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Introduction

J’aimerais réfléchir, dans cet article, à quelques enjeux relatifs à la « crise » de l’histoire sociale québécoise et à l’émergence d’une nouvelle histoire des idées qui prétend fonder un nouveau rapport au passé[1]. Après avoir régné pratiquement sans partage dans les années 1970 et 1980, les constats d’un essoufflement, voire d’une crise, de l’histoire sociale se sont succédé au cours des années 1990. Au début des années 1990, des historiens comme Gérard Bouchard, Ronald Rudin ou Jean-Marie Fecteau soulignaient tour à tour l’épuisement de l’histoire sociale telle qu’elle avait été pratiquée au Québec[2]. En 1997, Gérard Bouchard rappelait que l’histoire sociale avait abandonné son programme initial, centré sur les acteurs collectifs, les rapports sociaux et le changement social[3]. Joanne Burgess évoquait à son tour, en 2002, le déclin des objets de recherche traditionnels de l’histoire sociale[4]. Magda Fahrni soulignait encore plus récemment la réaction importante de plusieurs historiens contre l’histoire socio-économique, une composante au coeur du développement de l’histoire sociale[5]. Pour plusieurs, la mode actuelle pour l’histoire culturelle[6], dont certains de ses praticiens revendiquent une grande part d’autonomie à la culture et aux idées, a joué un rôle prépondérant dans cette remise en cause.

Le sentiment d’une crise de l’histoire sociale est probablement amplifié par le fait que, depuis une dizaine d’années, aucun historien n’a senti le besoin de défendre le projet d’une histoire sociale au Québec, alors que les manifestes se sont succédé pour défendre l’histoire des idées, de la religion ou du politique. Ce vide historiographique a contribué à l’émergence d’une critique radicale qui a, depuis quelques années, plus ou moins rejeté en bloc l’histoire sociale. Un peu comme l’avaient fait Michael Bliss et J. L. Granatstein au Canada anglais, on a déploré que l’histoire sociale, gagnée au pluralisme identitaire, ait fait éclater la mémoire nationale en identités particulières, minant de l’intérieur la capacité de la nation de se penser en tant que sujet historique[7].

En effet, un certain nombre de chercheurs, provenant d’horizons disciplinaires différents, se réclamant parfois d’une même « sensibilité », ont repris essentiellement les mêmes reproches, tout en y ajoutant des réflexions sur ce qu’ils percevaient comme la crise de la conscience historique des Québécois francophones. Par exemple, selon cette nouvelle sensibilité, groupe restreint mais très actif, il fallait revoir le récit de l’émancipation du Québec moderne, inspiré d’une mythologisation de la Révolution tranquille, pour comprendre cette crise mémorielle. Il fallait notamment remettre en question une histoire sociale qui aurait construit un récit moderniste méprisant à l’égard de la tradition et du « riche sentiment d’historicité » qu’elle portait. On lui préférera donc une histoire des idées qui, en instaurant un rapport plus respectueux avec le passé (et notamment avec les intellectuels canadiens-français bafoués par l’histoire sociale) permettrait de mieux rendre compte de la crise actuelle d’une société en perte de leadership et de repères identitaires, politiques et sociaux[8].

Cet article vise donc à réfléchir à cette conjoncture historiographique, intellectuelle et politique qui, me semble-t-il, remet en question la pertinence même de l’histoire sociale pour comprendre le passé québécois. Il faut, bien sûr, prendre garde de ne pas exagérer la « crise » de l’histoire sociale. Il est évidemment trop tôt pour annoncer la mort de l’histoire sociale et, si on tient compte de l’hybridation des genres[9] et du déplacement de l’histoire sociale vers des thématiques culturelles, il est tout à fait juste de dire que cette nouvelle histoire est bien vivante[10]. Cela dit, les signes d’un essoufflement de l’histoire sociale sont bien évidents depuis une vingtaine d’années au Québec, comme partout en Occident[11]. S’il faut bien convenir que plusieurs historiens et historiennes pratiquent toujours une histoire sociale de grande qualité au Québec, il n’est pas difficile de constater que cette dernière n’est plus structurée ni par un projet historiographique partagé ni même par une série de questions plus ou moins communes. Du coup, ce qui se profile à l’horizon n’est peut-être guère plus qu’une histoire sociale éclatée qui risque d’avoir peu de chose à dire sur les grands enjeux collectifs du passé, du présent et de l’avenir[12]. En ce sens, cet article doit aussi être perçu comme un appel à la refondation d’une histoire sociale qui, après s’en être quelque peu éloignée, renouerait avec un projet critique centré sur le problème du changement social. Ce projet est fondé sur l’analyse des différentes formes d’inégalités et de conflits qui traversent les rapports sociaux et, évidemment, de leur impact considérable sur le devenir historique d’une société. Ce projet est intimement lié à une volonté d’émancipation à l’égard des institutions héritées du passé, institutions dans lesquelles s’étaient cristallisés les inégalités et les conflits, ce qui légitimait en retour un projet historiographique enraciné dans les questions du présent et les enjeux de l’avenir[13].

Pour mener à bien cette réflexion, j’étudierai d’abord brièvement les origines de l’histoire sociale québécoise, ce qui nous permettra de rappeler que cette dernière s’est développée autour d’un projet historiographique structuré autour d’une grande question sociale, celle de l’infériorité économique des Canadiens français. J’évoquerai également les grandes lignes des deux projets qui ont structuré l’histoire sociale à partir des années 1970, soit les projets « moderniste » et « critique ». Je tenterai ensuite, dans les deux parties suivantes, de faire la généalogie de la critique de l’histoire sociale telle qu’elle a émergé au tournant des années 1990 jusqu’à l’avènement d’une « nouvelle sensibilité » historiographique et d’une nouvelle histoire des idées au cours des dernières années. Dans la dernière partie, je ferai quelques remarques sur le projet historiographique de celle-ci, sur le contexte politique dans lequel ces nouveaux courants se déploient et je conclurai brièvement sur la nécessité d’une refondation du projet critique de l’histoire sociale[14].

1 - Le temps des conquêtes

On pourrait dire, sans exagérer, que c’est autour de la question de l’inégalité économique des Canadiens français que s’est développée l’historiographie québécoise moderne. C’est cette question qui, plus que toute autre, a stimulé les efforts des historiens francophones du Québec depuis les premiers travaux des historiens de l’École de Montréal. Déjà, chez Lionel Groulx, le projet historiographique nationaliste était indissociable d’un sentiment d’urgence face aux importants défis posés par la question sociale. Groulx était profondément préoccupé par une transformation fondamentale dans la structure sociale, soit le passage d’une classe de paysans à une classe ouvrière qui menaçait l’image que la nation canadienne-française avait d’elle-même. Dans le Québec d’après-guerre, cette urgence à expliquer cette infériorité économique a été transmise à une nouvelle génération d’historiens, mais qui l’ont abordée d’une perspective fort différente. Groulx, malgré une préoccupation évidente pour la méthode critique chère aux historiens, avait tout de même étudié l’histoire des Canadiens français à la lumière d’une providence divine située à l’extérieur de l’histoire.

Quant à elle, la nouvelle génération d’historiens a plutôt tenté de refonder le schéma nationaliste de Groulx à partir d’une perspective matérialiste, ce qui voulait dire que les seules causes des phénomènes historiques devaient être cherchées ici-bas, dans les conditions matérielles d’existence. Michel Brunet, l’un des principaux représentants de cette nouvelle génération d’historiens, considérait par exemple que « l’étude des facteurs économiques modifierait radicalement l’interprétation traditionnelle de l’histoire politique[15] ». Anticipant les critiques à venir, Groulx y voyait déjà « un rapetissement du passé canadien-français » et appelait à ne pas « frôler, même de loin, le matérialisme historique[16] ».

Malgré cet avertissement, les historiens nationalistes de l’École de Montréal ont accordé une place importante aux facteurs « matérialistes », notamment l’économie et les classes sociales, pour comprendre les conséquences de la Conquête de 1760. Déplaçant la problématique de Groulx, Maurice Séguin, dans une formule bien connue, soulignait que le problème historique fondamental n’était pas, pour les Canadiens français, « de ne pas pouvoir rester une heureuse population agricole, mais plutôt de ne pas pouvoir sortir de l’agriculture autrement qu’en prolétaires serviteurs de l’Occupant[17] ». Comme l’a souligné Serge Gagnon, c’est toutefois Jean Hamelin, l’une des principales figures de l’École de Laval, qui a marqué l’acte de naissance de l’histoire sociale et économique au Québec[18]. La grande contribution de Hamelin, et de L’École de Laval après lui, a été d’avoir introduit les outils méthodologiques de l’histoire sociale et des sciences sociales telles qu’elles se développaient en France et aux États-Unis. Armés de ces nouvelles méthodes, ces historiens, Fernand Ouellet en tête, ont cherché à démontrer que, contrairement à ce que postulaient les historiens de l’École de Montréal, la question sociale qui frappait le Canada français n’était pas une conséquence de la Conquête, mais bien un héritage de la colonie française et de sa culture traditionaliste, hostile à la démocratie et au capitalisme[19].

Une nouvelle génération d’historiens, encouragée par le développement du réseau universitaire québécois et le « rattrapage » économique des Québécois francophones, a adopté les nouvelles méthodes historiques pour les mettre au service d’un récit qui renversait les termes du problème du « retard » qui avait structuré jusque-là le développement de l’historiographie. La principale contribution de cette nouvelle génération d’historiens a été d’abandonner le vieux récit de la spécificité québécoise, et donc de son « retard », pour mettre l’accent sur la « normalité » du développement socio-économique de la société québécoise. Comme le souligne Gérard Bouchard, cette historiographie désirait « montrer que le devenir de la société québécoise [avait] fait l’objet d’une interprétation très sélective, déformée par le prisme des idéologies traditionnelles, et qu’en fait, cette société [avait] suivi un cours très analogue à celui de toutes les sociétés occidentales, sur lesquelles elle n’était somme toute pas aussi en retard qu’avaient pu le croire de nombreux observateurs peu complaisants[20] ».

En révélant ce parti pris pour la normalité, Bouchard et d’autres ont suscité de nombreuses réflexions historiographiques sur l’histoire sociale québécoise à partir des années 1990, comme nous le verrons un peu plus loin. Pour l’instant, j’aimerais souligner que cette question de la normalité a peut-être donné, dans les débats historiographiques qui suivront, une image un peu trop homogène de la pratique de l’histoire sociale québécoise à partir des années 1970. Tout en étant bien conscient que toute tentative de classification est nécessairement réductrice en ce qu’elle ne peut rendre compte de toute la richesse d’une production historienne très complexe, on peut probablement soutenir que, à partir de ce moment, l’histoire sociale québécoise a été traversée par deux grandes tendances d’inégale importance qui portaient deux projets historiographiques distincts, bien que convergents sur la question de la « normalité » québécoise.

La première, que l’on peut désigner comme l’historiographie moderniste, visait principalement à réfuter les thèses de l’École de Laval sur le « retard » des Canadiens français. Elle gagnera progressivement en importance et sera nettement dominante à partir des années 1980. Elle a inspiré toute une série de recherches qui allaient montrer que le Québec pouvait être considéré comme une société « normale » et « moderne[21] ». Ici, et c’est ce qui distingue cette première tendance de la seconde, la « normalité » et la « modernité » avaient un contenu positif, ce qui se traduisait par une tendance à relativiser l’importance des conflits sociaux, mais sans jamais les nier. Ainsi, cette historiographie a insisté sur la capacité d’adaptation des personnes, des groupes et des institutions à une société marchande, urbaine et industrielle dont il s’agissait moins de critiquer les travers que d’en prouver l’existence longtemps niée. Par exemple, Jean-Pierre Wallot et Gilles Paquet désiraient démontrer les valeurs modernes d’autonomie et de rationalité des paysans canadiens-français, ce qui demandait de nuancer la structure inégalitaire du régime seigneurial et permettait de souligner leur participation à une économie de marché dès le xviiie siècle[22]. Paul-André Linteau, quant à lui, mettait l’accent sur l’influence des réformateurs et la modernisation des infrastructures urbaines, relativisant ainsi les constats pessimistes sur la misère ouvrière au tournant du xxe siècle[23]. Dans le champ de l’histoire ouvrière, Jacques Rouillard étudiait la progressive structuration des organisations syndicales, dont un syndicalisme catholique bien enraciné dans la société industrielle, délaissant quelque peu l’analyse de la dimension plus conflictuelle des classes sociales[24].

Ces auteurs sont d’ailleurs régulièrement intervenus dans des débats historiographiques afin d’insister sur le fait que la société québécoise était une société urbaine et industrielle bien avant la Révolution tranquille[25]. L’Histoire du Québec contemporain, la synthèse très importante produite par Paul-André Linteau, Jean-Claude Robert et René Durocher, est sans doute l’oeuvre phare de cette tendance dominante de l’histoire sociale québécoise[26]. Pour d’excellentes raisons, elle a eu un impact majeur sur toute l’historiographie et elle inspire encore, par exemple, l’ambitieux projet des histoires régionales du Québec[27].

La deuxième tendance, plus marginale mais néanmoins bien présente, s’inspirait d’un paradigme critique et puisait dans les traditions marxiste et féministe en insistant sur la primauté des conflits sociaux[28]. Dans ce cas-ci, on reconnaissait également la « normalité » et la « modernité » de la société québécoise, ce qui explique les nombreuses collaborations entre les deux tendances historiographiques. Cela dit, ces concepts étaient habituellement dépouillés, dans cette deuxième tendance, du contenu positif que lui accordait l’historiographie moderniste, ce qui alimentait un point de vue critique à l’égard des grands processus historiques associés à la modernité. On pense évidemment à Stanley Ryerson qui fut l’un des seuls historiens québécois à se réclamer directement du marxisme, mais dont l’influence fut très restreinte[29].

Ce ne fut pas le cas de Louise Dechêne qui a eu une influence considérable sur l’historiographie québécoise en fondant son analyse sur les rapports de classes au coeur du régime seigneurial qui n’apparaissait plus, ainsi, comme un mode plus ou moins égalitaire de peuplement[30]. Quelques années plus tard, Normand Séguin abordait l’existence d’une agriculture de subsistance dans les campagnes québécoises comme le produit d’une dépendance structurelle à l’égard d’une industrie forestière qui exploitait une main-d’oeuvre à bon marché[31]. Jean-Marie Fecteau et André Cellard, en étudiant divers aspects de la question sociale, éclairaient les procédures d’exclusion des populations marginales et fragiles, ce qui permettait de comprendre les profondes tensions au coeur de la société québécoise[32]. Les travaux du Groupe de recherche sur les milieux d’affaires, devenu ensuite le Groupe d’histoire de Montréal, ont également représenté un pôle majeur de ce courant « critique » de l’historiographie québécoise. Les travaux féministes associés à ce groupe, comme ceux de Bettina Bradbury ou d’Andrée Lévesque, ont par exemple montré les effets pervers de la « modernité » sur les rapports de genre, au sein de la famille comme dans l’espace public[33]. Enfin, tout comme la tendance moderniste, la tendance critique a inspiré une synthèse, celle de Brian Young et John Dickinson, qui a mis en récit l’histoire québécoise en centrant l’analyse sur les conflits sociaux[34].

Au milieu des années 1980, la tendance moderniste était largement dominante et pouvait légitimement prétendre représenter l’ensemble de l’histoire sociale. Dans un article publié en 1983 qui présentait l’influence de la nouvelle génération d’historiens arrivée dans les universités au tournant des années 1970, Paul-André Linteau constatait le peu d’impact du marxisme et soulignait que l’histoire sociale avait établi « la nouvelle norme de l’historiographie[35] ». Quelques années plus tard, Fernand Ouellet[36] évoquait d’une façon très positive la révolution historiographique qu’avait provoquée l’émergence de l’histoire sociale dans les années 1970, tout en dénonçant son travers nationaliste[37]. D’un côté comme de l’autre, on donnait une image plutôt homogène de l’histoire sociale en insistant sur la nature cumulative du savoir.

Globalement, les témoignages positifs sur le développement de l’histoire sociale québécoise s’accumulaient. La contribution de Ouellet s’inscrivait dans une série importante de trois numéros de la revue Recherches sociographiques, portant sur la « situation de la recherche sur le “Canada français” depuis 1962 », et qui laissait une place fondamentale aux débats portant sur l’histoire sociale du Québec. En 1993, Jean-Pierre Wallot tirait une certaine satisfaction d’une « tradition assez longue et variée » d’études historiques sur l’économie pour la période pré-industrielle[38]. Pour la période industrielle, Paul-André Linteau notait quelques années plus tard les « progrès substantiels » de l’histoire socio-économique du Québec[39]. Il faut dire, toutefois, que ces constats positifs sur l’histoire sociale étaient de plus en plus rares à partir du milieu des années 1990.

2 - Le temps des doutes

Les premiers signes d’un essoufflement étaient sans doute perceptibles dès le milieu des années 1980. À ce moment, Serge Gagnon revendiquait une plus grande place pour la dimension spirituelle de l’expérience historique des Canadiens français, aspect négligé selon lui par l’histoire sociale québécoise[40]. Mais c’est quelques années plus tard que certains historiens, davantage associés à la tendance « critique » de l’histoire sociale, vont souligner l’épuisement du programme de recherche moderniste. Ainsi, Gérard Bouchard, Ronald Rudin et Jean-Marie Fecteau vont, malgré de grandes différences, souligner les travers d’une historiographie qui avait donné un contenu essentiellement « positif » à l’histoire de la modernité québécoise. Même s’ils ne s’entendaient pas sur tous les aspects du problème, de même que sur les solutions à mettre de l’avant, tous les trois avançaient que cet épuisement devait être combattu par le renouvellement d’une histoire sociale critique. Parallèlement, ces interventions renforçaient l’image d’une histoire sociale monolithique, dominée par la tendance moderniste.

En 1990, Gérard Bouchard considérait que si le paradigme moderniste avait permis de faire progresser considérablement la discipline historique, il était cependant épuisé du fait qu’il avait atteint à peu près tous ses objectifs. Dans ce contexte, Bouchard évoquait, à titre de « paradigmes de rechange » insuffisamment explorés, une historiographie marxiste critique et une historiographie anthropologique[41]. Quelques années plus tard, Bouchard allait rappeler le « programme initial » de l’histoire sociale et affirmer que certaines grandes questions qui lui étaient étroitement associées n’avaient reçu que peu d’attention au Québec. Tout en passant sous silence l’apport d’une historiographie critique au Québec, il soulignait que « le vocable social accolé à la science historique voulait affirmer une réorientation générale qui plaçait au centre de l’analyse les acteurs collectifs (notamment les classes), les rapports sociaux (conflictuels et autres), l’évolution des clivages et des inégalités. Lorsqu’on fait le compte au Québec, on s’aperçoit que ces thèmes ne sont pas vraiment prédominants… » et que « peu de travaux ont été réalisés sur le changement social comme tel ». De même, alors que l’histoire sociale « part de l’actuel », Bouchard s’étonnait que cette dernière se soit « détournée des grandes questions qui agitent notre temps[42] ».

Il définissait également des priorités de recherche pour un renouveau de l’histoire sociale, soit de réinvestir le domaine de l’histoire totale en raccordant mieux ses problématiques par le biais d’analyses sur « l’État, la nation, les classes sociales, le capitalisme, les rapports de domination et d’exploitation ». « À ces conditions seulement, ajoutait-il, l’histoire sociale se posera comme véritable science de l’actuel, capable de projeter sur les grands problèmes de l’heure des aperçus éclairants – et sans se dénaturer comme discipline scientifique ». Contrairement à son article de 1990, qui accordait peu d’attention aux questions épistémologiques, son article de 1997 évoquait l’importance d’une plus forte « conscience critique » à l’égard des pratiques de l’histoire sociale, notamment d’une réflexion sur les effets d’illusions produits par les ambitions scientistes de l’histoire quantitative[43].

L’attention nouvelle consacrée aux questions épistémologiques était sans doute attribuable au débat sur le « révisionnisme » de l’histoire sociale québécoise, lancé par Ronald Rudin. Sous-estimant à son tour l’influence de la tendance critique dans l’historiographie québécoise, Rudin insistait sur la propension des historiens « révisionnistes » à donner une image trop positive du passé de leur société moderne. Pour fonder son analyse, Rudin s’inspirait des thèses relativistes qui avaient été développées dans la foulée de la crise de l’histoire aux États-Unis, telle que Peter Novick en avait fait la généalogie[44]. De ce livre important, Rudin avait surtout retenu que l’histoire est une histoire du présent, ce qui voulait dire que le regard de l’historien est toujours déjà orienté par les attentes sociales de ses contemporains. Pour Rudin, ces attentes au Québec, dans la foulée des bouleversements apportés par la Révolution tranquille, et la montée en respectabilité du mouvement indépendantiste, auraient orienté l’historiographie vers le projet d’une histoire globalement positive, « normale », présentant l’image d’une société moderne et libérale à laquelle il serait injustifié de refuser l’autonomie politique. Cela aurait nécessité de marginaliser le rôle des valeurs « spécifiques » de la culture canadienne-française pour insister plutôt sur les structures socio-économiques de la société québécoise qui, elles, n’auraient accusé aucun « retard » sur les sociétés occidentales. En somme, la confiance dans les vertus de l’histoire sociale aurait été d’autant plus grande qu’elle permettait, en privilégiant le progrès matériel de la société québécoise, de marginaliser les aspects les plus gênants du passé canadien-français.

Après ce diagnostic réducteur sur l’historiographie, Rudin en appelait à l’élaboration d’un vague projet post-révisionniste qui délaisserait l’étude des structures socio-économiques pour privilégier l’étude critique des valeurs spécifiques, ce qui voulait essentiellement dire anti-libérales, de la société canadienne-française[45]. À en juger par l’impact qu’aura cette thèse, Rudin touchait certainement une corde sensible au sein de l’historiographie, mais cela au prix de grandes simplifications au sujet de l’histoire sociale qui allaient avoir d’importantes conséquences par la suite.

L’une des plus importantes réponses à la critique de Ronald Rudin fut probablement celle de Jean-Marie Fecteau qui appelait à une refondation de l’historiographie québécoise, mais sur les bases d’une histoire politique qui n’abandonnerait ni le projet critique ni l’ambition globalisante de l’histoire sociale. À la différence de la critique relativiste de Rudin, qui ne faisait qu’insister sur l’impact des attentes sociales sur l’historiographie, celle de Fecteau était nettement plus sévère en mettant l’accent sur les conséquences éthiques de l’histoire sociale moderniste. Contrairement à Rudin, Fecteau ne croyait pas que les attentes sociales à l’égard de l’historiographie étaient un problème épistémologique insurmontable.

Fecteau croyait plutôt qu’en privilégiant la description neutre et empirique des faits, les historiens québécois auraient reculé devant l’exigence de faire une histoire engagée et critique de leur société, dans la « différence » de ses valeurs comme dans la « normalité » de ses structures. Il rappelait donc que la fonction sociale de l’historien n’était pas de maintenir un équilibre entre les « bons » et les « mauvais » côtés de l’histoire, entre la spécificité et la normalité d’une société, mais découlait de la position critique de l’intellectuel dans la cité. Ainsi, parce qu’on ne peut la mesurer, parce que l’historien moderniste se doit d’être « neutre », l’histoire sociale « empiriste » aurait reculé devant l’analyse engagée de « l’oppression dans ses manifestations les plus critiques ». En s’adonnant « aux joies de la topographie sociale, aux certitudes de l’économique et du social », la révolution historiographique du tournant des années 1970 aurait régressé dans une attitude complaisante et téléologique à l’égard du présent[46].

Bien qu’elle ne s’inscrivait pas directement dans le débat sur la crise du paradigme moderniste, Andrée Lévesque revendiquait également, en 1997, une dynamisation de l’historiographie en général par une histoire féministe critique qui ne se limiterait pas à « ajouter » les femmes à un récit inchangé de la modernité québécoise[47]. Par la suite, peu de chercheurs ont défendu le projet d’une histoire sociale critique. Pendant ce temps, d’autres chercheurs se lançaient dans un projet « postrévisionniste » d’une histoire qui se construisait contre le projet scientifique et éthique de l’histoire sociale, récupérant au passage, tout en les radicalisant, les critiques non seulement de Fecteau et de Rudin, mais également de Serge Gagnon, de Jean Hamelin et de Réal Bélanger[48]. Il ne s’agissait plus alors de proposer une « autre » histoire sociale, fut-elle une histoire politique du social[49], mais bien de remettre en cause la pertinence même de l’histoire sociale comme projet historiographique. On prenait alors prétexte d’une « crise » de la conscience historique des Québécois pour légitimer un renouveau historiographique qui se définissait contre l’histoire sociale. On dessinait alors un portrait toujours aussi homogène de l’histoire sociale, mais en insistant cette fois-ci sur la tendance critique, ou même marxiste, qui aurait traversé, souvent inconsciemment, l’ensemble de la production historiographique. Les premières manifestations de cette critique de l’histoire sociale sont perceptibles dès le début des années 1990, mais c’est surtout au tournant des années 2000 qu’elles prendront leur importance et seront formulées dans un projet historiographique précis.

3 - Le temps des rejets

C’est Jocelyn Létourneau qui, dans un texte qui réfléchissait aux enjeux de la recherche dans les sciences humaines et sociales, a posé les bases d’une critique beaucoup plus radicale de l’histoire sociale au début des années 1990. En effet, en dénonçant la « raison technocratique » de toute une génération de chercheurs québécois, Létourneau a favorisé une radicalisation de la critique à l’égard non seulement du paradigme moderniste, comme l’avaient fait Bouchard, Fecteau et Rudin, mais de la pratique de l’histoire sociale elle-même. Car peu importe la façon dont l’histoire sociale avait été pratiquée au Québec, elle n’était que l’incarnation, pour Létourneau, des vices d’une raison technocratique portant le « désir de colonisation de l’espace intersubjectif ».

Létourneau considérait donc que la tâche de la « nouvelle recherche » était de rompre avec les tendances de la production scientifique québécoise des trente dernières années, principalement centrée sur l’étude des idéologies, du pouvoir, des classes sociales et de la nation, bref sur l’étude de « l’infrastructure matérielle dans ses rapports dialectiques avec la super-structure politico-idéologique ». Les petits coups de chapeau à la recherche existante étaient bien modestes comparativement à la critique des « chercheurs fonctionnaires » qui auraient collaboré à l’entreprise technocratique de « négation radicale, scientiste et nominaliste du monde de l’expérience vécue[50] ».

En s’appuyant sur la remise en cause postmoderne des valeurs « universelles » de la modernité, incluant les fondements rationalistes de la connaissance scientifique auxquels était associée l’histoire sociale, les interventions de Létourneau semblaient bien mener à un rejet de la pratique de l’histoire sociale. Mais contrairement à ce qui se passait dans les pays anglo-saxons, où la critique postmoderniste de l’histoire sociale a été très sévère, ce courant a finalement eu peu d’impact au Québec. Létourneau a lui-même abandonné cette réflexion épistémologique pour s’intéresser au problème de la mémoire dans une société moins postmoderne que postnationale[51].

Au Québec, la critique radicale de l’histoire sociale québécoise viendra donc d’ailleurs. Tout comme Létourneau, Pierre Trépanier établissait un lien étroit entre la pratique de l’histoire sociale et le projet modernisateur et technocratique de la Révolution tranquille. Il a d’ailleurs développé une critique radicale de la Révolution tranquille qui, bien que marginale dans les années 1990, gagnera en popularité auprès d’une nouvelle génération d’historiens au tournant des années 2000. Selon Trépanier, la Révolution tranquille, véritable entreprise libérale et technocratique de négation de soi, aurait « attenté à la mémoire », ébranlant « la culture jusque dans ses profondeurs en la purgeant de la religion » et substituant « l’État » à la « patrie[52] ».

Chez Trépanier, la responsabilité de ce déracinement culturel revenait principalement aux élites intellectuelles (et notamment les historiens) qui, en tournant le dos à la référence canadienne-française et catholique, auraient sapé les fondements mêmes de la nation. Il en appelait ainsi à une réhabilitation des « humanités particulières », c’est-à-dire « l’ethnie », le « peuple » ou la « nation », qui prolongeaient la « nature humaine » dans la culture. Quant au marxisme, apparemment très influent chez les historiens québécois, il aurait violé de ce qui constitue la nature même de l’Homme en privilégiant l’appartenance à la classe sociale aux dépens de ces humanités particulières. Rappelant que sa génération avait « été marquée par le double attentat contre la notion d’humanité perpétré par l’existentialisme et le marxisme », Trépanier laissait peu de place pour que la notion de classe sociale ait une quelconque pertinence heuristique pour l’historien[53].

L’histoire sociale québécoise, plus influencée par le marxisme qu’elle ne le croyait, était coupable de cette violation des humanités particulières. Ainsi, Trépanier appelait à résister à l’historiographie qui se serait constituée en « police de la pensée », tentant de « verrouiller le sens de l’histoire[54] ». Un peu comme l’avait fait Lionel Groulx pour le jeune Michel Brunet, il appelait les vrais historiens « à se révolter contre le déterminisme et le matérialisme scientifique », tendance apparemment dominante de l’histoire sociale québécoise[55]. Le péché matérialiste et déterministe était d’ailleurs si répandu parmi les historiens qu’il fallait y aller de quelques conseils de nature méthodologique et épistémologique pour que les jeunes historiens évitent leurs nombreuses errances. Trépanier en appelait à une sorte de « relativisme modéré » ou, plus justement, de « néo-positivisme » inspiré d’une approche herméneutique des idées du passé. En fait, il s’agissait de la combinaison assez audacieuse d’un relativisme moral, qui interdisait de juger les valeurs du passé à la lumière de valeurs universelles (une folie héritée des Lumières), tout en redonnant un supplément d’âme à la vieille maxime positiviste de connaître « le passé tel qu’en lui-même[56] ».

Alors que l’historiographie aurait abusé du « commentaire », il rappelait l’importance de se détacher de son propre présent afin de saisir la radicale altérité du passé. Cela devait se faire, toutefois, dans un esprit qui allait bien au-delà des exigences habituelles de l’analyse positiviste, puisqu’il s’agissait de pratiquer une histoire qui valoriserait la tradition et qui témoignerait d’une grande « déférence pour les ancêtres[57] ». En voulant fonder une approche humaniste de l’histoire, Trépanier allait bien plus loin que le respect dû a tous les êtres humains, y compris ceux du passé. Ainsi, dans un long article sur l’historien et la tradition, Trépanier n’envisageait à aucun endroit que la tradition puisse être, aussi, une source de domination et d’exploitation. En fait, la tradition devait visiblement être considérée comme la source légitime de l’autorité dans une société, ce qui se traduisait par une dénonciation de l’esprit des Lumières (et de la Révolution tranquille) pour avoir lancé l’humanité tout entière (et le Québec) sur la voie du mépris du passé et de ses institutions. Dans ce contexte, les possibles non avérés, et surtout l’uchronie d’une Révolution tranquille conservatrice[58], permettait visiblement, sinon d’espérer un peu, du moins de s’évader d’un présent déprimant.

Parmi les voies qui s’offraient aux jeunes historiens qui désiraient « se révolter » contre l’histoire sociale, Trépanier insistait sur l’importance de repenser la contribution des intellectuels conservateurs qui avaient su saisir le véritable sens de l’expérience collective des Canadiens français avant 1960. C’est pourquoi Trépanier fut l’un des principaux promoteurs du renouveau historiographique concernant l’histoire des idées et des intellectuels. Cet appel a suscité l’intérêt de quelques jeunes historiens au début des années 2000 qui ont rédigé des thèses de doctorat très importantes[59]. Au début des années 2000, Trépanier trouvait donc du réconfort dans ce qu’il percevait comme cette nouvelle génération de chercheurs, regroupée autour de la Revue MENS, Revue intellectuelle de l’Amérique française, poussée par la recherche désintéressée de la connaissance, insensible aux vieilles luttes idéologiques et dont la curiosité s’orientait vers « l’être, l’identité et la culture plutôt que vers le pouvoir et l’avoir[60] ».

Mais au-delà du renouveau historiographique de l’histoire des idées et de la recherche désintéressée de la connaissance, il semble bien que les préoccupations sociales conservatrices de Trépanier étaient partagées. Éric Bédard soutenait ainsi que la source principale de la crise de la société québécoise était le déracinement provoqué par la Révolution tranquille qui, du moins après son détournement technocratique, aurait contraint la nation québécoise à s’arracher du terreau de son identité française et catholique. Dans ce contexte, face aux « incertitudes du présent », soit « l’essoufflement du modèle québécois », l’échec référendaire et « les taux records de suicide et de dénatalité », il fallait donc, « dans une décennie de réalignement idéologique et politique », « ressaisir le sens d’un destin collectif à travers l’étude des représentations et des idées d’autrefois », soit le « patrimoine de la pensée des anciens[61] ». Au tournant des années 2000, l’étude du conservatisme était, comme le disait Trépanier, « de saison[62] ».

La publication, en 2003, de l’ouvrage Les idées mènent le Québec. Essais sur une sensibilité historique, s’inscrivait clairement dans cette mouvance, même si on s’amusait à brouiller les pistes sur l’appartenance idéologique des auteurs[63]. C’est pourquoi on préférait se réclamer d’une « nouvelle sensibilité », une appellation qui désignait un groupe de jeunes chercheurs provenant d’horizons disciplinaires différents et qui partageaient globalement le même diagnostic sur la crise que traversait la société québécoise. Largement influencée par les thèses de François Ricard[64], cette nouvelle sensibilité a souvent pris la forme d’un discours générationnel militant. Elle s’en prenait ainsi à la « génération lyrique » qui, principalement influencée par les idéologies émancipatrices de la modernité, aurait rompu avec la tradition et son « riche sentiment d’historicité ».

Avec la Révolution tranquille, cette génération aurait donc poussé la société québécoise dans un processus de modernisation radicale qui demandait, comme toute révolution, de rompre définitivement avec les idées et les institutions du passé. Après une euphorie insouciante de quelques décennies, troublée à l’occasion par quelques intellectuels humanistes qui pressentaient la crise à venir, l’heure des profondes remises en question aurait sonné. Puisque la crise de la société québécoise était d’abord, selon cette nouvelle sensibilité, une crise de la conscience historique (c’est-à-dire, selon leur point de vue, d’un rapport déficient à la tradition), la pratique de l’histoire ne pouvait évidemment pas échapper à la critique. Cette dernière allait puiser principalement dans la critique de l’histoire sociale de Trépanier, de Rudin et de Létourneau.

La plupart des chercheurs associés à la nouvelle sensibilité reprochaient donc à l’histoire sociale d’avoir glorifié le projet modernisateur de la Révolution tranquille, d’avoir mis sous le tapis les nombreux échecs qui lui étaient associés et, surtout, d’avoir été incapable de rendre compte du riche univers de sens que constituait la tradition catholique canadienne-française. Tout cela aurait été le résultat d’une stratégie plus ou moins consciente d’autojustification et d’autopromotion d’une génération d’historiens baby-boomers, véritable « avant-garde » de la technocratie, voulant tirer profit de la conjoncture particulière de la Révolution tranquille pour « verrouiller le sens de l’histoire ». Ces historiens auraient ainsi été bien plus que complices du grand drame du Québec contemporain, soit la perte d’une culture humaniste catholique bien ancrée dans l’expérience historique nationale des Canadiens français.

Éric Bédard et Xavier Gélinas, jeunes historiens associés à la nouvelle sensibilité et proches des animateurs de la nouvelle revue Mens, posaient ainsi une question rhétorique à laquelle il fallait répondre par l’affirmative : « Dans cette oeuvre insouciante de démolition, les historiens néo-nationalistes [les auteurs font référence ici à l’histoire sociale moderniste] n’ont-ils pas été les thuriféraires conscients d’une classe de technocrates décidés à faire table rase d’un passé gênant[65] ? » Notons également qu’on retrouvait, dans ce livre, une critique féroce du marxisme dont on exagérait, à la suite de Trépanier, l’importance dans le paysage intellectuel québécois. Le directeur de la publication, Stéphane Kelly, sortait à plus d’une reprise l’épouvantail d’une extrême gauche – et parfois même « totalitaire » – dont on suppose qu’elle avait eu peu d’impact sur cette génération d’intellectuels[66].

Bédard et Gélinas reprochaient à l’histoire sociale d’avoir abandonné l’étude des idées et de la culture au profit d’un récit matérialiste de la modernité québécoise, rapetissant les acteurs du passé à la simple défense de leurs intérêts de classe. Ils en appelaient à sortir de ce « carcan » intellectuel et à faire de « l’action, de la pensée et de la foi des personnes d’autrefois » des « explications causales aussi dignes d’attention soutenue et empathique, que les courants de fond où elles se meuvent[67] ». Leur projet, directement inspiré par les thèses de Trépanier, était celui d’une historiographie anti-matérialiste centrée sur la « grande référence française » et le catholicisme. Ce projet était nécessaire puisque « la rationalité souvent déterministe des historiens néo-nationalistes [libéraux comme marxistes], [réduisait] la liberté des hommes aux caprices de la conjoncture, nous [coupant] d’un riche sentiment d’historicité[68] ». En fait, tout le texte pouvait être lu comme un rejet sans appel de l’histoire sociale qui se serait rendue coupable d’un mépris arrogant à l’égard du passé canadien-français.

Enfin, si Bédard pouvait affirmer, dans un texte qu’il publiait seul en 2003, que les historiens avaient « exagérément assombri les dominantes de la pensée canadienne-française de la période antérieure à la Révolution tranquille », on peut dire qu’il avait lui-même exagérément assombri les tendances dominantes de l’histoire sociale québécoise. Il s’en prenait maintenant à la perspective « structuralo-matérialiste » de l’histoire sociale québécoise qui aurait présumé que « l’avènement d’une société capitaliste [aurait broyé] toutes les capacités de penser autrement le monde, voire de résister[69] ».

En 2006, Julien Goyette dressait un portrait plus nuancé de l’historiographie québécoise des dernières décennies dans la postface de l’Anthologie des réflexions sur l’histoire au Québec, dirigée en collaboration avec Éric Bédard. Même si Goyette ne se réclamait pas de la nouvelle sensibilité, il reprenait tout de même les principales critiques à l’égard de l’histoire sociale, s’abstenant de porter un jugement sur les thèses de la nouvelle sensibilité et de la nouvelle histoire des idées proposée par la revue Mens. Il se lançait plutôt dans une charge vigoureuse contre Gérard Bouchard qui s’était aventuré, sans en avoir les crédits historiographiques, sur les terres de la nouvelle sensibilité, soit les mythes nationalistes canadiens-français de la survivance.

Selon Goyette, Bouchard aurait adopté une attitude prescriptive à l’égard du passé afin de répondre « aux besoins actuels en matière de conscience historique ». Il aurait ainsi fait preuve d’un « manque élémentaire de savoir-vivre », ce qui rappelait la critique du « mépris du passé » formulée par Bédard et Trépanier[70]. L’un des aspects de la thèse de Bouchard qui semblait le plus irritant est qu’il postulait l’existence d’une division de classe entre la culture de l’élite et la culture populaire. L’irritation était d’autant plus grande que Bouchard portait un regard critique sur la première, dont les idées auraient été tournées vers la France d’Ancien Régime, et semblait nettement plus favorable à la seconde, qui aurait été enracinée dans l’expérience matérielle de la modernité américaine. On pouvait donc en conclure que c’était les vieux travers matérialistes de l’histoire sociale qui avaient lancé Bouchard dans cette voie du mépris de la grande culture de l’époque. D’ailleurs Goyette résistait mal à la tentation de vilipender une histoire sociale déterministe et prétentieuse qui aurait oublié qu’elle faisait une histoire de personnes humaines. Elle aurait eu notamment la naïveté de croire que les fichiers de banques de données puissent receler « toute la richesse et la complexité d’une société[71] », une critique qui exagérait considérablement les travers de l’histoire sociale québécoise.

Bien sûr, un jugement normatif se dégageait sans doute de la perspective de Bouchard. De plus, l’approche adoptée par ce dernier pour l’analyse des mythes nationalistes canadiens-français n’était pas exempte de tout reproche. Mais il n’était certainement pas le premier, ni le dernier, à tenter de répondre « aux besoins actuels en matière de conscience historique ». Ainsi, puisqu’il les connaissait bien, Goyette aurait sans doute pu réfléchir, dans cette réflexion sur les développements récents de l’historiographie québécoise, aux thèses de la nouvelle sensibilité et de la nouvelle histoire des idées. Ces dernières, me semble-t-il, risquaient de basculer dans un regard normatif en tentant de mettre en valeur de « riche sentiment d’historicité » qui se dégageait de la tradition intellectuelle canadienne-française. Puisque le « conservatisme était de saison », cette nouvelle sensibilité ne tentait-elle pas, elle aussi, de répondre « aux besoins actuels en matière de conscience historique » ?

Mais ce qui semblait dangereux pour Bouchard, et pour toute l’histoire sociale, semblait curieusement inoffensif ici. On peut supposer que la nouvelle sensibilité et la nouvelle histoire des idées, qui prétendaient instaurer un rapport plus respectueux avec la tradition, en saisissant le passé tel qu’il était, semblaient tout simplement au-dessus de tout soupçon. D’ailleurs, Goyette en appelait clairement à une histoire (culturelle) compréhensive qui, à la différence de l’histoire (sociale) explicative, ne construirait pas des récits téléologiques donnant « l’illusion rétrospective de la fatalité ». Insistant lui aussi sur la grande déférence que l’historien devait aux ancêtres, Goyette avançait que « la critique du passé à proprement dit [était] davantage un travail de mémoire qu’elle n’en [était] un d’histoire[72] ». En ce sens, le texte de Goyette reflétait bien un nouveau contexte historiographique de plus en plus hostile à l’égard de l’histoire sociale et de son projet critique.

4 - Le temps de la fidélité

Il me semble que le temps est venu de réfléchir à ce nouveau contexte historiographique et intellectuel qui a nourri la nouvelle sensibilité et la nouvelle histoire des idées. Celles-ci ne sont d’ailleurs pas différentes des autres courants historiographiques qui ont tendance à émerger dans un contexte d’angoisse à l’égard de l’avenir, comme ce fut le cas de l’histoire sociale en son temps. À cet égard, la critique d’une histoire sociale qui serait fondamentalement technocratique est profondément réductrice. Dans un texte souvent cité par la nouvelle sensibilité, Jean Hamelin rappelait que l’histoire sociale pouvait prétendre à autre chose qu’à un simple rapport technocratique avec le passé :

Quand les traditions se désagrègent et les lieux de la mémoire collective disparaissent, on recourt à l’histoire pour raccorder le présent au passé. L’histoire que pratiquent les Annales d’alors convient parfaitement aux temps de la Révolution tranquille. Elle n’est ni trop conceptuelle ni trop hermétique, au point d’être en rupture de ban avec le public ; problématisée sans être dogmatique, elle accorde assez de place à la liberté pour valoriser les combats et les choix quotidiens ; elle est suffisamment quantifiée pour donner de la profondeur à l’événement et stimuler les praticiens des sciences sociales[73].

Quant à la nouvelle sensibilité et à la nouvelle histoire des idées, elles ont émergé elles aussi d’un contexte d’angoisse à propos de la mémoire canadienne-française qui a été suscité, notamment, par le référendum de 1995 sur l’indépendance du Québec[74]. Ce contexte a préoccupé autant les fédéralistes que les souverainistes, même si c’est probablement chez ces derniers que les réflexions ont été les plus approfondies… et les plus déchirantes. En effet, pour certains souverainistes de la nouvelle sensibilité, le résultat et les suites du référendum auraient démontré les limites politiques d’un nationalisme civique qui, en voulant trop s’ouvrir à l’autre, en venait à nier les fondements mémoriels du projet indépendantiste. Ceux-ci pouvaient s’appuyer non seulement sur les thèses de Pierre Trépanier, mais surtout sur celles de sociologues comme Jacques Beauchemin et Joseph Yvon Thériault.

Au début des années 2000, Beauchemin et Thériault s’en prenaient à l’histoire sociale, et notamment à la thèse de Gérard Bouchard qui, en insistant sur l’expérience populaire de l’américanité plutôt que sur la référence culturelle française, témoignait de cette « mauvaise conscience » des souverainistes québécois et de ce mépris libéral et moderne pour la mémoire canadienne-française et sa « tradition de pensée[75] ». Thériault insistait notamment pour « dépasser » une histoire sociale matérialiste pour aborder l’expérience nationale par le biais d’une histoire philosophique du politique qui saisirait la pensée « dans la dynamique historique elle-même ». Cette histoire philosophique du politique permettait certes d’insister sur l’autonomie des idées des grands hommes politiques, mais excluait du coup la possibilité, comme l’évoquaient Bouchard ou Yvan Lamonde[76], d’une culture populaire dotée d’une certaine autonomie à l’égard de la culture de l’élite.

Du coup, « dépasser » l’histoire sociale signifiait réduire le peuple à sa « trace » laissée par le travail des intellectuels sur eux-mêmes. Ainsi, le peuple, disait Thériault, « n’est rien d’autre que la trace laissée par la question du peuple », question qui avait été posée (et répondue) par les Durham, Parent, Papineau, Garneau, Bourassa, Trudeau, etc.[77]. Malgré la richesse indéniable de l’argumentation de Thériault, l’histoire sociale n’avait visiblement, pour lui, rien d’intéressant à dire sur les enjeux posés par la question de la mémoire et de la démocratie au Québec.

Tout en reconnaissant l’importance des thèses de Beauchemin et de Thériault, j’aimerais tout de même souligner que celles-ci ont largement contribué à un contexte intellectuel, tout imprégné de la nécessité de renouer avec un héritage mémoriel, une substance historique ou une tradition de pensée, qui a été peu propice aux thèmes centraux de l’histoire sociale, que ce soit l’étude du pouvoir, de l’exploitation, du conflit ou du changement social. Cela est d’autant plus évident que ces chercheurs s’étaient intéressés à ces thèmes, avant de se concentrer essentiellement, tout comme Jocelyn Létourneau ou Gérard Bouchard, sur la crise de la conscience historique des Québécois[78]. En insistant sur la nécessité de renouer avec la tradition nationale, ces thèses invitaient notamment à recentrer la fonction sociale de l’histoire autour d’un nouveau rapport avec la mémoire canadienne-française, comme le revendiquaient la nouvelle sensibilité et la nouvelle histoire des idées. Si Beauchemin et Thériault semblaient conscients de ne pas dépasser une certaine limite, là où l’histoire comme pratique critique perdrait son sens, ce n’était pas le cas de certains jeunes intellectuels souverainistes un peu plus impétueux…

Ainsi, ce contexte intellectuel pouvait aisément être récupéré dans un discours plus conservateur, suscitant parfois des critiques de la part des sociologues concernés[79]. Mais ces critiques n’ont pas empêché le détournement (qu’on tente toutefois de présenter comme un « recentrement ») du discours nationaliste vers les valeurs conservatrices afin d’atteindre les porteurs de la mémoire nationale, les classes moyennes canadiennes-françaises à qui on aurait demandé de se nier elle-même pour s’ouvrir à « l’autre ». Évidemment, cela était étroitement lié à une conjoncture politique particulière où la « majorité silencieuse » francophone menaçait de quitter le Parti québécois et le Bloc québécois au profit de deux partis conservateurs populistes, l’Action démocratique du Québec et le Parti conservateur du Canada. L’élection de nombreux députés de l’ADQ, en 2007, pouvait ainsi être présentée comme une première étape salutaire dans la tâche de « réenracinement » à l’intérieur de la mémoire canadienne-française héritée de la survivance.

Même Maurice Duplessis, dont Mario Dumont avait dit de bons mots lors des élections de 2007, semblait être porteur d’un riche sentiment d’historicité qui semblait pourtant échapper à la grande majorité des intellectuels et des historiens québécois depuis plus de 40 ans[80]. Ce qui explique que le temps semble être venu pour une réinterprétation bien plus positive de l’oeuvre de Duplessis par la nouvelle génération de chercheurs qui, n’ayant pas vécu à cette époque, revendique un rapport plus authentique avec le passé[81]. Mais au-delà des prétentions scientifiques, il ne fait aucun doute que la révision de l’interprétation critique du duplessisme, formulée par l’histoire sociale, semble aujourd’hui bien « de saison ».

Il est encore plus troublant que, dans ce débat sur la mémoire canadienne-française, on ait eu très peu à dire sur les thèses populistes d’un Mathieu Bock-Côté, parti à la recherche d’un homme exceptionnel qui pourrait rallier le pays réel, c’est-à-dire la majorité silencieuse d’origine canadienne-française bafouée par les forces intellectuelles progressistes et cosmopolites (en particulier les praticiens de l’histoire sociale), autour d’un projet nationaliste conservateur animé d’une seule ambition, celle de durer[82]. Pour sortir de la crise mémorielle de la société québécoise, l’auteur a récemment proposé de rejeter une histoire sociale critique de la mémoire et d’embrasser une histoire nationaliste populiste qui saurait être porteuse de l’intentionnalité nationale des Québécois d’origine canadienne-française.

Pour Bock-Côté, il faudrait donc rapidement cesser de tergiverser sur les conflits identitaires et mémoriels de la période contemporaine, de toute façon entretenus par des soixante-huitards attardés[83], et prendre acte de la substance mémorielle nationale léguée par l’Histoire pour se faire les porteurs fidèles de l’intentionnalité nationale de la majorité des Québécois. Même si Bock-Côté ne se réclamait pas de la nouvelle sensibilité, les différents chevaux de bataille de ce courant y trouvaient largement leur compte, à commencer par la critique revancharde du marxisme[84], la reconnaissance de l’autonomie des idées et l’impératif moral de respect à l’égard de la tradition et des ancêtres. À cet égard, Bock-Côté ridiculisait même l’idée que des historiens puissent aborder d’une « perspective critique […] ce qui va de soi », c’est-à-dire « les grandes traditions et les évidences qui font vivre la conscience nationale[85] ».

Éric Bédard n’a pas cru bon souligner qu’il s’agissait d’une vision pour le moins étroite et pauvre de la fonction sociale de l’historien. Conquis par les thèses de Bock-Côté, il aurait cependant aimé que ce dernier mette davantage l’accent sur le péché matérialiste de Maurice Séguin et qu’il démontre un peu plus de foi dans la capacité des jeunes historiens de la nouvelle sensibilité à se faire les porteurs de la mémoire des Québécois d’origine canadienne-française[86].

Cette conception appauvrie de la fonction sociale de la discipline historique est indissociable de la profonde remise en question du projet critique de l’histoire sociale et, parallèlement, de la revalorisation de l’idée comme instance autonome et déterminante de la société. Après une histoire sociale matérialiste d’une modernité québécoise qui aurait suivi son cours « malgré » la culture et les idées traditionnelles, voilà qu’on nous propose, au sein de la nouvelle sensibilité comme chez Mens, une histoire des idées qui suivrait son cours « malgré » le pouvoir, l’exploitation et les inégalités. Affirmer que les « idées mènent le Québec » n’est pas sans risque pour la pratique de l’histoire. En effet, s’il fallait, pour asseoir le projet d’un matérialisme historique radical (qui n’a eu aucune influence au Québec), s’en remettre à des structures matérielles surdéterminant l’histoire, voilà maintenant qu’on devrait, pour asseoir le projet d’une histoire des idées, essentialiser une liberté individuelle tout aussi ahistorique. Voici comment les jeunes historiens Damien-Claude Bélanger, Sophie Coupal et Michel Ducharme, associés étroitement à Mens, ont défini récemment l’histoire intellectuelle :

qui postule en effet la relative autonomie des idées et leur importance dans l’histoire. Cette autonomie repose nécessairement sur l’idée que les individus ou les groupes qui les articulent sont libres d’orienter leur existence et d’influer sur leur destin. De cette liberté naît obligatoirement la diversité puisque l’unicité prouverait a contrario l’absence de liberté. Vouloir donner à l’histoire intellectuelle un programme unique, espérer son homogénéisation ou l’imposition d’un cadre dominant, c’est nier la liberté de l’individu et, partant, l’importance des idées dans l’expérience humaine[87].

Dans la guerre anti-matérialiste lancée par cette nouvelle histoire des idées, on a parfois oublié le sens de la mesure. Sinon, on aurait pu voir que Fernand Dumont, dans cette même réflexion qui a tant inspiré les chercheurs de la nouvelle sensibilité[88], s’étonnait (déjà en 1990 !) du fait que les chercheurs n’évoquaient guère plus « la difficile mais décisive question des classes sociales », cet « antre [le] plus caché » de l’histoire qui est à la source « de pouvoir d’interpréter » et du « pouvoir de définir ». Il ajoutait cette proposition forte :

Je sais que l’on choque en insinuant de pareilles observations. En pénétrant dans la zone obscure des classes sociales, on provoque fatalement ce que les psychanalystes appellent, d’un mot suggestif, de la résistance. Quand on évoque les classes sociales, on ne pointe pas seulement le désir banal du pouvoir ; il s’agit, plus foncièrement, de la source des valeurs prédominantes dans une société. Les valeurs ne sont pas des idéaux abstraits qui rôderaient comme des feux follets au-dessus des sociétés[89].

C’est en niant de telles évidences que certains historiens et chercheurs s’enferment aujourd’hui dans une logique binaire qui repose sur la même opposition entre individu et société que l’on reprochait au prétendu « matérialisme » rampant de l’histoire sociale. Bien sûr, il ne s’agit pas de nier ici la liberté humaine comme horizon normatif d’une pratique historienne humaniste, mais tout simplement d’envisager la « liberté » comme un processus contingent de l’expérience historique, et non comme une caractéristique de la nature humaine qui légitimerait l’analyse des idées des grands intellectuels du passé comme si elles flottaient au-dessus des sociétés. Pour cela, toutefois, il faudrait reconnaître des rapports bien plus étroits et complexes entre l’individu et la société que la simple affirmation de l’autonomie des « structures », comme l’ont fait quelques rares marxistes structuralistes (rarement historiens, d’ailleurs), ou de l’autonomie des « idées », comme le font maintenant les historiens de la nouvelle sensibilité et de Mens. D’ailleurs cet espace proprement historique où s’affrontent liberté et contrainte, individu et société, valeurs et structures, n’est-ce pas celui dont prétendait rendre compte une histoire sociale critique ?

Conclusion

Tout en reconnaissant que l’histoire sociale a parfois critiqué le passé pour mieux justifier le présent, peut-on se satisfaire des constats qu’on a récemment tirés sur plus de 40 années de pratiques de l’histoire sociale ? Contrairement à ce que laissent croire les critiques récentes, basculer dans un récit téléologique n’était pas une fatalité inscrite dans les gènes (i.e. le matérialisme) de l’histoire sociale, comme l’a démontré notamment un projet critique qui a pu montrer la nature parfois contradictoire et imprévisible du changement social. D’ailleurs, si on se fie à la critique caricaturale d’une histoire sociale téléologique, et à la prétention des historiens de la nouvelle histoire des idées à fonder un rapport plus authentique avec le passé[90], on doit bien conclure que les historiens de la génération précédente n’ont pas été les derniers, sinon à se situer en « surplomb de l’histoire », du moins à se situer en surplomb de l’historiographie. Leurs appels à l’autonomie des idées, à la fin des idéologies et au respect dû aux ancêtres ne suffiront certainement pas à les préserver du danger de la téléologie[91].

Enfin, le temps me semble venu de relancer une réflexion sur l’héritage de l’histoire sociale qui, après plusieurs années de critiques ayant suscité curieusement peu de réponses, risque d’être réduite à une caricature d’elle-même dans la conscience historiographique d’une nouvelle génération d’historiens et de citoyens. Contre la critique réductrice d’une histoire sociale prétentieuse, téléologique et structuraliste, il faudrait mieux rendre compte du fait que l’histoire sociale, qui a d’ailleurs toujours laissé une place importante aux acteurs, reposait généralement sur une vision ouverte du devenir historique. Cette dernière correspondait à une volonté d’approfondir la démocratie formelle des idées par la démocratie sociale des mouvements sociaux issus des inégalités nationales, bien sûr, mais également des inégalités de classes et de genres.

On peut par exemple souligner que l’histoire sociale a été, globalement, une terre fertile pour critiquer le sexisme d’une « intentionnalité nationale » qui fut particulièrement lourde à porter pour la moitié de la population québécoise[92]. À l’inverse, la nouvelle sensibilité historiographique, préoccupée par la déférence pour les anciens et l’autonomie des idées, risque d’avoir peu de chose à dire sur l’expérience de ces femmes à qui on n’avait pas accordé le « privilège » d’avoir des idées autonomes. Peut-être réussira-t-on au moins, si la déférence pour les anciens n’interdit pas certaines questions délicates, à reconstituer le riche univers de sens qui a permis de justifier cette exploitation[93]

Que l’histoire sociale ait rendu plus difficile de penser la tradition nationale et son « riche sentiment d’historicité », qui pourrait le nier ? Mais je reste convaincu que la discipline historique, tout comme la mémoire des Québécois, y ont grandement gagné par cette réinterprétation critique de la tradition nationale qui était indissociable de la volonté collective, issue notamment des mouvements sociaux, d’avoir une meilleure emprise sur l’avenir collectif. À l’inverse, en se réfugiant dans un impératif éthique de fidélité interdisant de porter un jugement sur les idées et les valeurs de passé, l’historien inspiré par la nouvelle sensibilité et la nouvelle histoire des idées, tout en voulant échapper à un présent déprimant, risque de se faire essentiellement serviteur de la mémoire. Il me semble que, globalement, nous y gagnerons peu dans cette tentative de justifier le passé pour nourrir une critique revancharde du présent.

Le défi me semble plutôt venu de travailler au renouvellement d’une perspective critique qui, tout en traitant les hommes du passé avec tout le respect qu’implique une condition historique partagée, ne baisserait pas les bras devant l’exigence d’un savoir critique du passé comme du présent. Dans ce contexte, n’y a-t-il pas lieu de réactualiser le projet critique de l’histoire sociale qui, refusant de légitimer le passé ou le présent, prendrait audacieusement le pari de l’avenir ? Tout en reconnaissant l’épuisement du paradigme moderniste qui a tant influencé l’histoire sociale québécoise, le moment n’est-il pas arrivé pour les nombreux historiens qui, trouvant toujours un sens dans la pratique de l’histoire sociale, se réapproprient le programme d’une histoire critique, remettant au coeur de son programme la question cruciale de l’avenir et du changement social ? Plutôt que l’aveu d’impuissance que constitue l’affirmation du rôle déterminant des idées, ne doit-on pas défendre le projet d’une histoire sociale critique comme la meilleure arme contre le fatalisme qui mine la conscience historique de notre époque ?