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L’abbé Jean Mandé Sigogne[1] a été pendant presque cinquante ans le guide spirituel de ces Acadiens qui, après le Grand Dérangement, étaient revenus s’installer dans le Sud-Ouest de la Nouvelle-Écosse. Depuis son arrivée en 1799, jusqu’à sa mort en 1844, il fut pour eux un pasteur dévoué et un défenseur acharné de leurs droits civils. Dans ses archives, nous avons trouvé trois lettres qui nous paraissent d’un intérêt particulier. Elles concernent une affaire que l’on peut ainsi résumer.

Rosalie Cotrau, une jeune fille de l’établissement de Bas-de-Tousquet (aujourd’hui Wedgeport), semblait possédée par le démon. Ne sachant que faire devant ce drame, son père, Jean Cotrau, avait décidé de procéder, avec l’aide de ses voisins, à une conjuration ou exorcisme populaire, que l’on pratiquait dans de tels cas du tems de la cadi, à savoir avant le Grand Dérangement. L’exorcisme avait d’abord semblé réussir, mais à la fin il avait échoué. L’abbé Sigogne, prévenu par quelqu’un de cette histoire, avait manifesté sa désapprobation devant l’initiative de ses paroissiens. Jean Cotrau lui écrivit, dans la première de nos lettres (24 septembre 1810), pour lui raconter l’affaire et s’en remettre à lui pour les suites à y donner.

La deuxième lettre (24 septembre 1810) est adressée par l’abbé Sigogne à Amable Boudreau, qui avait accusé Germain Corporon d’être la cause de la possession de la fille. Le missionnaire l’informe que Germain Corporon est furieux de ce qu’il considère une calomnie grave, et qu’il exige réparation.

Dans la troisième lettre, expédiée par Jean Cotrau au missionnaire (22 octobre 1810), l’histoire prend une tournure plus complexe. Nous y apprenons que, dans l’entre-temps, non seulement Rosalie Cotrau avait été possédée une seconde fois (l. 118)[2], mais qu’une autre fille, Anne Doucet, avait été possédée elle aussi. Sigogne était venu à l’établissement et y avait célébré les offices du dimanche. Anne Doucet avait été guérie, mais sa libération n’avait fait qu’aggraver l’état de Rosalie Cotrau, qui s’était sentie doublement possédée, à savoir par son propre esprit maléfique et par celui qui avait été chassé d’Anne Doucet. Elle avait fini par être guérie quelque temps après le départ du missionnaire. Par contre, c’était maintenant Jean Cotrau qui se sentait infecté de la mème chose (l. 123). Sa belle-soeur Rosalie était elle aussi embarassé de cette mauvaise airs (l. 131-132). Plusieurs autres en étaient chagriné (l. 133). En somme, la crise était restée vive, et Jean Cotrau, ayant l’Esprit brouillés (l. 135), sollicitait encore une fois l’intervention de Sigogne.

On n’a pas trouvé d’autres documents sur l’issue de l’affaire, sauf un précieux témoignage, dont nous discuterons à la fin de cet article, de la part d’un ancien habitant du village, devenu capitaine de marine. Il y rappelait, environ 70 ans après ces événements, certains traits psychologiques des personnages impliqués, qui nous aideront à mieux interpréter l’histoire.

Ces lettres nous semblent d’un intérêt extraordinaire pour l’histoire de l’Acadie, voire de l’Amérique française. D’abord, parce qu’elles décrivent d’une manière détaillée des cas de soi-disant possessions diaboliques et d’exorcismes populaires, ce qui est très rare, voire unique, dans nos sources. Pour le Québec, l’étude de Robert-Lionel Séguin sur la sorcellerie documente maints faits d’infestations du démon, ainsi qu’un bon nombre de thèmes folkloriques reliés au diable, mais aucun cas de possession proprement dite[3]. Le thème de la possession n’occupe qu’une place marginale dans les études sur la religion populaire en Amérique française[4], même dans les études sur le folklore démonologique[5]. Une enquête sur la possession diabolique dans les Cantons de l’Est, menée il y a 30 ans auprès de 70 témoins, avait recueilli des matériaux sur le folklore diabolique en général, mais aucun cas de possession[6]. Pour l’Acadie aussi, les recherches ne semblent révéler que des cas de sorcellerie[7].

Ces documents, d’autant plus précieux qu’ils semblent constituer un apax, suscitent une problématique complexe. Nous offrons donc la publication intégrale de ces textes, en respectant aussi bien l’orthographe et la ponctuation, que la coupure des lignes et des mots. Il faudra ensuite les éclairer dans une perspective d’ethnohistoire, par la comparaison avec des documents analogues. Puisqu’ils décrivent un cas de conflit entre la culture populaire et la religion officielle, on pourra les interpréter dans le cadre des discussions récentes sur la religion populaire. Il faudra enfin se demander si le cas que nous documentons est un fragment isolé, ou le témoignage inattendu d’une culture encore très répandue, mais méconnue parce qu’elle n’est pas documentée.

Les textes

Lettre 1[8]

1 Argile Septembre le 24 1810
 Monsieur le curé
 Nous vous Ecrivons cette présente pour vous
 informer de nouvaux de notre état ; nous somme tous
5 ici bien enpeine aux sujet de nôtre filles enchantés
 par des mondains, voyant cette filles malade d’une
 maladie inconu, nous ont demandés a Dieu de con=
 noitre cet maladie ; nous ont ofert pour cela à Dieu
 des voeux et des prières : ayant reconnu qu’elle
10 etoient possedé d’un Esprit inpure, nous ont cru
 devoir l’en délivrer, ne sachant que faire, je me
 suis informé au voisins de ce qu’il faudroient
 faire ; on ma dit qu’on avoient ouit dire que
 du tems de la cadi on avoient un recéde par le
15 quel on les delivroient sans savoir que setoit un
 crimme j’ai demandé qu’on le fit ; et voici loperat
 tion nous ont prémierement fait la priere afin
 que Dieu benissie notre entreprise, aÿant fait
 venire pour cela une compagnie de mes voisins
20 après cela nous on prie un pot de terre neuf
 avec cent Eguilles et deux cent Epeingles et un
 ganif tous neuf avec le coeur d’une Poul noire
 et de l’urine de la personne nous ont bouilli
 cela ensemble, mais cela n’a put réussir jusqu’aux
25 bout par faute d’urine ; le landemin nous ont
 reconnu que notre entreprise avoient operé quelque
 chose nous ont continué la nuit suivante, mais nétan
 pas arivés aux but. que nous nous etions proposez.
 nous on crut devoir aller à vous comme étant
30 notre Pasteur que vous auriez la bonté de nous
 aider dans notre malheur, tant pour nous éclair=
 cirs si nous commettions du mal ou non, que pour
 autre chose ; mais pendant qu’on n’ÿ alloient elle
 été gueri, et parfaitement gueri que l’on croit
35 l’Esprit inpure parlant par sa bouche il ma fait
 de grande prostestation qu’il ne me feroient aucun
 tort ni à moi ni à ma familles ni aucun de ceux qui
 étoit avec moi Sans néanmoins le pouvoir connoitre
 et fait défence à ma filles de ne le pas nommer
40 sous peine de vie ; c’est pourquoi nous ne pouvons vous
 faire connoitre la personne, mais vous en appren=
 drez plus quand vous viendrez aux Cap Sable que
 nous ne pouvons vous en dire maintenant. mais nous
 somme toujours dans la peine aÿant reconnu de vous par les
45 les envoÿes que nous avons commis un crimme en agis=
 sant de la sorte nous en demandons tous pardont a
 Dieu d’un coeur sincère. Maintenant nous voulont sa=
 voirs de vous quel est notre devoirs, ne cherchant point
 d’excuse dans notre offence, vous disant simplement que
50 nous avions la vue de faire du bien : nous attendons la ré=
 ponse de ceci au plutot possible et de nous dire si vous
 avez le pouvoirs de nous donner l’apsolution ou si nous
 l’attendre de L’Evêque, en ce cas il faudra faire déligen=
 ce nous soumettant a tous ce qu’il faudra faire pour cela
55 afin d’attirer la bénédiction de Dieu sur nous.

Lettre 2[9]

 A Monsieur
 Monsieur Amable Boudreau[10]
 Au bas de Tousket
 Ste Marie le 24 7bre 1810[11]
60 Mon cher Monsieur
 Germain Corporon est venu hier se plaindre amere-
 ment à moi que vous l’aviez diffamé par tout l’etablisse-
 ment en lui imputant la faute que vous supposez
 dans la maladie de la fille à Jean Cotterau. Il m’a
65 dit avoir assez de preuves et qu’il vous poursuivroit
 si vous ne lui donniez satisfaction et ne repariez son
 nom à cet égard. Je croyois vos affaires absolument
 secretes quand vous m’en avez parlé, et il paroit que
 je les ai connues le dernier et que j’ai été moins
70 informé que les autres. Je souhaiterois n’en avoir point
 entendu parler, ou être le seul qui les connut. pour
 lors en ce dernier cas les choses n’iroient pas plus loin.
 Mais le jeune homme me paroit si offensé que je
 crains qu’il n’aille à l’excès Il faut faire ensorte
75 d’appaiser cette affaire. puisque vous étiez venu pour
 me consulter, vous auriez bien du ne rien dire qu’après
 que vous auriez entendu mes sentimens. pour lors il n’y
 auroit pas de pareilles consequences à craindre. Je suis
 bien sincèrement,
80 Votre très-humble et très
 obéissant serviteur
 Sigogne

Lettre 3[12]

 Argile Octobre 22 1810
 Monsieur,
85 J’ait aprit que vous vous en étiez retourné seul
 à la bays Ste. Marie j’en suis bien fâchés, et je
 vous prie de mexcuser ; ayant manqués de vous of
 frir un homme pour vous remener lorsque vous
 étiez chéz moi ; mais c’est par la peine et le chagrins
90 dont j’étoient accablés qui ma fait oublier ce devoirs
 mais le landemin ayant reconnue ma faute et le monde
 étant assemblez, nous ont députés un homme entre
 nous pour vous aller conduire chés vous nous l’ont
 même payé et nous l’ont passés la rivière chés
95 Benjamin Muis, et il nous a promis de vous aller
 trouver dès le même soir et je me suis fiés a sa
 parole après quoi je me suis tient tranquile,
 et j’espêre que vous ne m’inputerez point cette
 faute ; passons a un autre sujet les filles qui étoit
100 malade sont gueri Anne Doucet fut guerie le Dimanche
 que vous étiez ici on la prit dans deux canoux crain
 te de chavirer on la porta aux milieu de la rivière et on la
 plonga par quatre fois sans lui dire ce qu’on vou
 loient faire d’elle après quoi elles dit qu’elle étoit
105 gueri ; en même tems ma filles qui ne savoit ce que lon
 faisoient dit à ceux qui etoient là que Anne Doucet
 étoit gueri et qu’elle résentoient tous la peine, elle fut
 tourmentez doublement jusquaux lendemin, le len
 demin, l’esprit l’agitant elle entra dans une gran
110 de fureur non pas elle, mais l’esprit qui l’agitoient
 elle reprocha les vices d’un chacun en tempêtant et en ju
 rant. on lui demanda pourquoi il avoient ensorcelé ma filles
 et quétait son nom, il dit qu’il se nommoit Joseph fré
 deric Mius quon le connaissoient bien, et qu’il étoit obligé
115 de ce faire connoitre par raport au prière que vous
 aviez fait a l’Eglise le Dimanche, qu’il ne pouvoient
 plus se cacher, et qu’il avoit ensorcelez ma fille la
 premier fois par dépit, la seconde fois s’étoit pour
 ce qu’elle avoit dit ce qu’il lui avoient défendu
120 et ainsi du reste
 elle découvra tous depuis le commencement jusqua la fin,
 et donna des preuve de tout ce qui c’étoient passés.
 Mois qui est infecté de la mème chose, non pas comme elle
 mais la colêre me surmonte par fois je crois àvoirs tous l’esprit
125 du monde, je suis près à dévorer tous ce qui ce presente
 devant moi, mon Epouse lui demanda dans sa colère
 qu’il fauloit faire pour me délivrer elle dit qu’il
 fauloient faire ce qu’on avoient fait a ma fille ; nous
 somme dix personne témoins de tous ceci après tous
130 ses discoure elle fut délivrés a douz heures le jour de
 votre partance ; ma bel soeur Rosalie est aussi emba
 rassé de cette mauvaise airs, et il y en a plusieurs qui en sont
 chagriné. C’est pourquoi nous imploront la misericorde
 de Dieu afin qu’il nous délivre de ces dangers, mais
135 ayant l’Esprit brouillés nous nous recomandons à vos
 prieres. Si vous avez la bonté de nous rendre ce de
 voirs, je n’en diroit pas plus cela est sufissant pour
 le présent. Je finit en vous saluant de tous mon
 coeur et vous dit que je suis sincerement, Monsieur,
140 Votre très humble et très
 Obeissant serviteur,
 Jean Cotro

Qui a rédigé les deux lettres adressées à Sigogne ? L’analyse de la calligraphie prouve qu’il s’agit d’un même scribe, ce qui est confirmé par la façon particulière d’épeler certains mots, dans les deux lettres, comme landemin pour lendemain et Argile pour Argail ou Argyle. La deuxième lettre étant sous la signature de Jean Cotro, on pourrait conclure que c’est lui qui a rédigé de sa main les deux documents. Cependant la signature originale de Jean Cotrau, qui se trouve à six reprises dans les registres de BMS/SAR[13], ne correspond pas à celle retrouvée en fin de la deuxième lettre (22 octobre 1810). Il faut en conclure que cette lettre est écrite par un écrivain au nom de Jean Cotrau, comme la première. En consultant d’autres documents de la main d’Amable Boudreau, il devient apparent que c’est ce dernier qui les a rédigées[14]. Jean Cotrau était donc, si non illettré, du moins incapable d’écrire une lettre complexe et articulée.

Quant à la langue des documents (mise à part la lettre 2, de Sigogne), elle mériterait une analyse spécifique, qui n’est pas de notre ressort. Certains traits semblent relever du parler français d’Acadie, mais d’autres sont particuliers au document, et relèvent peut-être de l’origine normande de Jean Cotrau[15].

Les lieux et les acteurs

Le quartier du Bas-de-Tousquet, où se déroulent les événements, est un canton de la grande paroisse Sainte-Anne (aujourd’hui Sainte-Anne-du-Ruisseau), qui à l’époque comprenait tous les cantons de la municipalité d’Argyle, peuplés principalement d’Acadiens revenus de la Déportation de 1755-1763.

Vers 1810, le Bas-de-Tousquet compte peu d’habitants. Sigogne précise dans une lettre qu’à son arrivée en 1799, il y avait 80 familles dans toute la paroisse Sainte-Anne [16]. Vers 1803, la population au Bas-de-Tousquet était de 16 familles[17]. Dix ans plus tard, il y en aurait eu environ 25, car les familles se multipliaient rapidement : « ces établissements français, dit Sigogne, augmentent extraordinairement vite[18] ». Dans une lettre de 1830, les habitants du Bas-de-Tousquet affirment qu’il y a 39 familles, pour 262 personnes, dans la mission de Saint-Michel, devenue la paroisse de Bas-de-Tousquet[19]. On peut donc estimer qu’en 1810, il y vivait environ 150 personnes. Il s’agit en somme d’une société rurale de taille modeste, où tout le monde devait se connaître.

Ces familles étaient réunies dans des hameaux situés surtout sur le littoral de la rivière Tousquet. Un de ces hameaux se trouvait dans le voisinage de la Butte-de-la-Croix, située sur une pointe de terre à l’embouchure sud de l’anse Chebeck. Les familles Hinard, Cottereau et Mius étaient installées dans ce voisinage. Sur l’autre rive de cette anse, quelques kilomètres au nord nord-est, se trouvait le Cap-des-Corporon, où s’étaient établis les Corporon, les Boudreau ainsi que les Doucet. Toutes ces familles appartenaient donc à un même voisinage[20].

Par voie de terre, le Bas-de-Touquet se trouvait de 24 à 29 kilomètres de l’église paroissiale située à Sainte-Anne-du-Ruisseau. Par voie d’eau, la distance était de 13 à 16 kilomètres, en traversant vers l’est la rivière Tousquet. Cette distance rendait impraticable aux habitants de Bas-de-Tousquet la fréquentation régulière des offices religieux de la paroisse : « il y a au moins sept mois dans l’année qu’il est très difficile d’y aller à cause de la rigueur des temps[21] ». À l’automne 1810, Sigogne résidait à Sainte-Marie (aujourd’hui Pointe-de-l’Église). De ce lieu, il lui fallait parfois jusqu’à deux jours pour se déplacer à Sainte-Anne, l’autre paroisse de son grand territoire.

Quant aux acteurs de notre histoire, le premier est Jean Cotrau (ou Cottreau, selon l’épellation actuelle, mais aussi Cottereau ou Cotro, selon d’autres épellations). Il était d’origine normande, étant né vers 1771 à Saint-Pair, près de Granville. Au début de sa vingtaine, il s’était rendu jusqu’à Saint-Pierre-et-Miquelon, pour y faire la pêche. À cette époque, en 1793, l’Angleterre s’était portée au secours de la Belgique envahie par la France. Avec beaucoup d’autres compatriotes, Cotrau fut pris en mer et fait prisonnier. Il arriva dans le voisinage de la Butte-de-la-Croix vers 1793, après s’être sauvé de la prison anglaise d’Halifax. Il avait abouti chez Pierre Hinard, originaire comme lui de la région de Granville, en Normandie[22]. L’accueil chez les Hinard fut tel que le 8 juillet 1795, Cotrau s’allia à Marie, la fille de son hôte, et le mariage fut ratifié par Sigogne le 30 septembre 1799[23]. De ce mariage, Jean et Marie eurent 12 enfants, dont Rosalie, née le 1er mai 1796, leur fille aînée qui est le sujet de l’exorcisme dans ces lettres. Dans l’entrée de baptême au registre de la paroisse, Sigogne indique que Cotrau et Hinard étaient tous les deux laboureurs, comme sans doute les autres habitants de ce quartier [24]. Ils appartiennent donc au monde de la culture populaire rurale.

Rosalie Cotrau est la fille enchantée qui fait l’objet des lettres à Sigogne. Née en 1796, elle avait un peu plus de 14 ans lors de sa « possession ». À l’âge de 15 ans, le 29 avril 1811, elle épousa Sylvain Doucet[25], frère d’Anne Doucet, l’autre fille enchantée. Sa marraine lors du baptême fut sa tante Rosalie Hinard, soeur de sa mère, que nous rencontrerons aussi dans cette histoire. Rosalie Hinard s’était mariée en 1788 à Isidore Doucet, cousin germain d’Anne et de Sylvain. Par son mariage avec Rosalie Hinard, Isidore devenait l’oncle de Rosalie Cotrau, et beau-frère de Jean Cotrau.

Anne Doucet, autre actrice importante dans les événements, était fille de Jean Magloire Doucet et d’Hélène Amirault. Nous n’avons pu déterminer la date précise de sa naissance, mais elle était encore célibataire à l’époque des événements, puisqu’elle ne se maria que deux ans plus tard, le 23 novembre 1812, avec Benjamin Maphre[26]. La famille d’Anne vivait au Bas-de-Tousquet dans le voisinage des Corporon, des Cottreau (ou Cotrau) et des Boudreau. Anne Doucet devint la belle-soeur de Rosalie Cotrau, l’autre fille enchantée, lorsque celle-ci épousa son frère Sylvain, le 29 avril 1811.

Jean Benjamin Mius[27], mentionné aussi dans l’histoire, avec un rôle mineur, était le fils unique de Jean-Pierre Mius et d’Anne Doucet, née en 1747 et soeur de Osithe Doucet et de Jean Magloire Doucet, respectivement tante et père d’Anne Doucet. Anne Doucet et Benjamin Muis étaient donc cousins germains. On trouve par contre peu de renseignements sur Joseph Frédéric Mius, qui joue dans l’histoire un rôle central. Il était né vers 1770 de Louis Mius et d’Anne Josephe Corporon, fille de Eustache Corporon, établi au Cap-des-Corporon depuis les années 1770. Cependant une entrée Joseph Frédéric Miuce se trouve dans la liste des premiers communiants le 21 août 1803[28]. Il avait alors 33 ans, ce qui en soi n’est pas invraisemblable, car le manque de prêtres avant l’arrivée de Sigogne en cette région faisait que les paroissiens recevaient tardivement les sacrements. Mais il se peut aussi que cette réception très tardive de la première communion soit la preuve qu’il était, dans le village, un personnage atypique, ce qui pourrait éclairer la dynamique de notre histoire. Il était en tout cas célibataire lors des événements que nous allons raconter, car il ne se maria que le 31 janvier 1815 à Anne Moulaison[29], tante d’Anne Doucet[30].

Ces généalogies enchevêtrées et ces liens matrimoniaux complexes nous montrent une société rurale aux liens très serrés, dans laquelle tout le monde se connaissait, et dans laquelle les difficultés et les traumatismes devaient avoir des répercussions immédiates sur tous et chacun.

Possession diabolique, maladie ou sorcellerie ?

On peut se demander s’il est légitime de placer cette histoire sous le terme de « possession », étant bien entendu que nous prenons ce terme dans sa signification psychologique et ethnographique : « état psychologique dans lequel un sujet se sent envahi contre son gré par une présence étrangère, qui prend possession de ses facultés[31] ».

Constatons d’abord que Jean Cotrau utilise lui-même la terminologie de la possession : sa fille etoient possedé d’un Esprit inpure (l. 10), dont il fallait la délivrer (l. 11). On connaissait jadis un recéde par lequel on les delivroient (l. 14-15), elle fut délivrés a douz heures (l. 130). Constatons aussi que plusieurs traits du comportement de Rosalie Cotrau (nous ne savons rien de celui d’Anne Doucet) correspondent à l’état que les anthropologues désignent comme possession[32]. Parmi ces éléments, on relève que cet esprit avait pris possession de la personnalité de la fille. Il parlait par sa bouche : l’Esprit inpure parlant par sa bouche (l. 35) ; il donnait par elle des ordres et des consignes : il ma fait de grande protestation (l. 35-36), fait défence à ma filles de ne le pas nommer sous peine de vie (l. 39-40) ; par elle, il reprocha les vices d’un chacun en tempêtant et en jurant (l. 111-112). C’était un esprit mauvais, qui la tourmentait (elle fut tourmentez doublement : l. 108), l’agitait et la faisait entrer dans une grande fureur (non pas elle, mais l’esprit qui l’agitoient : l. 110). Il provoquait un renversement de la personnalité : Rosalie tempêtait et jurait (l. 111-112), et prenait le rôle du missionnaire en reprochant à chacun ses vices (l. 111). Remarquons enfin que cet esprit ne voulait pas révéler son nom (et fait défence à ma filles de ne le pas nommer sous peine de vie, l. 40-41), mais que la prière du prêtre l’obligea à se révéler : il étoit obligé de ce faire connoitre par raport au prière que vous aviez fait a l’Eglise le Dimanche, qu’il ne pouvoient plus se cacher (l. 114-117). Or, obliger le démon à dire son nom est la première étape de l’exorcisme officiel[33].

Il faut reconnaître néanmoins que cette description reste quelque peu en deçà d’une possession diabolique classique. On remarque d’abord qu’aucun des acteurs ne donne du phénomène une connotation théologique explicite, en qualifiant cet Esprit inpure de « démon », « diable », « Satan », ou autre terme à connotation religieuse. On relève ensuite que les symptômes physiques de la possession sont moins accentués que dans des formes plus graves, lesquelles comportent une force physique extraordinaire, des mouvements désordonnés et une agressivité extrême. Le renversement de la personnalité n’est apparemment pas aussi dramatique que dans d’autres cas, où l’on observe un changement radical de la voix, parfois de la physionomie, et une rage de négation des valeurs de la personnalité normale du possédé[34]. La connaissance de choses cachées se réduit à la mention des vices reprochés à chacun, sans les phénomènes plus spectaculaires qui accompagnent d’autres possessions, notamment la xénoglossie[35]. Il ne semble pas non plus que, pour la libération de Rosalie, il y ait cette lutte acharnée du démon contre l’exorciste, qui tient une place centrale dans le rituel officiel. La « sortie du démon » ne comporte pas non plus les usuels cris, déprécations, déjections ou autres phénomènes semblables. Cette possession, si on veut ainsi la qualifier, est une possession « faible ».

Par ailleurs, ces mêmes phénomènes sont décrits par les acteurs avec des terminologies qui supposent d’autres catégories d’interprétation. La catégorie la plus constante est celle de la maladie. Pour Sigogne, la cause est entendue : la maladie de la fille à Jean Cotterau (l. 64), les filles dérangées de Tousket (note 11). Cette terminologie laisse transparaître une autre culture, mais aussi, probablement, le souci de suivre les directives pastorales de l’époque. R.-L. Séguin signale en effet un cas contemporain au nôtre (avril 1799, à la Pointe de Lévy), dans lequel les fidèles demandent à leur curé de pratiquer l’exorcisme sur une femme saisie de convulsions. Le curé refuse, jugeant qu’il s’agit là d’une simple maladie. Le vicaire général intervient dans l’affaire pour soutenir le curé, en accusant les paroissiens de proposer une interprétation surnaturelle d’un fait qui relève de la médecine[36]. Comme dans le cas de Sigogne, le vicaire interprète en clé naturaliste ce que les fidèles interprètent encore en clé religieuse.

Mais Jean Cotrau utilise lui aussi cette catégorie : voyant cette filles malade d’une maladie inconu (l. 6-7), ont demandés a Dieu de connoitre cet maladie (l. 7-8), elle été gueri, et parfaitement gueri (l. 33-34), les filles qui étoit malade sont gueri (l. 99-100), Anne Doucet fut guerie le Dimanche (l. 100), elles dit qu’elle étoit gueri (l. 104-105 et 106-107). Il se peut que cette interprétation ne soit pas spontanée chez Jean Cotrau, mais plutôt influencée par celle de Sigogne, car elle apparaît surtout dans la dernière lettre, après la visite et l’intervention du missionnaire. L’action entreprise pour « délivrer » sa fille et Anne Doucet est désignée par Jean Cotrau par une terminologie générique (un recéde [l. 14], une operattion [l. 16-17], une entreprise [l. 26]) qui ne comportent pas de référence spéciale à la notion de possession ou d’exorcisme.

On relève enfin une troisième catégorie, à savoir celle de la magie noire, de l’envoûtement, de la sorcellerie, du mauvais sort : nôtre filles enchantés par des mondains (l. 5-6), pourquoi il avoient ensorcelé ma filles (l. 112 et 117). Les deux rites d’exorcisme populaire se situent clairement dans cette ligne. Les symptômes qui affectent, vers la fin de l’histoire, aussi bien Jean Cotrau que d’autres personnes du village sont décrits par des termes plus génériques, qui se rapprochent soit de l’une soit de l’autre de ces catégories. Jean Cotrau est infecté de la mème chose (l. 123) ; sa belle-soeur Rosalie est embarassé de cette mauvaise airs (l. 131-132), et il y en a plusieurs qui en sont chagriné (l. 133).

La perception des événements de la part des acteurs se situe donc dans un équilibre instable entre trois registres d’interprétation, diversement utilisés par chacun : un registre religieux (possession diabolique, action du démon), un registre médical (maladie, dérangement psychologique) et un registre folklorique (sorcellerie, mauvais sort). Une lecture attentive des textes permet de constater que chacun des acteurs utilise plusieurs catégories. Cela est évident pour Cotrau, qui parle presque indifféremment de possession, de maladie et d’ensorcellement. Le curé Sigogne, pour autant que nous puissions en juger par sa lettre, parle de maladie, mais sa prière publique du dimanche suppose une interprétation démonologique, car le démon de Rosalie Cotrau avoue que il étoit obligé de ce faire connoitre par raport au prière que vous aviez fait a l’Eglise le Dimanche (1. 114-116). Le capitaine Hilaire-Valentin Pothier, témoin indépendant dont nous analyserons plus loin le témoignage, établit une équivalence explicite entre maladie et sorcellerie : Dans cette famille il y a eu des curieuses maladies qu’ils appellent ensorceler.

Les rites populaires, au carrefour de cultures diverses

Le récit commence avec une rupture d’équilibre, qui exige une intervention. La situation est ressentie comme un traumatisme grave : nous somme tous ici bien enpeine (l. 5-6), nous somme toujours dans la peine (l. 43-44 ), la peine et le chagrins dont j’étoient accablés (l. 89-90). La réaction de Germain Corporon, accusé d’être à l’origine des faits, est violente : il est si offensé que l’abbé craint qu’il n’aille à l’excès (l. 74). Il n’est pas clair par ailleurs si la crise a été assez soudaine pour que les habitants du hameau aient dû recourir à un remède traditionnel, faute de temps pour s’adresser à leur curé. On serait porté à penser que ce ne fut pas le cas, car la préparation du rite a dû demander un certain temps (ne fût-ce que pour réunir les 100 aiguilles et 200 épingles dont nous parlerons), et parce que le curé en avait été informé et avait eu le temps de leur envoyer un messager. Les habitants du hameau ont eu recours au rite folklorique spontanément, avant de recourir au curé, sans savoir que setoit un crimme (l. 15-16), car nous avions la vue de faire du bien (l. 50).

La fille de Jean Cotrau a donc été enchantés par des mondains (l. 5-6). Tandis que le terme « enchantée » semble assez clair, car très proche des équivalents sémantiques que proposent les dictionnaires (charmer, ensorceler, envoûter, subjuguer), il n’est pas facile de trouver un sens cohérent pour le terme mondains. Aucun des grands dictionnaires de la langue française ne propose, pour ce terme, une signification en rapport avec le domaine de la sorcellerie ou de la possession. On pourrait se demander si mondains n’est pas ici une dyslexie intentionnelle pour désigner le démon sans le nommer directement (mon-dains au lieu de dé-mons).

Mais nous ne croyons pas qu’il faille recourir à cette hypothèse compliquée. Il nous semble qu’il faut partir du sens usuel du terme. Or, les sens que les dictionnaires lui attribuent suivent une double ligne : une ligne sociologique, qui relie mondain à la haute société, aux gens en vue[37], et une ligne morale et religieuse, qui relie mondain à une conduite libre, voire sensuelle, éloignée des valeurs religieuses[38]. Le premier sens est hors de question ici, car aucun des personnages impliqués dans cet « enchantement » ne semble appartenir à une classe sociale supérieure. Par contre, le sens moral et religieux du terme, par lequel mondain est opposé, avec un sens possible de libertin, à dévot et religieux, pourrait fort bien s’appliquer. Nous apprendrons plus tard que le démon qui habitait Rosalie Cotrau se nommoit Joseph Fréderic Mius (l. 114), à savoir ce voisin célibataire, beaucoup plus âgé que la jeune fille (il avait alors 44 ans), et qui n’avait reçu sa première communion qu’à l’âge de 33 ans. Le fait que l’esprit possesseur soit un être humain est une occurrence rare, d’après les ethnologues, mais bien documentée[39], et l’on rencontre même quelques cas dans lesquels la possession est occasionnée par un rapport sentimental qui a mal tourné[40].

Il est pensable que ce célibataire ait été quelque peu mondain, à savoir un Don Juan de village aux moeurs plutôt libres[41]. S’est-il passé quelque chose entre la jeune fille de quatorze ans et demi, sans doute déjà promise ou fiancée à Sylvain Doucet (qu’elle mariera six mois plus tard, le 29 avril 1811), et le joyeux célibataire ? Celui-ci a-t-il fait à la jeune des avances de nature à la déstabiliser par rapport à son mariage imminent ? A-t-elle tout simplement fantasmé, pour des raisons et dans un cadre qui nous échappe ? Il y a eu, en tout cas, un dépit de la part de ce célibataire, identifié par Rosalie Cotrau comme cause de sa première possession (il avoit ensorcelez ma fille la premier fois par dépit, l. 117-118). Le sens moral et religieux de mondains devient en tout cas fort plausible, d’autant plus que, comme nous l’apprendrons, dans la famille Cotrau ce sont tous du monde très religieux, à savoir l’opposé de mondains. La présence d’un voisin célibataire et libertin replace l’Esprit inpure qui habitait Rosalie dans un cadre fort concret de problèmes affectifs, voire sexuels. Le fait que Rosalie Cotrau sache qu’Anne Doucet avait été gueri et que par là elle fut tourmentez doublement jusquaux lendemin (l. 107-109) peut signifier une connivence quelconque des deux filles, qui seront bientôt belles-soeurs, dans l’affaire.

D’après son père, Rosalie Cotrau est donc malade d’une maladie inconu (l. 6-7). L’inconnu de la situation déclenche l’angoisse et le besoin d’une solution : nous ont demandés a Dieu de connoitre cet maladie (l. 7-8) ; nous ont ofert pour cela à Dieu des voeux et des prières (l. 8-9). Le monothéisme rigoureux de la religion officielle intervient déjà ici, et toute la démarche est encadrée par cette croyance. La réalité folklorique de loperattion ou recéde est précédée par la prière à Dieu : nous ont prémierement fait la priere afin que Dieu benissie notre entreprise (l. 17-18). Craignant d’avoir commis un crime, nous en demandons tous pardont a Dieu d’un coeur sincère (l. 46-47), afin d’attirer la bénédiction de Dieu sur nous (l. 55). Le recours à Dieu est aussi la phase ultime qui conclut toute la démarche : C’est pourquoi nous imploront la misericorde de Dieu afin qu’il nous délivre de ces dangers (l. 133-134).

Après la terminologie de la maladie, voici celle de la possession : ayant reconnu qu’elle etoient possedé d’un Esprit inpure (l. 10-11). Le texte ne dit pas comment a été obtenue la certitude que cette maladie était une possession par un Esprit inpure (l. 9-10). Le mot Esprit, avec la majuscule, semble exprimer une référence possible au diable. Le sens de inpure est plus difficile à préciser. Le sens le plus probable est le sens éthologique ou moral, selon des traits courants dans certaines formes de possession diabolique : la jeune fille dit des grossièretés, montre ses seins ou ses parties génitales, exprime crûment des désirs sexuels[42].

Ne sachant que faire (l. 11) : face à cette situation dramatique, le témoin constate l’absence de codes culturels bien définis. Le curé est loin, la culture du milieu ne semble pas posséder une recette connue, ce qui signifie à la fois la rareté du cas et un certain délabrement du système folklorique, qui ne sait pas trouver à ce problème une solution immédiate. Alors, je me suis informé au voisins de ce qu’il faudroient faire (l. 11-13). Ce recours « aux voisins » est un trait de la culture populaire, qui est une culture de groupe. Le groupe intervient aussi ailleurs dans le récit : la prière est faite en commun (aÿant fait venire pour cela une compagnie de mes voisins, l. 18-19), on invoque les témoignages du groupe (nous somme dix personne témoins de tous ceci, l. 128-129). Tout le rite semble se dérouler en groupe.

On a donc recours à un autre niveau, moins ordinaire, de la culture folklorique, à savoir des remèdes qu’il faut ré-exhumer dans une mémoire plus lointaine. L’expression : on ma dit qu’on avoient ouit dire que du tems de la cadi (l. 13-14) montre que cette tradition orale était faible, car le père ne la connaissait pas[43]. Elle remontait à un siècle, du tems de la cadi, avant le « grand dérangement ». Fort de cette lointaine tradition, le père de la fille demande que l’on applique cette recéde (l. 14) ou operattion (l. 16-17). J’ai demandé qu’on le fit (l. 16) : on ne nous dit pas qui applique ce rite, et on s’excuse à ne pas avoir su que setoit un crimme (l. 15-16). Le choix de Jean Cotrau est à l’avance subordonné au jugement du curé.

On procède donc d’abord à une prière commune (aÿant fait venire pour cela une compagnie de mes voisins, l. 18-19), afin que Dieu benissie notre entreprise (l. 17-18). Ce rapprochement inhabituel d’une prière adressée au Dieu du dogme chrétien pour assurer la réussite d’une entreprise d’origine non chrétienne est un beau cas de syncrétisme d’éléments chrétiens (la prière) et éléments folkloriques (le rite).

La procédure qui doit délivrer la jeune fille de son Esprit inpure est clairement décrite : nous on prie un pot de terre neuf avec cent Eguilles et deux cent Epeingles et un ganif tous neuf avec le coeur d’une Poul noire et de l’urine de la personne nous ont bouilli cela ensemble (l. 20-24). Tous les éléments de ce rite sont fortement enracinés dans la culture populaire, avec une documentation qui remonte au moins jusqu’au Moyen Âge et qui a des parallèles certains dans le folklore, en France et en Amérique française, parfois jusqu’à l’époque contemporaine[44].

La poule noire joue un rôle majeur dans la magie diabolique, et cela depuis le Moyen Âge[45]. Le coeur est universellement considéré comme l’organe central des vivants, le symbole même de la vie. Le coeur de la poule noire est donc une incarnation symbolique du diable. Les aiguilles (au nombre symbolique de cent), les épingles et le couteau sont un moyen traditionnel pour infliger du mal dans les rites d’envoûtement [46]. L’urine est elle aussi un élément couramment utilisé dans les maléfices, sur la base de divers présupposés symboliques[47]. Le pot est neuf, parce que l’on n’utilise pas les outils de la vie ordinaire pour un rite de ce genre. On remarquera enfin que le rite est accompli la nuit (nous ont continué la nuit suivante, l. 27).

Le sens de ce rite nocturne est alors évident. On veut faire souffrir l’ersatz du diable, par l’action de le bouillir dans l’urine, en le blessant par des aiguilles, des épingles et un couteau, pour qu’il quitte la personne possédée. L’ensemble du rite est structuralement analogue à celui de l’envoûtement par des statuettes de cire ou de glaise, dans lesquelles on enfonce des aiguilles vierges, pour provoquer le dépérissement ou la mort de l’individu représenté par la statuette. Cette forme d’envoûtement était courante en France au xviie siècle, comme dans bien d’autres cultures, notamment dans des régions d’où partirent des colons pour l’établissement du Saint-Laurent. Leproux en a relevé l’observance, encore au xixe siècle, en Angoumois et en Saintonge[48].

On peut d’ailleurs citer au moins deux témoignages parallèles dans la Nouvelle-France. Le premier vient d’un procès du 7 août 1671, dans la Prévôté de Québec, où Marie Boutine, veuve de Pierre Boutin, est accusée d’avoir demandé à une amie de luy aporter un pot neuf Et des Esguilles, et que lad boutine fist bouillir Les Esguilles avec de leau dans le pot A dessein doster le sort A son deffunct Mary[49]. L’autre témoignage vient de la Beauce, où une pratique utilisée autrefois pour se venger des « jeteux de sorts » « consistait à faire bouillir des aiguilles enfoncées dans un peloton de laine, causant à celui-ci des souffrances atroces et l’obligeant ainsi à accepter la volonté de la personne effectuant cette pratique[50] ». En Acadie même, on trouve un cas analogue, dans l’histoire d’une sauvage qui avait ensorcelé le cheval de sa voisine. Mais la voisine « conjura le mauvais sort en jetant dans le poêle un bout de l’oreille du cheval avec des aiguilles neuves ». Ce rite de conjuration réussit sur-le-champ[51].

La remarque suivante (cela n’a put réussit jusqu’aux bout par faute d’urine, l. 25-26) révèle la faible maîtrise du rite utilisé. On se trompe sur la quantité des ingrédients et l’on semble oublier que, selon la logique de ces symboles, les épingles et le couteau devraient être enfoncés dans le coeur. Du point de vue psychologique, on doute et on est incertain. On croit reconnaître un progrès, puisqu’on continue le lendemain, mais quand le rite ne semble pas réussir, on arrête l’expérience et on sent le besoin de recourir à l’autorité officielle : nous on crut devoir aller à vous comme étant notre Pasteur que vous auriez la bonté de nous aider dans notre malheur, tant pour nous éclaircirs si nous commettions du mal ou non, que pour autre chose (l. 29-33). Ici, l’Église n’a même pas besoin de condamner et d’interdire la culture folklorique. Ce sont les acteurs eux-mêmes qui passent du système folklorique au système officiel.

Mais voilà que l’esprit quitte la possédée au moment où l’on va demander l’aide du prêtre : pendant qu’on n’ÿ alloient elle été gueri, et parfaitement gueri (l. 33-34). Il arrive souvent, dans les descriptions d’exorcismes, que l’esprit possesseur s’efface, ou cherche un arrangement, devant une menace de recours à un exorciste plus puissant. L’esprit possesseur devient donc accommodant : il ma fait de grande prostestation qu’il ne me feroient aucun tort ni à moi ni à ma familles ni aucun de ceux qui étoit avec moi (l. 36-38). Il refuse encore, cependant, de révéler son nom (sans néanmoins le pouvoir connoitre et fait défence à ma filles de ne le pas nommer sous peine de vie : l. 38-40), ce qu’il fera seulement après l’intervention personnelle du prêtre [cf. infra]. Le texte laisse néanmoins entendre que, d’une façon ou d’une autre, Jean Cotrau savait déjà quelque chose : le rôle du voisin célibataire ? d’un autre voisin, comme le pensait Amable Boudreau, selon la lettre de Sigogne ? C’était, en tout cas, quelque chose de gênant et de délicat à dire : c’est pourquoi nous ne pouvons vous faire connoitre la personne, mais vous en apprendrez plus quand vous viendrez aux Cap Sable que nous ne pouvons vous en dire maintenant (l. 40-43).

À partir de ce moment, la subordination de l’ancien système culturel à celui de l’Église devient totale (maintenant nous voulons savoir, etc. : l. 47-55) : aveu d’ignorance, demande du pardon, acceptation anticipée d’une pénitence, reconnaissance du rôle de l’autorité, inquiétude et angoisse d’avoir agi en dehors du système officiel. Il est probable en effet que, par ces envoyés, Sigogne avait déjà prévenu Cotrau et ses voisins que le Rituel du diocèse du Québec défendait sévèrement, dans le cas d’une présumée possession diabolique, de consulter « les Magiciens ou les Sorciers, ou d’autres que les Ministres de l’Église ; ou de se servir de quelque superstition, ou autre moyen illicite[52] ». En les semonçant sur le crimme qu’ils avaient commis, il avait dû évoquer l’éventualité d’avoir à recourir à l’évêque pour les en absoudre, comme Jean Cotrau montre de le savoir (l. 52-55).

La troisième lettre relate une crise complexe et étendue. Nous apprenons que Rosalie Cotrau avait de nouveau été saisie par le démon, par vengeance du fait qu’on avait révélé son nom (il se nommoit Joseph fréderic Mius quon le connaissoient bien, l. 113-114). Nous y apprenons qu’une autre fille, Anne Doucet, avait été elle aussi malade, mais qu’elle fut guerie, le dimanche que Sigogne était venu visiter ses paroissiens, par l’immersion dans une rivière : Anne Doucet fut guerie le Dimanche que vous étiez ici on la prit dans deux canoux crainte de chavirer on la porta aux milieu de la rivière et on la plonga par quatre fois sans lui dire ce qu’on vouloient faire d’elle après quoi elles dit qu’elle étoit gueri (l. 100-105).

Contrairement à ce qui concerne Rosalie Cotrau, on ne nous donne aucun indice sur la nature de cette possession. On constate toutefois que la culture folklorique reprend ici le dessus, car ce n’est pas la prière ou l’intervention du prêtre qui induit la guérison, mais bien un rite populaire. Le rite de l’immersion dans une rivière ou autre eau vive, dans un but thérapeutique, est lui aussi immémorial, et on en trouve des témoignages dans tous les folklores, notamment celui de la France[53]. Déjà au VIe siècle, Grégoire le Grand décrivait un rite semblable, à propos d’une femme « tourmentée par un esprit méchant », après une inconduite sexuelle : « elle fut menée à un fleuve, immergée, et les sorciers travaillaient par leurs incantations à faire sortir le diable qui l’avait envahie [54] ». Dans le cas de la femme de la Pointe de Lévy, tombée dans des convulsions et que son curé refusait d’exorciser, ses parents firent venir une magicienne, qui ordonna que la patiente fut « plongée dans une cuve par quatre hommes, et là tenue quatre heures durant[55] ». Deux éléments importants du rite se retrouvent dans les deux récits : « plonger dans l’eau », et « quatre » (dans un cas, plonger quatre heures, dans l’autre, plonger quatre fois).

La libération de Rosalie Cotrau sera plus tardive. Le missionnaire réussit par son intervention à faire avouer par la possédée le nom du démon qui l’avait envahie : on lui demanda pourquoi il avoient ensorcelé ma filles et quétait son nom, il dit qu’il se nommoit Joseph fréderic Mius quon le connaissoient bien, et qu’il étoit obligé de ce faire connoitre par raport au prière que vous aviez fait a l’Eglise le Dimanche, qu’il ne pouvoient plus se cacher (l. 113-117).

Obliger le démon à révéler son nom est la première étape de l’exorcisme liturgique. Le fait que le démon qui « habite » Rosalie Cotrau soit finalement un homme, à savoir ce voisin célibataire qui était entré, nous ne savons pas comment, dans la vie de la jeune fille, nous oriente vers l’explication la plus plausible : le fond de cette « possession » est une forme de trouble affectif. La double possession représente deux moments successifs d’une histoire sentimentale ou sexuelle traumatisante, que les deux filles auraient voulu garder secrète : il avoit ensorcelez ma fille la premier fois par dépit, la seconde fois s’étoit pour ce qu’elle avoit dit ce qu’il lui avoient défendu (l. 117-119).

Début d’épidémie diabolique

Un développement inattendu de l’histoire est constitué par le début d’épidémie diabolique qui suit, au moins sous une forme inchoative, la libération des deux filles. Cette épidémie touche d’abord Jean Cotrau lui-même : Mois qui est infecté de la mème chose, non pas comme elle mais la colêre me surmonte par fois je crois àvoirs tous l’esprit du monde, je suis près à dévorer tous ce qui ce presente devant moi, mon Epouse lui demanda dans sa colère (l. 123-126). La « contamination » de l’exorciste par le démon est fréquente. Les symptômes que décrit Jean Cotrau sont une forte agressivité, qui s’exprime par la colère, et le fait qu’il est près à dévorer tous ce qui ce presente devant moi. Ce trait n’est pas à entendre comme une rage boulimique, mais comme un besoin de grincer des dents et de mordre, un des symptômes de la possession. D’autres manifestent aussi, à des degrés divers, des symptômes analogues : ma bel soeur Rosalie est aussi embarassé de cette mauvaise airs, et il y en a plusieurs qui en sont chagriné (l. 131-133).

Les travaux sur la possession diabolique signalent de façon concordante la possibilité qu’elle devienne collective, ceux qui administrent l’exorcisme étant les plus exposés à ce danger[56]. Des cas particulièrement fameux, comme celui des Ursulines d’Aix (1609-1611) et des Ursulines de Loudun (1632-1638), ont suscité une vaste littérature [57], de même que l’histoire des sorcières de Salem, qui comporte également une importante dimension d’épidémie diabolique[58]. On remarquera aussi que cette épidémie touche d’abord la famille : Rosalie Cotrau, la fille ; Anne Doucet, la future belle-soeur de Rosalie ; le père, Jean Cotrau, et une autre Rosalie, belle-soeur du père. Il est à supposer que les plusiers qui furent aussi chagrinés devaient avoir des liens non seulement de voisinage, mais de parenté. On relèvera aussi que le cas le plus fameux d’épidémie de possession avait concerné les Ursulines de Loudun, à savoir une des régions d’origine des Acadiens, et que l’on avait enregistré d’autres épisodes semblables dans la même région ou des régions voisines. Il y a peut-être là une dimension culturelle spécifique, transmise de la France à l’Acadie.

On remarquera enfin que, dans le début de possession que l’on constate chez Jean Cotrau, intervient de façon active sa femme, qui lui demanda [à savoir, au démon par sa fille] dans sa colère qu’il fauloit faire pour me délivrer (l. 126-127), ce qui laisse supposer que cette femme a joué un rôle, et peut-être un rôle important, dans toute l’affaire. Par la bouche de la possédée, le démon répond qu’il fauloient faire ce qu’on avoient fait a ma fille (l. 127-128), à savoir le rite populaire de conjuration par le coeur de la poule noire. Cette réponse représente la revanche de la jeune possédée contre son milieu et contre le curé, puisqu’elle voudrait obliger la communauté à faire subir à son père (qui avait commandé loperattion) la même humiliation publique qu’on lui avait fait subir. Il est fort plausible que, après cela, Rosalie Cotrau se soit sentie comme libérée de son poids (l. 129-131).

La religion populaire

Ces documents montrent, à plusieurs points de vue, une différence, voire une tension, entre les attitudes du curé Sigogne et celles de ses paroissiens. Comment interpréter ces différences et ces tensions dans le cadre des discussions sur la religion populaire, si vives depuis les années 1970 et 1980[59] ? Rappelons que dès le début de ce mouvement, historiens et sociologues furent confrontés au problème de définir ce qu’est au juste la religion populaire, et de préciser ses rapports avec la religion officielle. Dans ce débat, on vit émerger deux lignes divergentes d’interprétation.

Selon une première ligne, que nous appellerons approche folklorique, l’élément fondamental qui caractérise la religion populaire est la présence de la culture folklorique, comme composante structurale[60]. Le postulat de cette approche est que la religion officielle n’a pas réussi à éliminer la culture folklorique et que celle-ci, au contraire, s’est approprié la religion officielle, en la folklorisant[61] : « on observe partout le même double processus : d’une part, christianisation d’un folklore extrêmement puissant et résistant, d’autre part folklorisation d’un christianisme de plus en plus solide et enraciné dans la réalité socioculturelle de chaque groupe, chaque région, chaque pays[62] ».

Selon une deuxième ligne, que nous appellerons approche ecclésiastique ou pastorale, la religion populaire de l’Occident chrétien n’est pas une réalité foncièrement différente par rapport à la religion officielle. Elle représente plutôt l’ensemble des variations et des adaptations que la religion officielle subit chez les fidèles ordinaires, selon les divers contextes historiques et sociaux : « la religion populaire est l’expression populaire de la foi chrétienne », ou encore : « la religion populaire est catholicisme populaire, distinct, mais non différent par rapport au catholicisme cultivé. […] La religion populaire chrétienne est la forme dans laquelle le peuple chrétien […] a reçu, intériorisé et exprimé le message chrétien, prêché par la hiérarchie et formulé par la théologie[63] ». En somme, selon cette approche, le « populaire » est, dans le domaine religieux, du « popularisé ».

Dans le cas des possessions et des exorcismes du Bas-de-Tousket, la religion populaire ne se situe exactement ni dans l’un ni dans l’autre de ces points extrêmes, mais plutôt dans une tension et un conflit entre deux systèmes culturels. Face à une crise grave, les paysans du Bas-de-Tousket s’adressent d’abord à la culture folklorique pour y trouver une solution, tout en l’intégrant au système officiel par des prières et des voeux. Mais finalement, incertains de leur action et de la légitimité de cette culture, ces mêmes paysans demandent à la religion officielle, par des directives du curé ou de l’évêque, de juger et de régler leur culture traditionnelle. Les deux exorcismes populaires (conjuration nocturne et immersion) gardent leur structure propre et un certain degré d’autonomie, sans être nullement « christianisés ». Les prières et les voeux, ainsi que le recours à la hiérarchie officielle, gardent leur nature propre, sans être nullement « folklorisés ». Dans notre cas, il s’agit moins d’une contamination réciproque des deux systèmes que d’un conflit entre deux cultures distinctes, dont l’une finira par éliminer l’autre.

Les exorcismes du Bas-de-Tousket : fragment isolé ou système répandu ?

Cette description d’un phénomène inattendu nous suggère une dernière question : s’agit-il d’un cas isolé et atypique, ou bien de l’émergence soudaine d’une veine importante de démonologie populaire, et plus généralement de culture populaire, que seulement la pauvreté de nos sources nous empêche de connaître ? Y avait-il encore au xixe siècle en Acadie et en Nouvelle-France beaucoup d’autres Rosalie Cotrau et Anne Doucet, qui ne nous ont pas laissé de traces, car elles n’ont pas eu la chance d’être entendues, et n’avaient pas les moyens culturels de le faire ?

Tout bien considéré, nous pensons qu’il s’agit d’un épisode isolé, ou en tout cas plutôt exceptionnel. Nous constatons d’abord que, dans les nombreuses interventions du curé Sigogne sur les conduites répréhensibles de ses ouailles, les thèmes du diabolisme, de la magie noire, de la sorcellerie ne paraissent pratiquement jamais. La « culture populaire » qu’il tâche de déraciner est celle de la danse, du cabaret, de la fête populaire, des « fréquentations douteuses ». Serait-il logique de supposer que ces faits, s’ils avaient existé, aient échappé pendant des décennies à son regard omniprésent ? De plus, le système culturel qui soutient cet épisode semble faible, mal connu par les acteurs, et se soumet facilement à la censure ecclésiastique. Il ne témoigne pas d’un enracinement intense et répandu.

Il y a enfin l’éclairage décisif, quoique plus tardif, d’un témoin direct, qui nous renvoie explicitement, en citant justement les acteurs que nous avons rencontrés, non pas à un phénomène général de culture populaire, mais plutôt à des particularités psychologiques et culturelles propres à la famille de Rosalie. Ce témoin est le capitaine Hilaire-Valentin Pothier, natif de Wedgeport, qui avait quitté le village pour une carrière maritime. Alors qu’il naviguait à bord du brigantin l’Acadia, il écrivait dans un journal personnel, entre le 30 novembre 1884 et le 9 avril 1885[64] :

Dans cette famille[65] il y a eu des curieuses maladies qu’ils appellent ensorceler. La vieille Rosalie[66] l’avait avant de se marier et il a deux ou trois de ses filles qui ont fait la même folie. Toute cette famille-là croit autant aux sorciers comme à autre chose. Ils ont bien accusé Alexandre à Grégoire Mius. Je me souviens que Betty[67] était ensorcelée. Il avait fait venir un vieux nègre pour la guérir ; il fit toute sorte de bêtises et d’accroires, et je crois qu’il leur fit accroire qu’il avait punit Alexandre, et Betty finit par se taiser [se taire], et s’en retourna chez-elle à la Rivière-aux-saumons, parce qu’elle était mariée en ce temps-là. Ils disaient qu’ils entendaient des bruits étranges dans leur maison, et ce n’était pas étonnant avec tous leurs sorciers ! Ce n’empêche que ce sont tous du monde très religieux. C’est remarqué qu’il ne faut pas longtemps pour se faire un masque sur leur face quand ils se fâchent.

Ce texte apporte un éclairage important du point de vue anthropologique. Il nous révèle que cette propension aux manifestations diaboliques et de sorcellerie était un phénomène héréditaire, passé de la mère Rosalie à certaines de ses filles, et peut-être déjà hérité de la mère même de Rosalie, laquelle nous apparaît, dans le lointain exorcisme de 1810, comme un acteur important, qui ne craint pas d’interpeller avec autorité le diable (l. 126-127).

Cette hérédité, passée par la filière féminine[68], est probablement basée sur une prédisposition physiologique, ce dont le témoin nous offre un indice précieux : C’est remarqué qu’il ne faut pas longtemps pour se faire un masque sur leur face quand ils se fâchent. Or, le changement des traits du visage est l’un des symptômes courants de la possession.

Enfin, nous constatons que, dans cette tradition familiale (déjà dans la famille de Jean Cotrau ? ou dans celle de sa fille Rosalie ?), la dimension démonologique s’élargit à des phénomènes complémentaires : la possession passe à l’infestation (ils entendaient des bruits étranges dans leur maison) ; le démonisme proprement dit passe à une sorcellerie plus large (cette famille-là croit autant aux sorciers comme à autre chose … toute sorte de bêtises et d’accroires) ; le démonisme et la sorcellerie de matrice chrétienne s’allient avec une sorcellerie locale, probablement celle d’un esclave noir (il avait fait venir un vieux nègre pour la guérir). Ce monde ambigu fait néanmoins bon ménage avec la religion officielle : Ce n’empêche que ce sont tous de monde très religieux. Il s’agit donc d’une culture qui comporte, apparemment sans problème, un haut degré de syncrétisme.

Nous voilà à la fin de notre histoire. Les « possessions » de Rosalie Cotrau et d’Anne Doucet n’étaient, selon toute vraisemblance, que des troubles psychologiques, favorisés par une prédisposition héréditaire, et précipités par une situation de conflit sentimental ou érotique, mais interprétés par les sujets, et par certains autres témoins et acteurs, selon les catégories traditionnelles de la possession diabolique, sans exclure, chez les mêmes personnes, d’autres registres d’interprétation. Il s’agit donc, nous semble-t-il, d’un phénomène probablement isolé, survivance affaiblie d’une culture traditionnelle, prête à s’effacer sans trop de résistance face au christianisme officiel.