Article body

Jacques Henripin livre une intéressante synthèse de ce qu’il nomme la métamorphose de la population canadienne au xxe siècle, avec en prime trois chapitres historiques remontant jusqu’à l’âge de fer et au Régime français. La croissance de la population canadienne fut l’une des plus rapides du monde à certaines périodes en raison de la forte fécondité jumelée à une immigration élevée. Henripin analyse la structure par âge, la baisse de la mortalité, la chute de la fécondité, la mutation de la famille, les migrations et la diversité culturelle typique du xxe siècle. L’auteur propose aussi des commentaires sur les problèmes liés aux questions de population tels que l’inefficacité des politiques familiales ou le financement inadéquat des caisses de retraites. On notera cependant un absent de taille : l’évolution démolinguistique du Canada, qui n’a pas droit à un chapitre en soi. L’auteur place plutôt l’examen de la question linguistique canadienne dans le chapitre portant sur la diversité ethnique et culturelle et, ce faisant, il donne à penser que la question des langues officielles est un aspect parmi d’autres – tels l’origine ethnique, le phénotype ou les tierces langues – de la diversité canadienne.

Un tel choix – qui n’est pas neutre sur les plans idéologique et politique – est surprenant pour un livre écrit en français et surtout, pour un ouvrage écrit par un démographe qui connaît bien les données démolinguistiques puisqu’il a publié dans le passé des travaux remarqués sur la question, seul ou avec d’autres collègues. C’est dommage, car c’est là un aspect important de la métamorphose de la population canadienne qui a été marquée par de profonds changements dans l’équilibre entre les langues française et anglaise au cours des trois derniers siècles de son existence, puisque la forte immigration au Canada anglais a eu comme conséquence de contribuer à la diminution du poids démographique de la population de langue française.

Où en est la dualité linguistique qui est l’un des éléments structurants du Canada historique ? L’auteur donne des pistes pour répondre à cette question, mais il ne l’aborde pas dans toute son ampleur. Pour fixer les idées, rappelons quelques éléments qui sont mentionnés dans l’ouvrage : la part relative du fait français tend à régresser au Canada, le taux d’assimilation est très élevé au sein de la minorité de langue française en milieu majoritairement anglophone, la mobilité linguistique défavorise le français et, selon les mots mêmes de l’auteur, « la prépondérance démographique du français s’est renforcée au Québec » au cours du xxe siècle. L’auteur évoque le phénomène de la bipolarisation linguistique typique de la société canadienne. « Cette espèce de bipolarisation géographique s’est accentuée au cours du temps, de sorte que le Québec devient de plus en plus français et le reste du pays de plus en plus anglais » (p. 255-256). Henripin ne développe cependant pas plus avant les implications de cette bipolarisation linguistique et de la territorialisation accrue des langues officielles.

C’est au Québec que la question linguistique se pose avec le plus d’acuité et l’auteur analyse, bien que brièvement, deux aspects importants : l’intégration des immigrants et la migration des anglophones en dehors de la Belle province. « Cette émigration, déjà forte depuis le début des années 1960, s’est renforcée dans les années qui ont suivi la prise du pouvoir par un parti sécessionniste en 1976 et l’adoption en 1977 d’une loi linguistique particulièrement vigoureuse, la Loi 101 » (p. 259). Un parti sécessionniste ? L’auteur reprend à son compte une épithète péjorative pour qualifier le parti fondé par René Lévesque qui a proposé sans succès une formule de souveraineté-association avec le Canada. Voulant parler du Parti québécois, l’auteur ne peut se retenir ici de révéler un parti pris personnel – regrettable – dans cet ouvrage par ailleurs de haute teneur scientifique.

La question de la place relative de l’anglais et du français au Québec est traitée de manière non satisfaisante à notre point de vue dans l’ouvrage. Malgré de nombreuses pertes d’effectifs, la vitalité démographique de la population anglo-québécoise a été remarquable tout au long du XXe siècle et le départ des anglophones a été largement compensé durant cette période par l’arrivée d’immigrants internationaux qui se sont en majorité intégrés en adoptant la langue de Shakespeare au foyer et par les transferts linguistiques d’une génération à une autre. Ainsi, le diagnostic porté sur la continuité linguistique est-il rapide et sans nuances : « Les dernières vagues d’immigrants ont choisi le français plus souvent que l’anglais » (p. 260). Faux, faut-il répondre et il est connu que Charles Castonguay a donné une autre vision des choses. Un examen serein des thèses en présence eut été nécessaire.

L’auteur insiste longuement sur la fécondité dans cet ouvrage, un thème sur lequel il a beaucoup écrit dans sa carrière, et il résume bien les causes de la baisse prolongée qui la caractérise. Il évoque au passage une hypothèse tocquevillienne qu’il a privilégiée à maintes reprises dans des travaux précédemment publiés, soit que la poursuite du bonheur matériel serait difficilement compatible avec le fait d’avoir plusieurs enfants. Les deux chapitres consacrés à cette question sont parmi les mieux réussis de l’ouvrage.

Henripin propose enfin une bonne synthèse des mutations que connaît la famille contemporaine. Il rappelle la lecture démographique de Louis Roussel (« la famille se désinstitutionnalise » et la lecture sociologique, plus pessimiste, de Daniel Dagenais (« la famille moderne tire à sa fin »), mais il hésite quant au diagnostic à avancer. Pour Henripin, tant que les adultes choisiront d’avoir et d’élever des enfants, il subsistera des familles sous une forme quelconque. C’est l’union conjugale elle-même plus que la famille comme institution qui serait affectée par les changements des normes sociales. Hypothèse intéressante.

Voilà un ouvrage de fond qui propose un tour d’horizon des diverses composantes de la démographie canadienne. Il est cependant dommage qu’il oublie d’en examiner de manière plus approfondie l’une des plus importantes sur le plan historique, celle qui est au coeur de ce qu’on appelait autrefois la dualité nationale.