Article body

À travers le sport, Poulter nous décrit le processus qui transforme un colon britannique en Canadien. Il choisit, pour étudier cette transformation sociale et psychologique, un lieu, Montréal et une époque, de la rébellion des Patriotes à la rébellion du Nord-Ouest qui mène à la pendaison de Louis Riel, où naît cette nouvelle identité nationale.

Les caractéristiques de cette « canadiennité » sont principalement définies et défendues par une classe particulière qui apparaît avec l’urbanisation et l’industrialisation de Montréal, la classe moyenne, composée essentiellement d’anglophones, mâles et protestants, qui sont des marchands, des hommes d’affaires, des administrateurs, des professionnels (hommes de loi, médecins, ingénieurs, architectes), petits entrepreneurs, contremaîtres, journalistes, commis de bureau. Ces gens se voient distincts de la riche élite financière, commerciale et terrienne et de la classe ouvrière. Les membres de cette classe moyenne créent et administrent les clubs sportifs qui naissent à cette époque. Pour eux, le Canadien est un homme du nord, façonné par le climat et la géographie. C’est un être en santé, hardi, vigoureux, fort, plein d’énergie, courageux, industrieux, discipliné et porteur du progrès moderne.

Pour cette classe en émergence, les sports inculquent toutes leurs qualités à ces nouveaux Canadiens. Mais pas n’importe quels sports. Des sports nés à Montréal à partir des années 1840, et qui, par la suite, essaimeront à travers le Canada : la raquette, la crosse et le toboggan. L’auteur y ajoute la chasse. La classe moyenne boude les sports nés en Angleterre, comme le cricket et le curling, pratiqués par les militaires et une élite riche et puissante. À travers les sports « canadiens », elle valorise l’ordre, la discipline, le fairplay. Tout en se « canadianisant », elle se construit une identité de classe et une identité sexuelle.

Poulter étudie ces phénomènes sociaux par l’analyse d’images visuelles, en particulier les photographies, les illustrations de la presse populaire et l’étude de spectacles mis en scène lors des carnavals d’hiver à Montréal.

Comme la raquette, la crosse et le toboggan sont des activités que pratiquent depuis longtemps les Amérindiens et les Canadiens français, cela permet à la classe moyenne de s’approprier une histoire ancienne, de se donner une continuité avec le passé du Canada, même si pour elle, l’histoire du Canada commence véritablement avec la conquête de 1759-1760. Grâce à son savoir-faire, à son esprit pratique et scientifique, hérité de la mère patrie, elle transforme ces anciennes activités en sports modernes, démontrant ainsi la supériorité de la culture britannique. La nouvelle « native Canadian identity », construite entre 1840 et 1885, emprunte donc ses caractéristiques à la métropole et à des cultures préexistantes. Elle réalise le désir de lord Durham de voir les valeurs britanniques de progrès triompher, mais canadianisées par l’appropriation et la transformation d’activités culturelles « indigènes ».

Poulter trouve tout de même ironique que dans ce processus, les Canadiens français et les Amérindiens soient subordonnés et marginalisés, mais que leurs traditions culturelles charpentent cette nouvelle identité canadienne. Dans cette idéologie, l’Amérindien est noble, mais barbare et le style de vie agricole du Canadien français et la psychologie qui l’accompagne l’empêchent de participer à la construction d’une société moderne.

Dans un premier chapitre, Poulter étudie l’émergence de la raquette comme sport. En 1843, le Montreal Snow Shoe Club (MSSC) est officiellement organisé. Dans les deux décennies suivantes, dix nouveaux clubs naissent. Les années 1880 voient l’apogée de la popularité de ce sport. Environ 25 clubs existent et, à lui seul, le MSSC compte 1100 membres. Les Canadiens français sont peu nombreux dans ces clubs. L’obligation d’être patronné par deux membres, la modestie de la classe moyenne et l’implantation des clubs dans l’ouest de la ville jouaient contre leur présence. Les Amérindiens participent aux courses annuelles du MSSC, mais sont graduellement exclus à la fin des années 1860.

Le costume adopté par les raquetteurs devient une caractéristique du « Canadian look ». La ceinture fléchée est d’origine canadienne-française et le « blanquet coat » est associé aux trafiquants de fourrures du Nord-Ouest. À travers ce costume et diverses activités : concerts, dîners, réception de personnalités, les raquetteurs s’inventent un passé mythique lié au passé amérindien et canadien-français. Le mont Royal et les environs de la ville (Sault-au-Récollet, Lachine, Longue-Pointe, Saint-Vincent-de-Paul, etc.) deviennent des endroits où la nature sauvage règne. Les randonnées dans ces contrées « sauvages » symbolisent les grands espaces canadiens et le raquetteur se métamorphose en un nouvel homme du nord créé par la géographie et le climat canadien. Homme habile à voyager et à survivre dans ces régions où la neige recouvre les traces de la civilisation, les clôtures et les haies deviennent des obstacles naturels. Ces randonnées dans la campagne sont aussi perçues comme un acte de conquête, les raquetteurs pénétrant en territoire canadien-français. Les performances physiques sont essentielles pour les membres. À travers tout un rituel se construit un paysage national qui amène ceux-ci à se croire d’authentiques « Natives ». Symboliquement, le mont Royal et la campagne environnante se transforment en nouvelle frontière.

Au début, la raquette sert de transition entre les jeux prémodernes et les sports modernes. Peu à peu, elle se hiérarchise, ses partisans se regroupent en clubs, en ligues, se dotent d’une constitution et de règlements écrits, établissant un calendrier de courses régulières, mettant l’accent sur la compétition, enregistrant les records. Les courses suscitent les améliorations techniques, par exemple des souliers plus étroits, plus légers, mieux adaptés à un sport qui se veut rationnel, progressiste, moderne, civilisé et scientifique. À travers leurs activités « viriles », les clubs favorisent des comportements, inculquent des valeurs : loyauté, désir d’ordre, solidarité, fair-play.

Poulter reprend la même analyse dans un chapitre consacré à la chasse. Il s’y sert surtout de très nombreuses photos réalisées par William Notman sur William Rhodes, le « Great Northern Hunter ». Il montre la stratégie qui sous-tend ces images, souvent présentées dans des expositions internationales, publiées dans de grands magazines américains et disponibles dans les gares, les trains, les grands hôtels. Pour attirer les colons, on insiste sur le climat sain qui protège des épidémies. Aux Européens qui croient les hivers canadiens terribles, on répète régulièrement que cette saison est un moment de réjouissances et d’amusements.

Ces images reprennent les stéréotypes de l’Amérindien seigneur de la forêt, mais subordonné au grand chasseur blanc. Elles relèguent « l’Indigène » et le Canadien français à la préhistoire, ceux-ci chassant pour leur subsistance. Sous la domination anglaise, la chasse devint un privilège réservé à l’élite et des lois de plus en plus nombreuses étendent ce privilège sous prétexte de protéger cette vie sauvage d’une exploitation incontrôlée. La chasse, comme le sport, est une activité masculine, exigeant des qualités viriles. Comme le raquetteur, le chasseur contribue à la construction d’un empire et comme lui il pratique une activité qui prépare à la guerre.

Vient ensuite la crosse, pratiquée depuis longtemps par les Amérindiens, souvent à des fins religieuses, entre autres dans les réserves de Caugnawaga (Kanawake) et St. Régis (Akwesasne). Le dentiste montréalais William George Beers, ardent nationaliste, en fera « notre sport national ». Le 29 août 1844, une équipe du Montreal Olympic Club (MOC) joue contre un groupe d’Amérindiens. En 1856, des membres du MSSC et du MOC fondent le Montreal Lacrosse Club.

Dans les décennies suivantes, sa popularité ne fera que croître. Beers y joue un rôle central. Auteur des règles officielles et instigateur de l’assemblée qui conduit à la création de la National Lacrosse Association (NLA) en 1867, il organise deux voyages d’équipes de crosse dans les îles Britanniques. Au début des années 1870, des clubs existent à Montréal, Québec, Toronto, Hamilton, Halifax, Winnipeg. Dans les années 1880, ils essaiment en Alberta, Saskatchewan et Colombie-Britannique. On estime le nombre de joueurs à 20 000 en 1884. Lors des joutes de championnat, des foules de 8000 à 9000 personnes emplissent les estrades.

Si l’on excepte le club Shamrock composé d’Irlandais provenant de la classe ouvrière, les équipes regroupent surtout des membres de la classe moyenne qui partagent les mêmes valeurs que les raquetteurs. La crosse comme la raquette promeut un nationalisme canadien, comme elle, elle plonge ses racines dans la « préhistoire » du Canada et elle a aussi été « civilisée » et transformée en jeu scientifique par des règles et des pratiques imposées par des anglophones blancs. Sur les bannières flottant dans les estrades, on peut lire « Our Game, Our Country ».

Ce nouveau sport scientifique exclut graduellement les joueurs des Premières Nations qui ne possèdent pas cette mentalité et cette conception de l’ordre.

Comme la raquette, la crosse renforce la conscience de classe et la solidarité. Dans sa campagne pour populariser ce sport, Beers insiste sur la tempérance, la ponctualité, le développement physique et moral, le contrôle de soi. Toutes ses qualités tempèrent la violence inhérente au jeu « primitif ». À une époque de libéralisme économique et de réformes religieuses, les clubs sportifs participent à ces réformes. Les règles imposées, l’organisation et la standardisation des clubs, nombreux dans les milieux les plus urbanisés, réduisent la violence. La crosse, sport viril, encadré par des normes précises, est plus excitante pour les joueurs et les spectateurs et de plus, elle permet aux coloniaux de se distinguer des Américains et des Britanniques. Les Canadiens français n’arrivent en masse sur la scène sportive que dans les années 1890. Ils sont peu nombreux sur les équipes de crosse. Beers l’attribue à un « instinct of race ».

Poulter montre également que lors des spectacles sportifs, il y a une ségrégation des classes sociales et des sexes. L’élite, la classe moyenne et les femmes, gage de respectabilité, sont dans des estrades couvertes et clôturées, les ouvriers sont debout autour du terrain. Les femmes ne figurent pratiquement jamais comme athlètes. Comme spectatrices, elles servent d’attraction pour les hommes. Elles admirent leurs exploits virils et encouragent les joueurs sur le terrain, par leur présence, elles tempèrent les débordements parmi la foule et ajoutent au décorum.

Généralement, les journalistes partagent les valeurs de la classe moyenne, valeurs qu’ils présentent comme universelles. Cependant des groupes pratiquent les sports selon d’autres valeurs. Ainsi, les Irlandais catholiques, avec leurs mains calleuses d’ouvriers, ne respectent pas, selon la presse, le fair-play et utilisent fréquemment la violence sur le terrain et parmi la foule.

Poulter se sert des carnavals d’hiver tenus à Montréal en 1883, 1884, 1885, 1887 et 1889 pour reparler des clubs de raquettes qui jouent un grand rôle dans leur organisation. Il y ajoute le toboggan. Pour lui, le carnaval est un vecteur de l’identité canadienne et il bénéficie d’une audience internationale. Comme les sports précédents, le toboggan (la traîne sauvage) se rattache aux civilisations amérindienne et canadienne-française. On peut le pratiquer sur le mont Royal, sur la Côte-des-Neiges, presque partout où il y a des côtes. Les premiers clubs apparaissent à la fin des années 1870. À partir de cette époque, on érige des pentes en bois. En 1884, neuf clubs existent à Montréal et tous possèdent leur propre pente et souvent un « club house ». Ce sport est largement popularisé par le carnaval et les membres adoptent un costume qui les distingue de la « populace ». Contrairement aux autres activités sportives, les jeunes femmes sont des enthousiastes du toboggan et le contact des corps qui, en d’autres circonstances, provoquerait un scandale, est acceptable sur les pentes glacées.

Pour l’auteur, les cinq carnavals reflètent les intérêts financiers et de classe des professionnels et des commerçants qui composent la classe moyenne et la nature des événements qui le ponctuent sert d’agents pour la construction et la dissémination d’un nationalisme canadien. Il signale que la conception identitaire des Canadiens français est fort différente. Alors que les organisateurs anglophones des carnavals veulent présenter une image moderne, facteur de progrès, les Canadiens français sont fiers de leur longue histoire en terre d’Amérique et de leurs racines rurales. On verra des clubs anglophones refuser de prendre part à une randonnée organisée par des clubs canadiens-français, car selon eux, elle célèbre la mission de l’Église catholique en Amérique du Nord.

Le livre se conclut par l’écrasement de la rébellion de Louis Riel dans l’Ouest. Les raquetteurs et les joueurs de crosse participent en nombre à cette « guerre ». En dépit du leadership des troupes britanniques, la défaite des Amérindiens et des Métis est considérée comme un « Canadian triumph ». La Confédération de 1867 avait créé une nouvelle entité politique, la rébellion de 1885 voit émerger une communauté nationale et culturelle différente de la mère patrie et des États-Unis.

Le livre de Gillian Poulter est fort intéressant et prouve, s’il en était besoin, qu’à travers l’étude des sports, on touche à plusieurs facettes de la réalité sociale et culturelle. On assiste à la construction d’une nouvelle nationalité, défendue par la classe moyenne anglophone qui naît de l’industrialisation et de l’urbanisation, d’abord à Montréal. On voit le paradoxe des acteurs qui, tout en se voulant les héritiers des cultures amérindienne et canadienne-française, rejettent celles-ci à la marge de leur propre histoire. Ils ont adopté la raquette, la crosse, le toboggan mais en les transformant profondément. En en faisant des activités modernes, progressistes, scientifiques, ils excluaient les groupes qui ne partageaient pas leurs valeurs.

En terminant on pourrait chipoter un peu sur la définition ou le manque de définition du sport. La chasse est-elle un sport ? Les liens entre la rébellion du Nord-Ouest, la raquette et la crosse nous semblent ténus. Mais ces imprécisions ne nous ont pas empêché d’apprécier cet ouvrage sur des aspects importants de l’histoire de Montréal entre 1840 et 1885 et qui, à travers le sport, nous a conduit jusque dans les plaines de l’ouest canadien.