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Pendant 250 ans, du XVIe au XVIIIe siècle, environ 3000 marins basques en moyenne séjournaient chaque été dans le golfe du Saint-Laurent, afin d’y faire la pêche à la morue, la chasse aux cétacés, la traite des fourrures et le commerce du poisson séché. Entre 70 % et 90 % des équipages venaient pour la pêche, une proportion qui variait en fonction de l’essor et du déclin des autres activités qui, malgré leur importance conjoncturelle, sont restées secondaires[2]. Parmi ces activités secondaires, la chasse au phoque est la moins connue. Dans les sources basques que nous avons étudiées, elle est documentée de 1603 à 1661. En particulier, les registres de deux ports, Deba et Mutriku, mettent en scène plusieurs étapes du commerce du phoque et de ses produits, de l’armement des voyages au Labrador jusqu’à la fabrication de chaussures pour marins. On voit aussi des équipages de Saint-Sébastien et Saint-Jean-de-Luz à l’affût du phoque au Labrador et aux îles de la Madeleine, et des tanneurs guipuzcoans expédiant les peaux traitées aussi loin qu’à Lisbonne. Ce commerce transatlantique intégrait la population inuite du Labrador et fournissait alors un contexte historique pour la tradition orale, encore bien vivante au Pays basque, de relations entre Basques et Inuits au XVIIe siècle[3]. La chasse au phoque des Basques lève le voile sur l’histoire de la côte nord du golfe du Saint-Laurent pendant le siècle avant son intégration à la Nouvelle-France.

De Samuel de Champlain à Augustin Le Gardeur de Courtemanche, quelques écrits historiques mentionnent la présence des pêcheurs basques, parfois identifiés comme « espagnols », dans le nord-est du golfe du Saint-Laurent au XVIIe siècle[4]. Les archives en langue espagnole confirment que les Basques n’ont pas abandonné le Labrador au XVIIe siècle[5]. Autant les baleiniers que les morutiers fréquentaient les deux rives de la Gran Baya, le nom qu´ils donnaient à la portion nord-est du golfe bordée par Terre-Neuve et la Basse-Côte-Nord, sans interruption du XVIe jusqu’au début du XVIIIe siècle[6]. Ces mêmes sources révèlent que plusieurs capitaines traitaient avec les Inuits pour obtenir les peaux de phoque ou encore qu’ils hivernaient au pays pour capturer eux-mêmes les phoques. Dans les archives notariales de Gipuzkoa des années 1610 à 1630, on peut suivre les affaires d’un capitaine de Mutriku, Antonio de Iturribalzaga, tandis que les archives municipales de Mutriku éclairent l’économie du phoque sur la côte basque, à travers le travail des tanneurs et des cordonniers, et à travers la vente des peaux de phoque ailleurs dans la péninsule ibérique. Si notre dépouillement ne couvre que le port de Mutriku jusqu’au milieu du siècle, d’autres archives autorisent à penser que les peaux et l’huile de phoque du Labrador arrivaient à plusieurs ports basques tout au long du XVIIe siècle.

Depuis au moins 4000 ans, le phoque a été exploité autour du golfe du Saint-Laurent[7]. Pour la période depuis la colonisation européenne de ce territoire, les historiens et les archéologues canadiens ont documenté la chasse au phoque à partir du XVIIIe siècle[8]. Si la participation des Basques a jusqu’à maintenant échappé à leur regard, au Pays basque le lien que constituait le phoque avec le Labrador et les Inuits est profondément ancré dans la mémoire collective. À l’église d’Itziar, située sur la côte atlantique près du port guipuzcoan de Deba, un kayak inuit fut conservé pendant 350 ans. L’embarcation fut rapportée du Labrador en 1620 par le capitaine Francisco de Sorarte de Deba, qui a aussi emmené au cours du même voyage une famille inuite, soit les parents et une petite fille. La fille est décédée peu après son arrivée à Deba, tandis que le père, étant malheureux, est retourné au Labrador au cours d’un voyage ultérieur. La mère, quant à elle, s’est adaptée à la vie de Deba et y a passé le reste de ses jours, travaillant comme domestique dans une famille d’armateur. Quant au kayak, il a été coupé à un certain moment et amputé du tiers de sa longueur, par mégarde ou pour pouvoir l’accrocher à l’étroit mur de la sacristie de l’église. Il est visible dans cet état sur une ancienne photographie datant de 1930 environ (figure 1). Il est resté dans l’église jusque vers 1970, quand un curé, de son propre chef, l’a mis à la poubelle. La mémoire de la famille inuite et de sa « Galerilla pequeña, o Canoa » était encore vivante en 1767 dans la famille Aldazabal qui accueillit la mère, tandis qu’un fascicule sur l’église d’Itziar a commémoré la famille inuite en 1927[9]. Notre découverte, au début de 2012, de la photographie du kayak, recensée par le quotidien El Diario Vasco[10], a contribué à renouveler le souvenir de ce lien tangible entre les Inuits et les Basques au XVIIe siècle[11].

Figure 1

Kayak de 1620 suspendu dans la sacristie de l’église d’Itziar (Deba), vers 1930.

Photo fournie à l’auteur par la famille Aginagalde

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Nous pouvons mettre cette histoire saisissante en lien avec des actes notariés qui sont conservés dans l’Archivo Histórico de Protocolos de Gipuzkoa (AHPG–GPAH) à Oñati, et qui révèlent la chasse au phoque par les Basques dans la Gran Baya. Certains de ces documents ont été publiés ou commentés par les historiens Selma Huxley Barkham et José Antonio Azpiazu, sans toutefois qu’ils s’attardent sur la pleine ampleur de l’économie du phoque au Pays basque et au Labrador[12]. Notre surprise a donc été grande de découvrir, lors d’une autre projet de recherche sur les moulins de la côte basque, que plusieurs d’entre eux broyaient l’écorce d’arbre pour l’usage dans des tanneries et, en approfondissant cette information de fil en aiguille, que les tanneurs traitaient aussi les peaux de phoque du Labrador[13]. Cet aperçu vient de l’Archivo Municipal de Mutriku (AMM) en Gipuzkoa, où nous avons dépouillé les registres de la période 1580-1640. Ainsi avons-nous pu reconstituer la chaîne opératoire des peaux de phoque, depuis leur acquisition au Labrador jusqu’à leur tannage, à leur transformation en chaussures spécialisées que les marins basques portaient durant leurs séjours au Labrador, et à la revente d’un certain nombre de peaux tannées ailleurs dans la péninsule ibérique.

Les voyages de chasse au phoque

Les archives protocolaires (notariées) du Gipuzkoa mettent en scène les activités d’Antonio de Iturribalzaga, capitaine et armateur de Mutriku, qui s’est activé dans la chasse au phoque dans les années 1620 et 1630. Né vers 1592 dans une famille de marins, d’armateurs et de constructeurs de navire[14], Iturribalzaga se distingue parmi les pêcheurs transatlantiques de son époque par sa grande visibilité dans les archives notariales. De 1613 à 1635, au moins 15 actes le nomment[15]. Hormis sa propension de régler ses affaires devant notaire, sa carrière est représentative de plusieurs capitaines transatlantiques. Dès l’âge de 21 ans, il investit dans un voyage morutier à Terranova. Au fil des ans, il embarque lui-même dans les navires d’autres armateurs des ports de Zumaia, Getaria, Donostia–San Sebastián et Saint-Jean-de-Luz, à titre de capitaine ou de dueño (représentant des propriétaires de la cargaison). En 1620, il fait construire son propre navire, la Nuestra Señora de la Concepciόn, pour la route de Séville et qu’il convertit en morutier deux ans plus tard. Il continue de travailler comme capitaine ou dueño sur d’autres navires, voyageant souvent en convoi de plusieurs navires et donnant typiquement sa destination comme « la canal de la Gran Baya ». Parfois, sa destination est précisée. Ainsi on l’aperçoit en 1624 et 1626 à la poursuite de phoques à Los Hornos (St. Modeste) dans le détroit de Belle-Île, et en juin 1632 il fait escale à l’île San Jorge (Saint-Georges) puis à Ferrol sur la côte ouest de Terre-Neuve, en route vers le Détroit[16]. La dernière fois que nous avons de ses nouvelles, à l’été de 1635, ses procureurs vendent 280 peaux de phoque en son nom à un cordonnier de Mutriku, alors qu’il est « absent à Terranova »[17].

Au cours de ces vingt-trois ans, Iturribalzaga se dit quatre fois en quête de perros marinos, ou phoques. En 1624, alors capitaine du San Sebastián qui est équipé pour prendre « ballenas, perros marinos y bacallao », il se dirige à Gran Baya et en particulier « al puerto que llaman de los Ornos », c’est-à-dire les Fours (St. Modeste, Labrador)[18]. Deux ans plus tard, il retourne « al puerto de los Ornos a pesca de ballenas, perros marinos y bacallao »[19]. En 1629, on aperçoit son navire le San Pedro dans la rade de Mutriku, prêt à appareiller à la Gran Baya où il entend mener la chasse à la baleine et aux phoques[20]. Le 11 avril 1630, dans le rôle de maître et capitaine du San Pedro, Iturribalzaga met de nouveau le cap sur la Gran Baya, « a la pesca de ballenas y perros marinos »[21]. Ce sont les seules mentions explicites de la chasse au phoque que nous connaissons dans les archives du Gipuzkoa, mais d’autres documents sont vraisemblablement en relation avec cette activité.

La chasse au phoque de Groenland, dont la route migratoire entre l’Atlantique et le golfe du Saint-Laurent passe par le détroit de Belle-Île, impliquait l’hivernage au pays. Ainsi peut-on déduire que les marins qui ont hiverné à Red Bay en 1603-1604, et peut-être encore l’année suivante, y étaient pour la chasse au phoque[22]. Un autre signe indirect de la chasse au phoque consiste en des références aux conflits avec les Inuits, dont la subsistance dépendait du phoque de Groenland. En 1603, des Inuits ont confronté et tué Domingo de Alascoaga, capitaine et harponneur du navire la Maria de Saint-Vincent de Ziburu (Ciboure)[23]. En 1626, le capitaine Pedro de Echevarria, ses fils et d’autres membres de son équipage de Donostia-San Sebastián meurent également aux mains d’Inuits[24]. De tels incidents tragiques ont emmené Lope Martinez de Isasti, alors curé à Lezo dans le port de Pasaia (Pasajes), à écrire, dans un livre paru en 1625, que les Inuits tuaient et mangeaient les Basques[25]. Nous pouvons déduire que de tels conflits résultaient d’une compétition pour l’accès au phoque, entre autres pour l’accès aux meilleurs lieux de capture du phoque de Groenland lors de sa migration, typiquement sur une « passe » étroite entre un îlot et la terre ferme[26]. Les risques liés à la chasse au phoque, c’est-à-dire l’hivernage et le conflit avec les Inuits, peuvent expliquer pourquoi en 1630 et 1632 des marins commandés par Antonio de Iturribalzaga ont formalisé leur testament, dont un signé à l’île Saint-Georges sur la côte ouest de Terre-Neuve[27]. Ces références directes et indirectes permettent de voir les années de 1600 à 1635 comme une période d’effervescence de la chasse au phoque par les Basques, dans le détroit de Belle-Île et peut-être aussi sur la côte ouest de Terre-Neuve.

Les métiers du cuir basques et les peaux de phoque

Nous pouvons maintenant faire le lien entre les voyages de chasse au phoque au Labrador et l’industrie du cuir au Pays basque. Mentionnons que le chemin qui nous a permis de détecter les peaux de phoque du Canada dans les tanneries et les cordonneries des ports basques fut des plus indirects. Depuis 2010, nous menons un projet sur les moulins qui existaient au port de Mutriku du XVe au XVIIIe siècle. Ces moulins broyaient l’écorce d’arbre pour en extraire les tanins servant à macérer le chanvre qui entraient dans la confection de cordages pour les navires. Les archives indiquant l’origine du chanvre dans la vallée de l’Èbre[28] permettent aussi de localiser les moulins, aujourd’hui disparus, dans l’étroit espace portuaire de Mutriku. Un travail de terrain en Euskal Herria (Pays basque) a mené en outre à la découverte de près de 200 anciennes « meulières », ou carrières d’extraction des pierres de meule[29]. À mesure que nos recherches en archive avançaient, nous avons vu que les moulins de type pressoir (trujal) servaient aussi à broyer l’écorce d’arbre utilisée pour son tanin dans les tanneries (adoberías). En élargissant notre dépouillement pour couvrir les industries du cuir, c’est alors parmi les peaux entrant et sortant des adoberías que nous avons rencontré celles des phoques du Canada. Chemin indirect, mais il nous a fait découvrir un des moteurs économiques de la chasse au phoque qui avait échappé aux chercheurs focalisés sur les seuls pêcheurs et baleiniers transatlantiques. Le lien entre nos moulins et les pêches transatlantiques est toutefois assuré par les affaires bien documentées d’Antonio de Iturribalzaga, capitaine et armateur du port de Mutriku.

Mutriku est un port secondaire du Gipuzkoa. Épinglé à la falaise côtière, sans accès fluvial à l’intérieur des terres, Mutriku offre toutefois un havre sécuritaire en eau profonde pour les navires de gros tonnage. Ainsi il complémente Deba, trois kilomètres à l’est, qui domine une importante route fluviale vers l’arrière-pays mais dont le port est limité aux petits navires par l’ensablement de sa rivière. La complémentarité des deux ports, l’un surtout fluvial et l’autre océanique, s’est opérée historiquement aussi sur le plan professionnel. Deba avait une communauté prospère de marchands maritimes en lien avec la Castille et la vallée de l’Èbre, tandis que Mutriku était une ville de marins, de constructeurs navals et de métiers portuaires. Chacun des deux ports avait toutefois une industrie du cuir.

À Deba, on recense une adobería dès 1412 dans le secteur portuaire d’Amillaga et, au XVIIe siècle, les tanneries s’étendaient sur la rive en amont de la ville. À Mutriku, les archives municipales conservent une copie de l’ordonnance royale de 1503 portant sur les travailleurs du cuir (peleteros) de l’Espagne[30]. Puisque la ville s’est munie de l’ordonnance à l’époque, nous pouvons déduire qu’elle a ressenti le besoin d’encadrer les métiers du cuir qui ont déjà dû y exister. Un règlement provincial de Gipuzkoa de 1511 stipule que les cordonniers (zapateros) devaient être des compagnons en règle du métier et faire inspecter les souliers qu’ils produisaient, pour assurer « qu’ils soient faits de cuirs bien tannés, cousus et assemblés ». Le règlement rappelle le besoin de bons souliers dans cette province « montagneuse et près de la mer où il pleut la plupart du temps »[31]. La première mention d’une adoberia à Mutriku, en 1549, est dans une dot incluant « la terre et les noyers de la tannerie[32] ». En 1572, le couvent augustin reçoit une donation de noyeraies destinées au tannage, ainsi que d’autres terres plantées en vignes, vergers, forêts, châtaigneraies, oseraies et arbres fruitiers[33]. Les noyers exploités pour leur tanin prenaient place alors dans un paysage arboricole aménagé en fonction du marché alimentaire et des industries portuaires. Quatre ans plus tard la ville défendait aux cordonniers de traiter les peaux et le cuir dans le ruisseau public, exigeant que ce traitement ait lieu dans les bassins des tanneries qui suivaient la coutume (teneryas acostunbradas)[34]. Ce document révèle une « chicane » typique sur l’usage des cours d’eau. Le ruisseau public de Mutriku alimentait en eau plusieurs moulins dont les réservoirs abritaient sans doute aussi des poissons comestibles, qui auraient été menacés par les résidus nocifs du tannage. C’est donc par le biais de la gestion municipale du territoire et des métiers que nous avons un accès aux industries locales du cuir.

D’autres documents renseignent sur le fonctionnement d’adoberías ou de curtiderías. L’ordonnance royale de 1503 interdit de tanner le cuir entre le 1er novembre et le mois de février suivant, peut-être pour empêcher le déversement accidentel d’eaux contaminées lors des crues d’hiver. Elle oblige les tanneurs à faire inspecter leurs équipements, dont « la cuve, la farine et le sel, et autres appareils[35] ». La tannerie de Mutriku appartenait au début du XVIIe siècle à Simon et Pedro Iturriza, père et fils[36]. Elle était située sur le port à même le quai, si l’on se fie à un don de madriers en 1637, par le maire, pour « faire le soutènement de la mole et des tanneries[37] ». La ville entreprend en 1667 la reconfiguration de ses défenses militaires afin d’y inclure la tannerie qui est sur le quai. Puis, en 1682, elle fait déplacer une batterie de canons de la tannerie vers un endroit plus élevé[38]. Comme les moulins et les noyeraies, les tanneries étaient alors entre les mains de familles puissantes qui dirigeaient la municipalité.

C’est dans ce contexte que les mentions de peaux de perros marinos (« chiens marins ») apparaissent dans les archives de Gipuzkoa. Notre première découverte, un acte de 1635, concerne l’achat de peaux, entre autres celles de phoque, par un cordonnier de Mutriku[39]. Martin de Larralde, oficial de azer calçado (« compagnon de la fabrication de chaussures »), s’engage à payer à Maria Nicolas de Armunoeta, résidante de Mutriku, 100 ducados pour 46 cuirs de vache et de boeuf qui étaient à Getaria (port guipuzcoan), et 10 autres cuirs de vache, 18 de chèvre et 40 de perros marinos. Il est précisé que ces autres peaux sont en cours de tannage à la maison de Larralde et aux adoberías de Mutriku. En guise de garantie, Larralde hypothèque deux bassins (tinas) utilisés pour tanner des peaux, qui sont dans sa maison. On comprend alors que les bassins étaient amovibles, donc probablement faits en métal, comme un alliage cuivreux.

Le même jour, mais dans une autre transaction, le cordonnier Larralde achète au capitaine Antonio de Iturribalzaga 280 peaux de perros marinos en échange de chaussures et autres vêtements pour le voyage à Terranova[40]. Vu l’expérience au Labrador du capitaine, on peut se demander si les peaux de phoque ont servi à faire des souliers étanches[41], voire adaptés aux conditions d’hiver. À titre de comparaison, au XVIIIe siècle, les engagés canadiens sur les stations de chasse au loup-marin au Labrador recevaient de leurs armateurs des « souliers de Sauvage » fabriqués en peau de phoque, sinon quelques peaux de l’année précédente pour en faire eux-mêmes[42]. On peut déduire que le savoir-faire des Inuits concernant la fabrication de kamiks en peau de phoque a été transmis aux marins et cordonniers basques dans les premières décennies du XVIIe siècle[43]. Le couple inuit qui est arrivé à Deba en 1620 a-t-il enseigné le travail des peaux de phoque aux artisans du Pays basque ?

La réexportation des peaux de phoque

Le registre du port de Mutriku des années de 1582 à 1640 contient d’autres signalements du commerce des peaux de phoque. Les entrées de 1634 (nouveau style) sur les comptes et bénéfices, obtenus sur la route de Mutriku à Lisbonne, montrent le transport de 281 peaux de perros marinos sur la zabra (ou patache[44]) Nuestra Señora de la Antigua, dont était maître Jacobe de Gastañeta[45]. Ce sont beaucoup de peaux, pesant 5,73 kilogrammes chacune (les 281 peaux étaient évaluées à 35 quintaux), et elles ont valu un bénéfice de 1 real la peau. La zabra transportait également 728 quintaux de fer de tout genre[46].

Ce document ouvre une fenêtre sur le commerce maritime du port de Mutriku au XVIIe siècle, auquel les peaux de phoque ont participé. Sur le voyage de la zabra de Gastañeta, les deux tiers des profits sont allés aux marins et l’autre tiers a été réparti entre les trois associés, au montant de 1937 reales. Il a fallu enlever de la part des associés le coût de réparation du navire en Galice de 607 reales, laissant 443 reales d’argent pour chacun. Nous avons tenté d’en savoir davantage sur les trois associés du voyage, soit Ysabel de Laranga, veuve, Pedro de Ydiaquez et le capitaine Jacobe de Gastañeta, tous de Mutriku. On sait que Laranga était fille et veuve d’armateurs de navires et de propriétaires de moulins, tandis qu’Ydiaquez était maire (alcalde) et commandant militaire. En 1637, Ydiaquez a donné cent madriers pour faire les pieux de la mole et de la tannerie du lieu-dit Anchirri, ou Inchirri[47]. L’année suivante, dans le contexte de la guerre de Trente Ans, Ydiaquez a combattu à Hondarribia (Fontarabie) contre les troupes huguenotes d’Henri de Bourbon, prince de Condé. En sus des peaux qu’il partageait avec ses associés sur le voyage de 1634, Ydiaquez a expédié 79 peaux de phoque en son propre nom. Au total, la zabra a transporté 360 peaux de phoque de Mutriku à Lisbonne[48]. On peut comparer ce nombre à la récolte annuelle d’une concession coloniale au Labrador au XVIIIe siècle, très fluctuante d’une année à l’autre mais qui pouvait s’élever à 1150 peaux et 170 barriques d’huile de phoque[49].

Si la plupart des références directes à la chasse au phoque et à la transformation des peaux par les Basques datent des années 1603-1637, au moins deux documents montrent la continuité de ce commerce jusqu’aux années 1660. À Mutriku, une dernière donnée sur le commerce des peaux de phoque vient d’une lettre de paiement de 1656. Miguel Lopez de Goycoechea, de la localité d’Iturmendi en Navarre, achète 89 peaux de perros marinos à Maria Santuru de Asin, résidante de Mutriku, au prix de 8 reales chacune[50]. Ce document montre qu’on transportait les peaux de phoque de la côte basque vers l’intérieur du pays, dans ce cas en Navarre, dans la région d’Altsasu et à environ 50 kilomètres de Mutriku. Malgré nos recherches sur Maria Santuru de Asin, nous ne trouvons aucune autre information sur son lien avec le commerce des peaux de phoque[51].

La dernière source à notre disposition est un accord du 25 février 1661, entre l’armateur Saubat de Haristeguy de Zubiburu (Ciboure) et Martin Detcheverry, « maître marinier » de la paroisse d’Ascain en Lapurdi (Pays basque nord). Detcheverry promet de s’embarquer avec douze autres hommes dans un navire qui sera désigné par Haristeguy, pour « aller en la Terreneufve et en l’isle de la Magdelaine pour y iverner et aller à la pesche des loups marins et iceux convertir en huilles[52] ». En guise de rémunération, Detcheverry et ses hommes pourront garder le tiers des huiles et « autres marchandises ». L’accord montre que les Basques labourdains pratiquaient également la chasse au phoque, et ce, non seulement au Labrador mais aussi plus au sud, à Terre-Neuve et aux îles de la Madeleine. Nous espérons que d’autres chercheurs pourront approfondir ces indices plus récents de la chasse au phoque par les Basques au XVIIe siècle.

Conclusion

L’histoire du kayak de l’église d’Itziar et de la famille inuite des années 1620, longtemps considérée comme un épisode sans véritable contexte, s’inscrit désormais dans la chasse au phoque menée par les Basques dans la Gran Baya au XVIIe siècle. La carrière d’Antonio de Iturribalzaga, qui va au Labrador entre 1613 et 1635, est l’exemple bien documenté qui permet d’y associer d’autres mentions d´hivernage par les Basques dans la Gran Baya, des conflits avec les Inuits concernant les lieux de chasse au phoque de Groenland, et des procurations et testaments de marins basques qui font face aux risques de la chasse au phoque. Iturribalzaga se situe à la base de la chaîne opératoire du phoque, en alimentant en peaux les tanneurs de Mutriku et de Deba. Dans ces ports basques, les peaux entrent dans une industrie du cuir pour la fabrication de souliers. Elles sont tannées dans des adoberías (tanneries) et transformées en chaussures par les zapateros (cordonniers). Si les peaux de phoque sont tannées à côté de celles des bovins et des caprinés, elles se distinguent par leur usage dans la fabrication de bottes étanches, qui sont fournies aux marins se rendant à Terranova. Peut-être en raison de leur étanchéité, les peaux de phoque se vendent à des prix relativement élevés, à des acheteurs en Navarre et à Lisbonne.

Les contraintes de notre projet sur les moulins et les tanneries ont limité nos recherches aux archives du seul port de Mutriku, pour la période avant 1640. Il serait pertinent toutefois d’élargir la recherche à d’autres villes côtières, et à la période après 1640, afin d’obtenir un portrait plus complet de l’industrie du phoque à l’échelle du Pays basque.

Malgré ces limitations, les archives de Mutriku ont éclairé un secteur méconnu des activités transatlantiques basques. Elles illuminent le XVIIe siècle, la période la moins connue de la présence basque dans le golfe du Saint-Laurent[53]. Si la morue était la principale ressource exploitée par les Basques durant ce siècle, le phoque faisait partie d’un ensemble de choix secondaires avec la baleine et les fourrures. Au même titre que la baleine, le loup-marin fournissait de l’huile, mais sa peau avait aussi une valeur non négligeable dans les industries basques du cuir. Bien plus que la morue et la baleine, le phoque mettait les Basques en contact avec les Inuits, puisque sa chasse nécessitait l’hivernage et une mesure d’entente entre deux groupes qui chassaient la même ressource. Si le Labrador fut le théâtre principal des relations entre Basques et Inuits, ces relations s’étendaient aussi au Pays basque, telles qu’on les voit par l’accueil d’une famille inuite à Deba, l’adoption de kamiks en peau de phoque par les marins basques et possiblement la transmission du savoir-faire des Inuits vers les cordonniers basques. Documentée de 1603 à 1661, la chasse au phoque des Basques était antérieure aux concessions coloniales sur la côte nord du golfe, à l’île aux Oeufs en 1661, à Mingan en 1679 et à Brador en 1702[54]. On sait désormais que les Basques ont mis au point les dimensions techniques et interculturelles de l’exploitation du phoque, qui serait adoptée comme une stratégie centrale de la colonisation française de cette région.