opposé un anathème.

Bien sûr, la vie de quelques grands hommes n’explique pas tout, mais certains ont été des témoins privilégiés et révélateurs de leur temps. Façonnées par leur époque, des personnalités comme Duplessis, Lévesque ou Bourassa, exceptionnelles par leurs talents, leurs qualités ou leurs défauts, ont incarné et parfois canalisé les aspirations de toute une génération. Pour l’historien, la biographie idéale doit offrir des garanties sérieuses en étant critique envers son sujet et montrer les liens entre l’individu et la société en insérant sa vie dans une période historique. Elle doit éviter d’être trop narrative et surtout ne pas entretenir ce culte du héros ayant marqué notre histoire traditionnelle.

Devant un ouvrage de cette qualité, le critique en est réduit à la portion congrue. Les trois volumes sont sérieux, fouillés, à maints égards remarquables. Ils se lisent comme le récit palpitant d’un événement où la parole a été donnée aux acteurs. « Je ne fais que rapporter ce qu’on m’a confié [...] Le seul mérite que j’ai, c’est d’avoir fait une bonne cueillette d’information et de l’avoir bien présentée », a confié l’auteur à Livre d’ici, du 3 avril 2003. Mais cette magnifique biographie fait-elle de Pierre Duchesne « l’un des plus fins biographes-portraitistes de l’histoire politique québécoise contemporaine » comme l’affirme son éditeur ? Difficile de répondre à cette question, mais sa biographie de Jacques Parizeau mérite de figurer parmi les meilleures de sa catégorie. C’est du grand reportage, du brillant journalisme d’enquête. Une lecture captivante. Mais il faudra la compléter un jour. Elle constitue, cependant, une pièce majeure à verser au destin de Jacques Parizeau. Les historiens du futur y trouveront une foule d’informations sur cette période.

Deux erreurs mineures à signaler : p. 608 du tome 1, Le croisé, il s’agit de Jean-Guy Cardinal et non de Jean-Paul ; p. 369 du tome 3, Le régent, il aurait fallu lire Normand Brouillet et non Raymond Brouillet. Finalement, ce sont des peccadilles.

Cet ouvrage nous transporte dans les coulisses de la vie politique et du pouvoir avec ses grandeurs et ses misères, ses cruautés et parfois ses méchancetés. Tous comprendront qu’il ne s’agit pas de la biographie définitive de Parizeau, mais cet ouvrage en est un d’une grande qualité. Il est bien trop tôt pour porter un jugement d’ensemble sur la carrière de Jacques Parizeau, cependant le travail de Pierre Duchesne nous aide à comprendre le parcours de cet homme depuis son entrée en politique jusqu’à maintenant.