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Les recherches de Thierry Nootens portent sur la situation légale des femmes mariées à l’époque de l’âge d’or de la bourgeoisie québécoise, qu’il situe entre 1900 et 1930. Cette période, selon lui, n’était toutefois pas un âge d’or pour les épouses de bourgeois. Ces femmes s’étaient probablement mariées en espérant trouver santé, richesse et bonheur. Toutefois, leur confort dépendait de la stabilité économique, sociale et affective de leur mari, considérés comme les seuls chefs de famille. Comme l’a dit le juge François Langelier, « par le seul fait d’avoir contracté mariage, on doit présumer qu’elle a perdu la tête » (p. 9). C’est au moment où les problèmes financiers des maris ou que les conflits conjugaux devenaient graves au point où leurs épouses ou créanciers demandaient réparation devant la cour que la fragilité de la situation des femmes se voyait mise en lumière. Avec comme centre d’intérêt les mariages ayant mal tourné, Genre, patrimoine et droit civil révèle l’état de dépendance de ces femmes face à leur mari, état confirmé par un contrat de mariage en bonne et due forme et par des décisions prises par des juges qui basaient leurs décisions sur un mélange complexe de jurisprudence et de moralité et de normes sociales fortement genrées. L’ouvrage démontre comment les multiples options pouvant être incluses dans un contrat de mariage et, après le mariage, les restrictions sévères des transactions entre maris et femmes, le tout jumelé à l’incapacité légale des femmes, ont eu pour effet de créer un no man’s land juridique constituant un terrain dangereux pour les femmes mariées (p. 13). Pour ce qui est du statut légal des femmes dans le mariage, il conclut sans équivoque au retard du Québec en la matière, en comparaison des provinces où la common law anglaise s’appliquait, et qui ont promulgué des lois sur les biens de la femme mariée à l’époque. Il n’y a pas eu non plus de gains significatifs pour les femmes mariées pendant ces années-là, en grande partie dû à l’influence du « conservatisme clérico-nationaliste… qui [fit] du code civil un monument national… [et] un rempart de la nationalité canadienne-française » (p. 203).

Le sujet, la méthode et les sources de Nootens sont un écho de son livre publié en 2007, Fous, prodigues et ivrognes. Familles et déviance à Montréal au XIXe siècle. Les deux ouvrages révèlent les interactions compliquées existant entre le recours légal et les relations familiales de pouvoir. Tous deux se basent également sur des sources judiciaires, surtout sur des dossiers individuels. Nootens a entamé ses recherches en vue de la rédaction de cet ouvrage en identifiant des cas répertoriés dans la jurisprudence et correspondant aux thèmes choisis, puis il a cherché à identifier ceux concernant la bourgeoisie au sens large. Cela a mené à la découverte d’affaires impliquant 64 femmes mariées. Il a ensuite cherché les dossiers originaux associés, pour n’en trouver que 27. Cela est en partie dû au fait que ses recherches se sont limitées à la région de Montréal, pour des raisons inexpliquées, mais également, et surtout, à la désastreuse décision de la BAnQ, en 1989, de ne conserver qu’une partie des archives judiciaires qu’elle possédait et de détruire le reste. Mais bien que limités en nombre, ces documents sont riches en information.

La première partie comprend trois chapitres portant sur les situations où la propriété ou les finances des femmes étaient compromises. Le premier chapitre explore les tentatives des femmes de garder la mainmise sur leurs actifs lorsque leur mari faisait faillite ou que leurs biens étaient saisis. Les données démontrent l’importance, pour les femmes, d’avoir un contrat de mariage en bonne et due forme si elles voulaient pouvoir soustraire leurs biens propres ou les biens meubles familiaux aux créanciers dans de telles situations. Une fois mariées, certaines femmes se faisaient complices du mari, tandis que d’autres se voyaient manipulées dans la lutte pour garder les créanciers à distance. De telles transactions intraconjugales sont le sujet du deuxième chapitre. Le troisième révèle certaines des complications pouvant survenir lorsque des femmes, dûment autorisées par leur mari, agissaient en tant qu’agentes économiques indépendantes, et cherchaient à vendre leurs propres biens, à acheter une propriété, à emprunter de l’argent, etc.

Les quatre chapitres de la deuxième partie traitent des conséquences qu’ont eues, pour les femmes, les cas où les mariages étaient rompus par annulation, les séparations de fait, les séparations de corps ou les situations où les épouses ou les veuves poursuivaient des «  tierces personnes pour pallier l’imprévoyance ou l’impéritie  » de leur mari (p. 181). Les cas décrits dans chaque chapitre offrent une série de portraits de mariages qui ont mal tourné et la façon dont ils ont été traités en cour. Ces émouvants fragments de vie familiale offrent un fabuleux coup d’oeil sur le côté sombre des problèmes financiers et affectifs liés au mariage, sur les relations de couple, sur les multiples dilemmes auxquels les épouses faisaient face et sur les conséquences juridiques des poursuites.

J’aurais parfois voulu que Nootens aille au-delà de ses sources et arguments juridiques et qu’il s’aventure dans d’autres types de documents, de sources d’information et d’écrits historiques. La description d’un cas compliqué se conclut souvent par la reconnaissance, de la part de l’auteur, qu’il ignore ce qui arriva à la suite du jugement final. Je me demande si des recherches plus poussées auraient permis de trouver quelques éléments de réponse. J’ai également trouvé qu’un peu plus de détail à propos du contexte économique et historique plus large aurait été utile. Qui formait cette bourgeoisie ? Étaient-ils tous établis dans les grandes villes ? Les lecteurs intéressés, au départ, par l’histoire des femmes, auraient peut-être apprécié un aperçu plus large des options offertes aux femmes de l’élite à cette époque. Une plus grande mise en contexte à propos des normes patriarcales qui ont influencé les décisions des juges aurait aussi été bienvenue. L’ouvrage d’Andrée Lévesque de 1989, La norme et les déviantes, mérite une mention à cet égard ainsi que les travaux démontrant la chute du taux de mariage, le choix de vivre une vie religieuse ou le nombre croissant de femmes fréquentant les institutions secondaires et cherchant à accéder à l’université.

Certains arguments sont récurrents à travers la plupart des chapitres ; le premier, tout à fait défendable, est que l’époque n’en était pas une de libération pour les femmes mariées de l’élite, alors que le deuxième, plus discutable, veut que la situation générale des épouses du Québec se soit dégradée alors que celle des autres provinces se soit améliorée grâce à la promulgation de lois telles que les Lois sur les biens de la femme mariée. Il n’est toutefois pas question du pouvoir qu’exerçaient les femmes au sein des mariages qui fonctionnaient bien ou au sein desquels la transgression des limites de leur autorité légale ne se voyait pas contestée. Je ne suis pas totalement convaincue que les Lois sur les biens des femmes mariées, ailleurs, aient offert un régime préférable à la communauté de biens pour toutes les femmes. Nootens mentionne bien les tentatives de Marie Gérin-Lajoie d’améliorer l’éducation des femmes quant à leurs droits légaux et de réformer le système, mais les qualifie de timides, ce qui est contredit par le féminisme et les écrits de Gérin-Lajoie elle-même. Cette dernière considère la séparation des biens, soit le régime choisi par pratiquement toute l’élite, comme le régime le moins favorable pour les femmes, ce qui était effectivement le cas pour la plupart des épouses. Cela les laissait sans droit de revendication sur tout actif accumulé durant le mariage. Leur seule protection, comme l’auteur l’a si bien démontré, reposait dans le fait de posséder assez d’actifs à leur nom au moment du mariage, et les actifs acquis durant le mariage se voyaient assurés par des promesses incluses au contrat de mariage, en supposant que le contrat ait été rédigé correctement. Toutefois, la plupart des épouses, surtout hors de l’élite, se mariaient sans posséder d’actifs, et avec peu d’espoir d’en obtenir par leur travail ou par d’autres initiatives. En quelque sorte, l’argument de Gérin-Lajoie, selon lequel la communauté d’acquêts offrait aux femmes les meilleures options en l’absence de contrat de mariage, était précurseur des régimes que les féministes recherchaient et ont réussi à obtenir dans les années 1970 au Québec et dans bien d’autres territoires.

En général, cet ouvrage apporte une contribution au corpus littéraire croissant utilisant les archives judiciaires pour explorer la vie, le mariage, la dynamique familiale et les relations affectives des femmes. On y met beaucoup l’accent sur les problèmes financiers au sein des familles. Les lecteurs seront fascinés par la complexité juridique de plusieurs de ces affaires. Genre, patrimoine et droit civil contribue certainement à enrichir l’histoire du droit et l’histoire sociale du Québec.