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La critique négative

La fin de l’histoire

Dans son livre La fin de l’histoire et le dernier homme, Francis Fukuyama affirme que le XXe siècle a donné raison à Hegel. À l’instar de Kojève, Fukuyama fait sienne l’idée que Hegel est un prophète du libéralisme[1]. Ainsi, le libéralisme aurait triomphé dans sa forme idéologique, économique (le capitalisme) et politique (la démocratie libérale et représentative)[2]. Il ne s’agit donc pas, pour Fukuyama, d’une victoire purement conjoncturelle en attente d’un autre cycle de luttes sociales qui engendreraient de nouvelles idéologies et pratiques contestataires capables de renverser l’hégémonie libérale, mais d’une victoire qui annoncerait la fin de l’Histoire et des contradictions sociales fondamentales[3].

Là où la démocratie libérale est établie depuis longtemps, elle neutralise, selon Fukuyama, toute contestation radicale et empêche l’émergence d’une solution de rechange. Rappelons cependant que Fukuyama, par un subtil glissement, distingue et amalgame démocratie, libéralisme et capitalisme sans pour autant les confondre. Il laisse plutôt entendre qu’ils forment une sorte de bloc permettant d’assurer leur pérennité.

La critique négative chez Horkheimer et Adorno

Le triomphe de l’« Idée » du libéralisme que Fukuyama fait remonter à Hegel et qu‘il envisage comme un progrès positif de l’humanité n’est pas sans susciter d’autres critiques[4]. Au lieu de constituer un progrès vers une plus grande rationalité objective commune à toute l’humanité, le libéralisme contemporain (néolibéralisme) nous présente une forme d’organisation sociale totalement administrée par le marché et les bureaucraties étatiques dans les pays capitalistes avancés. Max Horkheimer, un des fondateurs de l’École de Francfort, dépeint le côté sombre du triomphe de la démocratie libérale dans laquelle nous vivons depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Son célèbre collègue, Herbert Marcuse, poussera encore plus loin la critique négative du « monde libre »[5]. Parmi les symptômes du libéralisme se trouve le triomphe du subjectivisme individualiste total. Les apôtres du libéralisme, ridiculisent l’idée voulant que la Raison puisse être objective ou celle qu’il existe un bien collectif, commun à l’ensemble des êtres humains. Pour Horkheimer, le capitalisme n’aboutirait qu’à une fausse reconnaissance mutuelle et à une aliénation de l’être humain aux préférences subjectives sans souci réel pour l’autre.

La vie commune est réduite à une série de calculs rationnels proches de ceux de l’économie marginaliste[6]. Selon Horkheimer, elle serait aux antipodes d’une conception objective de la Raison[7]. C’est en travaillant avec Theodor Adorno, un autre membre important de l’École de Francfort, qu’Horkheimer a pu approfondir sa critique du libéralisme triomphant. Qu’ils appartiennent à la classe laborieuse ou à la classe possédante, les êtres humains sont réifiés et ne font que perpétuer un système économique qui, pour fonctionner, surexploite certaines personnes et en laisse d’autres pourrir dans les rangs grandissants des non exploitables. Le libre marché, censé servir l’humanité en optimisant les résultats pour l’humanité, ne produit, en fait, que l’inverse : une mutilation des êtres humains et de leurs capacités créatrices[8].

Au lieu de créer la riche diversité d’êtres humains pleinement individualisés et réalisés, comme le souhaite Marx à propos d’un possible qui dépasserait la division du travail capitaliste, le monde capitaliste produit une masse d’individus qui vivent au jour le jour, craignant à tout moment de perdre leur gagne-pain et de tomber dans les rangs des surnuméraires que génère le capital[9]. Comme l’explique Desai, Marx affirme que l’achat de la force de travail par une classe de capitalistes ne se fait que lorsqu’il y a une plus-value à réaliser[10]. Cela a des conséquences sur le fonctionnement global du Capital et de ses cycles. Le défi est de trouver de nouvelles façons de lutter pour sortir de l’engrenage capitaliste. Le meilleur des mondes possibles, selon Fukuyama, serait en réalité une impasse historique où est prise la vaste majorité de l’humanité, pour ne pas dire sa totalité[11]. Pour Horkheimer comme pour Adorno, la Raison peut reprendre ses droits et l’irrationalité du capitalisme peut et doit être remise en question. Il incombe de faire la critique de ses limites et de son incapacité à réellement satisfaire les besoins de l’humanité.

La critique négative chez Marcuse

Il faut remonter à une des premières oeuvres majeures de Marcuse, Raison et Révolution, pour trouver les germes de sa critique du capitalisme contemporain. La délimitation des contours d’un nouvel universalisme part de la négation de l’ordre existant. Ce qui est immédiatement devant nous, le triomphe de l’ordre libéral capitaliste, se satisfait de cet immédiat et ne désire pas recourir à une réflexion dialectique qui pousserait la contradiction dans ses conséquences ultimes. La pensée dialectique dévoile les contradictions qui habitent le monde mutable des « faits » et les possibilités réelles dont il regorge, alors que l’ordre capitaliste réifié empêche de voir. Alors que Hegel renonce partiellement à la radicalité de son projet, Marx le reprend en produisant une critique du monde du travail et des contradictions sociales. Hegel avait déjà pressenti certains éléments de la critique marxienne, avec son analyse du « travail abstrait et quantitatif ». Le jugement que porte Marx, selon nous, a sa raison d’être dans toute critique substantielle du capitalisme, peu importe les formes qu’il a prises ou qu’il pourra prendre[12]. C’est que l’aliénation et la réification, sises au coeur du système capitaliste, créent en bonne partie le mécontentement existentiel actuel. Le capitalisme ne peut produire un concept universel de l’homme, car pour survivre, il doit s’en servir comme d’un simple moyen d’atteindre une fin qui lui est étrangère. La croissance pour la croissance, la productivité pour la productivité, tous les efforts déployés afin qu’un système économique contradictoire et destructeur puisse se perpétuer caractérisent l’universalisme de façade du capitalisme, qui persiste à tenir ses propres catégories normatives comme universelles :

Si l’individu n’est rien qu’un membre d’une classe, nation, ou race particulières, ses prétentions ne sauraient porter au-delà de son groupe particulier, et il lui faut en accepter les normes. Pour Hegel, au contraire, il n’est aucune particularité qui puisse légiférer pour l’homme individuel : ce droit suprême est réservé à l’universel.[13]

Puisque le capitalisme voue l’humanité à la division, à la séparation en classes, en nations et en groupes ethniques particuliers, et que Fukuyama renchérit en niant la possibilité de dépasser cet horizon, le monde est condamné à être morcelé et conflictuel plutôt que pacifique. C’est surtout dans ses conclusions que Fukuyama troque son chapeau de philosophe pour celui d’idéologue. La perspective marcusienne ouvre, quant à elle, une possibilité de rupture et d’ouverture sur un véritable universel moyennant une sortie véritable du modèle économique capitaliste[14].

La critique n’est pas réduite à une négation purement théorique ; elle prend ses sources dans les contradictions fondamentales de la réalité socio-historique elle-même et dépasse en cela le sens commun. Les vagues de contestation contre l’austérité, la crise financière mondiale frappant notamment la Grèce, le Portugal et l’Espagne, les révoltes au Moyen-Orient et la dégradation environnementale sont les signes d’un malaise social plus profond. Le fonctionnement des marchés financiers globaux, les inégalités croissantes au sein et entre les sociétés, ne sont pas des fatalités. Elles sont les conséquences directes et indirectes de l’économie capitaliste. Le changement de ces rapports sociaux d’exploitation est de mise. Il se produira en raison des contradictions inhérentes à l’économie capitaliste qui engendrent la misère, l’aliénation et l’exclusion, mais aussi la révolte. La chose est d’autant plus vrai que des acteurs sociaux porteurs d’un monde qualitativement différent s’attellent périodiquement à cette tâche herculéenne. La négation est immanente au monde capitaliste.

Mais la négation que la dialectique réserve à ces notions correspond à la critique d’un système qui renie ses propres promesses et ses propres possibilités[15]. La notion de totalité concrète exposée par Kosik jette un éclairage sur la réalité humaine en tant que procès où le sujet produit et reproduit sa réalité sociale[16]. Cette notion conçoit en outre le monde dans sa quotidienneté et son expérience effective et affective comme une unité de jugements et de valeurs[17]. Spécifiquement, la critique du quotidien par le concept de totalité concrète lève le voile sur la soumission de l’individu à un ensemble de rapports sociaux qui se manifestent pour lui de façon pragmatique. À première vue, elle semble figée, si l’on ne tient pas compte du fait que l’expérience quotidienne de la reproduction du capital peut être brisée par la praxis humaine[18].

Rupture hégémonique

Le Crash économique de 2008, les printemps arabe et érable, le mouvement Occupy sont des preuves parmi tant d’autres que l’idée d’une stabilisation du capitalisme, comme on le croyait à la fin de la Guerre Froide, n’est pas tenable. Nombre de penseurs ont dû admettre que le capitalisme continue à montrer les tendances de crise, de chômage endémique et de gaspillage de ressources similaires à celles recensées par Marx. Après la récente crise de non solvabilité des propriétaires, durant laquelle des milliers d’Américains ont perdu leurs maisons, Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, fait la prédiction que la prochaine grande manifestation de la crise économique sera celle qui découlera de l’endettement des étudiants américains et que cela annonce le début de la fin de ce que les libéraux présentent comme le rêve américain[19].

Ces deux piliers de l’exceptionnalisme américain (l’accès à la propriété immobilière et l’accès aux études supérieures) permettaient en principe à ceux et à celles qui forment les rangs de ce qu’Antonio Gramsci appelait « les classes subalternes ou instrumentales » d’espérer un jour sortir de la misère sociale et économique. Stiglitz admet que le problème de l’accès à l’éducation ainsi que l’endettement signalent un problème plus profond au coeur même du néolibéralisme actuel[20].

Marx aurait probablement jugé normal que le système d’éducation supérieure prenne cette coloration capitaliste, que ce n’est qu’une manifestation flagrante, parmi tant d’autres, de la marchandisation de tous les aspects de la vie sociale. Le capitalisme tend à faire miroiter l’image d’une société égalitaire où tous les individus ont des chances égales et où chacun peut tirer son épingle du jeu s’il met les efforts nécessaires. Le fonctionnement factuel du capitalisme, à chacune de ses phases historiques (libre-échangiste, monopoliste-impérialiste) ne s’est jamais conformé à la théorie libérale ou néolibérale. En réalité, les antagonismes de classes et les inégalités vont toujours au-delà du mythe de l’individu capable seul de surmonter les contradictions et les impasses du système économique. Karel Kosik, pour sa part, note que la théorie critique aurait avantage à ne pas suivre l’évolution de la pensée économique contemporaine qui tend à se fétichiser de plus en plus :

L’économie politique bourgeoise a désormais perdu conscience de la connexion de l’« homme économique » avec la réalité économique du capitalisme, dans laquelle l’individu est véritablement et pratiquement réduit à l’abstraction de l’« homme économique » […] Par opposition, Gramsci souligne avec raison la connexion de l’« homme économique » avec la problématique et la réalité de la structure économique qui engendre l’abstraction de l’homme[21]

Herbert Marcuse souligne que seule une pensée dialectique dans la lignée de Hegel et de Marx permet de voir, au-delà des manifestations phénoménales, l’essence des rapports sociaux établis. Marcuse reprend l’idée, chère à Marx, selon laquelle les rapports sociaux dans les sociétés divisées en classes sociales antagoniques sont remplis de contradictions qui s’accumulent les unes sur les autres et éclatent dans des moments de crise ou de révolution[22]. Cela prouve que le réel n’est pas nécessairement rationnel, que le système économique qui promet la prospérité généralisée engendre, au contraire, plus de misère. C’est à des moments historiques de récession ou de taux de chômage élevé que se développe une conscience de classe critique et une rupture hégémonique[23].

Antonio Gramsci fut l’un des marxistes à s’intéresser le plus au concept d’hégémonie et à développer ses applications pour mieux comprendre les dynamiques du pouvoir au XXe siècle. Il attire l’attention sur le fait qu’entre l’exploitation économique, d’une part, et la domination explicite d’appareils répressifs de l’État, d’autre part, l’ordre capitaliste se consolide sous l’effet des organisations et des mouvements au sein de la société civile : « Les intellectuels sont les « commis » du groupe dominant, destinés à remplir les fonctions subalternes de l’hégémonie sociale et du gouvernement politique»[24]. Grâce à l’exercice d’une hégémonie bien orchestrée, un mélange dosé de consentement et de coercition, la classe dominante a moins souvent besoin de recourir à la force pour réprimer le mécontentement populaire des masses. L’hégémonie, telle que comprise par Gramsci, se concrétise par des concessions matérielles qui ne remettent pas en cause la préséance de la classe dominante. Comme le rappelle d’ailleurs Nicos Poulantzas, qui rejette l’idée voulant que le fascisme repose soit purement sur la force brute ou sur l’idéologie, ce qui irait à l’encontre d’une explication matérialiste de l’histoire. « L’État assume ainsi en permanence une série de mesures matérielles positives à l’égard des masses populaires, même si ces mesures constituent des concessions, imposées par la lutte des classes dominées »[25]. Ainsi, n’importe quelle forme d’hégémonie de classe est mortelle et les contradictions sociales finissent toujours par la faire éclater.

Il est à noter que Hegel envisageait une sorte de fin de l’histoire qui n’a rien d’absolu, contrairement à ce qu’affirmera plus tard Fukuyama. Pour Marcuse, Hegel était trop fin observateur et trop bon analyste de la société de son temps pour se faire d’illusions sur la stabilité ultime du nouveau monde capitaliste qui se répandait à partir de l’Europe au XIXe siècle. Malgré son attrait pour le nouveau monde bourgeois qui se mettait en place, Hegel ne tombait jamais dans le piège d’éterniser ce modèle[26]. Il incombait à des penseurs comme Marx, Gramsci et Marcuse de commencer à dessiner les contours d’un autre monde possible au-delà de l’horizon libéral-capitaliste. C’est donc à ce niveau qu’on peut soulever la question de la remise en cause de l’hégémonie capitaliste. Slavoj Zizek paraphrase Gramsci lorsqu’il dit qu’entre l’ancien monde mourant et le nouveau se produit une panoplie de phénomènes morbides qui empêchent jusqu’à un certain point, l’émergence d’une solution de rechange triomphale[27].

Il n’y a rien de plus morbide que de voir des partis d’extrême droite regagner en popularité ou des partis traditionnellement de gauche se rallier de plus en plus aux dictats du marché et participer allègrement aux coupures dans les programmes sociaux. Pourtant, c’est aussi dans les cas extrêmes que l’espoir renaît, car les fausses solutions réactionnaires appellent une réponse plus universelle. S’inspirant partiellement de Georges Sorel, Gramsci endossait la nécessité d’alimenter l’esprit de scission entre la classe ouvrière et la bourgeoise[28]. Aujourd’hui, un penseur comme Alain Badiou propose une idée similaire lorsqu’il fait mention du passage de l’inexistence du prolétariat militant à l’affirmation de son existence politique. Ce qui explique en quelque sorte ce que l’on entend par rupture hégémonique qui passe nécessairement par l’affirmation politique des classes exploitées :

L’être social et économique du prolétariat n’est pas douteux. Ce qui est douteux, qui l’a toujours été et qui l’est aujourd’hui plus que jamais, c’est son existence politique […] Du point de vue de leur apparaître politique, ils ne sont rien. Et le devenir « tout » suppose le changement de monde, c’est-à-dire le changement transcendantal. Il faut que le transcendantal change pour que l’assignation à l’existence, donc l’inexistant, le point de non apparaître d’une multiplicité dans un monde, change à son tour[29].

Gramsci faisait allusion à la fin des subalternes en tant que simples sujets et à leur devenir comme acteurs politiques agissants concrètement dans l’Histoire ; Badiou évoque la difficulté que le prolétariat à passer de l’inexistence à l’existence politique. Dans tous les cas, et ce qui nous concerne aussi, il s’agit de comprendre comment émerge un sujet révolutionnaire universel capable de dépasser les contradictions du capitalisme et de créer un monde nouveau. La rupture hégémonique marque le point de départ de ce long processus de transformation. C’est cette rupture hégémonique, son incarnation dans des mouvements sociaux concrets et la nouvelle pensée critique qui indiquent le point de départ de la reformulation nécessaire d’un nouveau projet démocratique communiste.

Le cycle des luttes

La lutte des classes, plus que l’évolution des idées, est le premier mouvement historique qui mérite d’être étudié dans la constitution dialectique de la totalité concrète. Nous faisons ici la recension de deux mouvements sociaux contemporains pour comprendre comment ces derniers répondent aux contradictions du capitalisme identifié par la critique négative. S’il est vrai que le mouvement ouvrier fut le premier à appeler à une lutte internationale, nous pouvons nous poser la question, à l’instar de Hardt et de Negri, si, à notre époque, l’internationalisme du mouvement ouvrier est vraiment chose du passé[30]. Cependant, à leur suite, nous pouvons affirmer que la pratique de l’internationalisme—que nous voyons comme un appel à l’universel—n’est pas morte, bien qu’elle prenne des formes diverses selon les mutations du procès de reproduction du capital.

Il s’agit de sonder comment s’articulent les mouvements sociaux des dernières années, comment ceux-ci évoluent dialectiquement avec les changements prenant place au sein du capitalisme dans sa totalité concrète. Puisque ces transformations s’assimilent à une réponse consciente d’individus mobilisés ayant une subjectivité sociopolitique propre, forgée dans la lutte contre les inégalités inhérentes au capitalisme, l’étude de leurs contre-propositions au capitalisme nous permet de comprendre le mouvement positif vers une redéfinition des rapports sociaux. La constitution d’une subjectivité sociopolitique est issue d’une expérience de socialisation au sein du capitalisme ; ainsi, leurs revendications et mobilisations transforment le système capitaliste ou, du moins, la représentation que les individus en ont[31]. La notion de « cycle de luttes » de Hardt et Negri nous permet de comprendre comment une lutte d’abord locale est « traduite » de façon à ce qu’elle trouve une résonance dans d’autres contextes, lui permettant ainsi de s’internationaliser[32]. En ce sens, les luttes sociales sont à la fois cumulatives et contagieuses, à la façon de virus pouvant se propager et ainsi passer d’une lutte singulière à une lutte universelle[33]. Pour Hardt et Negri, bien que ces cycles de lutte expriment une résistance contre la reproduction du capital, ils façonnent aussi la façon dont le capitalisme va se restructurer, fonctionnant ainsi de manière symbiotique[34].

Les mobilisations se démultiplient, se transforment en une multitude, ce qui peut parfois sembler les rendre mutuellement exclusives dans leurs revendications et dans l’émergence de nouvelles identités sociopolitiques fragmentées et morcelées qui ne semblent pas, à première vue, avoir de projet commun sinon la défense de leur propre particularisme[35]. Pourtant, la question est loin d’être tranchée, puisque l’appel à l’irréductible singularité des individus au sein des nouvelles formes de mouvements sociaux ne signifie pas nécessairement l’exclusion d’un projet collectif et d’une vision sociale d’un avenir différent[36]. Il s’agit de voir si ces luttes particulières comportent en elles des éléments appelant une forme d’universalisme, comme a pu le faire le mouvement ouvrier auparavant.

Si ces mouvements ne sont qu’une résistance temporaire, une révolte, sans projet de transformation globale, nous pourrions conclure avec Francis Fukuyama que nous avons atteint la fin de l’Histoire avec le capitalisme triomphant. Nous faisons plutôt l’hypothèse contraire : les mouvements sociaux des dernières années, conjugués avec l’émergence d’une nouvelle pensée critique, mettent en place les éléments d’une transformation globale et universelle des rapports sociaux. La multitude trouble en effet les garants de l’ordre capitaliste. Thomas Hobbes, d’après Friedrich Engels, faisait appel à la monarchie absolue pour maintenir la multitude disciplinée[37]. Virno affirme que cette dernière est l’antithèse du peuple puisque ce dernier dépend de l’État pour assurer son existence effective[38]. La multitude existe sans le recours de l’État, comme une pluralité persistant en tant qu’action collective au sein de l’espace public[39]. Cependant, l’universalité unitaire de la multitude permet l’individuation de l’universel par l’expérience commune[40]. Contrairement à Virno et Negri, nous pensons que la multitude—comme l’affirme Zizek (voir plus bas)—n’est pas exclue du procès de reproduction du capital. De plus, nous verrons en quoi cette multitude est récipiendaire d’universalisme non pas principalement par le langage, l’intellect public ou les « lieux communs » (Common places), mais par la transformation de la singularité individuelle par l’entremise d’enjeux concrets[41].

Printemps arabe et mouvement Occupy

L’historien Eric Hobsbawm affirme que le Printemps arabe lui rappelle 1848 : éclatant dans un pays, la révolution se répand au travers d’un continent ; deux ans plus tard les penseurs progressistes d’Europe penseront que ces révolutions sont vaines, alors que nous savons maintenant qu’elles étaient une réussite à plus long terme[42]. Même si la portée du mouvement est encore relativement difficile à évaluer, il demeure que le mouvement Occupy, lui-même issu du mouvement du Printemps arabe, est rapidement devenu global tout en étant issu d’enjeux sociaux assez bien définis : la crise économique et les effets sociaux désastreux des plans d’austérité[43]. Les événements se sont déroulés alors qu’on cherchait une solution de rechange au bipartisme droite/gauche des systèmes politiques en place[44]. Une tentative, donc, de refonder la capacité d’indignation de la gauche, capacité qui était plus souvent qu’autrement laissée à la droite, alors que la gauche électorale se contentait d’administrer l’hétérogénéité sociale et les crises en faisant le moins de remous possible[45]. Plus spécifiquement, au Québec, les mobilisations eurent comme toile de fond des scandales de corruption ayant entaché la classe politique[46]. C’est cette critique de la politique actuelle qui fit en sorte que les indignés eurent recourt à des techniques délibératives aussi inclusives que possible[47].

Même si les actions du mouvement des Indignés demeurèrent purement symboliques[48], elles eurent l’avantage de mobiliser des secteurs de la société qui n’étaient pas mobilisés auparavant (jeunes, précaires, professionnels)[49]. Cela nous renseigne sur le fait que l’accentuation de la crise économique, vécue comme une forme de domination concrète[50], a eu une incidence sur la formation d’une subjectivité politique pouvant radicaliser une population auparavant « apolitique ».

Ce qui frappe chez le mouvement Occupy et des indignés, c’est la façon profondément antagoniste de présenter les adversaires. En ce sens, il y avait reformulation des enjeux et des revendications dans un univers d’antagonismes de classes[51]. Cependant, ces « classes » sont dichotomiques et très vastes—voire ambiguës—et cela explique en partie le succès que le mouvement a pu avoir chez de larges segments de la population[52]. Cependant, les participants d’Occupy ainsi que les indignés devaient agir indépendamment de leur filiation organisationnelle et seulement à titre d’individus[53] insérés dans des réseaux, à la façon d’utilisateurs d’Internet qui « militent » sans jamais se sentir comme appartenant à une organisation formelle[54]. Un mouvement social ne peut espérer perdurer s’il ne s’inscrit pas dans des organisations plus formelles[55]. Mobilisant le « je » dans des occupations symboliques, refusant de s’inscrire dans des organisations qui auraient fait perdurer le mouvement, le mouvement des indignés s’est peut-être limité à la satisfaction d’avoir protesté sans jamais chercher à organiser un monde différent[56].

Le mouvement étudiant au Québec

Le mouvement étudiant qui a secoué la classe politique du Québec et énergisé les forces progressistes latentes de la société est présenté comme s’inscrivant dans la suite logique du mouvement des indignés[57]. Une chose qui est certaine, c’est que ce qui a débuté par une grève en réponse au projet du gouvernement libéral d’augmenter substantiellement les frais de scolarité s’est prolongé en un mouvement social autonome, décentralisé et spontané dont l’enjeu dépassait les frais de scolarité[58]. Dès le début, la CLASSE a présenté l’idée de bloquer la hausse dans un espace de revendication plus vaste[59] mobilisant ses membres par-delà leur statut d’étudiants, dans leur condition de travailleur, de femme ou d’homme[60] et où la mobilisation commune traversa les clivages entre étudiants anglophones et étudiants francophones[61].

Le mouvement étudiant au Québec fut sans aucun doute le plus rassembleur des dernières années, même si ses revendications pouvaient parfois sembler hétérogènes. C’est son caractère mobilisateur sans recours aux organisations formelles qui permit au mouvement de donner naissance à celui des casseroles[62], qui fut spontané et extrêmement localisé dans l’action. Cette spontanéité a rapidement dépassé[63] la classe politique, à un point tel où les manifestant ont demandé la démission de Jean Charest. Ceux qui se mobilisaient au sein du mouvement des casseroles, dans leurs propres quartiers, étaient des gens ordinaires peu connus comme militants actifs, mais se partageaient entre partisans de l’ordre social et tenants de son changement[64]. C’est, nous croyons, dans l’articulation de leur subjectivité sociopolitique issue de la domination qu’ils vivaient quotidiennement que ces derniers comprirent de quels côtés se situaient leurs avantages objectifs. Cela n’a été possible que lorsque le mouvement social initiant la mobilisation (dans notre cas le mouvement étudiant), est arrivé à articuler sa lutte dans un espace plus vaste, s’inscrivant dans l’universel afin de lier la vie quotidienne de plusieurs à une lutte qui peut sembler à première vue singulière. Ou, dans les mots de la CLASSE :

La gratuité n’est pas seulement une absence de prix, c’est l’abolition des barrières économiques pour l’accès à ce qui nous est le plus précieux collectivement. C’est l’abolition des entraves à la pleine réalisation de notre humanité. La gratuité, c’est payer ensemble ce que l’on possède ensemble[65].

Cependant, cette praxis s’opère à long terme et il est possible de voir là un des échecs de la CLASSE. Une fois la grève terminée, et la CLASSE dissoute[66], plusieurs militants se sont trouvés dans un vide où ils ne trouvaient aucune organisation pour continuer le combat[67].

Universalisme[68] dans le projet politique de la refondation du communisme

La triade de l’universel-particulier-singulier se présente ainsi :

  1. L’universalité du genre humain

  2. Le particularisme fragmentant l’universel (classe, genre, etc.)

  3. La distance possible entre a et b qui forme l’espace du singulier[69].

Nous verrons que ce que propose le renouveau de la pensée critique est de prendre en compte la médiation des enjeux et de la lutte dans l’établissement d’un Universel qui n’est pas antithétique au singulier.

Le projet de l’Universalisme politique dans le communisme de Marx

Marx prédisait que l’évolution du capitalisme allait de plus en plus imposer la collaboration et le caractère foncièrement social du procès de production et de reproduction du capital. C’est ce qui le poussa à affirmer que la bourgeoisie allait devenir une classe superflue dont toutes les fonctions sociales allaient être assurées par des employés rémunérés. Pour Marx, donc, le communisme consistait en un régime politique et économique reconnaissant le caractère social du travail et établissant que le développement de chacun serait conditionnel au développement de tous. La tradition marxiste établissait déjà un universel en stipulant que la classe la plus dominée était celle qui pouvait changer radicalement le monde en s’assurant de répondre aux intérêts objectifs du reste de la population[70]. Marx faisait ainsi le pari qu’un seul antagonisme détermine les autres et agit comme universalité concrète[71].

Le Communisme est la synthèse entre les apories du capitalisme amenant elle-même des pratiques sociales antithétiques aux siennes. En ce sens, l’idée du Communisme est une réponse à la dépolitisation du sujet puisqu’il le politise dans une perspective de conflit antagoniste[72]. C’est une lutte, comme nous l’avons vu précédemment, contre les enjeux issus de la reproduction du capital. Cette lutte est constante et doit transformer ce que Badiou nomme l’état—les contraintes limitant les horizons de possibilité et déterminant ce qui est possible—en évènement : la rupture dans l’ordre des possibles et la création de nouvelles possibilités[73]. C’est en ce sens que l’idée du Communisme est partiellement mutable puisqu’elle est le résultat dialectique d’un état ainsi qu’un évènement dont les possibilités sont infinies. L’idée du Communisme se pose donc comme une pratique sociale dépassant le postpolitique qui présente les enjeux comme une lutte manichéenne entre le bien et le mal incarné par des individus spécifiques[74] cherchant comme finalité la jurisprudence individualisant les revendications politiques en les transformant en de simples questions techniques[75]. L’idée du communisme re-politise le sujet en recentrant les luttes sociales au niveau du conflit[76].

Rupture du postpolitique

Les deux mouvements sociaux présentés démontrent l’émergence d’un nouveau projet démocratique qui permet de donner sens aux luttes contemporaines de la multitude. Nous proposons dans les pages qui suivent de nous intéresser à une description de ce nouveau projet. En premier lieu, ce projet est en rupture avec le postpolitique strictement légaliste n’ayant pour objet que de libérer de ses préjugés moraux la société condamnée à voir des transgressions partout[77]. Il cherche à poser un autre monde par-delà l’état en mobilisant les catégories particulières au sein d’un projet universaliste. Un projet politique portant sur l’universalisme est en état de rupture avec le capitalisme puisque ce dernier pose comme finalité le bonheur individuel et égoïste[78]. Le libéralisme se veut une idée universelle, certes, mais cette universalité établit le particularisme de l’homme blanc et riche[79] comme un ordre normatif universel et offrant comme seul universalisme la législation des droits individuels[80].

Le nouveau projet d’un Universalisme communiste

Pour les mouvements sociaux contemporains autant que pour les penseurs, ce nouvel universalisme surgira dans une rupture historique brisant l’état en agissant comme évènement[81]. Pour Zizek, nous sommes à une époque où deux catégories sociales sont récipiendaires d’une forme d’universalisme : 1) les oligarques mondiaux et 2) les surnuméraires[82].

L’antagonisme des deux catégories universelles est d’une part le choix d’un hédonisme matérialiste et d’autre part une forme d’universalisme incarné dans une cause transcendantale[83]. Ce sont ceux qui sont tenus à l’écart de toute forme de représentation qui peuvent devenir les médiums de représentation universelle[84]. Ce dernier groupe de plus en plus nombreux n’est pas « exclu » du capitalisme (la part des sans-parts) puisqu’il participe à la reproduction du capital comme travailleurs informels ou entrepreneurs individuels[85]. Ces derniers sont récipiendaires d’un nouvel Universel : celui d’un lien transculturel par-delà les particularismes régionaux, une lutte antagoniste entre les exploités et les exploiteurs[86]. La réalité objective est déjà médiatisée par une subjectivité en lutte ; le communisme ne va pas s’établir seulement avec des conditions objectives, mais avec des luttes sociales[87]. Zizek suggère ainsi le dépassement du cantonnement des « exclus » dans un moi autoritaire (voir Adorno plus haut) ou dans la philanthropie et la charité propre au postpolitique.

Zizek nomme « singularité universelle » le fait de ne pas mobiliser un attachement à une idée abstraite, mais à des enjeux auxquels tous font face dans leurs vies singulières[88] (crises économiques, environnementales). Ces enjeux sont imputables au capitalisme. La prise de conscience du camp adverse provoque la transformation de l’individu isolé en acteur politique mobilisé[89]. L’Universalité-pour-soi survient conjoncturellement et n’est pas extérieure ou au-delà de son contexte spécifique : elle y est inscrite. En effet, l’identité du particulier est divisée dans son aspect particulier et universel[90]. En ce sens, la singularité universelle, débarrassée des propriétés particulières,[91] est un raccourci entre le singulier et l’universel, ne les posant pas comme des opposés, mais comme complémentaires. En deçà de nos différences, nous pouvons nous identifier à une lutte antagoniste dans laquelle nous prenons part à l’universel tout aussi bien qu’au singulier[92].

Ce sont les parts des exclus de toutes cultures qui se joignent dans une lutte commune. Le mouvement des indignés, comme nous l’avons vu précédemment, pose le conflit dans un clair antagonisme de classe où 99 % de la population s’oppose au 1 % représentant la nouvelle oligarchie globalisée. Plus encore, le 99 % a une vision globale et même si elle ne cherche pas nécessairement à bâtir explicitement un lien transculturel dépassant les particularismes régionaux, le travail se fait, de facto, par la reconnaissance explicite d’une universalité des 99 % face à une oligarchie mondialisée qui a cristallisé sa conscience de classe par-delà les particularismes nationaux. Cependant, le mouvement fut loin de mobiliser les exclus du système, le réel quart-monde oeuvrant dans l’informel et participant concrètement à la reproduction du capitalisme. Le projet universel communiste n’est pas mort. Il survit dans les actes des mouvements sociaux et dans ses élaborations théoriques contemporaines. Il va de soi que ce dernier persiste ; puisqu’il est la partie cachée et en devenir de la totalité concrète capitaliste. Refuser de reconnaitre le devenir autre qui se construit par antithèse au capitalisme équivaut à réifier le présent au détriment de notre avenir.