Article body

L’exploitation de la documentation hagiographique est à la mode, en particulier en ce qui concerne l’histoire religieuse et culturelle, sans oublier l’étude des représentations[1]. Pour autant, il n’est pas certain que la problématique de l’hagiographe comme auteur (pour faire simple : l’auteur est de son temps et témoigne donc de son époque à travers ce qu’il écrit) épuise la totalité de ce que l’hagiographie narrative a à nous offrir en terme d’informations sur la société médiévale[2]. En particulier, le risque est grand pour la médiévistique de se replier sur une histoire culturelle du social qui, pour féconde qu’elle soit, ne saurait rendre caduque la nécessité de l’étude des rapports sociaux : une histoire réellement sociale ne peut se réduire à la seule étude des représentations de la société par les clercs, elle doit avoir pour objectif l’histoire des groupes sociaux, des hommes qui les constituent et des rapports qu’ils entretiennent entre eux, pour reprendre la définition donnée par Marc Bloch, qui nous semble être toujours actuelle en histoire médiévale comme dans les autres périodes. Or, les récits hagiographiques sont en la matière d’autant plus intéressants qu’ils mettent en scène des couches sociales variées, y compris des humbles comme les paysans et les domestiques, que l’on perçoit beaucoup plus difficilement à travers les chartes et notices transcrites dans des cartulaires qui constituent la très grande majorité de la documentation diplomatique disponible pour étudier la société altimédiévale dans l’espace français actuel. Il résulte de cette situation que les spécialistes de l’histoire économique et sociale du haut Moyen Âge continuent très souvent d’utiliser les récits hagiographiques comme des gisements de faits qu’ils exploitent ensuite de manière largement décontextualisée pour construire leurs analyses[3], alors même que l’étude critique des textes hagiographiques (ou hagiologie) insiste toujours davantage sur la dimension littéraire, sémiotique et ecclésiologique, voire idéologique, de ce type de sources. C’est cet écart que le présent travail souhaiterait essayer de combler, en proposant une une réflexion sur la manière dont le médiéviste peut exploiter certains textes d’hagiographie comme sources d’une histoire proprement sociale du Moyen Âge tout en prenant en compte la nécessité d’une approche critique. Pour ce faire, nous reviendrons dans un premier temps sur l’histoire même des relations que les médiévistes ont entretenues avec l’hagiographie narrative, allant du rejet des historiens méthodiques au début du XXe siècle à l’engouement né au cours des années 1960, qui ne s’est pas démenti jusqu’à aujourd’hui. Dans un second temps, il faudra prendre en compte la façon dont les récits hagiographiques sont devenus un élément central de la discussion sur les sources de l’histoire sociale du haut Moyen Âge, laquelle ne peut ignorer l’évolution méthodologique profonde qu’a connue l’étude critique des textes hagiographiques : l’hagiologie souligne aujourd’hui combien le discours hagiographique relève d’une construction à la fois ecclésiologique et littéraire. C’est à partir de là que pourra s’élaborer une réflexion sur la manière de construire certains textes hagiographiques comme sources d’histoire sociale.

Hagiographie et médiévistique au fil du XXe siècle : du désaveu à l’engouement

Les historiens méthodiques de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du siècle suivant se méfiaient très largement de l’hagiographie[4]. Ayant mis l’hagiographie bretonne au programme de son séminaire de l’École des Hautes Études de 1908 à 1910, Ferdinand Lot ne tarda pas à s’en détourner au point de considérer plus tard qu’il s’agissait là d’un « odieux fatras […] une basse littérature, comme de nos jours le roman feuilleton »[5]. Cette prévention, les historiens méthodiques la léguèrent à leurs successeurs, qui avaient été pour partie leurs élèves[6]. Quant à l’érudition critique allemande, elle n’était pas plus tendre avec les récits hagiographiques, qu’elle publiait certes, mais en demeurant dans une perspective positiviste radicale[7]. Il n’est donc pas étonnant que l’hagiographie soit absente des grandes monographies régionales françaises des années 1950-1970, toutes très majoritairement appuyées sur l’étude de corpus archivistiques[8]. Et il n’est pas plus surprenant qu’en 1969, Baudouin de Gaiffier ait noté—pour la regretter—cette défiance des historiens envers l’hagiographie[9].

Pourtant, celle-ci n’était pas restée aux seules mains de l’érudition locale, malgré cette désaffection du monde des médiévistes universitaires. En effet, les nouveaux Bollandistes ont totalement transformé à la fin du XIXe siècle leur entreprise savante pluriséculaire consacrée à ce type de texte. Abandonnant progressivement la forme éditoriale assez dépassée des Acta Sanctorum, ils lui substituèrent désormais celle des Subsidia Hagiographica, au sein desquels ils éditèrent non seulement des textes, mais aussi les outils de travail inestimables que constituent encore aujourd’hui les catalogues de textes et de manuscrits[10]. En outre, avec la naissance en 1882 de la revue Analecta Bollandiana, les Bollandistes ont créé un nouvel espace de discussion et de réflexion méthodologique à propos de l’étude scientifique de l’hagiographie. C’est d’ailleurs dans ce cadre que s’élabora à l’initiative du père Delehaye une méthodologie critique, destinée à combattre à la fois le mépris des historiens méthodiques et à arracher l’hagiographie à l’érudition locale et confessionnelle[11]. Comme l’indiqua Marc Bloch, on voyait ainsi s’esquisser la possibilité d’une « histoire de la sainteté dans l’Église »[12]. Le résultat de cet effort méthodologique se traduisit en particulier dans le manuel de René Aigrain, publié au début des années 1950, qui rendait à l’hagiographie latine sa dignité de source historique[13].

Cette discipline latine connut un tournant critique majeur dans la décennie suivante[14]. On passa alors « d’une attention au culte des saints […] à un intérêt pour la production hagiographique médiévale considérée dans sa double dimension de produit culturel et de source historique »[15], ce qu’illustre bien l’édition monumentale de la Vita Martini de Sulpice Sévère par Jacques Fontaine[16]. Ce mouvement, auquel les Bollandistes ont pleinement participé, a conduit à renouveler les problématiques appliquées à l’hagiographie[17]. Si l’on continua à s’intéresser à la sainteté, ce fut pour en dessiner l’histoire, toujours mise en relation avec celle du reste de la société[18] : on s’intéressa moins aux saints eux-mêmes qu’à la façon dont ils étaient « construits » par ceux auxquels ils apparaissaient saints[19]. L’hagiographie fut considérée comme représentative des mentalités de son temps et on lui appliqua les techniques de la critique littéraire, sous le nom d’hagiologie, en étudiant la genèse et la transmission des textes qui la composent[20]. Le récit hagiographique fut perçu comme un discours dont il fallait cerner les spécificités[21], ou qu’il fallait au contraire rapprocher d’un type d’énoncé considéré comme voisin, celui de l’historiographie médiévale qui bénéficia alors elle aussi d’un regain d’intérêt[22]. De la personne du saint, l’étude se déplaça vers les processus de stylisation qui permettaient sa construction en tant que personnage[23]. En conséquence, on s’intéressa de plus en plus à la personne de l’hagiographe, à ses intentions, puis à ses méthodes de travail[24].

L’hagiographie devint à la mode[25]et le resta dès lors car elle constituait une source incontournable dans le nouveau paradigme dominant qu’était l’histoire des mentalités au moment où celle-ci essayait de se transformer en anthropologie historique[26] : en témoigne la thèse de Pierre-André Sigal, qui explorait ce que pouvait signifier le miracle à l’époque médiévale à partir d’un gigantesque corpus documentaire uniquement composé de textes hagiographiques[27]. Par ce biais, les récits hagiographiques intéressèrent aussi l’histoire culturelle et sociale, comme le soulignent les actes du colloque tenu à Nanterre en 1979[28]. Ce retour aux textes hagiographiques, en histoire sociale en particulier, est d’ailleurs à relier au regain d’intérêt contemporain pour l’Antiquité tardive et l’époque mérovingienne[29]. En effet, l’hagiographie constitue une source écrite difficilement contournable pour le très haut Moyen Âge[30].

La place croissante de l’hagiographie dans l’étude de la société du haut Moyen Âge

Dès lors, il est naturel que les spécialistes d’histoire sociale des Xe et XIe siècles se soient eux aussi intéressés aux récits hagiographiques, sans doute sous l’effet de ces influences croisées. Dès les années 1960, Archibald Lewis attira l’attention sur l’intérêt de la Vita Geraldi comme source d’histoire pour le midi de la France ; Gabriel Fournier et Jean Schneider lui emboîtèrent le pas dans la décennie suivante[31]. En 1978, Pierre Bonnassie exploita ce même texte et le Liber miraculorum sancte Fidis pour faire de l’histoire économique, brossant un panorama vigoureux et toujours valable de l’évolution des usages de la monnaie aux Xe et XIe siècles[32]. L’année suivante, le même historien souligna auprès de ses collègues médiévistes l’intérêt des miracles de sainte Foy pour connaître les pratiques judiciaires et les violences ayant lieu au XIe siècle[33].

La curiosité de Pierre Bonnassie pour l’utilisation de l’hagiographie narrative en histoire sociale continua de s’exercer par la suite[34] : il exploita les récits consacrés à la patronne de Conques pour décrire les forteresses, analyser les mentalités liées à la paix de Dieu, allant jusqu’à y voir des traces d’émergence d’un mouvement hérétique[35]. De surcroît, il conduisit aussi ses élèves et disciples à s’intéresser à ce genre de textes : il patronna un volume des Annales du Midi qui est consacré à l’exploitation de ce type de sources pour faire l’histoire de la société aux XIe et XIIe siècles[36], ce qui lui inspira une de ses dernières enquêtes sur les troupes de milites à travers les récits des miracles de sainte Foy[37]. Il était par conséquent logique que Guy Philippart fit appel à Pierre Bonnassie pour traiter de l’hagiographie du Sud-Ouest, dont il avait fait une source de premier ordre[38].

Du reste, dès les années 1980, toute monographie régionale dut désormais intégrer l’hagiographie narrative latine à son corpus documentaire : c’est ce que fit dans sa thèse Christian Lauranson-Rosaz avec la Vita Geraldi et le Liber miraculorum sancte Fidis, qui vinrent compléter le matériau constitué par les chartes transmises par les cartulaires de Brioude et Sauxillanges principalement[39]. Cet exemple fut désormais suivi[40]. Pour ces historiens, les récits hagiographiques permettaient de scruter les violences ayant lieu au XIe siècle, moins visibles dans les chartes, afin d’alimenter la théorie d’un changement social brutal et révolutionnaire autour de l’an mil.

Cette fonction de contrepoint de l’hagiographie aux silences et aux lacunes des sources diplomatiques se retrouva ensuite à l’identique chez les adversaires des théories « mutationnistes », et en particulier chez Dominique Barthélemy. En effet, cet historien a d’abord axé sa critique sur l’idée que les indices d’une mutation sociale autour de l’an mil relevaient d’une illusion documentaire provoquée par une transformation des formes de l’écriture diplomatique : on abandonne au XIe siècle les vieux formulaires stéréotypés et très secs, pour une nouvelle façon de rédiger plus narrative, et de ce fait plus perméable à la réalité sociale et à ses violences[41]. Ayant ainsi souligné les limites des sources diplomatiques, il fallait désormais avoir recours à d’autres documents, susceptibles de confirmer ce diagnostic et de montrer que certains phénomènes sociaux, semblant caractéristiques des notices du XIe siècle, apparaissaient en amont dans d’autres sources que les textes diplomatiques. C’est dans cette optique que Dominique Barthélemy se tourna lui aussi vers l’analyse de l’hagiographie narrative et en particulier de la Vita Geraldi, à propos d’abord de la chevalerie[42]. Mais cet intérêt s’étendit ensuite à ce que l’on pouvait tirer à la fois de ce texte et du Liber miraculorum sancte Fidis à propos de la pratique de la faide aristocratique aux Xe et XIe siècles[43]. Enfin, s’inscrivant dans le sillage de la critique sémiologique initiée par les historiennes Kathleen Ashley et Pamela Sheingorn[44], Dominique Barthélemy contribua aussi à mettre en évidence les stratégies narratives mises en oeuvre au sein du Liber miraculorum sancte Fidis, une entreprise de déconstruction permettant de mettre à distance la séduction exercée par le récit hagiographique et amenant à relativiser le climat dramatique qu’il met en scène[45].

Parallèlement, d’autres historiens ont souligné et soulignent encore comment les récits hagiographiques pouvaient constituer des éléments importants des stratégies discursives déployées par des pouvoirs ecclésiastiques contre leurs homologues laïcs, en particulier en contexte grégorien[46]. Ces études prolongent d’ailleurs d’importants travaux qui avaient auparavant été consacrés à la manière dont le texte hagiographique pouvait servir aux clercs à penser le monde et à tenter de prescrire des modèles de comportement aux laïcs[47]. Encore convient-il de noter que l’usage de l’hagiographie comme outil de défense des intérêts ecclésiaux n’est pas propre à la « réforme grégorienne », comme l’a rappelé une étude consacrée au culte de Rémi de Reims dans la très longue durée[48]. De même, le rapport entre l’hagiographie et les normes gagne à être envisagé dans une perspective diachronique[49]. L’ensemble de ces recherches s’inscrit manifestement dans une tendance récente de l’historiographie à s’affranchir des catégories de l’histoire sociale et de l’histoire religieuse pour aboutir à une histoire sociale de l’institution ecclésiale[50]. Insistant sur le caractère central de l’Église dans la société médiévale, cette perspective est assurément fructueuse, à condition de ne pas perdre de vue que central ne signifie pas unique.

L’étude de l’hagiographie latine est par la force des choses devenue un enjeu majeur de la discussion scientifique sur l’évolution de la société aux Xe et XIe siècles. Elle y a gagné d’être désormais considérée comme une source à prendre en considération, à parts égales avec les textes diplomatiques[51]. Ce rééquilibrage constitue d’ailleurs une forme de retour aux origines des sciences auxiliaires de l’histoire médiévale. En effet, c’est un Bollandiste, le Père van Papenbroek, qui eut le premier l’idée de confronter les oeuvres hagiographiques aux actes de la pratique. Ceci le conduisit à remettre en cause la valeur des diplômes royaux garantissant les privilèges des abbayes bénédictines, ce qui poussa Jean Mabillon à formaliser les règles critiques applicables à ce type de source, et donc à inventer la science diplomatique[52].

Encore faut-il préciser que l’hagiographie ne peut être envisagée comme une source d’histoire sociale fructueuse qu’à condition de tenir compte du second virage épistémologique qu’a connu l’hagiologie au cours des vingt dernières années, aboutissant à un important renouvellement de ses méthodes et de ses problématiques, ainsi qu’à une nouvelle conception de ce qu’est le discours hagiographique. En recourant à la paléographie et à la codicologie pour étudier les manuscrits qui le véhiculent, les hagiologues ont été conduits à insister sur la matérialité du texte hagiographique, ce qui a eu pour effet d’en bouleverser l’approche[53]. Parce qu’elles suivent des normes scientifiques plus rigoureuses, les éditions critiques et traductions récentes conduisent également à un renouvellement de l’approche des récits hagiographiques[54] : les modes de transmission et les procédés d’écriture de ces textes ont été mis en exergue par le recours à l’ecdotique et à la philologie, en particulier pour la recherche des sources. Cette attention grandissante à la forme de l’hagiographie narrative a reposé la question de sa littérarité[55], qui a par exemple servi de point de départ à l’importante étude consacrée par Monique Goullet au phénomène de la réécriture en hagiographie[56].

Il s’ensuit qu’il semble difficile aujourd’hui de maintenir que l’hagiographie serait « directement ancrée dans les réalités sociales de l’époque, reflétant toutes les angoisses et les espérances des hommes de ce temps »[57]. En réalité, le récit hagiographique est informé par le fait qu’il s’agit « d’un objet littéraire qui véhicule toujours un discours ecclésiologique et théologique »[58]. De plus, ce discours s’inscrit dans une tradition pluriséculaire qu’il cherche seulement à actualiser[59], en particulier à travers le recours à une « topique plus ou moins éculée »[60]. En ce sens, toute production hagiographique doit être envisagée comme une forme de réécriture[61]. Le récit hagiographique apparaît désormais comme un objet historique beaucoup plus complexe qu’on ne l’a longtemps pensé : son étude ne peut ignorer « ni les croyances, ni le public, ni les artifices de la littérature »[62].

Faut-il pour autant renoncer à considérer l’hagiographie comme le reflet d’un temps et d’une société ? La tentation est grande de replier le texte hagiographique sur lui-même, et de l’étudier comme un objet s’inscrivant dans une tradition purement littéraire. Toutefois, si elle est absolument nécessaire, l’étude approfondie du processus d’écriture ne peut épuiser la signification de l’hagiographie narrative[63]. D’abord, parce que la question des rapports entre littérature et société continue de faire débat chez les spécialistes. Ensuite et surtout, parce que l’hagiographie narrative médiévale ne relève justement pas de la littérature au sens où nous l’entendons aujourd’hui, c’est-à-dire un objet rédigé de façon purement gratuite, sans utilité sociale immédiate.

Au contraire, l’hagiographie doit être comprise comme un discours aux multiples fonctions : performative (il s’agit de louer Dieu et ses saints) et édifiante (il s’agit aussi de faire passer des normes de comportement), mais aussi un discours de combat destiné à convaincre un public parfois récalcitrant, voire à légitimer la construction des « pouvoirs ecclésiaux », quand il ne sert pas également à défendre des droits et des prérogatives matériels[64]. Il est par conséquent tout à fait incontestable qu’un texte hagiographique constitue un système de signes construit en fonction des intentions de son auteur, et il serait déraisonnable de ne pas en tenir compte[65]. Il ne serait donc guère satisfaisant d’isoler l’hagiographe et son oeuvre de la société de leur temps[66]. Il faut partir de l’hypothèse que l’hagiographie reflète son époque, mais de façon médiatisée par l’hagiographe, ce qui suppose de tenir compte de la façon dont le projet et la culture de ce dernier informent l’oeuvre. Cette nécessaire prise en compte est facilitée par le fait de pouvoir confronter le récit hagiographique à d’autres sources.

En raison même de sa nature, l’hagiographie pose des problèmes spécifiques à l’historien désireux de l’employer comme source pour étudier l’histoire des rapports sociaux.

Pour une utilisation raisonnée des récits hagiographiques en histoire sociale

Il est donc nécessaire pour l’historien du social de contextualiser au plus près les récits hagiographiques qu’il exploite, ce qui suppose de bien maîtriser les dossiers dans lesquels ils s’insèrent[67]. Aussi, tout en prenant en compte les propositions méthodologiques formulées par d’autres[68], notre réflexion s’appuiera en priorité sur deux textes auxquels nous avons tout particulièrement eu affaire, et qui sont d’ailleurs bien connus des spécialistes des Xe et XIe siècles : la Vita Geraldi composée par Odon de Cluny vers 930 (BHL 3411) et le Liber miraculorum sancte Fidis de Conques (BHL 2943-2962)[69].

Rédigée par Odon à Aurillac même, la Vita Geraldi résulte d’un compromis entre les informations parfois contradictoires portées par ceux qui avaient connu le saint, les desiderata des commanditaires de l’oeuvre et l’agenda idéologique et ecclésiologique propre à l’hagiographe, lequel tient à un projet plus large de réforme de la société de son temps[70]. Ce processus complexe de genèse de la Vita Geraldi a pour résultat d’en faire un texte beaucoup moins transparent qu’on ne l’a cru pendant longtemps. Il est par conséquent dangereux de tenter de brosser un portrait du Géraud historique à partir de sa Vita et de considérer les comportements qui lui sont attribués comme représentatifs de son milieu. Au contraire, il faut faire l’hypothèse que le texte hagiographique consacré au fondateur d’Aurillac constitue largement un miroir inversé des valeurs et des conduites aristocratiques tout en n’hésitant pas à décentrer le regard du saint lui-même vers les autres membres des élites apparaissant dans l’oeuvre[71].

Composé en trois vagues au début du XIe siècle, le Liber miraculorum sancte Fidis de Bernard d’Angers est un ouvrage aux intentions complexes, destiné à la fois aux habitants de Conques et aux clercs du Nord. Mais l’hagiographie concernant sainte Foy ne s’interrompt pas avec Bernard : son Liber a fait l’objet d’une continuation, élaborée en deux temps par un seul et même moine conquois, qui opère aussi une réorganisation du texte initial (les trois livres initiaux sont réorganisés à deux). Refonte et continuation aboutissent à une réorientation du projet hagiographique de l’écolâtre angevin, d’autant plus importante que toute la tradition manuscrite aujourd’hui connue dérive de cette intervention éditoriale. Inscrite dans le contexte de l’explosion de la production hagiographique conquoise consacrée à sainte Foy (avec une nouvelle Passion et deux récits de translation en prose et en vers), la refonte / continuation du Liber permet non seulement de soutenir et de légitimer le culte de sainte Foy, mais aussi de le voir réapproprié par les cénobites de Conques : élément structurant de l’identité de la communauté, la dévotion à la petite martyre doit également s’imposer aux laïcs, auprès desquels il vient justifier la construction de la seigneurie monastique[72].

S’ils se rapportent à des faits relativement récents au moment de leur rédaction, ce qui fait d’eux des Erinnerungslegenden dans la terminologie de Friedrich Lotter[73], ces deux textes constituent d’abord et avant tout des discours orientés : la confrontation de leurs affirmations aux informations connues par d’autres sources souligne d’importants effets de distorsion. Ainsi, l’étude du dossier diplomatique montre que la fondation du monastère d’Aurillac par Géraud met en jeu protection royale et emprise familiale (droit de nommer et de démettre les abbés) sur la nouvelle création. Au contraire, dans la Vita Geraldi, Odon présente cette même fondation en fonction de son propre idéal d’indépendance monastique : protection de Saint Pierre, non ingérence du fondateur dans la vie cénobitique. L’hagiographe part d’événements ayant effectivement eu lieu, mais qu’il stylise et réinterprète jusqu’à réécrire totalement l’histoire[74].

Faut-il pour autant renoncer à employer les données factuelles, économiques et sociales présentes dans les textes hagiographiques ? Tout dépend de leur statut dans la dynamique de construction du récit. Si elles jouent un rôle central dans la progression narrative, l’étude devra nécessairement en tenir compte de manière critique : le passage consacré par Odon au comportement de Géraud envers ceux qui s’endettaient auprès de lui relève certes de l’histoire du crédit, mais il souligne aussi la pluralité des mémoires divergentes qui concernaient le saint à Aurillac même, diversité que l’hagiographe tente de réduire en faisant taire ceux qu’il accuse d’être médisants[75].

Toutefois, de nombreux détails très précis ne jouent qu’un rôle accessoire dans l’économie du récit. Ils relèvent plutôt d’une volonté des hagiographes de chercher à convaincre leur public par la production d’effets de réel[76]. Ces auteurs composant à propos de faits récents pour un public local contemporain et bien informé, les effets de réel qu’ils cherchent à susciter confèrent nécessairement une historicité non négligeable au texte hagiographique. C’est ce qui légitime la démarche de Pierre Bonnassie quand il interroge les textes hagiographiques sur la monnaie et l’économie[77] : pour jouer leur rôle d’effet de réel, il faut bien que les mentions de monnaies présentes dans l’hagiographie aient renvoyé à des realia, c’est-à-dire au monde dans lequel vivaient les hagiographes et leurs destinataires. D’ailleurs, le recoupement avec d’autres sources confirme que c’est bien le cas avec l’onomastique, qui participe aussi à l’ancrage du discours hagiographique dans le réel : l’anthroponymie que l’on rencontre dans l’ensemble du Liber miraculorum sancte Fidis correspond parfaitement à celle que l’on trouve dans les cartulaires de la région[78]. Ceci suggère que les effets de réels produits par les Erinnerungslegenden peuvent effectivement renvoyer à la société du temps et sont donc utilisables comme données factuelles par l’historien.

Le problème de l’usage que l’historien peut faire des descriptions que l’on trouve parfois au sein de l’hagiographie est un peu plus délicat. Il faut ici se montrer circonspect, car l’on sait aujourd’hui que le fait de décrire ne renvoie pas prioritairement à l’objet décrit mais d’abord et avant tout à d’autres textes[79]. En outre, l’esthétique médiévale est une esthétique du général, assez indifférente aux aspects particuliers du réel[80]. Pourtant, s’il est vrai que dans ses descriptions Bernard d’Angers n’hésite pas à employer des réminiscences d’auteurs classiques, il est tout aussi incontestable que leur contenu correspond aux caractères concrets des objets décrits, pour autant que nous puissions le vérifier[81]. Il y a dans son cas adéquation entre jeu intertextuel et référence à la matérialité de ce qui est décrit. D’ailleurs, on ne rencontre pas dans les descriptions apparaissant dans les récits issus d’Aurillac et de Conques de détails incongrus, comme c’est parfois le cas dans d’autres oeuvres hagiographiques médiévales[82]. Il est très probable que le fait que les hagiographes de cette région écrivent sur des événements récents, et qui plus est pour des destinataires locaux connaissant bien les lieux et les choses évoqués, ait pesé sur la liberté des auteurs et limité chez eux la tentation de se livrer à des descriptions par trop fantaisistes. Les historiens sont donc fondés à s’appuyer sur les descriptions contenues dans certaines oeuvres hagiographiques, à condition de les recouper à l’aide d’autres sources : Pierre Bonnassie en a donné un très bel exemple à propos des forteresses mentionnées dans le Liber miraculorum sancte Fidis[83].

Quant au caractère topique bien connu du discours hagiographique, il peut à l’occasion enrichir l’histoire des rapports sociaux. En effet, en se montrant attentif aux variations existant entre deux récits relevant de la même topique, l’historien peut dégager des conclusions relevant de l’histoire sociale[84]. On le constate dans la manière dont la Vita Geraldi met en scène à deux reprises les réactions d’un paysan volé par l’entourage de Géraud : le comportement de chacun des deux cultivateurs est bien différent selon qu’il a affaire à de jeunes aristocrates ou bien à de simples serviteurs[85]. Quelques conclusions découlent de la comparaison : une tendance précoce de la paysannerie à intérioriser la légitimité de la domination aristocratique, même quand elle est arbitraire ; l’aspiration des domestiques à imiter les comportements de l’aristocratie, donc à s’assimiler à elle ; l’existence dans le corps social de fortes réticences à accepter cette assimilation, partagées à la fois par le paysan et par l’hagiographe qui rapporte les faits[86].

Comme nombre d’autres textes hagiographiques, les miracles de sainte Foy de Conques recourent volontiers à un ton extrêmement polémique : c’est le cas à propos du vassal d’un certain Hildegaire, qualifié de blasphémateur et d’Antichrist[87]. La confrontation des affirmations de l’hagiographe aux informations fournies par d’autres sources permet de mieux comprendre la raison de cette surenchère. Le recours à la charte transcrite dans le cartulaire révèle en effet le bien-fondé des revendications du vassal en question, qui ne faisait que demander l’application de l’accord tel qu’il avait été consigné. On comprend dès lors que le texte hagiographique se donne ici pour objectif de réduire au silence toute version concurrente à celle des moines à propos des événements, ce qui explique le ton exagérément dramatique qu’il emploie. Nous avons là un cas de figure où le récit hagiographique vise très clairement à imposer le point de vue des moines à une opinion publique constituée par les élites laïques et ecclésiastiques. Quant au vocabulaire employé par l’hagiographe pour décrire les relations sociales (ici, les champs de la vassalité et de la seigneurie), il a d’autant plus de chances de renvoyer à des pratiques sociales effectives que l’intention polémique de l’hagiographe l’oblige à recourir à un vocabulaire partagé s’il veut être convaincant, c’est-à-dire efficace. Plus fréquent qu’on ne le pense, ce cas de figure conduit en outre à s’interroger sur les relais par lesquels on pouvait envisager de voir diffuser oralement les contenus d’ouvrages hagiographiques faisant oeuvre de propagande mais rédigés en latin[88]. En l’occurrence, loin de constituer un obstacle à dépasser, la prise en compte de la nature polémique du récit hagiographique contribue directement à l’étude des rapports sociaux.

L’évolution de la recherche en hagiologie ne permet plus de prendre le discours hagiographique pour argent comptant et de considérer une vie de saint ou un recueil de miracles comme un gisement de faits qu’il suffirait simplement de relever et de mettre bout à bout. L’historien se doit au contraire de prendre en compte le processus complexe de stylisation dont est issu le texte qu’il examine, procès dans lequel l’hagiographe joue un rôle central. Pour autant, il serait dommage de laisser l’hagiographie à la seule histoire religieuse et culturelle. Certains textes hagiographiques font écho à des événements s’étant effectivement produits, même si le récit qui nous en est fait a été médiatisé (au sens premier) par l’hagiographe, sa culture littéraire, son horizon ecclésiologique et ses objectifs idéologiques. Ils doivent intéresser l’historien, qui peut y trouver des informations précieuses pour analyser les relations sociales, à condition de tenir compte de la spécificité discursive de la source sur laquelle il s’appuie. La stylisation n’est d’ailleurs pas spécifique aux sources hagiographiques : on sait désormais qu’une charte ou une notice ne reflète pas non plus directement le réel, mais relève d’un discours plus ou moins stéréotypé et intéressé sur ce dernier. Dès lors, l’examen prudent et critique de la mise en scène des rapports sociaux dans des Erinnerungslegenden peut être précieux pour l’histoire sociale, surtout si elle s’inscrit dans une démarche de confrontation de sources de natures différentes, loin de l’hégémonie longtemps dominante des seuls écrits diplomatiques.