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Les travaux qui donnent naissance à cet ouvrage collectif s’inscrivent dans les recherches poursuivies au sein du groupe Penser l’histoire de la vie culturelle du Québec (PHVC), auquel s’associe le Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ). De nouveaux supports technologiques ont permis de numériser et de stocker plus de 7000 pages de textes répartis en deux périodes : 36% couvrent la décennie 1919-1929, et le reste, la dernière décennie. L’équipe réunie par Marie-Thérèse Lefebvre comprend Jean-Pierre Pinson (musique religieuse), Marie Beaulieu (danse), Hervé Guay (théâtre), Dominique Garand (littérature) et Lorne Houston (histoire). Cette pesée globale de la presse culturelle donnera lieu à une histoire prometteuse des arts de la scène. Le livre se divise en deux parties, la première s’intitulant « Des quotidiens à géométrie variable » et la seconde, « Des chroniqueurs sous la loupe ». Deux annexes et une bibliographie complètent l’information.

Dans le premier chapitre, l’équipe prend le pouls des six quotidiens retenus à l’aide du répertoire signalétique d’André Beaulieu et Jean Hamelin sur la presse québécoise : quatre francophones (Le Canada, Le Devoir, La Patrie et La Presse) et deux anglophones (The Montreal Daily Star et The Gazette). Après le survol des idéologies dominantes et des principales questions débattues, l’analyse du traitement de l’information culturelle dans chaque journal oriente déjà le lecteur vers des acteurs qui interviennent tout au long de l’étude.

Les chroniqueurs culturels ont-ils été des agents de la modernité et qui sont-ils ? Avant de proposer une anthologie de textes consacrés au regard que chroniqueurs et critiques portent sur leur métier (chapitre 3), Dominique Garand offre dans le chapitre 2 une vision panoramique des principaux acteurs, décrit leurs compétences et identifie leurs orientations esthétiques. Elle expose aussi leur position sur l’objectivité du critique et leurs rapports aux nouveaux médias que sont la radio, le disque et le cinéma parlant ainsi que les contraintes imposées par la presse et ses heures de tombée qui laissent peu de temps à la réflexion.

La seconde partie suit les chroniqueurs en action et évalue leur degré d’ouverture à la modernité. La danse a été le parent pauvre dans la presse du temps. Marie Beaulieu choisit donc un moment exceptionnel, les deux visites à Montréal en 1931 de la danseuse allemande Mary Wigman, identifiée à l’avant-garde de Weimar (chapitre 4). Les chroniqueurs préparent le public tant bien que mal à une expérience « brutale », écrit l’un d’eux, car ses improvisations solos structurées et exécutées sans accompagnement musical ou avec quelques instruments seulement se démarquent nettement de l’art de la ballerine russe Anna Pavlova qui vient de mourir et dont les tournées à Montréal ont connu un grand succès (annexe 2). Or, même Léo-Pol Morin, qui avait pourtant assisté à la création du Sacre du printemps de Stravinsky à Paris en 1913, demeure tiède. Pourtant, un Archer réputé conservateur vante « sa retenue et son sens de la forme [qui] sont ses plus grandes forces » (p.121).

Le théâtre fait l’objet de deux chapitres. La scène canadienne-française se heurte à l’Église catholique et à l’élite conservatrice toujours plus combatives au nom de la censure et de la morale (chapitre 5). Les chroniqueurs en débattent, mais sans atteindre une position commune, écrit Hervé Guay. Ils rejettent la création d’un bureau de censure municipal qui verra quand même le jour, et la majorité d’entre eux place les critères esthétiques au-dessus des principes moraux, mais leurs propos demeurent prudents. Les directions théâtrales pratiquent toujours l’autocensure et la modernisation du répertoire en souffre. Cependant, Béraud et Morgan-Powell réclament la liberté de conscience au nom du public.

Pour sa part, Morgan-Powell dans le Star louange le théâtre français diffusé par les troupes parisiennes de tournées (chapitre 6). Il vante leur supériorité sur le théâtre anglais par la qualité de leur diction et de leur mise en scène ainsi que par leur répertoire axé davantage sur les idées. Ce théâtre constitue pour lui un stimulant pour le théâtre anglo-canadien, surtout dans la perspective du rayonnement de l’Empire et non du développement d’un théâtre français au Canada.

Dans le chapitre 7 consacré aux musiques nouvelles, Marie-Thérèse Lefebvre constate le peu d’intérêt pour la création d’oeuvres contemporaines durant la première moitié du XXe siècle. Ni les chroniqueurs ni le milieu culturel n’y ont adhéré, Gustave Comte pour sa part démolissant systématiquement toute musique nouvelle. Par contre, s’en sont fait les défenseurs Morin et Rodolphe Mathieu, ces « retours d’Europe », Archer occasionnellement, et Jean Vallerand, figure de la nouvelle critique des années 1940. En faisant référence d’entrée de jeu au débat sur les « ruptures » des années 1990, l’auteure voit-elle une quasi-filiation historique entre les deux époques ? Jean-Pierre Pinson pour sa part consacre un article fouillé à Frédéric Pelletier, chroniqueur au Devoir de 1917 à 1944 (chapitre 8). Ayant touché à tous les aspects de la musique, il demeure celui qui accordera une attention constante à la musique religieuse. Il rejette les cantiques français à l’eau de rose et Minuit, Chrétiens, car, pour lui, la modernité en musique sacrée s’incarne dans le retour au grégorien authentique, comme prescrit par Pie X.

L’équipe annonce déjà la préparation d’une publication touchant la période 1939-1949, décennie marquée par la guerre et une crise de la conscription en corollaire. On espère une véritable introduction historique. Quelques remarques en terminant. Le sénateur Béïque se prénommait Frédéric-Ligori et non François-Ligouri (p. 18). Un nouveau quotidien est bien paru en 1930, L’Illustration, ancêtre de Montréal-Matin (p. 41). On doit écrire défenseur et non défendeur de la culture, ce dernier terme désignant une personne se défendant en justice (p. 39). Enfin, La Patrie après 1897 n’était plus un journal libéral radical comme au temps de Beaugrand et pouvait bien engager un Gustave Comte ultraconservateur en musique, mais indépendant de la ligne éditoriale du journal (p. 29).