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Depuis quelques années, il semble que la « race » ait occupé une place de plus en plus prépondérante sur la place publique. Les attentats en France, au Bangladesh, en Belgique et en Turquie—pour ne citer que quelques tristes exemples—ont coïncidé avec une crise humanitaire angoissante dans le bassin méditerranéen. Ceci a obligé l’Europe et le reste du monde à répondre à la migration de millions de personnes déplacées par les conflits militaires, la dégradation de l’environnement, les bouleversements économiques, et la quête d’une vie meilleure. Aux États-Unis, l’incrédulité ahurie provoquée par la candidature de Donald Trump à la présidentielle n’a été dépassée que par la consternation et la colère en réponse aux assassinats des Afro-Américains par des policiers. Michael Brown, Alton Sterling, Philando Castille, la mort en détention de Sandra Bland... De tels événements—et soulignons que cette liste n’est point exhaustive—ont gagné en infamie en raison de l’omniprésence des médias sociaux ; ils ont également déclenché une vague d’activisme antiraciste, notamment le mouvement Black Lives Matter, qui conteste les structures de pouvoir racialisées sur lequel la société américaine est construite.

Ce mouvement—d’une envergure transnationale—de conscience accrue de la race et de ses implications s’est aussi manifesté au Québec. En effet, la société québécoise n’a nullement été à l’abri des débats difficiles sur la religion, l’immigration et de l’identité—un point souligné par la discussion de longue date sur les « accommodements raisonnables » et l’acrimonie qui entourait la charte des « valeurs québécoises ». Il y a eu des controverses récurrentes sur la question du blackface et la question connexe des opportunités pour les artistes non blancs dans le paysage culturel. Parallèlement à une tendance qui est tout aussi évidente au Canada anglais, ces débats ont été marqués par des notions d’exceptionnalisme ; on dit que la race et le racisme sont un problème d’« ailleurs », pas d’ici. Pourtant, les morts à Montréal de Fredy Villanueva, Alain Magloire, et Jean-Pierre Bony, le scandale entourant l’abus policier des femmes autochtones à Val d’Or et les questions des relations entre les forces policières et les minorités raciales au Québec, semblent suggérer le contraire. Idem pour l’activisme autochtone du mouvement Idle No More, qui nous rappelle la vérité inconfortable que notre société s’est construite sur la dépossession et le racisme systémique. Tous ces exemples sont des manifestations actuelles de structures de pouvoir façonnées par l’histoire de la race. Il est donc clair qu’étudier la race comme phénomène historique est de plus en plus nécessaire.

Avant d’aller plus loin, je voudrais d’abord expliquer ce que j’entends par la « race ». Quand j’emploie ce mot, je ne veux en aucun cas supposer une réalité objective ou biologique, mais plutôt une construction sociale et politique qui, dans son expression la plus simple, s’appuie sur des différences physiques apparentes, mais finalement superficielles. Les liens entre le concept de race et le colonialisme de l’époque moderne, ainsi que le justificatif idéologique de ce dernier—l’impérialisme—attirent notre attention sur la manière dont la race a été à la fois façonnée par et déployée pour justifier des structures de pouvoir. En tant que telle, la race, comme d’autres constructions sociales telles que le genre ou la classe, peut être utilisée comme une catégorie d’analyse pour interroger des structures de pouvoir, qu’elles soient historiques ou contemporaines. Vu sous cet angle, on peut comprendre la race comme le résultat d’un processus par lequel une logique essentialiste qui contribue à la création d’un « Autre » par rapport à qui on définit sa propre identité et celle de sa communauté. C’est une représentation qui sert également de justification pour ceux « à l’intérieur » de la communauté imaginée qui jouissent d’une position de pouvoir par rapport à ceux qui en sont marginalisés ou considérés comme « à l’extérieur ». Bien que les structures de pouvoir racialisées impliquent très souvent une hiérarchie de couleur, nous verrons dans ce numéro que ce n’est pas toujours le cas.

Le concept de race est devenu de plus en plus discuté dans le milieu intellectuel et de plus en plus utilisé comme outil d’analyse dans la discipline historique. Si par le passé, on a compris la race comme étant biologique, ce constat est depuis longtemps discrédité. Aujourd’hui, plusieurs chercheurs s’accordent pour comprendre celle-ci comme une construction sociale reflétant des structures de pouvoir inégales entre différents groupes. La seconde moitié du XXe siècle, une période marquée profondément par la décolonisation, le mouvement des droits civils aux États-Unis et l’émergence du « Tiers Monde » comme force politique et idéologique, a été témoin de développements historiographiques importants. Les années 1960 ont vu la montée des analyses, associées très souvent à la Nouvelle gauche, qui contestaient l’histoire politique orthodoxe, le cadre d’analyse national et l’État-nation comme source primaire d’identité. De telles histoires ont anticipé l’émergence, dans les années 1970, des études postcoloniales, qui explorent les bases culturelles de l’impérialisme et de la production culturelle découlant de la rencontre entre colonisé et colonisateur, et ont montré l’émergence et l’évolution de la race comme fondement identitaire et comme justification de la domination impériale. Cela a été suivi dans les années 1980 par l’émergence aux États-Unis de ce qui allait être connu comme la critical race theory, une réponse à la réaction néoconservatrice au mouvement des droits civiques. Parmi les autres réalisations, les spécialistes de la critical race theory ont montré que la race est loin d’être un phénomène qui fonctionne d’une façon indépendante et isolée. Au contraire, le concept de « l’intersectionnalité », avec ses origines dans la théorie féministe et les recherches de bell hooks, Patricia Hill Collins, Kimberlé Crenshaw et bien d’autres qui théorisent les expériences vécues par les femmes afro-américaines, souligne la relation mutuellement constitutive entre la race et d’autres catégories d’analyse, telles que la classe et le genre. Bien que ces phénomènes puissent être traités comme analytiquement distincts, l’intersectionnalité souligne que ces catégories sont « enchevêtrées, se déterminent [et] se renforcent mutuellement »[1], possédant d’un impact qui est en fin de compte plus que la somme des parties constitutives.

Le concept de race devient intéressant dans l’optique où il nous permet de déconstruire et de comprendre l’implantation des structures de pouvoir raciales. Comme les premiers paragraphes de cette préface le soulignent, la race a façonné le monde actuel de manière si marquée qu’on a tendance à oublier les conséquences encore palpables s’y rattachant. On ne peut ignorer les effets qu’ont eus certaines structures de pouvoir inégales, perpétuant encore aujourd’hui des inégalités entre diverses populations essentialisées, voire « racisées ». La race est partout et demeure présente à bien des niveaux.

Pourtant, il existe un certain malaise quant à l’utilisation du terme « race ». Il apparait difficile d’utiliser le mot sans guillemets, par risque de se faire désigner comme participant à renforcer la construction raciale que plusieurs tentent en fait de déconstruire. Cette réalité est particulièrement marquée en France et ce, malgré l’importance de la race dans l’histoire moderne de ce pays ainsi que l’importance que la France et les Français occupent dans l’histoire de la race[2]. Cette déconvenue est en partie une conséquence des aspirations universalistes du républicanisme français qui met un accent discursif sur l’égalité de tous les citoyens. Ce tabou est également un legs de la logique et des ambitions assimilationnistes qui, bien que nullement abouties ni exemptes de contradiction, ont modelé l’entreprise impériale française.

Le mot race n’est pas perçu de la même façon dans le monde anglophone. Là encore, le legs de l’empire est sans doute crucial, car l’entreprise impériale britannique, ainsi que ses fruits sous-impériaux—les États-Unis, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, et l’Afrique du Sud—se fondait sur une logique raciste beaucoup plus explicite. Nonobstant la politique britannique au Bas-Canada dans la foulée des rébellions de 1837-1838, l’assimilation n’était pas l’objectif. Au contraire, on peut soutenir que l’organisation, la séparation, voire la ségrégation selon une hiérarchie raciale étaient au coeur de la dynamique impériale britannique. On peut penser à l’exemple de l’Afrique du Sud et des États-Unis où la ségrégation était très explicite, au cas de l’Inde ou le racisme était un peu plus implicite, ainsi que dans les colonies de peuplement, comme le Canada, qui ont été conçues et promues comme des pays « des hommes blancs ».

L’histoire distincte de la race et de l’empire dans le « monde britannique »—dont le Québec fait partie—a entraîné, à terme, une plus grande volonté d’explorer le problème de la race dans l’académie anglophone. Pourtant, même cette observation doit être nuancée, au moins dans le contexte canadien et québécois. Le fait d’être voisin des États-Unis et d’être en mesure d’observer le défi des relations raciales dans ce pays a permis aux Canadiens et aux Québécois de nier la présence de la race et du racisme dans leur histoire, tout en souscrivant à ce qu’il convient d’appeler une idéologie de « racelessness » qui est en soi une expression de la structure de pouvoir raciale au Canada et au Québec[3].

Les distinctions au sujet du mot race dans les mondes anglophones et francophones, que l’on peut attribuer dans une large mesure à la différence dans la définition de la nation, est peut-être finalement plus imaginaire que réelle. Le cas du Québec est donc d’autant plus intéressant puisque, comme Corrie Scott l’a montré récemment, la société québécoise, appartenant à des mondes francophones et anglophones, existant à la croisée historique des empires français, britanniques et américains, est par conséquent à la fois un produit, un objet et un acteur de l’impérialisme. Il nous offre donc l’occasion d’explorer les concepts de race, de culture, d’identité, ainsi que la décolonisation dans toute leur complexité[4].

Permettez-moi d’ajouter ici qu’un autre mot plus fréquemment utilisé en français—l’ethnicité—me semble être tout autant problématique. Tout d’abord, « l’ethnicité » laisse de côté plusieurs éléments dans son interprétation. Contrairement à la race, il n’implique pas aussi explicitement une construction sociale produisant une structure de pouvoir et ne s’attaque pas véritablement aux justifications « biologiques » du racisme. Deuxièmement, l’utilisation du terme « ethnicité » ne fait que camoufler la perpétuation de ces dynamiques et justifications biologiques. Le sociologue Stuart Hall a mis en garde contre une opposition binaire simpliste entre la race et l’ethnicité ; si cette dernière—et, par conséquent, l’ethnocentrisme—met l’accent sur la langue, la culture, la religion, ceux qui « sont stigmatisés pour des motifs ethniques, parce qu’ils sont « culturellement différents « et donc inférieurs, sont également souvent caractérisés comme physiquement différents de façon significative [...]. Le référent biologique n’est donc jamais totalement absent des discours de l’ethnicité, mais il est plus indirect »[5].

Nous ne pouvons transcender la race sans la confronter d’abord. C’est pourquoi nous voulons aborder le sujet dans son entièreté et sans malaise. On peut tracer l’origine de ce numéro des Cahiers d’histoire à un séminaire de maîtrise sur l’histoire internationale canadienne et la race que j’ai animé à l’Université de Montréal en hiver 2014. Certaines des participantes, leur appétit aiguisé pour une exploration continue de la race comme à la fois phénomène historique et catégorie d’analyse, croyaient à la nécessité d’un tel numéro. En effet, il nous apparaissait nécessaire de maintenir la discussion active afin de comprendre toute la charge que revêtit le concept.

En conséquence, ce numéro se propose d’explorer plusieurs facettes du concept de race et expose donc de nouveaux points de vue sur divers évènements historiques. Marc-André Desmarais offre un aperçu de la manière dont la construction de la race et de l’empire, sans oublier le projet des Lumières, marchaient main dans la main, à travers son analyse comparative de la représentation raciale de Aotouorou et Omai, deux Polynésiens apportés en France et en Grande-Bretagne au cours du XVIIIe siècle. Francis Abud explore comment la race et en particulier la notion d’une rivalité globale entre les « latins » et les « anglo-saxons » ont façonné l’intervention française au Mexique, alors que Napoléon III a cherché à positionner le Second Empire comme un contrepoids aux États-Unis. Matthieu Caron examine les évènements qui ont anticipé la sordide affaire du Komagata Maru, afin d’apporter un nouvel éclairage sur la manière dont les questions de surveillance, de police et de contrôle des migrants indiens en Colombie-Britannique révèlent les motivations et les contradictions associées à la race alors que le Canada adoptait des politiques d’immigration de plus en plus exclusiviste. Anaïs Hélie-Martel étudie la racialisation de Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, deux immigrés et anarchistes italiens jugés et exécutés aux États-Unis pour vol et meurtre, mettant en lumière la fluidité des catégories raciales, et surtout les notions de « blancheur ». Jonathan Vallée-Payette profite de l’histoire urbaine afin d’explorer la ghettoïsation de la population afro-américaine de Newark, New Jersey à partir des années 1930 jusqu’aux émeutes qui ont secoué cette communauté vers la fin des années 1960. Antoine Brousseau Desaulniers explore la façon dont une logique racialisée informait des vues officielles du Québec de l’Afrique francophone, à travers son étude du discours entourant l’émergence de la Francophonie dans les années 1960. Mélissa Bureau-Capuano entreprend une interrogation critique du programme Arts et culturel attaché aux Jeux olympiques de 1976 à Montréal. D’une part, elle montre comment les organisateurs ont cherché à instrumentaliser les peuples autochtones et les déployer au service d’un récit national(iste) du Canada. D’autre part, elle montre comment les participants autochtones ont cherché à profiter des Jeux pour contester les stéréotypes et promouvoir leurs cultures. Enfin, Carol-Ann Bellefeuille utilise la race pour jeter une lumière nouvelle sur le référendum de 1995, en examinant comment les deux partis au débat acrimonieux sur l’avenir politique du Québec ont été influencés par une logique racialisée concernant l’identité nationale, l’autodétermination, et la logique qui sous-tend un système international organisé selon l’idée de l’État-nation.

Cet effort d’utiliser la race dans ce numéro n’est inévitablement qu’un premier pas. Beaucoup de travail reste à faire, non seulement pour mettre en lumière toutes les histoires qui ont été ignorées ou réduites au silence en raison des structures de pouvoir racialisées, mais aussi pour employer l’histoire comme un moyen d’interroger et, finalement, déconstruire de telles structures. Nous espérons que ceux qui liront ce numéro seront encouragés à poursuivre cette tâche. Avant de conclure cette préface, nous tenons à exprimer nos sincères remerciements à tous ceux et celles qui ont participé à ce numéro. Nous exprimons nos remerciements particuliers aux personnes qui ont fait don de leur temps et de leur énergie pour évaluer les articles proposés, ainsi que le Département d’histoire de l’Université de Montréal pour son soutien financier. Enfin, nous exprimons nos sincères remerciements aux auteurs pour leur coopération enthousiaste tout au long de la préparation de ce numéro.