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L’image du coureur de bois, telle qu’elle a été forgée au XVIIe siècle, a la vie dure, très dure même. D’une part créée par la critique des chroniqueurs et des élites de l’époque – de Charlevoix en passant par Vaudreuil - les historiens nationalistes ont ensuite récupéré le personnage et l’ont élevé au panthéon des mythes fondateurs du Canada français. Néanmoins, son intérêt perdure encore au sein de l’imaginaire collectif – comme le rappelle le récent film Le Revenant d’Alejandro Iñárritu. C’est donc avec grand plaisir que le chercheur s’intéressant à l’histoire du coureur de bois se voit choyé par la publication récente de deux ouvrages de Gilles Havard, spécialiste des relations franco-amérindiennes et de la région des Grands Lacs sous le Régime français.

Nul besoin de s’attarder à la réputation de l’auteur, un historien français dont la contribution à l’étude des sociétés coloniales en Amérique du Nord lui a valu de nombreux prix, notamment pour l’Histoire de l’Amérique française, coécrit avec Cécile Vidal, sans doute la meilleure synthèse disponible au sujet de l’expérience coloniale française entre le XVIe et le XIXe siècle. La plupart des lecteurs auront découvert Havard par l’entremise de son oeuvre pionnière Empire et métissage, d’abord publiée en 2003. Toujours d’actualité, cet ouvrage fait éclater l’historiographie traditionnelle qui était « prompte à exagérer la puissance et la centralité des Français parmi les Indiens » (p. 9) des Grands Lacs. (Cela dit, rappelons que malgré son sous-titre, le livre inclut dans sa géographie étudiée le Pays des Illinois, qui fait partie des Pays d’en Haut jusqu’en 1717, avant d’être confié à la gouvernance de la Louisiane.) En effet, Havard réussit avec brio à reconstituer l’espace impérial français en marge de sa colonie nord-américaine, opposant la vision officielle des administrateurs coloniaux et métropolitains à la réalité des interactions locales. Il en ressort justement un Pays d’en Haut où l’influence française est soumise aux alliances amérindiennes, plutôt que l’inverse. Par sa nature toujours innovatrice, l’ouvrage connaît une nouvelle incarnation 15 ans après sa première parution. Comme la préface l’indique, cette deuxième édition n’est « pas une véritable refonte » (p. 7). L’éditeur et l’auteur ont plutôt cherché à « lui donner une seconde vie » (p. 7). Peut-être, n’empêche qu’on ne peut nier que l’ouvrage est passé par une cure minceur, ayant perdu près de 200 pages. Celle-ci s’explique par l’épuration de nombreuses notes jugées superflues et la suppression de nombreux sous-titres qui balisaient l’édition originale. Le lecteur jugera selon son goût si ce dernier changement améliore la présentation du texte ou non. Qu’importe, puisque le nombre de changements supplémentaires qui y sont portés, parmi lesquels des reformulations et l’insertion de nouvelles citations ou de précisions font que la mise à jour est assez importante pour justifier l’achat de cette nouvelle mouture même si on possède déjà l’original. Outre ces changements, le lecteur profitera surtout de la nouvelle préface situant l’ouvrage dans l’évolution de l’historiographie des relations entre les Premières Nations et les colons français. Bien qu’il s’agisse d’un menu détail, on peut également applaudir le choix d’avoir transformé les notes de fin de chapitre en notes de bas de page, rendant la lecture plus agréable.

Cette nouvelle édition arrive à point puisque, outre que l’originale soit épuisée, elle est un complément (et même un bon prologue) au plus récent ouvrage de Gilles Havard, Histoire des coureurs de bois. Ce nouveau titre confirme à nouveau que l’auteur est une sommité au sein de la communauté d’historiens de la traite des fourrures. Organisée en deux sections, la première partie du livre porte sur la place des coureurs de bois dans les sociétés coloniales et la façon dont les autorités les perçoivent. La deuxième examine à l’inverse la vie sociale des coureurs de bois eux-mêmes et leurs interactions sociales avec les Premières Nations. Bref, comme l’écrit Havard : « Ce livre a tenté de cerner et de faire revivre les mondes de la circulation pelletière au croisement des représentations élitaires et des pratiques sociales » (p. 751). En quelque sorte en continuité d’Empire et métissages, Havard démontre encore une fois le choc entre l’idéal étatique et ses plans pour ses colonies lorsqu’elles font face aux réalités du terrain. Ce livre se place à l’intersection de nombreux champs d’études, entre autres la mobilité sociale entre les XVIIe et XIXe siècles, l’histoire de la masculinité et le monde atlantique. Havard innove encore une fois en cherchant à pousser l’histoire des coureurs de bois au-delà « [d’]un récit généraliste et descriptif de la traite des fourrures [cherchant d’abord] à explorer des pratiques sociales » (p. 9). Bien qu’au cours de sa carrière Havard se soit intéressé principalement au Régime français et à la géographie de la Nouvelle-France, il s’en écarte dans cette étude afin de ratisser plus large et avec raison. En effet, outre sa minutie, la force de l’oeuvre est la variété de ses sources, faisant même attention d’inclure des citations de tradition orale amérindienne. L’inclusion de sources de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle lui donne accès à un important corpus de sources plus variées que celles tirées exclusivement de la période française en Amérique. Cela permet d’ailleurs une meilleure analyse des aspects méconnus des interactions franco-amérindiennes sous le Régime français.

À l’image de l’historien Cornelius Jaenen et de ses études sur l’Ontario et le Pays d’en Haut, Havard porte son regard sur la période de la traite jusqu’à son déclin, passant outre une chronologie traditionnellement balisée par des événements politiques et des guerres européennes. La géographie ci-étudiée est également plus large : si l’auteur qualifie son approche de continentale, c’est-à-dire « une histoire décentrée de l’Amérique, depuis l’intérieur du continent » (p. 13), on peut tout autant considérer que ce livre s’insère dans l’historiographie du monde atlantique puisque, par cette même définition, elle inclut non seulement le territoire de la Nouvelle-France, mais également celui de quelques colonies britanniques. En effet, cette étude se démarque en cherchant à comparer les moeurs des coureurs de bois à celles de leurs homologues tant en France qu’ailleurs en Amérique du Nord. Son analyse compare le coureur de bois tantôt aux marins français, tantôt aux boucaniers des Antilles et souvent aux traiteurs de la Caroline du Sud. Ces derniers permettent à Havard entre autres de faire éclater le mythe voulant que seuls les Français ont su entretenir des relations mixtes avec les Autochtones. De plus, après lecture, ce n’est plus « le » coureur de bois de la mémoire populaire qu’on découvre, ce personnage roi des forêts et des fourrures, faisant figure de cavalier seul et plus amérindien que les Amérindiens, mais plutôt une variété de coureurs de bois, au pluriel, aux différentes raisons d’être, rattachés à un monde commercial atlantique et aux relations encore plus complexes avec les Premières Nations. D’ailleurs, Havard consacre ses dernières pages au coureur de bois tel qu’il a été imaginé par le cinéma et la littérature, et à son impact sur la mémoire populaire au Québec, dans les provinces de l’Ouest et aux États-Unis (il manque toutefois un petit clin d’oeil à l’Ontario français qui, après tout, célèbre les voyageurs dans sa culture).

Par ailleurs, tenant compte des longs moments que l’auteur consacre à l’évolution du terme « coureur de bois » et la distinction entre ceux-ci, les voyageurs et les montagnards ou hommes des montagnes du XIXe siècle, il aurait été souhaitable d’inclure un sous-titre mentionnant ces derniers. Outre quelques rares erreurs de frappes, on note l’absence du poste de Michipicoton sur la carte « La région des Grands Lacs (vers 1730) : postes de traite et principaux groupes amérindiens » (p. 238). Notons également une critique qui peut se faire sur la manière dont Havard aborde l’esclavage en Nouvelle-France à la page 219, minimisant accidentellement son importance. Alors qu’il rappelle que « Les Français pratiquent aussi le commerce des esclaves indiens, mais à une échelle beaucoup plus réduite » et que « Les autorités françaises ont d’ailleurs beau jeu de dénoncer les manières britanniques en matière d’esclavage amérindien », la formulation de ce paragraphe aurait bénéficié d’un rappel que la traite esclavagiste en Nouvelle-France, néanmoins, n’est pas négligeable (rappelons qu’en 1752, la population d’esclaves - Noirs et Panis - au Pays des Illinois représente environ 43 % de la population des villages français).

Bien que l’auteur ne se prononce pas sur le débat courant sur le phénomène d’auto-autochtonisation au Québec, en Acadie et en Saskatchewan, ce livre est malgré tout un outil de plus pour en discuter. Alors que présentement plusieurs Canadiens revendiquent à tort une identité métisse, s’appuyant sur de maigres preuves généalogiques et en grande partie sur une récente mémoire populaire prétendant que les Québécois, par exemple, sont tout aussi autochtones que les Premières Nations, la lecture de Gilles Havard fait éclater plusieurs mythes, dont celui de « l’indien blanc ».

Ensemble, Empire et métissages et Histoire des coureurs de bois sont deux incontournables, voire des lectures de base pour quiconque s’intéresse aux Pays d’en Haut et à l’histoire de la traite des fourrures (il est d’ailleurs impensable qu’il n’y ait toujours aucune traduction anglaise en vue). Les deux livres se complémentent et devraient être considérés comme un tandem indissociable.