Article body

L’historiographie des communautés religieuses connaît une certaine effervescence depuis quelques années. On retrouve de belles réussites comme le livre de Lucia Ferretti sur les Dominicaines de la Trinité (2002), la trilogie de Guy Laperrière sur les congrégations françaises venues au Québec (1996, 1999, 2005) et l’excellent ouvrage collectif dirigé par Dominique Deslandres, John A. Dickinson et Ollivier Hubert sur les Sulpiciens (2007). Le nouvel opus qui s’ajoute aujourd’hui porte sur la congrégation des Soeurs Missionnaires de l’Immaculée-Conception (MIC), afin de « témoigner du vécu missionnaire de la communauté et faire partager l’héritage spirituel de la fondatrice, Délia Tétreault » (p. 11). L’auteure ne s’en cache pas, l’oeuvre est une commande et elle doit viser « une histoire consensuelle où les contenus factuels prendront les dessus sur l’analyse » (p. 12). Cette mise au point est d’autant nécessaire qu’elle évite ainsi une déception au lecteur universitaire, qui pouvait s’attendre à un renouvellement du regard historiographique, car ne l’oublions pas, il s’agit de la première communauté féminine québécoise fondée explicitement pour les missions.

L’ouvrage, abondamment illustré (plus de 300 photos), suit une approche thématique et se divise en 9 chapitres, mais on pourrait aussi bien dire qu’il comprend en fait 2 grandes sections. La première, regroupant les cinq premiers chapitres, porte sur la naissance, le développement et les caractéristiques de la communauté et de ses membres. La deuxième section se divise en quatre parties et se concentre davantage sur les différentes oeuvres missionnaires. Le volume comprend aussi de nombreux encadrés explicatifs, des tableaux statistiques et des annexes portant sur les lieux de formation et d’action des MIC.

À la lecture des trois premiers chapitres, il appert que la fondatrice a longuement hésité entre une école de formation apostolique en une communauté missionnaire. Si elle choisit finalement la dernière voie, elle doit tout de même faire face à différents problèmes dont celui du recrutement. Cette question est particulièrement intéressante. Au début du xxe siècle, la multiplication des communautés religieuses, la variété de leurs orientations spirituelles et de leurs champs d’apostolat provoquent une concurrence évidente. Les postulantes ont l’embarras du choix ! Avec leurs pensionnats, les communautés enseignantes ont même une longueur d’avance. Pour recruter, Délia et les MIC utilisent les retraites fermées mais surtout les nouveaux moyens de communication de masse (kiosques d’exposition, « lanterne magique », diapositives, films, la revue Le Précurseur, etc.), se rendent dans les écoles ainsi que les paroisses et font la promotion de leurs oeuvres. Il y a là, me semble-t-il, une investigation à pousser plus avant, particulièrement sur les moyens utilisés, le contenu iconographique et sur les formes proprement dites du message propagandiste, mais l’auteure n’en souffle mot.

Les quatrième et cinquième chapitres consistent en une grande enquête prosopographique sur les MIC. Madame Gauthier y analyse, avec force tableaux et statistiques, le recrutement décennal canadien et étranger, le taux de persévérance et compare la situation des MIC avec d’autres instituts religieux. Les MIC semblent avoir remporté le pari d’attirer les filles intéressées aux missions étrangères vers leur communauté. De plus, la montée et le maintien du recrutement international assurent, depuis 1960, le renouvellement et la survie, à moyen terme du moins, de la congrégation. Ces deux chapitres brossent un portrait intéressant mais anecdotique des religieuses. Les chapitres qui suivent portent sur les oeuvres des MIC. Le sixième traite spécifiquement de l’éducation, le septième, de la santé et le huitième, des oeuvres sociales.

Autant l’enseignement a souvent été le prisme privilégié afin de s’installer dans les pays de mission et diffuser le message chrétien auprès des enfants, autant la santé et les oeuvres sociales ont permis un contact direct avec l’ensemble des franges de la population mais surtout les plus démunies. Tous ces secteurs se transforment et évoluent à la suite des événements sociopolitiques vécus dans chacun des pays. À la lecture des péripéties des MIC, un mot me vient : adaptation. Lorsqu’on y songe, les communautés ont démesurément investi temps, argent et énergie dans ces types d’oeuvres et l’abandon de plusieurs d’entre elles ne s’est certainement pas faite de gaieté de coeur. Il serait beaucoup trop long d’en faire ici la liste, mais de constater qu’elles couvrent près de deux cents pages du livre suffit pour comprendre. Les MIC les ont toujours utilisées comme vecteur de développement social, particulièrement pour les femmes.

L’idée d’une « histoire consensuelle » tait les relations parfois orageuses avec les épiscopats et les pouvoirs locaux. On sous-entend parfois les problèmes comme au Japon, à Madagascar ou au Guatemala, pour ne citer que ceux-là. Je trouve simplement dommage que l’auteure n’ait pas pu entrer dans ces détails afin de mieux nous expliquer les stratégies des MIC pour négocier leur autonomie et maintenir les « frontières de leur espace féminin ». Pour avoir épluché la correspondance entre le Franciscain Égide Roy, vicaire apostolique de Kagoshima, au Japon, et les MIC dans les années 1930 et 1940, il y a bien des choses à dire…

À travers les différents chapitres, la spiritualité de Délia Tétreault et des MIC est abordée. Les questions de l’évangélisation, de la formation et de la pastorale le sont plus particulièrement dans le neuvième chapitre. Les MIC se sont donné une spiritualité qui ne se distingue pas outre mesure de celle vécue dans plusieurs communautés du Québec d’avant 1960. On mentionne l’importance des dévotions mariales, du chemin de croix, de la notion d’action de grâce mais on reste plutôt silencieux sur ses fondements. Qu’est-ce qui caractérise cette spiritualité ? À quelle grande famille spirituelle se rattache-t-elle ? Avec les références fréquentes aux Jésuites, à saint François-Xavier et le « concept d’obéissance à la saint Ignace » (p. 88), je penche pour celle-là, mais ce n’est pas clairement dit. Par contre, l’auteure expose de manière précise tout le travail de fond qui s’est fait sur le plan de la réappropriation de la pensée et de la spiritualité de la fondatrice depuis le Concile Vatican II. Cela ouvre des portes intéressantes sur l’évolution et l’adaptation d’une communauté religieuse dans la période postconciliaire mais cela reste aussi un peu en surface.

Que retenir finalement de ce livre ? Femmes sans frontières est une oeuvre intéressante, bien écrite et documentée mais qui ne renouvelle pas le genre comme les autres ouvrages cités au début. Les Instituts missionnaires féminins du Québec attendent donc toujours leur grande étude. C’est d’autant important que certaines de ces congrégations, pensons aux Soeurs Missionnaires de Notre-Dame-des-Anges ou les Soeurs Missionnaires du Christ-Roi, furent fondées par d’anciennes MIC. Qu’est-ce qui les distingue ? Bien qu’il existe des écrits sur chacune de ces communautés, il y a là un champ comparatif en friche qui ne demande qu’à être exploité par les historiens.

Il y a quelques années, les Soeurs Servantes du Coeur-Immaculé de Marie de Munroe, au Michigan, se sont imposé une relecture sans concession de leur passé (Building Sisterhood, Syracuse University Press, 1997). Je souhaite que les autres communautés qui entreprendront ce voyage dans leurs archives oseront ce type d’approche. Les frontières de l’histoire de ces femmes n’en seront que mieux circonscrites.