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Les grandes lignes de l’histoire du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN), premier parti indépendantiste au Québec, sont bien connues des chercheurs comme du grand public. Pourtant, l’ouvrage de Claude Cardinal est la toute première synthèse qui lui soit exclusivement consacrée.

Fondé à l’été 1960, dans une auberge de Morin-Heights, dans les Laurentides, le RIN se compose, à l’origine, de figures comme André d’Allemagne, se sentant à l’étroit dans l’Alliance laurentienne, mouvement indépendantiste dirigé par Raymond Barbeau, campé à droite et créé trois ans plus tôt ; de nationalistes réunis autour de Marcel Chaput, de Hull, et provenant de la mouvance des sociétés Saint-Jean Baptiste et de l’Ordre de Jacques-Cartier ; et de quelques individus « non affiliés ». Pierre Bourgault, journaliste et comédien à ses heures, qui accédera à la présidence du parti en 1964 pour en demeurer la figure la plus connue, n’appartient pas au noyau fondateur mais s’alliera aux pionniers dès l’automne 1960.

L’étude de Claude Cardinal fait ressortir à quel point l’existence du RIN, de 1960 à 1968, est tout sauf un long fleuve tranquille. Au départ, le Rassemblement se veut un mouvement d’éducation populaire, voué à promouvoir l’idéal indépendantiste et réunissant des membres issus de tous les courants ; ni un parti politique, donc, ni un groupement à l’idéologie socio-économique déterminée. Plusieurs de ses fondateurs ont précisément quitté l’Alliance laurentienne et refusé de se joindre à un petit mouvement indépendantiste de gauche, l’Action socialiste pour l’indépendance du Québec (ASIQ) de Raoul Roy, pour éviter toute association étroite entre leur idéal national et un crédo déterminé. Mais les tenants du RIN-mouvement, comme d’Allemagne, échoueront à réfréner les ardeurs électorales des adeptes du RIN-parti, et les membres conviendront au congrès de mai 1964 de se transformer en parti politique appelé à présenter des candidats aux élections provinciales prévues pour 1966. Une fois cette décision prise, il deviendra difficile pour ceux qui voient le RIN comme un forum d’indépendantistes de tempérer les ardeurs des militants qui souhaitent que le RIN s’inscrive clairement sur l’axe des idées : on ne peut pas mener une campagne électorale avec un seul article au programme, aussi noble et rassembleur soit-il. C’est ainsi que, porté par l’air du temps – l’élan décolonisateur, la sécularisation, la vogue du planisme, de l’État-providence et de la technocratie – le RIN est conduit à élaborer un programme politique de plus en plus détaillé, débordant largement les enjeux de l’indépendance nationale et de l’affirmation identitaire qui l’ont guidé au départ.

L’auteur note avec pertinence que ce virage à gauche fut largement verbal et incantatoire, les piliers du parti ayant souvent le mot « révolution » à la bouche mais ne promouvant pas de thèses visant à « casser le système ». Aux yeux de la plupart des observateurs cependant, et des rinistes eux-mêmes qui en majorité s’en réjouissent, le RIN nouveau devient de plus en plus strident en paroles et tapageur en actions – manifestations, piquetages en solidarité avec des grévistes, etc. Cette évolution fait éclater, peu après le congrès de 1964, la bonne entente relative entre les indépendantistes qui embrassent les projets et utopies de gauche et ceux qui, tout en souhaitant également la libération de leur peuple, respectent les structures et coutumes traditionnelles du Canada français. Déjà, en 1963, Marcel Chaput a claqué la porte du RIN pour lancer son éphémère Parti républicain du Québec, à la fois par conviction électoraliste et pour se dissocier d’une tendance déjà perceptible vers la gauche.

En septembre 1964, nouvelle scission. Des membres influents des régions de Québec, du Saguenay–Lac-Saint-Jean et des Bois-Francs forment le Regroupement national, un parti indépendantiste concurrent qui réprouve ce qu’il perçoit comme une marxisation du RIN et une complaisance pour les méthodes violentes. Le RN est dirigé par René Jutas, médecin de Victoriaville, et on y retrouve des figures qui laisseront leur marque au Parti québécois, comme Lucien Lessard, Marc-André Bédard et Jean Garon. La création du RN vient d’une profonde divergence de vues, mais elle révèle aussi une autre ligne de fracture entre les « Montréalistes » et les régionaux. Cette plaie ne se cicatrisera jamais, comme le prouveront les élections de 1966.

Cardinal se livre à une analyse intéressante des résultats de ce premier, et unique, scrutin disputé par le RIN. Le parti de Bourgault obtient 5,6 % des voix. Le Regroupement national, pour sa part, devenu Ralliement national en janvier 1966 en s’alliant avec un noyau de créditistes, atteint 3,2 % des voix. Certes, le score du RIN est plus respectable quand on ne tient compte que des 73 circonscriptions où il présente des candidats : il s’élève alors à 7,8 %. Mais en réalité, c’est d’un vote surtout montréalais qu’il s’agit, à l’exception notoire du chef Bourgault, qui s’est présenté sur la Côte-Nord et a obtenu un très honorable 38 % des voix dans Duplessis, et même une majorité dans la ville de Sept-Îles.

Les lendemains du scrutin auraient pu être marqués par un désir de se retrousser les manches, de consolider les acquis, de continuer à se crédibiliser comme formation électorale, mais les événements en décident autrement. Les disputes intra-RIN reprennent de plus belle avec la fraction la plus à gauche, menée par Andrée Ferretti, qui tempête contre l’équipe dirigeante autour de Bourgault. Par ailleurs et surtout, le « Vive le Québec libre ! » du général de Gaulle, le 24 juillet 1967, et le départ fracassant de René Lévesque du Parti libéral quelques mois plus tard, changent la donne politique. Il existe désormais deux partis, en plus d’un quasi-parti – le Mouvement souveraineté-association de Lévesque –, prônant l’indépendance. Devant une idée qui a le vent en poupe et vient d’acquérir une notoriété internationale, ne faut-il pas serrer les rangs ? Les négociations tripartites entre le RIN, le RN et le MSA s’étirent en 1968. On s’aperçoit vite que le RN, maintenant dirigé par l’ex-créditiste Gilles Grégoire, se laisserait convaincre mais qu’il en irait tout autrement pour un rapprochement entre le RIN et le MSA. Cette négociation aux allures de valse-hésitation n’est pas sans parallèle avec les tractations actuelles sur fond de « convergence » entre trois autres partis québécois… La soirée houleuse du 24 juin 1968 sonne le glas de toute entente avec le parti de Bourgault. Lévesque, craignant l’odeur de soufre émanant du RIN, met fin aux discussions. C’est donc sans le RIN que le Parti québécois naît en 1968, les rinistes se résolvant à saborder leur parti et à adhérer au PQ individuellement.

Cette histoire riche en rebondissements est présentée sous une forme chronologique, classique, « événementielle » diront les contempteurs qui oublieraient, ce faisant, que l’action politique se déploie hic et nunc et que les personnes, les imprévus, les circonstances en forment le coeur. Claude Cardinal nous épargne les carcans théoriques ou politologiques, sa langue est limpide et il se cramponne aux sources. Il fait grand usage des fonds d’archives, notamment celui du RIN conservé à BAnQ, et de la presse du temps. Certes, il n’y a pas de limite aux ressources documentaires, et si l’auteur avait eu recours, par exemple, à la série de mémoires et de travaux inspirés par le professeur Pierre Trépanier de l’Université de Montréal – pensons aux études de Sylvie Renaud sur les Cahiers de Nouvelle-France, d’Éric Bouchard sur l’Alliance laurentienne, de Mathieu Lapointe sur Raoul Roy – son panorama général du milieu nationaliste et indépendantiste en eût été enrichi, sans pour autant affecter substantiellement son analyse qui est juste.

Le plus grand mérite de cette étude est sa louable objectivité. On aurait pu craindre que l’auteur, qui a jadis appartenu au RIN et n’en fait pas mystère dans son introduction, aurait laissé libre cours à la nostalgie, à la bienveillance, et qu’il proposerait un péan à la gloire de son parti de jeunesse. Il n’en est rien. Claude Cardinal n’est pas hostile à son sujet, loin s’en faut, et son récit bénéficie certainement de ce que son savoir n’est pas que livresque, mais vécu. L’auteur-témoin nous restitue un air du temps que l’historien de cabinet le plus scrupuleux ne parviendra jamais qu’à évoquer imparfaitement. Cette Histoire du RIN, toutefois, n’a rien d’un album de famille. L’auteur ne cache rien des erreurs occasionnelles de jugement, de stratégie, de sens politique commises par le parti ou ses chefs de file. Pierre Bourgault, en particulier, reçoit les compliments qu’il mérite, mais aussi sa part de critiques. Bourgault fut une dynamo, un orateur hors pair, certes, mais qui contrôlait mal ses impulsions et ne brillait ni par sa constance ni par sa profondeur. Ce souci scrupuleux de vérité ne rend que plus solides et fiables les appréciations favorables que Cardinal, à juste titre, émet souvent sur le parti – qui fut un déblayeur de chemin, mû par un idéal et non par la quête de l’assiette au beurre, un parti qui a bravé les accusations souvent outrancières, les quolibets, l’incompréhension initiale de ses compatriotes, la quarantaine de la part des élites et qui, tout en s’éteignant sans avoir atteint sa cible, permit à d’autres de poursuivre la route qu’il aura courageusement tracée.