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L’ouvrage d’Alida C. Metcalf est une lecture à la fois instructive et plaisante. Il développe la thèse selon laquelle les mappemondes de la période 1500-1507 (de celle de Juan de La Cosa à celle de Martin Waldseemüller) sont à l’origine de l’idée de la possibilité et même de la désirabilité d’un monde transatlantique. En ce sens, les cartographes, loin d’être de simples chroniqueurs, seraient de véritables acteurs de l’histoire du monde (p. 141). Le format du livre ne permet la reproduction des cartes qu’à une très basse résolution, mais l’autrice a créé un site internet aisé à repérer et facile à utiliser qui oriente le lecteur vers les images des documents examinés tels qu’ils sont diffusés sur les plateformes de leurs institutions détentrices. L’existence de cet outil complémentaire n’est pas mentionnée dans l’ouvrage.

Le premier chapitre rappelle que, sur les cartes médiévales et du 15e siècle, l’océan Atlantique n’est qu’un élément périphérique, même lorsque sa surface s’étend progressivement aux Açores, à Madère et aux îles Canaries. Le deuxième chapitre montre qu’une nouvelle vision de l’Atlantique apparaît soudainement, mais pas immédiatement, après 1492. À partir de 1500, la configuration des mappemondes est bouleversée ; l’océan migre vers le centre. L’Europe s’ouvre donc vers l’ouest. Il s’agit, selon l’autrice, d’un changement de paradigme et du premier argument en faveur de l’instauration d’un monde transatlantique. Dans le troisième chapitre, Alida Metcalf envisage la carte comme artéfact et procède à une analyse détaillée des techniques employées par les cartographes, cosmographes et enlumineurs. Elle examine notamment les roses des vents, les matériaux utilisés dans la confection des pigments de couleurs ou encore la question du choix de l’orientation de la représentation de la Terre en fonction de la forme de rectangle à goulet du parchemin. Les travaux résultant de ces techniques, selon l’autrice, font passer l’océan du statut d’entité géographique brute (une étendue d’eau) à celui de carrefour, d’espace navigable invitant à l’exploration et au commerce. Le quatrième chapitre est consacré au passage de la carte du manuscrit à l’imprimé et aux simplifications auxquelles contraint ce support. Ce thème est l’occasion d’une solide analyse du processus de conception et de fabrication de la seule copie connue de la carte de Waldseemüller de 1507, conservée par la Library of Congress, la toute première à représenter un continent distinct du nom d’Amérique. Le cinquième chapitre est consacré à l’apparition de codes graphiques sur les cartes, principalement les perroquets, emblèmes du Brésil, et les arbres, mais aussi les éléphants, tandis que le sixième réexamine l’émergence de la riche iconographie anthropophage consécutive aux observations ethnographiques d’Amerigo Vespucci. Selon l’autrice (qui s’aligne ici sur une longue historiographie), cette imagerie cannibale aurait renforcé la caractérisation européenne des peuples d’Amérique du Sud comme étant éloignés des formes élémentaires de la civilisation et donc contribué à encourager les entreprises coloniales et évangéliques espagnoles et portugaises. En plus d’affermir les arguments principaux de l’ouvrage, la conclusion examine les causes de la rareté actuelle des cartes géographiques datant du début du 16e siècle. Parmi les raisons invoquées, toutes convaincantes, se trouve une séduisante conception de la carte géographique comme document éphémère (ephemera). L’obsolescence rapide de l’information géographique en ces temps de voyages au long cours pousserait leurs propriétaires à s’en départir.

L’autrice fait preuve d’un sens aiguisé du détail associé à une grande clarté dans l’exposé de ses recherches et de sa réflexion. En outre, elle sait exploiter l’information véhiculée par un élément des cartes géographiques anciennes trop souvent négligé : l’ornement. Ainsi, par exemple, elle propose une interprétation du saint Christophe portant l’enfant Jésus à travers l’Amérique centrale sur la carte de Juan de La Cosa comme ouverture entre l’Atlantique et l’océan Indien (p. 32). Dans le même registre, elle soutient avec beaucoup de pertinence que le lion de la Sierra Leone sur le portulan de Pedro Reinel (vers 1485) n’est pas une image de la faune africaine, mais bien plutôt un symbole des ambitions portugaises sur la côte ouest du continent (p. 69).

On note une omission au sein du corpus étudié par Alida Metcalf. Pour la période 1500-1507, il subsiste au maximum (c’est-à-dire en incluant celles dont la datation est incertaine) neuf cartes manuscrites représentant la côte est de l’Amérique. Pour la même fenêtre historique, on compte quatre cartes imprimées, dont les faisceaux du globe de Waldseemüller et sa fameuse carte de 1507 sur laquelle le continent apparaît deux fois : sur le planisphère et dans la marge supérieure, près du portrait de Vespucci. On a donc, au mieux, 14 cartes. Avec un ensemble si restreint, on peut considérer que l’exhaustivité s’impose. Or, Alida Metcalf omet la carte nautique de Vesconte Maggiolo datée du 8 juin 1504, conservée à la Biblioteca Federiciana de Fano, en Italie. De fait, le nom de Maggiolo n’apparaît nulle part dans son propos, pas même dans le passage examinant les causes de la rareté des cartes du début du 16e siècle, alors même que le Génois est précisément le cartographe de cette période dont le plus de travaux manuscrits nous sont parvenus : 5 atlas et 19 cartes, dont une en fac-similé. Certes, la carte de Maggiolo ne présente a priori pas de particularité qui pourrait saper la thèse centrale du livre. Mais cette lacune est d’autant plus regrettable que les indéniables qualités d’analyse de l’autrice auraient certainement contribué à éclairer certains aspects de cette carte relativement peu étudiée jusqu’ici.

Mapping an Atlantic World constitue une introduction substantielle à l’histoire de la cartographie des Amériques et à celle de l’océan Atlantique ou, plus précisément, de ses côtes (car les questions maritimes et navales n’y sont qu’évoquées). Dans le cadre d’un cours universitaire sur ces sujets, ce livre serait une source appréciable pour l’enseignant ainsi qu’une lecture profitable pour les étudiants. L’ouvrage, exempt de jargon et de longues considérations méthodologiques, est également très accessible au grand public cultivé. Les collectionneurs de cartes géographiques anciennes, notamment, y trouveront de précieux commentaires et analyses de cartes uniques produites à une période charnière et particulièrement innovante de l’histoire de la cartographie.