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Puisque l’artiste esquimau ne peut parler votre langue, il essaie, par son art, de vous expliquer la lutte de ses ancêtres pour la survie.

Paulosie Sivuak

L’histoire culturelle des peuples autochtones occupe un espace croissant en sciences sociales depuis le mouvement Idle No More. Au Québec, un discours critique sur la littérature autochtone s’est manifesté depuis la parution d’Histoire de la littérature amérindienne au Québec (Boudreau, 1993) et d’Être écrivain amérindien au Québec : indianité et création littéraire (Gatti, 2006). Néanmoins, il demeure difficile de trouver des outils théoriques permettant de remettre en contexte et d’analyser les oeuvres des écrivains autochtones. En conséquence, la parution de l’ouvrage Histoire de la littérature inuite du Nunavik représente une contribution importante abordant un objet vaste et novateur : l’évolution de la littérature inuite du Nunavik, de son émergence au cours des années 1960 jusqu’à son déploiement actuel. Le livre est le résultat des recherches doctorales de Nelly Duvicq, spécialiste en études littéraires et chercheure à la Chaire d’études sur l’imaginaire du Nord. Depuis le Nunavik, où elle réside, Duvicq a regroupé au cours des dernières années un impressionnant corpus de sources sur lequel fonder sa recherche. Elle a recueilli les textes en inuktitut, anglais et français d’auteurs inuits nés au Nunavik (ou dont la famille en est originaire) depuis la création du magazine Inuktitut en 1959, première plateforme de diffusion des Nunavimmiuts. Le corpus est d’autant plus remarquable qu’il rassemble des écrits de tous les styles (contes, récits pour la jeunesse, poésie, autobiographies, nouvelles, romans) et de toutes les formes (journaux, périodiques, anthologies, monographies, romans, médias numériques) depuis les six dernières décennies.

L’analyse quantitative et qualitative du corpus se décline en cinq chapitres. Le premier se penche sur les prémices de la littérature écrite, des héritages oraux jusqu’au premier numéro de la revue Inuktitut en 1959. Tout en soulignant le rôle du texte précurseur Sanaaq, l’auteure cherche surtout à expliquer le silence généralisé des voix inuites dans les périodiques des années 1950. Elle expose le manque d’éducation syllabique, la faible densité de population et le peu de moyens d’impression et de diffusion de l’époque. Mais surtout, l’auteure soutient que « la langue inuite transposée à l’écrit a originellement servi de passeur culturel au bénéfice de la culture exogène, celle du Blanc, celle du missionnaire, celle du marchand » (p. 4). S’établissant en rupture avec les périodiques distribués dans un objectif d’évangélisation ou d’assimilation, le magazine Inuktitut fait office de véritable « révolution tranquille » (p. 24). Bien qu’il soit lancé par le ministère des Affaires indiennes et du Nord pour « éduquer » la population inuite, ce périodique « marque une rupture dans l’histoire de la littérature inuite au Canada en ouvrant un espace de possibilités pour les écrivains inuits » (p. 25).

Cet espace est pleinement investi dans le second chapitre. Circonscrit entre 1960 et 1974, il explore les formes littéraires d’une période de réappropriation du discours et d’affirmation culturelle par les Inuits à la suite de la sédentarisation forcée et au moment où s’accroissent les interventions provinciales. L’auteure considère que la littérature inuite se développe alors en deux volets. D’abord, les textes destinés aux Inuits sont rédigés en inuktitut et paraissent dans les revues régionales en sollicitant un sentiment d’appartenance à la nation et à ses institutions politiques, telles que les conseils communautaires ou la récente Association des Inuits du Nouveau-Québec (AINQ). D’autres s’adressent aux Qallunaat (« Blancs ») et sont diffusés vers le sud, afin de revendiquer des droits politiques et territoriaux ou encore de déconstruire certains stéréotypes. Sensible à la pression exercée par le milieu universitaire sur la culture locale, Duvicq ne manque pas de présenter l’influence des ethnologues. Selon l’auteure, l’engouement des premiers chercheurs pour la compilation encyclopédique des récits oraux traditionnels aurait « freiné la pratique écrite et spontanée des auteurs inuits » (p. 4). Si de plus amples explications sont bénéfiques sur ce point, le lecteur reste sollicité par une analyse complète des oeuvres marquantes des années 1960-1970, traversées par l’angoisse de la différence et du changement (p. 64). Selon l’auteure, le dualisme tradition-modernité qui marque alors l’univers narratif laisse place à une diversification des formes et des thèmes littéraires après la signature de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ), en 1975.

Cette période, objet du troisième chapitre, est celle du développement des écrits sur l’art et la chanson. Ces nouveaux supports expriment un sentiment de crise identitaire, abordant ainsi l’enjeu de l’autoreprésentation face à la pression extérieure. La période est aussi marquée par l’émancipation : on y voit, par exemple, la fondation de Theytus Books en 1980, soit la première maison d’édition autochtone au Canada. Le quatrième chapitre enchaîne la réflexion dans le contexte de la lutte anticoloniale et des revendications d’autodétermination entre 1987 et 1999. Les contre-discours présentés se concentrent sur la lutte autonomiste, le rapatriement du patrimoine inuit, l’écriture des traumatismes et les écrits féminins – les femmes inuites ayant un rôle politique et culturel central.

Finalement, le dernier chapitre examine les enjeux du XXIe siècle, alors que la société inuite doit composer avec de nouvelles identités, le schisme générationnel, les médias numériques et la crise environnementale. La littérature doit s’adapter aux obstacles qui nuisent à son développement, tels que le paternalisme des cultures dominantes, le sous-financement des institutions et le défi de rejoindre quatre lectorats en trois langues. La littérature du Nunavik apparaît comme une porte d’entrée sur un imaginaire unique, tant d’un point de vue ethnologique qu’esthétique, et une force créatrice enracinée dans le territoire et ouverte sur le monde (p. 209-210).

Fondé sur un large corpus documentaire, à la croisée de l’histoire culturelle, de l’anthropologie et des études littéraires, puis parsemé de notes de bas de page explicatives et de mises en contexte éclairantes et succinctes, l’ouvrage de Nuvicq s’adresse par son efficacité et sa limpidité au grand public comme aux spécialistes. Ces derniers remarqueront que l’ouvrage s’inscrit formidablement bien dans l’approche critique des littératures autochtones développée par Robin McGrath au cours des années 1980 et poursuivie par Maurizio Gatti et Keavy Martin depuis les années 2000. L’analyse ne permet pas seulement d’avoir une vision représentative de l’ensemble de la production écrite de la région : elle contribue au devoir de mémoire des Nunavimiuuts et permet de mieux définir leur spécificité culturelle au sein du cercle circumpolaire. Sur ce dernier point, une future analyse comparative des littératures inuites pourra approfondir notre compréhension. Somme toute, le travail du Duvicq constitue une mise en garde pour ceux qui auraient tendance à camper l’histoire culturelle inuite dans le folklore, puisqu’il permet de comprendre un objet méconnu et trop souvent conçu comme monolithique.