Article body

D’après Hugues Théorêt, même si la menace communiste au Québec et au Canada s’avère historiquement exagérée, l’importance de l’anticommunisme s’explique par des facteurs à la fois politiques, idéologiques et religieux. Suivant les traces de l’historienne Andrée Lévesque, l’auteur estime que le phénomène au Québec est avant tout catholique, ce qui explique son importance de 1917 à 1960. D’après lui, sa virulence s’estompe avec la Révolution tranquille, période caractérisée par la perte d’influence de l’Église catholique et l’émergence d’un nationalisme québécois de gauche.

L’ouvrage se divise en six chapitres. Le premier identifie les principaux événements aux origines de l’anticommunisme au Canada (la révolution russe de 1917, la grève générale de Winnipeg de 1919, la naissance du Parti communiste du Canada et la Grande Dépression). Le chapitre 2 détaille les principaux aspects du discours anticommuniste au Québec. Théorêt estime qu’il est grandement influencé par les encycliques papales, notamment celles de Pie XI (reg. 1922-1939). De plus en plus militant au cours des années 1930, le mouvement est animé par des figures du clergé, dont Mgr Gauthier, ex-recteur de l’Université de Montréal devenu brièvement archevêque de Montréal, ainsi que par les organisations d’action catholique. L’École sociale populaire et des revues intellectuelles mènent une propagande active, reprise dans plusieurs journaux francophones. Le chapitre 3 aborde les suites de l’élection de l’Union nationale en 1936 et l’impulsion qu’elle procure à l’anticommunisme québécois. Théorêt y décrit le contexte d’implantation de la « loi du cadenas », donne des exemples de la répression des activités séditieuses et décrit l’opposition naissante à la loi. Le chapitre 4 présente les principales revues intellectuelles qui propagent les écrits anticommunistes au cours des années 1930 et 1940 (L’Oeuvre des tracts, L’Action nationale et L’Ordre nouveau). L’auteur explique comment ceux-ci sont influencés par des événements internationaux tels que la guerre civile espagnole et la Deuxième Guerre mondiale. Le chapitre 5 traite de l’anticommunisme dans le contexte du début de la guerre froide. Théorêt donne en exemple les affaires Fred Rose et Igor Gouzenko, qui mènent en 1946 à la création de la commission royale d’enquête Kellock-Taschereau sur l’espionnage soviétique au Canada. Le chapitre 6 analyse comment l’anticommunisme est mobilisé au cours des années 1950 pour s’attaquer au mouvement syndical et à l’opposition grandissante envers l’Union nationale. Selon l’auteur, bien que le discours anticommuniste persiste au sein de l’Église et dans les cercles de la droite traditionaliste, il s’effrite avec le rejet du duplessisme.

Bien écrit et facile à lire, le livre peut constituer une synthèse intéressante pour un lectorat non initié. Cependant, l’ouvrage comporte certaines lacunes. Une connaissance moins superficielle de l’historiographie ouvrière et une mise en dialogue avec l’historiographie canadienne-anglaise auraient certainement comblé certaines d’entre elles. Malgré ce qu’annonce le titre, la moitié du livre est consacrée aux années 1930. C’est dans cette décennie que Théorêt situe les débuts de la répression étatique envers les activités communistes. Selon lui, elle apparaît sous le gouvernement Bennett au Canada et sous Duplessis au Québec. Pourtant, l’article 98 du Code criminel, adopté dans la foulée de la grève générale de Winnipeg, est un élément central de l’histoire de l’anticommunisme au Canada de 1919 à 1936. Au Québec, cette mesure législative guide notamment l’action du gouvernement Taschereau dans la première moitié des années 1930. Elle mène à une importante vague de répression : arrestations, déportations, interdiction de manifestations et de rassemblements, activités de surveillance policière, saisies et interdictions de publications et fermeture de salles. En ignorant cet épisode, l’auteur se rend incapable de contextualiser plus largement l’adoption de la loi du cadenas en 1937, qui est entre autres une réponse à l’abrogation de l’article 98 par le gouvernement fédéral en 1936. Cette mesure permettait aussi la déportation de personnes d’origine étrangère et de sujets britanniques non naturalisés. L’enjeu de l’immigration et la question de l’ethnicité sont donc intimement liés à l’anticommunisme au cours de l’entre-deux-guerres. À part lorsqu’il mentionne brièvement l’existence d’un lien entre le discours anticommuniste et l’antisémitisme au Québec, cette dimension importante est éludée par l’auteur.

Certaines interprétations et affirmations de l’historien manquent quelque peu de rigueur et auraient gagné à être plus nuancées. Par exemple, en accord avec la thèse d’Ernest Nolte, qui renvoie dos à dos communisme et fascisme comme expressions du totalitarisme, Théorêt affirme que de nos jours « la communauté des historiens » se rallie à cette interprétation (p. 13-14). Ailleurs, il avance que les mouvements de gauche apparaissent au Canada à la fin de la Première Guerre mondiale (p. 19), bien qu’ils soient présents depuis la fin du 19e siècle. Selon lui, la Confédération des travailleurs catholiques du Canada est fondée « afin de faire concurrence aux unions syndicales qui sont noyautées par le Parti communiste du Canada » (p. 37). Pourtant, les origines du mouvement remontent au début du 20e siècle, avant la fondation du PCC, et constituent une réaction à l’implantation des syndicats internationaux (c’est- à-dire américains). Par ailleurs, la grande majorité de ceux-ci rejettent le radicalisme ouvrier et véhiculent aussi un discours anticommuniste. Conséquemment, l’anticommunisme est bien présent au sein du mouvement syndical canadien et québécois, particulièrement au lendemain de la Première Guerre mondiale et dans le contexte du début de la Guerre froide. Finalement, Théorêt confond l’Université ouvrière, l’Association humanitaire et le PCC (p. 49-51). Ceci l’amène à déclarer que Gaston Pilon « était un membre actif du Parti communiste canadien » (p. 103), alors que ce n’est pas le cas.

Malgré ses défauts, La peur rouge est le premier livre sur l’histoire de l’anticommunisme au Québec publié depuis 1989. Il est donc à espérer qu’il suscite un nouvel engouement pour ce sujet et qu’il annonce le renouvellement d’un champ de recherche plutôt négligé par les historiennes et les historiens québécois au cours des dernières décennies.