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Thème récurrent de l’actualité politique des dernières années au Québec, la corruption dans l’administration municipale a fait l’objet de maintes récriminations au cours de l’histoire montréalaise. Reconnu par les autorités, le problème a mené, dans la première moitié du siècle dernier, à la tenue de commissions d’enquête successives chargées de mettre au jour les pratiques de corruption au sein de l’administration municipale et du service de police, constamment soupçonné d’entretenir des liens avec les milieux criminalisés, en tolérant notamment les activités se déroulant dans certaines maisons de jeu et maisons closes du secteur du Red Light. Mandaté par la récente Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction (Commission Charbonneau) afin de présenter une étude historique des commissions d’enquête sur la corruption au Québec, Mathieu Lapointe a consacré sa thèse de doctorat aux campagnes de moralité publique à Montréal de 1940 à 1954. De cette thèse est né Nettoyer Montréal, paru l’an dernier chez Septentrion.

Alors que les archives de la Commission Caron et du Comité de moralité publique ont surtout été utilisées dans l’historiographie comme des fenêtres permettant d’étudier les phénomènes de la prostitution (Commend 1996 ; Lacasse 1994 ; Podmore 1999) et du jeu (Morton 2003 ; Brodeur 2011), Lapointe revisite ces sources pour en analyser leur principale raison d’être, soit la lutte pour la moralité publique. S’éloignant des approches du contrôle social, en en soulignant à juste titre les limites, et souhaitant réhabiliter l’histoire politique des campagnes de moralité publique, Lapointe cherche à retracer les acteurs, les idéologies, le contexte politique et socioculturel ainsi que les structures organisationnelles derrière cette croisade morale.

Après un premier chapitre consacré à une présentation du contexte culturel et démographique du Red Light des années 1940, l’ouvrage se divise en deux grandes parties. Dans un premier temps, Lapointe détaille les origines de la campagne de moralité, avec au premier chef les bouleversements sociaux occasionnés par la guerre, parmi lesquels les problèmes causés par la présence massive de soldats dans la ville, la prolifération de publications érotiques et l’émergence du cinéma pornographique. Aux chapitres 3 et 4, Lapointe analyse les débuts de la mobilisation en faveur d’une réponse politique au problème de l’immoralité et du « vice commercialisé », avec en tête le mouvement nationaliste des Jeunes Laurentiens et l’apparition en 1942 du journal jaune Le Moraliste qui, informé par un ancien détective de police, révèle des allégations de corruption affectant le corps policier montréalais, dénonce l’administration du système judiciaire par le gouvernement libéral d’Adélard Godbout, en plus de mettre au jour différents scandales liés au recrutement de prostituées. La Ligue de vigilance sociale, créée dans la foulée de l’enquête du juge Lucien Cannon, et l’engagement de l’avocat Jean-J. Penverne accentuent ensuite les pressions en faveur d’une enquête, qui contrairement aux enquêtes Cannon et Surveyer, aurait des pouvoirs extrajudiciaires.

La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à la création du Comité de moralité publique (CMP) et aux travaux de l’enquête Caron, point culminant de la campagne en faveur de l’éradication du vice. En étudiant l’action de la Jeunesse ouvrière catholique, de la Ligue d’action nationale et des Ligues du Sacré-Coeur, Lapointe démontre l’étendue de la mobilisation de la société civile, auprès de qui l’engagement des avocats Pacifique Plante et Jean Drapeau trouve des appuis grandissants. Il analyse ensuite l’intensification de la campagne, sous l’égide du CMP, la mise en place de la commission d’enquête Caron et l’élargissement de son mandat. Sans se limiter à une simple présentation du déroulement des travaux de l’enquête, Lapointe accorde une attention particulière aux différents discours et débats ayant alimenté et commenté la commission d’enquête, de même qu’à l’opinion publique, largement interpelée.

Car si la nécessité de nettoyer Montréal du vice commercialisé fait consensus, des divergences se manifestent quant aux moyens d’y parvenir. De plus, aux inquiétudes suscitées par le jeu et aux activités à caractère immoral s’ajoutent celles liées à la corruption de l’administration municipale et de son corps policier et qui ne peuvent que compliquer la recherche d’une solution. Qualifiée de demi-victoire juridique, la conclusion de l’enquête Caron, à quelques jours des élections municipales qui porteront au pouvoir Jean Drapeau, est présentée comme l’aboutissement de près d’une décennie de plaintes et de mobilisation en faveur de l’éradication du vice commercialisé.

En s’attaquant à des événements ayant profondément marqué l’imaginaire québécois au point d’être portés, deux fois plutôt qu’une, au petit écran près de 40 ans plus tard (Montréal, ville ouverte de Lise Payette et Montréal P.Q., de Victor-Lévy Beaulieu), Lapointe propose un regard inédit sur un thème pourtant familier. Tout en faisant le choix d’aborder ce sujet dans sa dimension politique, il ne se limite ainsi pas à une présentation des initiatives institutionnelles, mais cherche plutôt à analyser le phénomène des campagnes de moralité dans sa complexité, en étudiant les discours et divergences des divers acteurs impliqués et leur évolution sur l’ensemble de la période retenue, en plus de s’intéresser au rôle des médias, à l’opinion publique et au contexte urbain nord-américain de l’après-guerre. Il faut également souligner le riche éventail d’archives photographiques et iconographiques qui parsème l’ouvrage.

Il aurait pu être pertinent de situer davantage l’enquête Caron sur la longue durée, en accordant une plus grande attention aux enquêtes similaires qui l’ont précédée (enquête Taschereau de 1905, enquête Cannon de 1909 et enquête Coderre de 1924-1925), enquêtes dont on ne fait que très brièvement mention. Aussi, bien qu’il soit question du caractère nationaliste de la campagne de moralité, il aurait été intéressant de chercher à expliquer davantage la faible implication d’acteurs de la communauté anglophone. Finalement, intégrer à l’étude la mise en oeuvre du plan Dozois, en 1957, aurait sans doute enrichi le propos ; la démolition d’une vaste partie du Red Light venant ainsi en quelque sorte achever le nettoyage souhaité par la campagne de moralité. Lauréat 2015 du Prix de la présidence de l’Assemblée nationale, Nettoyer Montréal apparaît néanmoins comme un ouvrage riche et extrêmement bien ficelé dont on peine à déceler des faiblesses.