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Voilà un ouvrage collectif d’une grande cohérence, car les deux directeurs de l’ouvrage ont signé cinq articles, en plus de leur introduction, et trois collaborateurs en ont écrit deux chacun. Aurélien Boivin étant spécialiste de la littérature et le regretté David Karel, historien de l’art, plusieurs des textes analysent les liens entre la littérature et l’image, et c’est une des originalités de l’ouvrage que de voir chacun des auteurs dépasser ainsi les frontières de sa discipline. Boivin se penche par exemple sur les illustrations des premières éditions du roman Maria Chapdelaine et Karel analyse le travail d’Albert Ferland, poète et illustrateur.

Les images analysées sont aussi bien celles d’artistes reconnus comme Ozias Leduc, Rodolphe Duguay ou Clarence Gagnon que celles relevant de la « culture populaire » ; ainsi selon Hans-Jürgen Lüsenbrink, l’Almanach du peuple de 1927 contient 480 pages et 760 « images » : photographies, dessins et illustrations diverses.

Bien, mais qu’est-ce que le régionalisme ? Celui que Karel qualifie de « régionalisme classique » est en fait un traditionalisme et, qui plus est, ruraliste, véhiculant la nostalgie du monde agricole à une époque d’intense urbanisation, et proposant même le retour à la terre, même si certains de ses promoteurs sont selon lui des « régionalistes sans doctrine » (p. 87) répondant tout simplement « à l’attrait des campagnes » (p. 87). Dans l’ensemble, Karel associe ce régionalisme « au bon vieux temps » (p. 81). Plus précisément, l’idéologie régionaliste est ainsi définie par Boivin : « la sauvegarde des us, coutumes et traditions de la société canadienne-française, la fidélité à la langue et à la foi des ancêtres, tout en glorifiant (presque obligatoirement) le passé » (p. 151). C’est ainsi, selon Karel, que le terroir devient le lieu « par excellence de l’inspiration régionaliste » (p. 205). En effet, « la nostalgie d’un mode de vie plus simple s’installe durablement » (p. 214) et emporte, notamment, les membres de l’École littéraire de Montréal dans un « élan de demain à hier ». Cela se traduit par l’usage de québécismes « de bon aloi » dans leurs textes. Il n’empêche, le rapport à l’habitant diffère chez les artistes anglophones et francophones. Pour ces derniers, « rentrer chez soi, c’est rentrer en soi » comme Karel, encore, l’écrit à propos de Rodolphe Duguay (p. 98) ; selon lui, dans les beaux-arts, le régionalisme « est le modernisme nord-américain des années 1880 », lequel atteint sa maturité vers 1900 (p. 106). L’importance de Duguay à cet égard est que dans l’oeuvre de ce ruraliste, formé à l’étranger, le monde rural n’apparaît pas comme un « Disneyland » (p. 316).

Par ailleurs, comme le souligne Karel, une autre voie se profile timidement, notamment dans la revue Le Nigog, celle du « modernisme régionaliste – c’est-à-dire le nouveau régionalisme anti-réaliste » (p. 91). Cela s’observe chez Albert Ferland et le frère Marie-Victorin « unis dans la certitude que la culture et la “race” qu’ils aiment tant découlent de la particularité de la nature environnante – celle que génèrent le fleuve, la géologie et le climat. Ils s’intéressent moins à l’habitant ou à ses labeurs qu’à ses déterminismes premiers » (p. 230). C’est ainsi que chez Albert Ferland, nationalisme rime avec régionalisme (p. 225).

La définition du régionalisme « classique » adoptée dans le livre fait que certains textes sont essentiellement centrés sur les traditions, notamment celui de Brigitte Nadeau sur « la figure de l’Habitant », qui illustre l’invention d’une tradition au sens d’Eric Hobsbawm et de Terence Ranger, dans leur ouvrage The Invention of Tradition. Nadeau montre comment, au fil des ans, « la figure de l’Habitant acquiert le statut de représentant des Canadiens français » (p. 36). Landry dans son étude sur les illustrations dans les « ouvrages folkloriques illustrés », met l’accent sur le caractère didactique de ces illustrations, destinées à un public urbain, anglophone ou francophone, peu au fait de la vie en milieu rural, contribuant ainsi également à l’invention de la tradition. Au coeur du régionalisme « classique » se situent les textes de Maurice Lemire sur l’École du terroir, où il reprend quelques idées phares développées dans son ouvrage de 2007, Le mouvement régionaliste dans la littérature québécoise, mais surtout celui de Kenneth Landry sur « l’apologie du retour à la terre » dans les années 1930, dans les manuels, bandes dessinées, films et oeuvres de création. Ce dernier article présente un large panorama de la culture populaire dans les années 1930. Karel fournit également une vue d’ensemble, de la culture d’élite cette fois, dans « Régionalisme et sociabilité », où il indique quelles régions ont été privilégiées par les peintres à certains moments.

D’autres articles sont des études de cas, comme le texte de Brigitte Nadeau sur les photographies d’Albert Tessier dans les Albums Tavi, ou celui de Laurier Lacroix sur la collaboration entre Ernest Choquette et Ozias Leduc autour du livre Claude Paysan, écrit par le premier, illustré par le second.

Deux choses ressortent de ce livre. Premièrement, l’intérêt d’analyser conjointement le texte et l’image, et si le titre de l’ouvrage est À la rencontre des régionalismes artistiques et littéraires, il aurait tout aussi bien pu être, tout simplement, La rencontre des régionalismes artistiques et littéraires. De façon cohérente, l’ouvrage comprend plus de 100 illustrations, dont certaines en couleurs. Deuxièmement, c’est qu’au tournant du XXe siècle, le régionalisme est un traditionalisme et qu’il contribue largement à « inventer » l’imaginaire, visuel et littéraire, d’une société traditionnelle qui déjà s’évanouit.