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J’avoue avoir ouvert ce volume avec une certaine appréhension. L’auteur, qui m’était inconnu, a complété un doctorat à l’Université de Waterloo et est issu du milieu des war studies. Le seul historien de langue française évoqué dans ses pages liminaires est un évaluateur anonyme « that provided worthwhile insight into Quebec literature on the war and corrected many minor errors » (p. vii). Je craignais devoir recenser un livre qui ne dialoguait pas avec l’historiographie du nationalisme canadien-français, mais j’ai au contraire découvert un ouvrage de grande qualité qui apporte une réelle contribution savante.

L’ouvrage offre en effet une perspective unique sur la pensée bourassienne. L’auteur possède des connaissances approfondies sur l’histoire du Saint-Siège et sur les réseaux anti-impérialistes et antimilitaristes de la Grande-Bretagne et des États-Unis au début du XXe siècle. Il situe Henri Bourassa dans un cadre international et l’aborde moins en tant que chef nationaliste qu’en tant que dissident. Bourassa fait ainsi partie, selon l’auteur, d’une mouvance dissidente transatlantique qui s’oppose à la Première Guerre mondiale et réclame la paix. Le fondateur du Devoir serait une des grandes figures de cette mouvance et un des rares Canadiens à situer le conflit dans une perspective à la fois critique et globale. Keelan souligne d’ailleurs que « his ideas about Canada and the war were not easily categorized. They were not always in line with what other French Canadians, nationalists, or Catholics were thinking. They were sometimes diametrically opposed to the majoritarian views in his province and his country. » (p. 14) Alors que les historiens et historiennes du Québec ont tendance à voir chez Bourassa le reflet de l’opinion publique canadienne-française au cours de la Grande Guerre, ce volume insiste plutôt sur la dissidence bourassienne. Le chef nationaliste se situe à contre-courant des évêques, des nationalistes, des bien-pensants et de la population en général à maintes occasions entre 1914 et 1918. Il sera d’ailleurs plus ou moins renié dans l’après-guerre par le mouvement nationaliste qu’il avait lui-même créé au tournant du XXe siècle.

L’ouvrage suit le parcours bourassien de l’entrée en guerre en 1914 jusqu’à l’armistice en 1918. Le chef nationaliste effectue un voyage d’études en Europe à l’été de 1914 et évite l’internement de près en traversant la frontière belgo-allemande à pied dans les minutes qui précéderont le déclenchement des hostilités. Bourassa est ébranlé par cet épisode et, on a tendance à l’oublier, va appuyer la participation du Canada au conflit en août 1914. Il participe ainsi à l’élan canadien de solidarité envers la France et la Belgique et, surtout, envers la Grande-Bretagne qui marque les premiers mois du conflit. Il appelle de tout coeur à l’émergence d’une « union sacrée » canadienne fondée sur une reconnaissance mutuelle des droits linguistiques et religieux des deux « races » fondatrices et souhaite voir l’effort de guerre mené sous les auspices du nationalisme canadien et non sous la bannière de l’impérialisme.

Les critiques fusent pourtant de toutes parts en 1914. En Ontario, on accuse Bourassa, qui avait exigé l’abrogation du Règlement 17 comme condition d’une union sacrée, de politiser le conflit. Au Québec, les évêques, qui vont publier, dans un dernier grand élan loyaliste, une lettre pastorale en appui à l’effort de guerre, vont lui reprocher sa tiédeur face au conflit. Dès septembre, L’Action sociale de Québec dénonce le chef nationaliste et insiste sur les devoirs du Canada français à l’égard de la Grande-Bretagne.

Bourassa, qui jouit tout de même de nombreux appuis au sein du clergé, est mal à l’aise face à l’enthousiasme belliqueux des évêques québécois. Il se tourne plutôt vers Rome, où Benoît XV multiplie les efforts de conciliation et les appels à la paix, et souhaite voir un alignement plus strict entre la position des évêques du Québec et celle du Saint-Siège. Il adopte également une posture critique face aux motifs qui ont amené la Grande-Bretagne à déclarer la guerre à l’Allemagne. Selon Bourassa, la Grande-Bretagne n’est pas entrée en guerre pour défendre la liberté, mais plutôt pour défendre ses intérêts économiques et géostratégiques. Dès l’automne de 1914, Bourassa remet en question l’étendue de la participation canadienne au conflit et critique la politique de guerre du gouvernement Borden.

La critique bourassienne s’intensifie en 1915. Le chef nationaliste suit de près les activités de la Union for Democratic Control, une organisation antimilitariste formée dans la foulée de l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne, et puise une certaine inspiration auprès des milieux socialistes de la métropole. En décembre, dans Le Devoir, il publie le message de Noël du Labour Leader de Londres et note que l’appel à la paix du journal socialiste rejoint celui du Saint-Siège.

À partir de 1916, Bourassa s’oppose catégoriquement à la participation canadienne au conflit. La guerre va saigner le Canada à blanc, croit-il, et va apporter la révolution dans son sillage. Elle agite la population et le chef nationaliste craint que le militarisme et l’impérialisme se soient ancrés à un point tel dans l’esprit des Canadiens anglais que la justice et l’équité entre les deux « races » soient devenues inatteignables. Il multiplie les appels à la paix et fait partie, selon Keelan, d’un petit groupe d’intellectuels à l’échelle de l’Empire britannique qui préconise une paix négociée entre les belligérants.

Lorsque la conscription se pointe à l’horizon, Bourassa devient impitoyable à l’égard de ceux qui, comme Laurier ou les évêques, ont cru pouvoir appuyer l’effort de guerre sans pour autant cautionner une dérive impérialiste et militariste. Selon lui, écrit Keelan, « to rationally oppose conscription, only total opposition to the war itself would suffice – if the war was legitimate, then so was conscription » (p. 146). Il répand également des théories du complot circulant dans les milieux socialistes de la Grande-Bretagne. Le conflit aurait été l’oeuvre d’un puissant groupe de financiers qui s’enrichissait à produire des armes et cherchait à asservir et à exploiter les masses.

Bourassa se lance avec fougue dans la lutte contre la conscription et Laurier redoute son influence grandissante auprès de la population canadienne-française. Le chef nationaliste critique sans relâche le gouvernement unioniste et appuie les libéraux dans la campagne électorale de décembre 1917. Mais l’intensité et la violence du mouvement anticonscriptionniste l’effrayent et il redoute une révolution. Keelan souligne que « his warning in August that physical violence was not the answer was worthwhile but ignored his own role in it. Although Bourassa never asked for popular manifestations or resistance on the street, neither were his words conciliatory » (p. 165). Quand la conscription est finalement imposée, il conseille la soumission et dénonce la désobéissance civile. Dura lex, sed lex. En mars 1918, le gouvernement Borden impose une censure stricte à la presse canadienne et Bourassa se soumet à la décision des autorités. Il ne publie à peu près rien au cours des mois suivants et se tient à distance de l’agitation qu’il avait pourtant incitée à travers ses éditoriaux enflammés. Son rôle de leader nationaliste s’étiole conséquemment.

L’auteur ne consacre qu’une seule page à la période qui s’étend de mars à novembre 1918. C’est une lacune qui procède d’un usage trop exclusif de sources imprimées, notamment des éditoriaux du Devoir. Les sources archivistiques auraient pu éclairer les hésitations et les tiraillements qui ont marqué l’action bourassienne durant la Grande Guerre. Au minimum, elles auraient permis de mieux comprendre le silence d’un homme qui se sent dépassé par les événements en 1918. Toutefois, l’auteur signe un ouvrage important. Son portrait d’un Bourassa dissident porte à réflexion et il insiste avec raison sur la dimension internationale de l’oeuvre bourassienne. J’ose espérer que d’autres chercheurs pousseront plus loin la réflexion amorcée dans ce volume, notamment en examinant les impressionnants réseaux internationaux que possède le chef nationaliste.