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Les liens entre l'Amérique du Nord et les Antilles, et plus particulièrement les Antilles françaises, constituent un aspect intéressant et primordial de l’histoire des Antilles et plus largement de l’Amérique coloniale.

Au XVIIe siècle et dans la première moitié du XVIIIe siècle, une partie des liens commerciaux, vecteurs de relations entre les territoires et les peuples, a été constituée essentiellement par l’interlope, c'est-à-dire la contrebande. Ils ont donc laissé peu de traces écrites et nous ne pouvons en avoir qu'une vision très parcellaire.

Paradoxalement, pour une autre partie, nous avons plus d'informations sur le commerce interdit au début de la colonisation. Celui qui se fit avec les Hollandais nous est plus connu car il s'agissait d'une lutte entre deux pouvoirs étatiques qui défendaient leurs prérogatives et qui avaient besoin de s’imposer l’un, les Hollandais, en s’appuyant sur sa marine marchande et l’autre, la France, tentant d’imposer des liens obligatoires avec la Métropole.

Pour celui qui se fit plus tard, les sources sont le plus souvent indirectes aussi bien dans les documents français que dans les documents britanniques et même dans les archives des États-Unis, où les documents sont d’un accès plus difficile.

Les techniques utilisées au XVIIe siècle sont dévoilées lors des rares condamnations pour affaires de contrebande[1]. Dans ces occasions, le rôle de Saint-Eustache comme intermédiaire et lieu d’entrepôt entre planteurs français des Petites Antilles et marchands anglais et (ou) américains était mis en valeur. Les navires marchands déchargeaient leurs cargaisons dans les magasins de l’île et celles-ci étaient transportées dans des petites barques et déchargées dans des anses discrètes. Les sanctions étaient rares car les autorités françaises locales y participaient pour leur propre compte.

Les Antillais vendaient leurs mélasses et leur rhum contre de la morue et du boeuf salés, du riz, du maïs, du bois, des chevaux et des boeufs vivants.

Nous nous attarderons plus particulièrement sur les liens entre les Antilles françaises et l’Amérique du Nord à partir des documents essentiellement britanniques et français. Des relations surtout commerciales, mais qui induisirent des proximités entre les populations, en opposition aux Etats qui soutenaient le commerce officiel tenu par les marchands des ports des métropoles.

Mise en place du commerce entre l'Amérique du Nord et les Antilles

L'un des premiers documents français à noter l'existence régulière d'un commerce avec l'Amérique du Nord est un rapport datant de 1692, qui énumère les régions envoyant des navires vers les Antilles : la Nouvelle Angleterre, la Nouvelle York, la Pennsylvanie, le Maryland, la Virginie et la Caroline[2].

Avant 1714, les distilleries nord américaines étaient alimentées par les mélasses venues du Surinam, des West Indies britanniques et des colonies françaises, mais après cette date, alors que l’industrie sucrière des îles françaises s’était renforcée d’une façon considérable et que les besoins et les offres avaient crû d’autant, les négociants américains se tournèrent de plus en plus vers les approvisionnements français, répondant à la demande et à l’offre. Les planteurs français non seulement achetaient les produits américains, les chevaux, les ânes et les mulets 50 à 100 % plus chers que leurs homologues britanniques, mais ils vendaient leur mélasse à meilleur marché. Alors que le rhum était vendu de 11 à 12 d le gallon et même plus à la Barbade, les Bostoniens payaient les mélasses françaises à 3 ou 4 d le gallon[3].

Des documents anglais indiquent qu'en 1723, à New-York City, 16 distilleries étaient entièrement alimentées par des mélasses venant de Martinique, mais aussi des autres îles françaises.

A Boston, seulement, l’importation des mélasses étrangères était passée de 3 000 barriques (hogsheads) en 1725 à 20 000 en 1731.

Aussi, au début des années 1730, face à la concurrence de leurs homologues français, les planteurs britanniques de toutes les Antilles se liguèrent pour se plaindre des prix excessifs du bois de construction, des chevaux et des produits d'alimentation américains, alors que leurs sucres étaient achetés à un prix trop bas, ce qui ne leur procurait que de maigres profits.

Ils demandaient donc la restriction puis l'interdiction du commerce entre l'Amérique du Nord et les colonies étrangères. Après trois tentatives infructueuses auprès du Parlement londonien, ils réussirent, en 1733, à lui faire adopter le « Molasse Act ». Celui-ci permettait la vente des bois de construction, des chevaux et des produits de consommation américains sur les marchés extérieurs à l'Empire britannique à condition que les cargaisons de retour constituées de sucre, mélasses et rhum étrangers soient fortement taxées.

Malgré les grands espoirs mis par les planteurs britanniques dans le « Molasse Act », celui-ci ne réussit pas à stopper le commerce avec les colonies étrangères. Les colonies qui dépendaient des mélasses à bon marché pour leurs distilleries continuèrent leur commerce sans tenir compte des dispositions arrêtées.

Pour expliquer l’intérêt des Français à ce trafic, signalons simplement qu’en 1724, le sucre se vendait aux colonies de 23 à 24 livres le quintal et se revendait en France à 29 livres. Entre les frais et les pertes subies durant le voyage, l’opération était souvent négative (tout au moins, les planteurs antillais le prétendaient-ils). Aussi les négociants puis les planteurs préféraient-ils vendre leurs sucres directement aux Anglais (en réalité aux Américains), qui les payaient plus chers qu’en France. Les bénéfices étaient tels que le gouverneur général, de Feuquières, s'y était financièrement intéressé. Il n'était donc pas question pour lui de lutter contre les contrebandiers, ses complices. Cependant, les plaintes du commerce national obligèrent le roi à le révoquer le 1er octobre 1727.

Dix ans plus tard, en 1737, les deux couronnes, la française et la britannique, décidèrent de lutter ensemble contre le commerce illicite et d’appliquer les traités qui autorisaient les vaisseaux des deux puissances à visiter tous les navires se trouvant à moins d’une « league » (une lieue) des rivages, de saisir les navires étrangers à l’exception des français et des anglais retournant en Europe[4].

Des visites à bord des navires furent effectuées et plusieurs navires saisis : St. Antony, Two Sisters, Catherine, Dolphin. A cette occasion, John Sharpe, agent pour le gouverneur Mathew d’Antigua dévoila les pratiques utilisées : «  Il est un fait notoire qu'il y a un commerce illicite entre les Anglais et les Français par le biais des Hollandais de Saint-Eustache au grand préjudice des colonies à sucre de Sa Majesté (britannique) ».

Le gouverneur d’Antigua proposa que tous les navires, même ceux venant d’Europe et d’Afrique, puissent être visités. Il proposait également d’arrêter tous les navires venant de la Nouvelle Angleterre et des îles britanniques se trouvant à moins d’une lieue du rivage français, de leur demander de prouver la provenance de leurs cargaisons et de prévoir des ports où les navires français et anglais pourraient s’ancrer :

Concernant les articles précisant les ports dans lesquels les vaisseaux français et anglais pouvaient s'arrêter, nous pensons que les principaux ports de Grenade et Marie-Galante pourraient être spécifiés. Nous proposons qu'aucun navire français ne puisse s'ancrer dans aucun port à l'exception des suivants : à Barbade ; Carlisle Bay et Speights, Antigua ; Willoughby Bay et Saint-John, Montserrat ; Plymouth, Nevis ; Charleston, Saint-Christophe ; Basse-Terre et Old Road, Jamaica ; Port Royal, Port Antonio et Blue Fields[5].

Il est évident que les habitants anglais et français utilisaient toutes les failles dans le système pour le contourner, aussi, un mémoire anglais proposait de durcir la législation. Les navires venant d’Europe et d’Afrique et allant en Afrique devraient pouvoir être visités comme les autres. Il proposait également d’ajouter après le mot « league » « or three English miles » et remplacer « sailing » par « cruising ».

Et il poursuivait : « Ces régulations peuvent contribuer dans quelques degrés à prévenir le commerce illicite, mais on ne pourra jamais effectivement l'arrêter sans l'interdire dans les ports des autres nations et spécialement Saint-Eustache ».

En période de paix les intérêts apparents des gouvernements anglais et français se rejoignaient dans la lutte contre l'interlope. Toutefois, les intérêts des habitants des deux nations, s'ils se contrariaient localement en se faisant de la concurrence, se rejoignaient dans leur opposition aux Métropoles. Aussi s'entendaient-ils pour contrecarrer l'activité répressive des autorités de leurs pays respectifs.

Les documents français sont beaucoup plus discrets sur ce commerce que les documents anglais. Il faut dire que les grands acteurs et bénéficiaires à partir des années 1730 en étaient les colons d’Amérique du Nord. Selon l'inspecteur général du commerce, Louis Paul Abeille,

Avant la guerre (de Sept Ans) les denrées de la Guadeloupe n’entraient point à Antigua qu’en payant de très gros droits. Mais Antigua fournissait des vivres et des marchandises et les denrées de la Guadeloupe étaient portées à Saint-Eustache par entrepôt. Les navires anglais, à l’aide d’une fausse déclaration, les y allaient prendre et les mettaient dans des boucauts anglais…[6] 

L'historien britannique Richard Sheridan précise que le commerce illicite se poursuivit lors des premières années de la Guerre de Sept Ans. De 1756 à 1759, il y eut beaucoup de relations d'échange par l'intermédiaire des ports neutres de Saint-Eustache, Saint-Thomas et Sainte-Croix. Cependant, il devint négligeable pendant les trois dernières années de la Guerre du fait de l'annexion de la Guadeloupe et de la Martinique, autorisant les nord américains à faire ouvertement ce qu'ils avaient l'habitude de faire illégalement. De ces îles vint une grande quantité de mélasse pour approvisionner les distilleries nord-américaines[7].

Le déclin des British West Indies aidant, une sorte de symbiose s’était ainsi progressivement réalisée durant le XVIIIe siècle entre les dynamiques établissements tropicaux d’obédience française et l’Amérique septentrionale d’obédience britannique, solidarité interaméricaine au mépris de l’Exclusif.

En réalité, si l’on s’en tient aux documents officiels français, on pourrait penser que les colonies françaises étaient en plein marasme alors qu’en réalité, le commerce interlope captait la majeure partie des échanges qui se faisait au vu et au su de tout le monde, y compris des autorités qui auraient dû lutter contre ces pratiques.

L’écrivain colon Hilliard d’Auberteuil a dressé la liste des marchandises échangées contre les mélasses et les sirops :

Les objets que nous fournit le commerce avec les Anglais (les Américains) ne sont pas des objets peu importants ; ce sont des bois pour charpente, des planches du merrain[8], de ris (sic), des farines, des graines et des fruits de toute espèce ; de l’huile à brûler, de la bougie de blanc de baleine, de la chandelle et du suif ; des ferremens (sic), de la « clincaillerie[9] », du beurre, des viandes salées, des poissons secs et salés ; enfin toutes les choses le plus nécessaires à la subsistance et à la conservation des hommes.[10]

En cas de conflits, Saint-Eustache proclamait sa neutralité, ce qui lui permettait de faire des affaires avec tout le monde aux risques et périls des marchands. Cette neutralité était bien utile aux protagonistes. Régulièrement, prétextant des difficultés d’approvisionnement, les gouverneurs autorisaient le commerce avec les îles neutres. Ainsi, en 1747, afin d’alimenter la Guadeloupe en situation de disette, le gouverneur délivra des autorisations de commercer avec les Hollandais, mesure approuvée par le Ministre dans un premier temps puis interdite peu de temps après, alors que les Hollandais eux-mêmes ne subissaient aucune restriction[11].

Après l’occupation anglaise, et le Traité de Paris, la Guadeloupe et la Martinique redevenant françaises, le problème de la contrebande se posa avec encore plus d’acuité. Les autorités françaises estimèrent qu’avec l’installation des Anglais à la Dominique, les occasions de contrebande devenaient encore plus importantes pour les marchands guadeloupéens, qui étaient en théorie contraints de mener leurs produits à Saint-Pierre. Aussi, décidèrent-elles d’interdire le commerce direct avec la Martinique, ce qui entraîna des réclamations, non comme on aurait pu s'y attendre, des producteurs de sucre, mais surtout des petits planteurs producteurs de café et de coton. Précédemment, avec leurs petits navires de cabotage, ils déclaraient emmener leurs marchandises en Martinique et se rendaient dans d'autres lieux, notamment à Saint-Eustache. Un rapport de la chambre d’agriculture de la Guadeloupe du 30 mars 1765 éclaire les procédés utilisés : un navire pouvait charger dans une anse discrète plusieurs fois sur la même expédition et un seul voyage se faisait effectivement en direction de la Martinique. Une autre fraude consistait à charger son bateau avec une quantité moindre, s’arrêter en route dans un endroit désert et compléter le chargement de sucre, coton, café et continuer sa route et seule la quantité déclarée était livrée à bon port. Le rapporteur faisait remarquer que le fraudeur ne serait arrêté que sur dénonciation et il ajoutait : « Il est bien des ressources imprévues dont l’esprit des contrebandiers n’est que trop fertile[12]… »

Un autre rapport de 1765 intitulé : « Observations de la Guadeloupe sur le projet d'établissement d'un port franc et neutre à l'isle de Saint-Martin » posait clairement les données du problème :

La Guadeloupe produit des sirops et fabrique du taffia[13] qui ne se consomment point en Europe et dont elle n'a de débouchés qu'avec la Nouvelle Angleterre et les autres sites du nouveau continent.

La culture et les besoins qu'elle entraîne exigent d'un autre côté beaucoup de bêtes à cornes, de chevaux, de mulets, de moutons, de bois de charpente et de construction, de mérins, d'essentes et autres denrées qu'elle ne peut tirer de son crû, que la métropole ne peut lui fournir et que les seules isles étrangères lui offrent.

Les Anglais, surtout ceux de la Nouvelle Angleterre qui sont les principaux agents de ce commerce d'échange, n'ont que deux moyens de tirer profit de nos sirops et taffias. Le premier par la voie de Saint-Eustache où ils les achètent argent comptant, le second par la voie de la Guadeloupe où ils apportent en droiture les denrées permises de leur crû.

Au premier cas, une partie des profits de la vente est perdue pour nous ; au second l'étranger retire seul le bénéfice de l'échange. En effet tous les sirops et taffias de la colonie destinés à l'étranger n'en peuvent sortir que par les deux ports de la Basse-Terre et de la Pointe-à-Pitre, il doit donc trouver une très grande quantité entreposée dans ces deux ports.

D'un autre côté, les bâtiments étrangers qui nous apportent dans ces deux mêmes ports, les denrées permises, ne viennent point en flotte, ils sont surveillés de trop près par leurs garde-côtes, ils n'arrivent que de loin en loin. Et les uns après les autres et en très petit nombre. Leurs chargements ne sont pas toujours combinés sur nos besoins les plus pressants dans ces circonstances qui forment l'état habituel de la colonie. La disette où nous sommes, donne presque toujours la plus grande faveur à leurs denrées. Lorsqu'au contraire, l'abondance des nôtres les avilit et les met au rabais...

Et plus loin, le rapporteur, parmi les avantages de la création d'un entrepôt à Saint-Martin, donne l'argument suivant :

Les négociants de la Nouvelle Angleterre, avec lesquels se fait principalement le commerce permis de la Guadeloupe, c'est la facilité de débouquement. On sait que quoique les Anglais ne puissent se passer de nos sirops et nos taffias, l'introduction en est cependant rigoureusement deffendue chez eux ; lorsqu'ils les viennent chercher en Guadeloupe, ils sont obligés de passer à la hauteur de leurs différentes isles, d'en ranger (longer) les côtes et d'être souvent quatre à cinq jours sans pouvoir débouquer, aux risques d'être découverts par les vaisseaux garde-côtes qui sont en grand nombre dans ces parages.

(...) Les négociants anglais avec qui on s'est ouvert sur l'entrepôt de Saint-Martin ont saisi tout d'un coup cette différence. Elle peut influer sur la diminution du prix de leurs denrées et plus certainement encore sur le plus grand et le plus prompt débit des nôtres...

Un autre avantage est mis en valeur, « les pâturages y sont assez bons et peuvent devenir meilleurs avec peu de soins et de culture ; on peut former des savanes et mêmes des hâtes [14]; les savanes serviront à rassembler et entretenir continuellement un grand nombre de bétail, de chevaux et de mulets qu'on tirera de la Nouvelle Angleterre et des côtes d'Espagne[15]... »

Il est donc clair que la création des ports d'entrepôts dans les îles françaises et notamment à Sainte-Lucie, mais aussi à Pointe-à-Pitre puis à Basse-Terre avait pour but essentiel de capter le commerce de contrebande qui se faisait avec la Nouvelle Angleterre au détriment et contre les intérêts du royaume britannique.

Comme l'indique la citation ci-dessus, le but n'est que très partiellement atteint. Le centre de ce commerce reste l'île hollandaise de Saint-Eustache et il était impossible d’arrêter ces pratiques tant que Saint-Eustache conservait sa liberté de commerce, et les autorités locales elles-mêmes en étaient persuadées.

Saint-Eustache et la Guerre d'Amérique

Pour se faire une idée de l'ampleur du détournement du commerce légal, examinons quelques chiffres à propos de Saint-Eustache.

Autour des années 1770, cette petite île de 21 km² produisait officiellement environ 600 000 livres de sucre, mais elle en exportait 20 millions. Les navires qui venaient chercher le sucre amenaient de la viande et du poisson salés ou secs d’Amérique du Nord, du Canada, du maïs et du riz du Venezuela, des haricots, de la farine, des clous (hard tack) de Scandinavie, d’Irlande et d’Angleterre, et il ne faut pas oublier les milliers d’esclaves d’Afrique destinés à l’île, mais surtout à la revente dans les îles environnantes, ainsi que les armes (canons, fusils) et la poudre de France, de Belgique, qui avaient souvent transité par les Pays-Bas.

L’île était devenue un vaste entrepôt. L’étroite bande de terre située en bord de mer sous la ville d’Oranjestad avait été agrandie en gagnant sur la mer afin d’accueillir tous les magasins nécessaires pour entreposer les marchandises. C’était la Lower town[16].

Le seul concurrent dans la zone en était l’île de Saint-Thomas, proche des Grandes Antilles et approvisionnée directement d’Europe. Afin de lutter contre les Danois, en 1756, les droits sur les importations furent supprimés à Saint-Eustache. Devenu port franc, les marchandises affluèrent et Saint-Eustache fut dénommée « Diamond Rock » ou « Golden Rock » et cette période « Golden Era ».

Pour avoir une idée de l’étendue du commerce, prenons le montant officiel des exportations pour l’année 1779 :

Sucre  :

24 millions de livres

Café  :

9 millions de livres

Tabac  :

13 millions de livres

Cacao  :

457 000 livres

Coton  :

187 000 livres

Indigo  :

416 000 livres

Cuir  :

756 000 livres

Rhum  :

622 000 gallons

Sirop  :

14 500 gallons

Les exportations des petites armes, de la poudre à canon, des canons, des fusils pour les Américains du Nord en guerre contre leur métropole sont considérables. Lors de la Guerre d’Indépendance pour les Nord-américains, ou Guerre d’Amérique pour les Français, le trafic des armes atteint un niveau très élevé. Il ne peut être qu’estimé car tout ce trafic était naturellement clandestin et n’apparaît dans aucun document officiel. Il ne concernait qu'indirectement les Antilles françaises, mais il créa une circulation de marchandises et d'espèces qui ne pouvait qu'avoir des retombées économiques et sociales sur l'ensemble de la zone et aussi, nous allons le voir, des retombées politiques.

Ce que l’on peut dire, c’est qu’après 1760, Saint-Eustache recevait 1 800 à 2 700 navires de commerce par an, et que ce nombre atteint le maximum en 1779 avec 3 551 navires, dont seulement 78 des Pays-Bas[17].

En 1775, au moment où la Guerre d’Amérique commença, Saint-Eustache fournissait aux Américains tout ce dont ils avaient besoin. Les armes et la poudre à canon, fabriquées en Suède, en Belgique et aux Pays-Bas étaient chargées à Ostende et à Amsterdam en direction de Saint-Eustache. Aussi, le 1er octobre 1774, l’Ambassadeur britannique aux Pays-Bas demanda que ce gouvernement interdise l’exportation de matériel de guerre, mais aucune mesure effective ne fut prise. La politique envers Saint-Eustache devenait de plus en plus sévère avec l’arraisonnement de navires, y compris dans ses eaux territoriales, et prit l’allure d’un véritable blocus, notamment en 1775, où le nombre de navires venus dans l’île n’excéda pas 743[18].

Toutefois, ce commerce était tellement rémunérateur qu’il se trouvait toujours des capitaines pour tenter l’aventure et défier la marine britannique. En même temps, la richesse accumulée dans ce port attirait tous les aventuriers de la zone.

Il faut dire aussi que Saint-Eustache fut l’un des premiers territoires à reconnaître les nouveaux Etats-Unis d’Amérique en saluant leur drapeau (Great Union Flag) dès le 16 novembre 1776[19].

Les Anglais rêvaient de détruire ce nid de trafiquants et surtout la base de ravitaillement des rebelles Nord-Américains. Aussi, quand en décembre 1780, la 4e guerre Anglo-hollandaise fut déclarée, l’amiral Sir George Brydges Rodney, qui se rendait à Barbade, reçut l’ordre d’occuper immédiatement l’île de Saint-Eustache. Comme pendant la guerre d’Amérique, les côtes de l’Amérique du Nord étaient bloquées par la marine britannique, le commerce des États-Unis avait été dévié vers les Antilles et tous les marchands de toutes les nationalités échangeaient leurs marchandises sous la protection des Hollandais. Quand la France entra dans la guerre, toutes les îles anglaises et françaises étaient devenues incertaines car susceptibles d’attaque de l’une ou de l’autre nation. Aussi, les marchands français et anglais se rencontraient-ils à Saint-Eustache et certains même s’y installèrent. Des habitants de Saint-Christophe avaient loué des magasins à Oranjestad et commerçaient avec les ennemis de la Grande-Bretagne. A Saint-Eustache, les commerçants pouvaient librement échanger avec les Nord-américains, qui avaient des agents dans chacune des îles. Il était évident que cela ne pouvait durer longtemps. Quand le 25 janvier, devant les Lords, le ministre Stormont déclara que si Saint-Eustache « eût été engloutie il y a trois ans dans la mer, notre querelle avec l’Amérique n’eût pas duré jusqu’à ce jour… » le sort de l’île était scellé[20].

Le gouverneur de la Guadeloupe, le comte d’Arbaud, qui se doutait que les Anglais déclareraient la guerre aux Pays-Bas, avait autorisé le commerce avec Saint-Thomas et Sainte-Croix, îles danoises, car l’Angleterre avait signé avec le Danemark un traité qui garantissait à cette dernière puissance la sûreté de navigation et du commerce hors le transport de munitions de guerre. Douze bâtiments danois, escortés par la frégate Borneholm, commandée par le Sr Schonning, avaient apporté à Basse-Terre des vivres et des marchandises. Chargé de produits tropicaux, le convoi qui retournait dans les Îles Vierges fut attaqué par les Anglais qui l’amenèrent à Saint-Christophe, où l’ensemble fut saisi. Et comme l’écrivait le gouverneur, « il restait encore à la Guadeloupe des débouchés et des moyens d’approvisionnement. Cette colonie vient de les perdre entièrement par l’invasion de l’île de Saint-Eustache… »

Lorsque l’annonce de l’entrée en guerre des Anglais contre les Hollandais arriva en Guadeloupe, 24 bateaux, goélettes et brigantins, étaient ancrés à Deshaies au nord de la Guadeloupe proprement dite et s’apprêtaient à partir vers Saint-Eustache. Le comte d’Arbaud leur intima l’ordre de revenir à Basse-Terre, les sauvant ainsi d’une prise certaine. Et il ajoutait : « Jusqu’à présent lorsque les convois de France éprouvaient des retards, Saint-Eustache était le marché où les îles du vent allaient s’approvisionner. On y trouvait les articles des subsistances pour les troupes, ceux de fournitures pour la marine… La perte de cet entrepôt est irréparable[21]… »

Le 3 février 1781, tôt le matin, devant Saint-Eustache apparurent à l’horizon, sept navires de ligne commandés par Samuel Hood, suivis de très près par la flotte de Rodney, comprenant quinze à seize vaisseaux de ligne, cinq frégates, et de nombreux navires de moindre importance avec trois régiments de troupe sous les ordres du major général John Vaughan. Face à cette armada, Saint-Eustache alignait soixante hommes de troupe et un seul navire de guerre, le Mars, une frégate de trente-six canons et deux cent trente hommes. La flotte de Rodney prit position en ligne devant le port. Un parlementaire vint au rivage demandant que l’île se rende. Le combat était trop inégal et la réponse ne pouvait qu'être positive.

Une fois à terre, Rodney apprit qu’un convoi de vingt-quatre navires, sous l’escorte d’un navire de guerre appelé aussi Mars, plus gros que le premier et armé de soixante-quatre canons, avait quitté le port vingt-quatre heures auparavant. Il donna l’ordre à deux navires de ligne et à une frégate de chasser le convoi, qui fut rattrapé, car il était ralenti par les navires marchands. Après un combat naval, durant lequel le contre-amiral Willem Crul, commandant de la flotte et plusieurs officiers furent tués, le convoi se rendit et fut ramené à Saint-Eustache. Tous les navires ancrés dans le port tombèrent sous le pouvoir de Rodney et celui-ci laissa le pavillon hollandais flotter sur les forts durant un mois, ce qui trompa les navires, qui n’étaient pas au courant des évènements et qui étaient capturés au fur et à mesure de leur arrivée. Cent cinquante navires de plus tombèrent dans le piège[22].

Rodney fit régner la terreur dans l’île. La plus grande partie des marchandises et des navires fut vendue aux enchères publiques, un sauf-conduit attribué à tous ceux qui voulaient visiter Saint-Eustache et faire des achats. Des lettres de l’époque décrivent ces enchères comme les plus grandes qui se soient tenues dans l’univers. Des personnes de toutes nationalités, réelles ou fictives, vinrent dans l’île et tout, marchandises et navires, se vendit bien au-dessous de la valeur réelle des biens saisis. Rodney récolta ainsi 3 à 4 millions de livres. Il fut critiqué car il avait aussi saisi les biens des habitants de Saint-Christophe[23] qui résidaient à Saint-Eustache et surtout parce que n’importe qui pouvait faire des achats y compris les « rebelles » Nord-américains, les Français ou les Espagnols.

Les officiers, la garnison et les équipages des navires de guerre furent envoyés en Angleterre, ainsi que les agents des Nord-américains trouvés sur place.

Les marchands anglais, américains et hollandais furent expulsés et les Français transportés en Martinique et en Guadeloupe. Les Américains, après avoir été retenus quelque temps, purent partir. Seuls les planteurs ne furent pas inquiétés.

Les Juifs eurent un sort particulier. Il y avait cent un hommes dans la communauté. Ils furent rassemblés au poids et rançonnés dans un premier temps pour plus de 8 000 livres, puis trente hommes furent choisis pour être déportés sans leurs familles. Les autres furent autorisés à retourner chez eux, où ils furent les témoins de la vente de leurs biens confisqués.

L’intention de Rodney était de détruire la totalité de la Lower town, mais il n’osa pas le faire de sa propre autorité et demanda l’autorisation à Londres. Celle-ci n’arriva jamais car l’île fut reprise par les Français avant l’arrivée de la réponse[24].

Nous avons vu les inquiétudes des autorités de la Guadeloupe face à la perte de Saint-Eustache par les Hollandais. Le gouverneur général éprouvait les mêmes inquiétudes et Bouillé écrivit au ministre le 18 février :

La position des colonies du Roi est des plus critique. Nous tirions tous nos moyens de subsistance des îles hollandaises qui nous procuraient un grand débouché pour nos denrées abandonnées par le commerce de France[25].

Il revint à la charge un mois plus tard :

Toute espèce de comestible est devenue d’une rareté et d’une cherté extraordinaire et en juin, il craignait de ne plus pouvoir nourrir non seulement les troupes, mais aussi la population de la Martinique.

En Guadeloupe, la situation se présentait de façon identique, et pour se rendre compte de l’importance de Saint-Eustache, prenons le mémoire que le capitaine de génie Monneron rédigea le 28 février 1781 à l’annonce de la prise de l’île par les Anglais :

La prise de Saint-Eustache doit avoir une trop grande influence sur la situation des Antilles pour ne pas mériter l’attention la plus sérieuse du ministère : on ne peut dissimuler que cette colonie était l’entrepôt de la plus grande partie des objets de consommation des possessions françaises dans les isles du vent et particulièrement de la Guadeloupe dont le commerce direct avec la France a été borné, depuis la guerre, à un très petit nombre d’expéditions. C’était aussi le débouché naturel des denrées coloniales qui, par ce moyen, étaient soutenues à un prix assez élevé… Mais si l’on doutait de la vérité de ce que je viens d’avancer, on n’a qu’à réfléchir, pour s’en convaincre, sur le discrédit des denrées qui n’ont pour ainsi dire pas cours depuis cette nouvelle, et sur l’augmentation des prix des objets de consommation indispensables. Néanmoins, on peut prédire avec une espèce de certitude que la situation actuelle des habitants est douce en comparaison de ce qu’ils auront à souffrir dans cinq à six mois…

et il conclut la première partie de sa démonstration par : « La France vient de perdre un port neutre ; est-il possible de réparer cette perte ? »

La solution a donc été la conquête de Saint-Eustache par les troupes françaises venues des îles d'Amérique.

Captation du commerce nord-américain

Dans la décennie 1770, la liberté du commerce progressa, profitant de circonstances exceptionnelles. Pour la Guadeloupe, une série de catastrophes : 1772, forte sécheresse suivie de trois cyclones, 1774, épidémie du bétail, 1777, nouveau cyclone. On manquait d’aliments pour nourrir les esclaves et les denrées du crû ne se vendaient pas. Les gouverneurs accordèrent donc des autorisations de trafiquer avec les étrangers, essentiellement les nord-américains.

A la même époque, la guerre d’Indépendance américaine fut d’abord une catastrophe pour les îles françaises, car les forces royalistes coupèrent les relations avec les Antilles. Comme le constatait en 1776, le comte d’Ennery, gouverneur de Saint-Domingue, qui écrivait au ministre Sartine : « Sans les bâtiments insurgents, nous ne pouvons à la longue exister dans nos colonies. Ils nous sont absolument nécessaires pour les comestibles et les bois[26]

La dépendance des îles françaises vis-à-vis des Américains était telle que celles-ci étaient portées à leur venir en aide afin de rétablir les relations commerciales. C’était chose faite avant que ne soit conclu le traité franco-américain de 1778. Après 1778, les Anglo-américains étaient de nouveau dans les eaux antillaises, corsaires et bâtiments commerciaux. En échange, ils furent défendus par les forces navales françaises.

L’ordonnance royale du 13 juillet 1778 autorisa l’ouverture des ports des colonies aux étrangers. Elle permettait de régler en denrées les substances et articles de toutes sortes introduits par les nord-américains moyennant le droit d’un pourcentage à l’entrée et à la sortie.

Le gouverneur de la Guadeloupe s’empressa de la promulguer et exprimait son soulagement dans son courrier :

(…) Le petit nombre de bâtiments de France qui y sont arrivés depuis le commencement de l’année y ont rendu d’une rareté et d’une chèreté extrême les articles de premier besoin[27]

Les Nord-américains étaient donc devenus les alliés officiels de la France.

La paix faite, l’alliance conclue avec le nouvel Etat se poursuivit et comportait pour ses ressortissants l’ouverture du commerce français. Et si l’Exclusif fut rétabli, il était adouci par diverses dérogations au profit des Américains.

Ainsi, les autorités françaises décidèrent de créer des zones franches ou ports d'entrepôt, par exemple en Guadeloupe, à Pointe-à-Pitre, puis à Basse-Terre. Dès le 14 juillet 1784, les autorités de Guadeloupe, de Clugny et Foulquier prirent une ordonnance qui autorisait les navires étrangers à s'arrêter dans le port de Pointe-à-Pitre pour un temps limité. Une autre ordonnance permit d'exporter du sucre brut, des sirops, de la mélasse et des taffias jusqu'au mois de novembre. C'était le début de l'installation d'un port d'entrepôt, d'abord à Pointe-à-Pitre, puis à partir du 1er mai 1787, à Basse-Terre[28].

Plus largement, l’arrêt du 30 août 1784 établit cinq entrepôts aux Antilles : Saint-Pierre (Martinique), Pointe-à-Pitre (qui est confirmé), Le Carénage (Sainte-Lucie) et Scarborough (Tobago, qui venait d’être acquise sur les Anglais par le Traité de Versailles). L’arrêt entérinait la réalité, les ports d’entrepôts devinrent également ports d’amirauté, car le commerce avec les étrangers était aussi attractif que celui qui se pratiquait avec la métropole.

Toutes les îles françaises furent alors envahies par les bâtiments nord-américains.

Pour mettre en valeur l'importance des zones d'approvisionnement, prenons la liste « des bâtiments venant de l'étranger et qui ont importé de la morue et du poisson salé à l'entrepôt de Pointe-à-Pitre pendant l'année 1786 » :

Sur 124 bâtiments déclarés,

  • 76 soit 61,29 % venaient des États-Unis, principalement du Nord-est des États-Unis, de petits ports aux débouchés des rivières, petits ports qui ne servent plus actuellement qu'à la plaisance ou qui ont disparu en tant que port.

  • 19 soit 15,32 % venaient de Grande-Bretagne.

  • 4 des Antilles britanniques, 2 de Saint-Barthélemy[29], 1 de Saint-Eustache, 2 du Canada.

Tous les navires français étaient passés par les Isles neutres (Saint-Barthélemy, Saint-Eustache et Saint-Thomas) où ils avaient chargé de la morue venant de l'étranger[30].

Entre 1785 et 1789, dans les ports d’entrepôt de Guadeloupe, il entrait et sortait chaque année une cinquantaine de bâtiments nationaux (dont au moins les deux tiers à Pointe-à-Pitre) contre trois cents bâtiments nord-américains (d’un tonnage certes plus faible) et une centaine venant d’autres colonies étrangères.

La part des Etats-Unis dans les importations passe de 63 % en 1786 à 74 % en 1789 et de 51 % en 1786 et 50 % en 1789 pour les exportations.

Comme Le Cap à Saint-Domingue, Pointe-à-Pitre avait pour premier partenaire les Etats-Unis ; ce pays représentait 70 % des exportations guadeloupéennes vers l’étranger, essentiellement en sirops et tafias, alors que Saint-Pierre en Martinique avait un commerce d’entrepôt plus diversifié. La liste des ports qui, en 1786, ont approvisionné la Guadeloupe en morue salée, base de la nourriture des esclaves, est représentative. Outre la Dominique et Saint-Eustache, on y trouve la Nouvelle-Angleterre avec les ports de Boston, Salem, Plymouth, Providence, Gloucester, Newport, New-London, et aussi des ports du sud des Etats-Unis de la Caroline du Sud et de la Virginie[31].

Cependant, de nouveaux moyens furent utilisés pour augmenter les bénéfices du commerce en profitant des facilités qui étaient accordées aux Américains. Les Bostoniens pratiquaient la francisation frauduleuse, comme l’expliqua le consul de France à Boston.

Un négociant français domicilié dans nos isles, envoyé à Boston et à un négociant américain le pouvoir d’y acheter un bâtiment pour son compte. Cet Américain vient dans ma chancellerie y faire sa déclaration et y faire enregistrer son pouvoir…

Lorsque le bâtiment était acheté, chargé et prêt à appareiller, il revenait dans la chancellerie pour y prendre l’expédition de ses papiers. Mais dans le même temps, il se rendait à l’Amirauté de Boston pour y retirer un rolle d’équipage américain.

Lorsqu’il arrivait dans le port français, il se présentait avec le supposé propriétaire du bateau, obtenait un congé et présentait un rolle d’équipage français. Après avoir déchargé sa marchandise d’origine américaine, le navire se rendait dans un endroit discret où il chargeait les denrées coloniales, puis alors qu’il s’était éloigné des côtes françaises, le pavillon changeait et le capitaine ainsi que l’équipage reprenaient leurs noms américains et rejoignait les Etats-Unis en toute sécurité grâce au rolle et aux documents américains retirés avant le départ[32].

Dans toutes les petites Antilles, le commerce interaméricain, le cabotage antillais, devança le trafic transatlantique colonial.

Ce furent maintenant les îles britanniques qui se retrouvaient en difficulté pour leurs approvisionnements légaux, et leurs habitants demandaient de légaliser le commerce avec les Etats-Unis d’Amérique. Ils auront gain de cause à partir de 1785, car les Etats-Unis étaient devenus le plus grand marché d’exportation de l’Angleterre.

Avec l’émergence de la Révolution française dans la zone, les conditions vont changer. Les contacts avec la métropole étaient de plus en plus difficiles et il n’était plus possible de compter sur des approvisionnements venant de France.

Le commerce avec les États-Unis était le seul espoir. En Guadeloupe, le gouverneur Collot publia, en avril 1793, le décret de la Convention qui ouvrait tous les ports des colonies françaises aux bâtiments nord-américains. Ceux-ci paieront désormais les mêmes droits d’entrée et de sortie que les bâtiments français[33]. La France prit l’initiative de renforcer les termes du traité de 1778 mais les Etats-Unis répondirent par une déclaration de non-engagement. Les conséquences étaient très graves pour les Antilles françaises. Dans le conflit qui s’engageait, ni approvisionnement, ni soutien logistique ne leur étaient plus garantis. Les représentants de la France à Philadelphie se heurtaient à l’hostilité du gouvernement fédéral qui refusait même de convertir en denrées et provisions destinées aux Antilles les dettes envers la France.

L’attitude des villes yankees et des ports du sud fut différente de celle de leur gouvernement. Dès la déclaration de guerre, en dépit de la neutralité officielle, leurs populations s’engagèrent à fond dans la guerre de course contre les navires anglais. Depuis 1778, Charleston en Caroline du Sud, Savannah en Géorgie parmi d’autres, avaient accueilli régulièrement bâtiments et marins français. Les populations avaient établi de solides relations commerciales et personnelles avec les Antilles.

Les agents français avaient déployé une intense propagande en faveur de la cause révolutionnaire qui avait trouvé un large écho dans la population, dont les sentiments étaient restés anti-anglais. Leur pavillon tricolore, les noms de leurs bâtiments étaient très souvent français et l’initiative des opérations demeurait largement le fait des Français.

Sous la pression des Anglais, les corsaires français ont dû déserter Charleston au cours de 1794 et se rendre dans les îles, juste avant qu’elles ne tombent dans les mains de l’ennemi.

Avec la chute de la Guadeloupe, en février 1794, se clôt une époque. Les liens qui avaient été tissés avec les nord-américains vont changer de nature avec la reprise de l’île par Victor Hugues en juin. Il fera de la Guadeloupe une base de résistance révolutionnaire, prioritairement contre les Anglais, puis contre les Américains, qu’il accusait de renforcer les Anglais grâce à leur commerce. Le 28 septembre 1798, il déclencha la guerre de course contre les navires américains qui furent saisis avec leurs cargaisons et vendus au profit de la colonie[34]. Ainsi s’arrêta provisoirement, une complicité séculaire entre les Antilles françaises et les Etats-Unis d’Amérique.

La proximité géographique de l’Amérique du Nord, les possibilités offertes par les cultures du Nord-est du territoire, le besoin des productions coloniales, en faisaient naturellement un partenaire commercial naturel à partir du moment où les colonies américaines s’étaient organisées et qu’une marine marchande locale pouvaient s’appuyer sur un arrière-pays agricole.

Il va de soi que ce commerce était interdit par les deux puissances principales, les Britanniques qui tenaient à conserver les profits suscités par leurs colonies d'Amérique du Nord et qui étaient soucieux de cantonner les activités commerciales entre leurs territoires, et la France qui tentait de faire appliquer l'Exclusif dans les siennes, tout cela en opposition avec leurs sujets américains (français et britanniques) qui pensaient avant tout à faire des affaires les plus fructueuses possibles. Les puissances centrales, lointaines, n’avaient pas les moyens de l'interdire complètement. Le temps mis entre les deux points était beaucoup plus court que depuis l’Europe, deux semaines plutôt que quatre à cinq semaines. Les productions étaient complémentaires : d'une part, morue et boeuf salés, poissons séchés, farine, bois de construction (lumber) et légumes secs, d'autre part, sucre, rhum, mélasses d’abord, puis coton et cacao ensuite et café à partir des années 1730.

Le commerce entre les colonies britanniques des Antilles et de l'Amérique du Nord était naturellement autorisé, mais il devint suspect à partir de 1770, au moment où la tension s'accentua entre la Grande-Bretagne et ses colonies nord américaines.

Deux îles concentraient le commerce interlope dans la zone, Saint-Eustache (Statius), île néerlandaise située au centre des Petites Antilles, et plus tardivement Saint-Barthélemy, devenue suédoise, pour les Petites Antilles, et Saint-Thomas et Sainte-Croix, îles danoises dans les îles Vierges, proche des Grandes Antilles.

Malgré les oppositions des métropoles, notamment la Grande-Bretagne et la France, le commerce avec l'Amérique du Nord se développa clandestinement au grand profit des uns et des autres, utilisant toutes les ressources de l'interlope.

Il faut reconnaître que les autorités locales mirent beaucoup de mauvaise volonté à exercer la répression préconisée par les métropoles, profitant souvent de la situation pour prendre leur part des profits engendrés par cette activité et même en utilisant les filières de l'interlope pour alimenter les populations locales lors des conflits entre la France et la Grande-Bretagne, ou en prétextant la disette à la suite des aléas climatiques.

Après la Guerre de Sept Ans et l’occupation des territoires français par les Anglais, puis surtout après la Guerre d’Amérique et la naissance des Etats-Unis d’Amérique, alliés de la France, la situation changea et le commerce put se développer sans entraves avec les Nord-américains par les ports d’entrepôts, mais aussi grâce à des pratiques clandestines favorisées par les règlements.

La Révolution stoppa cette coopération, car l’Etat américain choisit le camp Anglais sous la pression de l’administration britannique, à l’inverse des habitants des ports, qui adhérèrent aux idées de la Révolution et qui restaient fidèles à leurs anciennes amitiés.

Après 1794, avec la politique agressive de Victor Hugues, les alliances se renversèrent et les Américains devinrent, provisoirement, les ennemis à combattre, mais le commerce avec l’Amérique du Nord reprit de plus belle au XIXe siècle.