Article body

Cette étude s’insère dans un questionnement sur les inégalités dans la société rurale, sur l’essor de la différenciation sociale au XIXe siècle et donc aussi, de manière plus indirecte, sur les rapports sociopolitiques dans le monde rural. Nous insérerons brièvement cette étude dans l’historiographie en privilégiant certains auteurs, principalement des historiens ayant travaillé sur le Bas-Canada, dont les conceptions ont eu une influence marquante. Nous tenons à préciser que cette note de recherche ne répond pas directement à ce questionnement plus large ; elle y apporte seulement une contribution modeste.

La formation d’un prolétariat rural constitue l’une des dimensions importantes des changements sociaux au Bas-Canada durant le premier tiers du XIXe siècle. Fernand Ouellet est le premier historien à présenter de manière sommaire l’émergence de cette classe sociale[1]. La croissance du nombre de journaliers est alors présentée comme l’une des conséquences de la crise structurelle de l’économie rurale. Cette crise serait à la fois liée à un blocage agraire (une trop forte croissance démographique par rapport aux terres disponibles) et à la mentalité traditionnelle des paysans « francophones » qui s’avèrent incapables de répondre aux nouveaux défis économiques. Cette crise provoque leur appauvrissement dont la formation du prolétariat rural constitue l’un des aspects ultimes.

Gilles Paquet et Jean-Pierre Wallot, qui ont été les plus ardents critiques de cette crise « ouelletienne », ont inversement proposé le concept d’une modernisation de l’économie bas-canadienne au début du XIXe siècle[2]. Cette modernisation aurait favorisé l’enrichissement et la différenciation de la classe paysanne. Les deux auteurs ne se penchent toutefois pas sur la question difficile de l’émergence du prolétariat rural.

Le géographe Serge Courville renouvelle cette perspective de Paquet et Wallot. Le développement du monde rural bas-canadien s’inscrit désormais dans la « modernité » de son époque[3]. L’essor des industries rurales et la croissance des villages dynamisent l’agriculture qui devient de plus en plus commerciale et spécialisée. Serge Courville relie d’abord la différenciation des classes rurales à cette transformation de l’économie. L’insertion dans l’économie de marché favorise l’essor du commerce, du transport et surtout de nouvelles industries dans les campagnes ; ce qui entraîne de nouveaux débouchés et de nouveaux horizons, entre autres pour des journaliers, une main-d’oeuvre enfin libérée, dans une perspective libérale, de l’activité agricole.

Dans Peasant, Lord and Merchant, Allan Geer propose, à partir du modèle de la Household Economy, une conception égalitaire et communautariste de la société paysanne laurentienne[4]. Jusqu’au début du XIXe siècle, cette paysannerie demeure une classe homogène. Dans les décennies suivantes, à côté des paysans propriétaires qui restent majoritaires, l’auteur constate la formation d’une minorité de fermiers ou métayers ainsi que la présence de journaliers. Cette évolution, qu’il attribue en partie au blocage agraire et en partie au cycle de vie des familles, ne constitue toutefois pas, selon lui, une véritable différenciation du monde paysan. Dans son ouvrage sur les Rébellions, A. Greer reprend cette conception d’une différenciation tardive et inachevée de la paysannerie qui demeure, à l’aube des insurrections de 1837, une classe relativement homogène et communautariste dans ses actions et dans ses projets politiques[5].

À partir de ses recherches sur les rapports villes-campagnes et sur la transition du féodalisme laurentien, ainsi que par ses lectures attentives de la production historique, Robert C. H. Sweeny a récemment réaffirmé l’importance de la différenciation sociale dans les campagnes bas-canadiennes[6]. Il a notamment critiqué la dimension statique du modèle de Greer en soulignant ses limites pour bien comprendre le processus de transition et les logiques de l’action paysanne lors des Rébellions de 1837-1838. L’auteur rappelle l’importance cruciale du temps et de l’espace. L’historien doit distinguer, sur la longue durée, les paysans des XVIIIe et XIXe siècles, et saisir les répercussions, sur la courte durée, des crises économiques ou politiques. Il doit s’interroger sur les divers impacts sociaux et spatiaux de la reproduction familiale dans un contexte de pénurie de terres à partir des années 1830.

Par ailleurs, les journaliers ruraux sont davantage présents et répertoriés dans les actes notariés, dans les registres paroissiaux et dans les recensements à partir du début du XIXe siècle. Cependant, leur présence antérieure n’est toutefois pas à écarter, même si elle reste difficile à vérifier et à quantifier, compte tenu de la qualité des déclarations des métiers dans les sources de l’époque. Les travaux récents sur les domestiques, sur les engagés et sur les fermiers de Sylvie Dépatie et d’Arnaud Bessière démontrent une plus grande complexité de l’organisation sociale des campagnes des XVIIe et XVIIIe siècles que celle d’une société exclusivement composée de paysans propriétaires[7].

Dans nos propres recherches, nous avons fortement insisté sur les inégalités sociales de la paysannerie du XVIIIe et surtout du XIXe siècle[8]. Nous avons toutefois traité sommairement du groupe des journaliers. Dans cette première étape d’une recherche que nous amorçons sur l’émergence du prolétariat rural dans le premier tiers du XIXe siècle, nous tenterons de déterminer la place des journaliers et des journalières dans les structures socioprofessionnelles des comtés et des localités rurales du district de Montréal en 1831. Le recensement 1831 est le premier dénombrement de population disponible durant cette période d’éclosion du prolétariat rural qui fournit des données sur les statuts socioprofessionnels des chefs de famille, incluant aussi d’autres marqueurs socioéconomiques concernant leurs familles. Nous avons d’abord voulu vérifier la présence comparée des journaliers et des journalières dans les différentes localités rurales de ce district (cantons, paroisses ou seigneuries). Ce territoire comprend une centaine de localités réparties dans 18 comtés[9] (carte 1). Ce recensement n’est toutefois pas disponible pour l’ensemble des localités. Le relevé détaillé du recensement est ainsi manquant pour quatre des cinq localités du comté de Chambly[10], pour trois localités du comté de Beauharnois ainsi que pour la ville et les localités rurales de l’île de Montréal à l’exception des paroisses de Longue-Pointe et de Pointe-aux-Trembles dont des copies manuscrites du recensement ont été retracées, au début des années 2000, dans les archives de Pointe-aux-Trembles[11].

La classification socioprofessionnelle du recensement de 1831

Le recensement de 1831 fournit deux rubriques permettant d’effectuer une classification socioprofessionnelle : le nom des chefs de famille et leur profession, leur métier ou divers autres statuts[12]. Ces informations permettent une étude des statuts socioprofessionnels des chefs de famille dont un relevé du pourcentage des journaliers et, dans une moindre mesure, des journalières.

Malgré la simplicité apparente du concept, les recenseurs n’ont pas retenu une même définition du terme « chefs de famille » dans l’ensemble du district. Par ailleurs, les recenseurs identifient le statut socioprofessionnel en précisant l’information, au début du recensement d’une localité. Puis, ils emploient des signes comme dto ou des traits verticaux lorsque les chefs de famille subséquents ont le même métier. Ils notent l’information de façon détaillée seulement lorsque le statut socioprofessionnel du chef de famille est différent.

De plus, la qualité des déclarations de métier n’est pas uniforme dans l’ensemble des comtés et, à l’intérieur d’un comté, on observe des variations dans l’enregistrement de ces métiers selon les paroisses. Le traitement agrégé de ces déclarations demeure donc une entreprise hasardeuse. Ainsi, dans les comtés de Vaudreuil et de Verchères, les recenseurs identifient seulement les métiers et les professions plus spécialisés : artisans, aubergistes, curés, marchands, médecins, notaires. Les journaliers ne sont pas identifiés comme tels et il est impossible de les distinguer parmi l’ensemble des chefs de famille sans profession mentionnée qui comptent aussi des cultivateurs et des rentiers. Ce relevé est également déficient pour faire une étude des statuts socioprofessionnels des chefs de famille dans certaines autres localités. C’est le cas, dans le comté de Terrebonne, des paroisses de Saint-François-de-Sales et de Sainte-Rose, et aussi dans l’ensemble des localités du comté de Châteauguay. Dans les autres localités du district, la nomenclature des métiers ou des professions n’est pas totalement similaire et cette dimension invite à la prudence dans les comparaisons entre les comtés et entre les localités.

Carte 1

Les comtés et les localités du district de Montréal en 1831

Les comtés et les localités du district de Montréal en 1831

Définition :

Les unités territoriales numérotées correspondent aux subdivisions du recensement dans chacun des comtés en 1831. Ces subdivisions réfèrent le plus souvent à des paroisses, mais elles peuvent aussi représenter des cantons ou des seigneuries.

47* L’unité Barrow couvre les fiefs de Bourgmarie-Ouest, de Bonsecours et de Saint-Charles dont Thomas Barrow est le seigneur en 1831.

78* L’unité Saint-Édouard est le nom d’une paroisse qui, en 1831, couvre les fiefs de Saint-Georges, de Saint-Normand, de Saint-James et de Thwaite, ainsi que le canton de Sherrington.

87* Cette unité comprend la paroisse de Sainte-Martine, ainsi que les secteurs de Georgetown, Jamestown, Ormstown et Russeltown.

-> See the list of figures

Liste 1

Les unités territoriales de la carte 1 (cantons, paroisses ou seigneuries)

Les unités territoriales de la carte 1 (cantons, paroisses ou seigneuries)

-> See the list of tables

Tableau 1

La ventilation des chefs de famille du district de Montréal selon les comtés et selon le sexe

La ventilation des chefs de famille du district de Montréal selon les comtés et selon le sexe
  1. Les paroisses de Saint-François-de-Sales et de Sainte-Rose ont été exclues faute d’informations fiables sur les métiers et les professions.

  2. Le recensement pour ce comté est disponible seulement pour les paroisses de Longue-Pointe et de Pointe-aux-Trembles.

  3. Le recensement pour ce comté est disponible seulement pour la paroisse de Chambly.

-> See the list of tables

La définition de l’époque de chefs de famille est fortement genrée (tableau 1). Dans les comtés retenus pour cette étude, les hommes représentent de 92,9 à 98,4 % des chefs de famille identifiés. Les femmes sont minoritaires parmi les chefs de famille déclarés ; ce sont principalement des veuves quoique, dans certaines localités du comté de Berthier, des femmes célibataires ont apparemment été recensées individuellement.

La plupart des recenseurs ont été assez explicites dans l’attribution d’un métier ou d’un statut aux chefs de famille masculins (tableau 2). Mais, en ce qui concerne les chefs de ménage féminins, ce relevé est inégal. Certains recenseurs indiquent de manière exceptionnelle le métier d’une femme identifiée comme chef de famille, le plus souvent des veuves, tandis que d’autres recenseurs le font de manière plus régulière. De plus, les recenseurs n’emploient pas les mêmes nomenclatures de métiers ou de professions. Certains distinguent nommément les cultivateurs et les fermiers (au sens d’exploitants agricoles non propriétaires). Par ailleurs, l’emploi des mentions de rentiers et de bourgeois, de rentières et de bourgeoises, semble aussi varier d’un recenseur à l’autre. Dans le comté de Berthier, les recenseurs utilisent de manière systématique la mention de journalières pour désigner des chefs de famille féminins moins nantis, voire de certaines femmes seules ; tandis que d’autres, comme dans le comté de l’Assomption, distinguent les chefs de famille féminins moins nantis entre des journalières, des fileuses ou des couturières[13]. Nous devrons aussi tenir compte de cette dimension lorsque nous analyserons la variation de la proportion des journaliers et des journalières parmi les chefs de ménage des différents comtés et localités.

Tableau 2

La déclaration des métiers ou des professions des chefs de famille du district de Montréal en 1831 selon les comtés et selon le sexe

La déclaration des métiers ou des professions des chefs de famille du district de Montréal en 1831 selon les comtés et selon le sexe
  1. Les paroisses de Saint-François-de-Sales et de Sainte-Rose ont été exclues faute d’informations fiables sur les métiers et les professions.

  2. Le recensement pour ce comté est disponible seulement pour les paroisses de Longue-Pointe et de Pointe-aux-Trembles.

  3. Le recensement pour ce comté est disponible seulement pour la paroisse de Chambly.

-> See the list of tables

Tableau 3

Le pourcentage des journaliers et des journalières parmi les professions déclarées dans le district de Montréal en 1831 selon les comtés et selon le sexe

Le pourcentage des journaliers et des journalières parmi les professions déclarées dans le district de Montréal en 1831 selon les comtés et selon le sexe
  1. Les paroisses de Saint-François-de-Sales et de Sainte-Rose ont été exclues faute d’informations fiables sur les métiers et les professions.

  2. Le recensement pour ce comté est disponible seulement pour les paroisses de Longue-Pointe et de Pointe-aux-Trembles.

  3. Le recensement pour ce comté est disponible seulement pour la paroisse de Chambly.

-> See the list of tables

La répartition des journaliers et des journalières dans les différents comtés

Dans l’ensemble des comtés étudiés, les chefs de famille masculins sont beaucoup plus nombreux que les chefs de famille féminins au sein du groupe des journaliers ruraux. Le pourcentage de journaliers sur l’ensemble des chefs de famille masculins déclarant un métier varie de 13,4 % dans le comté de Saint-Hyacinthe, à l’est de la plaine de Montréal, à 30,5 dans les deux paroisses rurales de l’île de Montréal, à Longue-Pointe et à Pointe-aux-Trembles. Dans une majorité des comtés du district de Montréal, les journaliers représentent entre le cinquième et le quart des chefs de famille masculins (tableau 3).

L’importance des secteurs de peuplement récent est certainement le premier facteur explicatif du pourcentage relativement faible de journaliers dans certains comtés. Cependant, le comté de l’Acadie, composé principalement de nouveaux secteurs de colonisation, affiche un pourcentage de journaliers supérieurs de 4 % au comté de L’Assomption, qui inclut à la fois des anciennes et des nouvelles paroisses de peuplement. Nous pourrons éventuellement examiner de manière plus fine ces variations dans l’espace à partir d’une cartographie de la présence des journaliers dans les différentes localités.

La dimension spatiale, à l’échelle des localités, de la présence des journaliers[14]

Pour les secteurs disposant des informations pertinentes, nous avons d’abord comparé la présence des journaliers dans les structures socioprofessionnelles des différentes localités du district de Montréal en 1831 (carte 2).

La carte 2 illustre la présence inégale de journaliers sur le territoire. De manière générale, la proportion de ces travailleurs est plus considérable dans les localités anciennement peuplées, situées à proximité du fleuve Saint-Laurent, et elle décline dans les localités plus récemment colonisées de l’intérieur. Le pourcentage de journaliers parmi les chefs de famille déclarant un métier, une profession ou un statut est ainsi supérieur à 30 % dans certaines localités près du fleuve et ce pourcentage descend sous la barre de 10 % dans les nouveaux terroirs de peuplement. Cette distinction entre les anciens et les nouveaux terroirs apparaît de manière beaucoup plus nette sur la rive nord du fleuve Saint-Laurent. Le canton de Chatham, qui compte 54 % de journaliers parmi ses chefs de famille, constitue une exception. La présence considérable de journaliers à Chatham au début des années 1830 est sans doute liée aux travaux de canalisation de la rivière des Outaouais qui commandent, pour quelques années, la présence de travailleurs non spécialisés dans cette région de peuplement[15]. La distinction entre les anciens et les nouveaux terroirs est moins nette sur la rive sud du fleuve, compte tenu, entre autres, de l’absence de données pertinentes dans plusieurs paroisses situées sur le bord du Saint-Laurent, à proximité de la ville de Montréal.

Carte 2

Le pourcentage de journaliers et de journalières dans les localités du district de Montréal (paroisses, seigneuries ou cantons)

Le pourcentage de journaliers et de journalières dans les localités du district de Montréal (paroisses, seigneuries ou cantons)

-> See the list of figures

De manière générale, les bourgs qui sont des lieux de concentration du commerce, de l’industrie et des services comptent un assez grand nombre de journaliers. Cependant, cette dimension ne semble pas influer de manière déterminante sur le pourcentage de journaliers dans plusieurs localités comptant des bourgs importants. Le pourcentage de journaliers dans ces localités y est souvent équivalent à celui des localités voisines. Ainsi, la paroisse de Berthier compte une proportion moindre de journaliers (29 %) que les paroisses voisines de l’Île-Dupas (36,3 %) et de Lanoraie (39,1 %), tandis que les paroisses de Sorel (22,3 %), de Saint-Hyacinthe (16,2 %) et de Laprairie (17,4 %) ont un pourcentage similaire de journaliers aux paroisses plus rurales de leur voisinage.

Plusieurs autres facteurs socioéconomiques locaux peuvent influer sur les variations de la proportion de journaliers entre les différents comtés et, à l’intérieur des comtés, entre les localités. Le développement de l’exploitation forestière dans l’Outaouais à partir du début du XIXe siècle contribue à la croissance du nombre de journaliers dans la paroisse de Saint-Martin (35,7 %), sur l’île Jésus, où le transport du bois vers Québec favorise le développement de l’Abord-à-Plouffe ; un lieu important de transbordement des cages de bois afin de franchir les rapides à proximité[16]. Dans les localités près du fleuve, dans le comté de Berthier, l’absence de navigateurs, lors du recensement de 1831, suggère que les recenseurs les ont alors inclus parmi les journaliers ; ce qui contribue alors à gonfler les effectifs de ce groupe dans les paroisses de Lanoraie et de L’Île-Dupas. Les choix des recenseurs, concernant la déclaration des métiers et des professions des femmes ou la détermination du statut de chefs de famille, peuvent aussi influer sur les variations de journaliers d’une localité à l’autre. Cela dit, ces données présentent tout de même des ordres de grandeur intéressants pour évaluer la présence des journaliers dans les différentes localités.

Le recensement de 1831 et le profil socioéconomique des journaliers

Certaines rubriques du recensement de 1831 peuvent servir dans la définition du profil socioéconomique des journaliers et de leurs familles. Parmi ces rubriques, nous avons retenu les déclarations des chefs de famille sur la propriété ou la non-propriété de biens fonds, sur la superficie de leur terre occupée ou cultivée (ce dernier terme réfère davantage aux notions de terre cultivable ou défrichée), la récolte dans les principales cultures (le blé, l’avoine, les pois, l’orge, le seigle, le maïs, le sarrasin et les patates), le nombre d’animaux possédés (les bovins, les chevaux, les moutons et les cochons). Nous avons également vérifié la pertinence de la rubrique sur « le nombre de familles qui gagnent leur subsistance par les travaux de l’agriculture » que nous avions utilisée dans des recherches antérieures pour mesurer l’insertion des journaliers de la seigneurie de Saint-Hyacinthe dans les activités du secteur agricole[17].

Tableau 4

Les chefs de famille et les chefs de famille journaliers dans les cinq localités

Les chefs de famille et les chefs de famille journaliers dans les cinq localités

-> See the list of tables

Le chercheur rencontre plusieurs embûches dans l’utilisation de ces rubriques. Comme nous l’avons déjà souligné pour les statuts socioprofessionnels, les divers recenseurs n’ont pas la même définition des termes employés dans le questionnaire et, dans plusieurs cas, ils n’ont pas la même interprétation de l’importance des sujets abordés dans telle ou telle rubrique. Il est donc nécessaire de considérer l’impact du travail différencié des recenseurs. Par ailleurs, les recenseurs ont rempli sur deux pages séparées l’ensemble des rubriques du recensement concernant chacune des familles. Or, le jumelage de ces informations concernant une famille n’est pas toujours évident. Dans certaines localités, le chercheur rencontre des difficultés à faire ce jumelage pour un nombre restreint de familles. Dans d’autres localités, moins nombreuses, cette opération se révèle plus difficile, sinon impossible à effectuer.

À partir de cinq localités distinctes du district de Montréal, nous explorerons à la fois le potentiel des informations des rubriques retenues et nous tenterons d’évaluer l’impact du manque d’uniformité du travail des recenseurs. Nous avons sélectionné, pas tout à fait au hasard, cinq localités où le jumelage des rubriques concernant une même famille sur les deux pages du recensement était assez fiable et qui, en même temps, permettait de couvrir un ensemble varié de terroirs anciens et récents réunissant des pourcentages inégaux de journaliers parmi leurs chefs de famille (tableau 4). Ces cinq localités comprennent une paroisse de l’île de Montréal, Longue-Pointe, une paroisse du comté de Terrebonne, Saint-Martin, une paroisse du comté de l’Assomption, Repentigny, et deux paroisses de la rive sud du Saint-Laurent, Saint-Rémi-de-Lasalle, dans le comté de Laprairie, et Saint-Damase, dans le comté de Saint-Hyacinthe.

Tableau 5

Les journaliers et la propriété de biens fonds en 1831

Les journaliers et la propriété de biens fonds en 1831

-> See the list of tables

Tableau 6

La superficie des propriétés foncières des journaliers en 1831

La superficie des propriétés foncières des journaliers en 1831
  1. Le nombre d’emplacements dans la paroisse de Saint-Rémi-de-Lasalle a été évalué de manière déductive en confrontant les données sur le nombre de journaliers déclarant être propriétaires et le nombre de terres recensées dans la rubrique du nombre d’arpents occupés par chaque famille.

-> See the list of tables

Nous avons d’abord essayé de déterminer la place des propriétés foncières détenues par les journaliers à partir des rubriques sur les déclarations de la propriété ou de la non-propriété de biens fonds et sur le nombre d’arpents de terre occupés par chaque famille lors du recensement (tableaux 5 et 6).

Dans la paroisse de Longue-Pointe, le recenseur n’a relevé aucun propriétaire foncier parmi l’ensemble des journaliers de cette localité. Par ailleurs, il n’a pas indiqué la présence d’emplacements dans ses rubriques sur le nombre d’arpents occupés par chaque famille : ce qui apparaît surprenant pour une paroisse rurale située à proximité de la ville de Montréal. Les propriétés foncières recensées à Longue-Pointe en 1831 sont essentiellement des terres agricoles d’une superficie de plusieurs arpents.

Dans la paroisse de Saint-Martin, dans le comté de Terrebonne, près de 63 % des journaliers se déclarent propriétaires de biens fonds. La plupart de ces journaliers propriétaires possèdent des emplacements ou de petits lopins de 1 à 9 arpents. Sept de ces 110 journaliers ont une terre de 10 à 59 arpents[18].

Par contre, à Repentigny, dans le comté de l’Assomption, moins de 12 % des journaliers se déclarent propriétaires de biens fonciers et ces derniers détiennent essentiellement des emplacements. Par ailleurs, dans l’ensemble des paroisses du comté de l’Assomption, sauf peut-être dans le canton de Rawdon, le recenseur a employé une méthode particulière pour déterminer le nombre d’arpents occupés par chaque famille. Cette méthode a une incidence mineure concernant la superficie totale détenue par les journaliers de Repentigny ; mais il serait important d’en tenir compte pour évaluer correctement la répartition générale de la propriété foncière dans cette paroisse puisque, selon nos observations, le recenseur inscrit cette superficie seulement lorsqu’elle diffère de la superficie cultivée par la même famille.

Dans le comté de Laprairie, sur la rive sud du Saint-Laurent, 30 journaliers de Saint-Rémi se déclarent propriétaires de biens fonds. Nous avons toutefois relevé, sur la deuxième page du recensement, seulement 14 propriétaires dans la rubrique sur le nombre des arpents occupés par chaque famille dont 8 possédant des lopins de 1 à 9 arpents et 6 des terres de 10 à 59 arpents. Le recenseur de cette paroisse a sans doute intégré l’ensemble des propriétaires d’emplacements dans ses deux rubriques sur la propriété de biens fonds à la première page du recensement. Puis, dans les rubriques sur le nombre d’arpents occupés ou cultivés par chaque famille à la seconde page, il n’a pas relevé ces propriétaires d’emplacements d’une superficie inférieure à un arpent.

Tableau 7

La récolte des journaliers en 1831 (production moyenne en minots)

La récolte des journaliers en 1831 (production moyenne en minots)

-> See the list of tables

Plus à l’est, à Saint-Damase, dans le comté de Saint-Hyacinthe, un secteur de peuplement récent où les journaliers sont moins nombreux, environ 27 % de ceux-ci se déclarent propriétaires de biens fonds dont 80 % détiennent des emplacements d’une superficie inférieure à un arpent. Les deux derniers journaliers possédant des biens fonds à Saint-Damase déclarent un lopin d’un arpent et une terre de 60 arpents.

Le recensement permet aussi de déterminer, dans plusieurs paroisses, les principaux produits agricoles récoltés par les journaliers, sauf pour les récoltes provenant des potagers (tableau 7). À Longue-Pointe, le recenseur n’a pas fourni le relevé de cette production. Dans les autres paroisses, les informations précisent la nature principale de cette production agricole. La culture des céréales, des pois et du sarrasin est généralement absente chez la plupart de ces familles et la récolte moyenne de grains est plutôt faible. Elle se concentre principalement chez les familles disposant de terres d’au moins quelques arpents. Par contre, la plupart des familles de journaliers, même lorsqu’elles disposent de petits emplacements, récoltent plusieurs minots de patates.

Le recensement permet aussi de connaître, pour certaines espèces, le nombre d’animaux possédés par les journaliers (tableau 8). Les recenseurs des cinq paroisses sélectionnées ont fourni le nombre de bêtes à cornes, de chevaux, de moutons et de cochons possédés par ces familles. Comme pour les récoltes, nous avons opté pour un traitement simple de ce sujet qui permet de montrer la modicité et la nature principale des cheptels de ces familles. Nous présentons essentiellement le nombre moyen des animaux dans chacune des espèces recensées d’une part, pour l’ensemble des familles des journaliers, et d’autre part, pour les familles déclarant posséder au moins l’un de ces animaux. La proportion de journaliers déclarant au moins l’un de ces animaux varie selon les paroisses. Ces propriétaires d’au moins un animal représentent 67,5 % de l’ensemble des journaliers à Longue-Pointe (27/40), 85,8 % à Saint-Martin (151/176), 72,9 % à Repentigny (43/59), 81,0 % à Saint-Rémi (64/79) et 97,2 % à Saint-Damase (35/36). Le nombre moyen d’animaux possédés dans ces familles est relativement faible. De manière générale, elles accordent leur préférence à la possession de bovins, de porcs et de moutons ; ces animaux contribuent, avec la récolte de pommes de terre, à assurer une partie limitée de leur alimentation ou à fournir du matériel nécessaire pour des travaux domestiques. Elles disposent plus rarement d’un cheval pouvant leur servir pour leur déplacement ou pour le transport éventuel de produits.

Tableau 8

Les animaux des journaliers en 1831 (nombre moyen)

Les animaux des journaliers en 1831 (nombre moyen)
  1. Le nombre de familles journalières dans les différentes paroisses est de 40 à Longue-Pointe, de 176 à Saint-Martin, de 59 à Repentigny, de 79 à Saint-Rémi-de-Lasalle et de 36 à Saint-Damase.

  2. Le nombre des familles journalières déclarant posséder au moins un animal est respectivement de 27, 151, 43, 64 et 36 pour ces mêmes paroisses.

-> See the list of tables

La dernière rubrique que nous voulions examiner concerne « le nombre de familles qui gagnent leur subsistance par les travaux de l’agriculture ». Or, la paroisse de Saint-Damase, dans le comté de Saint-Hyacinthe, est la seule des cinq localités retenues où le recenseur associe ces journaliers aux travaux de l’agriculture[19]. Les autres recenseurs réservent cette mention aux cultivateurs ou aux fermiers.

Conclusion

Malgré la variabilité du travail des recenseurs et malgré leur définition divergente des sujets abordés dans les rubriques, le recensement de 1831 demeure un instrument utile pour évaluer le poids du prolétariat rural dans la majorité des localités du district de Montréal. Ce recensement permet aussi de définir certains aspects socioéconomiques de base de ces familles de journaliers plutôt pauvres. Plusieurs facteurs, comme le transport du bois à Saint-Martin-de-l’Île-Jésus, ont un impact sur les variations du pourcentage des journaliers. Mais, de manière générale, la densité du peuplement demeure l’un des principaux facteurs et cela suggère, de prime abord, une relation étroite entre la diminution des terres disponibles et l’essor du prolétariat rural. Cependant, ce prolétariat demeure tout de même présent dans plusieurs nouvelles régions de peuplement.

Les inégalités qui ont été observées dans la reproduction sociale de la paysannerie depuis l’époque de la Nouvelle-France[20] commandent de poursuivre les recherches sur les sélections sociales qui s’opèrent au sein des familles rurales et entre les différentes familles durant la période de mutation sociale du premier tiers du XIXe siècle. Nous devons alors tenir compte des différenciations sociales déjà présentes avant le XIXe siècle et essayer de vérifier les nouvelles différenciations qui s’opèrent par la suite dans ce monde rural, à la fois à l’échelle sociale et à l’échelle spatiale. L’essor de ce prolétariat rural dans le premier tiers du XIXe siècle représente un élément additionnel de cette différenciation des classes populaires rurales qui contribue assurément à modifier la cohésion interne de cette société ainsi que ses rapports avec la société englobante.