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L’ouvrage collectif, paru en 2020 sous le titre La vague nationale des années 1968. Une comparaison internationale, et dirigé par les professeurs Tudi Kernalegenn, Joel Belliveau et Jean-Olivier Roy, constitue un livre ambitieux auquel 17 chercheurs et chercheuses ont contribué. Les textes abordent successivement soit des enjeux historiques ou idéologiques – les notions de « vague nationale », de tiers-mondisme, d’émancipation, d’anticolonialisme, etc. –, soit des cas nationaux spécifiques – le Québec, l’Acadie, l’Écosse, le Jura, la Corse, la Sardaigne, l’Occitanie, etc. –, ou encore des communautés autochtones particulières – du Canada, de Nouvelle-Zélande, du Groenland et d’Australie. Les directeurs du collectif énoncent dès le départ l’objectif de l’ouvrage : « notre ambition est triple : faire discuter les littératures sur les années 1968 et celles sur les nationalismes minoritaires ; combler l’angle mort que constitue l’absence de recherche comparée sur les nationalismes minoritaires dans les années 1968 ; et ne pas nous limiter aux cas les plus fréquemment étudiés en intégrant non seulement des cas moins connus (Jura, Groenland, Acadie, Occitanie…), mais aussi en établissant une comparaison entre les peuples minoritaires occidentaux et les peuples autochtones » (p. 6).

Avec un niveau d’érudition assez soutenu, la plupart des textes abordent donc la question nationale telle que vécue par des communautés précises dans le contexte sociohistorique de la fin des années 1960. Les textes de Tudi Kernalegenn et de Xosé Manuel Núñez Seixas portent respectivement sur la notion de vague nationale et sur sa diffusion internationale à la fin des années 1960 ; Philippe Martel et Yan Lespoux analysent le nationalisme occitan, Thierry Dominici le nationalisme corse, Carlo Pala celui de la Sardaigne, Andrea Geniola le cas de la Catalogne, Gilles Leydier celui de l’Écosse. Joel Belliveau et Daniel Poitras se penchent respectivement sur les cas acadiens et québécois ; Claude Hauser sur celui du Jura suisse, tout en soulignant des connexions fort significatives avec la situation québécoise, alors que Jean-Olivier Roy traite de la question autochtone au Canada. Nathalie Kermoal s’intéresse quant à elle à la question des Métis canadiens. Maria Ackrén s’attache à la vague nationaliste au Groenland et dans les îles Féroé. La situation des Maoris en Nouvelle-Zélande est abordée par Richard S. Hill. L’ouvrage se termine par le texte de Gary Foley et Edwina Howell portant sur l’influence du Black Power au sein des mouvements aborigènes australiens.

Mentionnons-le d’emblée, le portrait d’ensemble regorge de détails et d’informations. Cet ouvrage sera assurément une référence pour quiconque cherche à approfondir le nationalisme occidental de cette période. Toutefois, il n’est pas sans défaut. Il y a au sein du collectif une certaine dissonance entre les catégories de textes, que l’on pourrait regrouper autour de trois thèmes larges : les études de cas européens, canadiens et autochtones. En ce qui concerne la catégorie des communautés autochtones en particulier, une certaine pression se fait sentir qui cherche à faire entrer dans un cadre conceptuel spécifique, celui du nationalisme, une réalité complexe qui mériterait un autre traitement. Ces textes consacrés aux enjeux autochtones sont sans doute les plus fluides et les plus intéressants du collectif, peut-être justement parce la distance entre la réalité décrite et l’enjeu « national » est plus claire qu’ailleurs dans le recueil.

Il aurait pu être judicieux d’insérer des suppléments d’information concernant des éléments récurrents abordés dans plusieurs des textes. Évoquons en guise d’exemple le cas du militant et linguiste Robert Lafond. Dans la vaste majorité des textes portant sur les nationalismes européens, l’influence de ce dernier se fait sentir. Il aurait été pertinent d’offrir un texte sur l’importance manifeste de cet auteur pour les mouvements et communautés dont il est question dans l’ouvrage. 

Il faut revenir sur l’aspect « international » de la comparaison suggérée par les directeurs du collectif. On arrive plutôt au constat que l’ouvrage est centré sur une expérience très occidentale du nationalisme de la fin des années 1960. Alors que l’on cite abondamment les auteurs clés de la décolonisation, aucune expérience africaine, latino-américaine ou asiatique n’est abordée. La lacune est de taille quand on sait justement l’importance de l’expérience révolutionnaire ou décolonialiste africaine et asiatique pour les mouvements nationalistes des années 1960. Paradoxalement, pour un ouvrage invoquant l’internationalisme, il se dégage une certaine impression d’occidentalocentrisme à la lecture. 

L’évocation récurrente d’idéaux socialistes, voire révolutionnaires, dans l’analyse de mouvements nationalistes conduit inévitablement le lecteur vers le constat qu’il s’agit là d’une constante à l’intérieur du collectif, soit possiblement d’un élément central de cette « vague nationale », à tel point que l’on se demandera où se trouve la frontière entre l’enjeu national et l’enjeu socialiste portés, d’après bon nombre de textes, par ces mouvements sociaux de la fin des années 1960. En fait, il est difficile de ne pas voir dans ces mouvements qui s’inspirent surtout de l’anticolonialisme et du tiers-mondisme des variantes de mouvements socialistes (à saveur néonationaliste, convenons-en) plutôt que des mouvements nationalistes purs. Le choix éditorial ici – centrer l’analyse sur une période précise, préférer la synchronie à la diachronie – bute sur certaines limites. D’une part, il est difficile de saisir la part « nationaliste » de plusieurs de ces mouvements – j’exclus de ce commentaire les derniers textes qui portent sur des communautés autochtones d’Amérique du Nord, d’Europe et d’Océanie –, qui semblent plutôt se définir par le rapport de pouvoir qu’ils entretiennent avec l’État, leur conception de la révolution ou de la lutte des classes, leur compréhension du colonialisme, etc. De même, l’insistance sur la synchronie empêche, dans la plupart des cas, un examen approfondi de la genèse de ces mouvements sociaux, des idéaux et des enjeux qu’ils défendent. Les textes sont certainement pour la plupart très fouillés, soutenus par une vaste expertise au demeurant incontestable, mais qui – voilà sans doute un défaut venant avec la même qualité – rend justement l’exercice comparatif ardu. Il s’agit en fait de choisir une posture méthodologique et de vivre avec : collectionner les cas concordant avec le cadre d’analyse adopté et les observer côte à côte, ou privilégier l’approfondissement de réalités véritablement « comparables », au détriment du nombre et de la variété de cas retenus. 

Somme toute, La vague nationale des années 1968 propose des études de cas fort intéressantes de communautés européennes, canadiennes et autochtones ayant connu des luttes nationales durant la fin des années 1960. La somme d’informations contenues dans ce collectif en vaut certainement la chandelle ; quiconque s’intéresse au phénomène pourra en retenir des éléments pertinents. Il s’agit d’un collectif érudit et varié auquel on retournera à profit, sans l’ombre d’un doute.