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La langue fait couler beaucoup d’encre au Canada. C’est vrai maintenant, et c’est loin d’être nouveau. Aussi, les études en sciences humaines et sociales qui s’intéressent aux questions linguistiques sont très nombreuses dans ce pays, et depuis longtemps, particulièrement chez les universitaires francophones. C’est pourquoi il est un peu étonnant que personne n’ait préparé une synthèse des rapports qu’entretiennent langue et politique au Canada avant maintenant. C’est ce que nous proposent les historiens Marcel Martel et Martin Pâquet, respectivement professeurs et titulaires de chaire à l’Université York et à l’Université Laval.

Il s’agit d’une tâche monumentale. Synthétiser et faire sens de plus de 400 ans de débats sur la langue n’est pas une mince affaire. La longueur de la période couverte aurait pu devenir un handicap si elle avait forcé les auteurs à s’en tenir au superficiel. Il n’en est rien. Au contraire, elle procure à l’ouvrage l’une de ses contributions les plus appréciables : celle d’offrir un recul sain, une distance salutaire à l’égard des débats et des sensibilités contemporaines touchant à cette question politiquement chargée. Par sa description fine de la conception changeante que se font les Occidentaux de la langue, l’ouvrage illustre avec clarté comment la montée des enjeux linguistiques est consubstantielle à la modernité, et a partie liée avec l’industrialisation et avec l’émergence de la nation, dans le sens sociologique du terme. C’est donc une thématique universelle qui est examinée à l’aune d’une périodisation bien canadienne, déclinée en six temps.

Le premier chapitre, balisé par l’ordonnance de Villers-Cotterêts (qui fait du français la langue administrative du royaume de France, en 1539) et l’octroi du gouvernement responsable aux colonies de l’Amérique du Nord britannique (1848), discute des enjeux linguistiques pendant les périodes coloniales, illustrant comment ceux-ci étaient présents, mais d’importance somme toute secondaire. Les deux chapitres suivants décrivent tour à tour une phase de conflits linguistiques intenses (1848-1927), liée à l’industrialisation et aux réformes étatiques – notamment scolaires – qu’elle a inspirées, puis une période d’apaisement relatif (1927-1963), premier modus vivendi linguistique canadien, qui prend la forme d’accommodements mutuels (mais bancals) entre élites communautaires de langue anglaise et française au nom de la « bonne entente ». Le « retour majeur de l’enjeu linguistique » qui a accompagné les mouvements de prise de parole citoyenne des années 1960 et 1970 fait l’objet des chapitres suivants. Le quatrième (1963-1969) s’attarde aux multiples revendications émergentes de l’heure et aux tentatives de canalisation de celles-ci au sein de Commissions d’enquête étatiques, alors que le cinquième (1969-1982) est axé sur les changements légaux et constitutionnels qui ont découlé de ces mobilisations, qui consacrent l’aménagement linguistique comme un domaine de régulation obligatoire de l’État. Le sixième et dernier chapitre décrit entre autres la tendance à la judiciarisation des débats linguistiques depuis l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés.

Les auteurs développent, en introduction, un appareil théorique qui, bien qu’il aille plus loin que celui de bien des ouvrages historiques, n’en demeure pas moins modeste. Emprunté aux politologues David Cameron et Richard Simeon, il repose sur trois concepts, soit celui du vouloir-vivre collectif (par lequel la langue est explorée sous l’angle du sentiment d’appartenance et des références identitaires), celui du devoir-vivre collectif (par lequel la langue est vue à l’aune des normes qui régissent forcément la vie en commun) et celui du comment-vivre ensemble (qui examine les débats linguistiques en tant que jeux politiques mettant en lumière les rapports de force entre groupes sociaux). Très présent en introduction, ce cadre conceptuel élémentaire donne initialement à craindre qu’il forme un « moule » trop contraignant pour la matière à couvrir. Heureusement, ce n’est pas le cas, puisque dans les chapitres du développement, la priorité est accordée à la reconstitution des débats de l’heure ayant trait à la langue, reconstitution faite avec intelligence et discernement. Les catégories conceptuelles présentées en introduction ne font leur apparition que çà et là. Est-ce que cela pose la question de leur pertinence, ou de l’arrimage entre cette section de l’introduction et le corps du texte ? Probablement. Décidément, l’art de conjuguer de manière convaincante l’empirisme de l’historien avec la clarté conceptuelle des sciences sociales s’avère souvent un objectif quasi inatteignable. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne les synthèses et les ouvrages de grande ampleur.

Qui dit « synthèse » dit presque « manuel ». On s’attend surtout à une chose d’un tel ouvrage : qu’il couvre bien et incorpore harmonieusement les connaissances actuellement disponibles dans un champ scientifique donné. Sur ce plan, l’ouvrage de Martel et Pâquet dépasse toute attente raisonnable qui pourrait lui être projetée. D’abord, il me semble important de souligner que cette étude n’incorpore pas tant les connaissances issues d’un champ de recherche que d’un ensemble de sous-champs plus ou moins communicants. Il s’agit d’un important travail de mise en relation de différentes scènes politiques. Comment la question linguistique a-t-elle été perçue et a-t-elle influé sur le politique au Québec ? Dans les corridors et les officines du gouvernement fédéral ? Au Nouveau-Brunswick ? En Ontario ? Dans les Prairies ? Pour chacune des périodes explorées, ces réalités distinctes sont mises en relation étroite. L’effet de synchronie qui en résulte permet de faire des parallèles inédits ainsi que de dresser un portrait dynamique des rapports de force qui existaient entre les projets nationaux présents en terre canadienne. Le lecteur acquiert pour chaque période une appréciation fine du contexte idéologique général en ce qui concerne la langue, mais aussi des effets de la géographie et de la démographie sur celui-ci. Si l’axe Québec-Ottawa avait déjà été exploré de manière poussée et nuancée par de nombreuses études (tout comme, dans une moindre mesure, les axes Nouveau-Brunswick–Ottawa et Ontario-Ottawa), les politiques des diverses provinces en matière linguistique ainsi que la sensibilité des diverses populations n’ont jamais été mises en relation comme elles le sont ici. Il en résulte un éclairage nouveau sur chacune des parties de cet ensemble, incluant le Québec. Voilà une contribution considérable, qui dépasse ce que l’on attend généralement d’une « simple » synthèse.

L’apport en nouvelles connaissances ne s’arrête toutefois pas là. Cette étude ne se contente pas de rassembler les connaissances issues des travaux existants, elle est aussi construite à partir d’un nombre très considérable de sources. Onze centres d’archives et de documentation ont été consultés, et des documents sont cités avec régularité tout au long du texte. Certains épisodes mal couverts par l’historiographie ont même été reconstitués et analysés essentiellement par le biais de sources. Bref, les auteurs n’ont pas hésité à faire de la recherche originale lorsque le besoin s’en faisait sentir.

S’il est un aspect de l’ouvrage qui laisse à désirer, c’est sa couverture de la situation des langues autochtones. Bien que l’on promette de les incorporer à l’ouvrage en introduction, elles ne sont discutées qu’occasionnellement et avec parcimonie. C’est dommage, parce que le jeu des comparaisons aurait pu être utile. Il aurait été préférable soit de donner du tonus à cet aspect de l’ouvrage, soit de le délaisser complètement.

Langue et politique au Canada et au Québec doit d’ores et déjà être considéré comme une référence incontournable pour tout chercheur, nouveau ou non, ou tout lecteur averti qui souhaite saisir et conceptualiser dans son ensemble l’évolution des enjeux linguistiques au Canada. Espérons que le titre soit traduit en anglais et publié dans le plus bref délai. Il ferait un excellent point de départ pour une conversation entre nos deux solitudes, que rien dans l’actualité récente ne semble vouloir rapprocher.