Article body

Faire l’histoire des émotions du haut Moyen Âge : l’exemple de la Vita Leobae

Pendant ce temps, l’orage faisait rage. Les toits des maisons étaient arrachés par la violence du vent, le sol tremblait sous les chocs répétés de la foudre et l’épaisse obscurité, intensifiée par le scintillement incessant des éclairs qui jaillissait à travers les fenêtres, redoubla leur épouvante. Alors la foule, incapable de supporter la terreur plus longtemps, se précipita vers l’autel pour sortir la bienheureuse vierge de la prière et chercher sa protection […]. À ces mots, Leoba se leva de la prière et comme si elle en eût été appelée à la lutte, elle jeta au loin le manteau qu’elle portait et ouvrit vaillamment les portes de l’église. Debout sur le seuil […], elle étendit ses mains vers le ciel et invoqua trois fois la miséricorde du Christ […]. Soudain, Dieu vint à leur secours. Le bruit du tonnerre s’éteignit, les vents changèrent de direction et dispersèrent les lourds nuages, les ténèbres, divisées en deux parties, refluèrent et le soleil brilla, apportant le calme et la paix. Ainsi la puissance divine a-t-elle manifesté les mérites de sa servante. Une paix inattendue vint à son peuple et la peur fut bannie[1].

Cet extrait de la Vita Leobae, rédigée au IXe siècle dans le nord de l’Allemagne actuelle, est particulièrement saisissant par sa puissance évocatoire[2]. Comment rester de marbre devant la frêle silhouette de la vierge, transfigurée en combattante du Christ, se dressant face aux éléments déchaînés, forte de l’unique soutien de sa foi ? L’auteur, Rudolf, moine de Fulda au IXe siècle, brosse à travers cet épisode un tableau épique fourmillant de références émotionnelles. Bien au-delà de cet exemple, toute l’hagiographie missionnaire rédigée à l’époque carolingienne, à l’image du texte de Rudolf, a beaucoup à offrir à l’histoire des émotions, car celles-ci sont largement mobilisées par les auteurs. Le propos de cet article est donc de considérer la méthode de l’analyse des émotions à travers l’étude de cas d’un extrait du chapitre XIV de la Vita Leobae. En effet, le contexte de mission est particulièrement approprié pour étudier les affects, en raison des tensions que la volonté de conversion suscite autour d’antagonismes géopolitiques, politiques et bien entendu religieux. Cette friction entre différentes cultures constitue un terreau propice à l’émergence de manifestations affectives.

L’histoire de la mission chrétienne au haut Moyen Âge a été considérablement reconstruite à partir de la littérature hagiographique. Or, celle-ci ne dépeint pas uniquement des scènes de confrontation directe avec les païens, puisque la définition du missionnaire est en réalité assez large[3]. Même si le mot missionnaire n’apparaît qu’au XVIIe siècle[4], c’est ce concept moderne qui est utilisé en histoire médiévale : il désigne ceux qui sont « envoyés » (missi) annoncer l’Évangile en pays de tradition non chrétienne, mais aussi ceux qui ont pour mission de rectifier le comportement religieux de certaines régions récemment converties.

Il est donc possible de distinguer deux sortes de missions : la mission intérieure (conduite auprès de ceux qui sont déjà considérés comme des fidèles et qui doit provoquer un retour vers la vraie foi) et la mission en terre païenne (qui doit y implanter le christianisme de façon fondatrice). L’héroïne, Leoba, est l’une des chevilles ouvrières de cette mission de l’intérieur, sachant que d’une manière plus générale, les femmes participaient en effet à une forme d’évangélisation interne par les fonctions d’éducation et de gardienne de la mémoire familiale dont elles s’acquittaient[5]. Par leur présence auprès des peuples récemment christianisés et par l’exemple qu’elles incarnaient, elles entretenaient une forme d’émulation au croisement de la stratégie de la conversion et de la manipulation des émotions religieuses. Cette étude de cas s’articulera en deux temps forts : celui de la contextualisation du texte et de son intérêt, puis celui des possibilités d’analyses qu’il offre.

L’intérêt de la Vita Leobae

La Vita Leobae est triplement pertinente : premièrement parce qu’elle relate la vie d’une sainte femme dans un océan de vies concernant les saints évêques. Ensuite, parce qu’elle est riche en émotions, étant donné que Leoba était la dilectissima (littéralement la bien-aimée) du célèbre saint Boniface, connu comme « l’apôtre de la Germanie ». C’est donc déjà par le prisme des émotions qu’elle se trouvait perçue par l’hagiographie. Enfin, parce que Leoba appartient à cette « première génération » de missionnaires venus d’Angleterre pour convertir les Saxons du continent, localisés alors entre Frise et Thuringe, qui étaient alors encore païens. Leoba, comme son parent Boniface, est donc une exilée volontaire. Afin de saisir les affects qui affleurent dans ce texte, il convient d’opérer dans un premier temps une contextualisation externe au texte, c’est-à-dire de déterminer méticuleusement les conditions dans lesquelles il a été produit.

Leoba serait née aux alentours de 700 et morte en 782[6]. C’est la fille unique et aimée[7] (ce que signifie littéralement son surnom[8], qui partage la même racine saxonne que l’anglais « loved » ou l’allemand « liebe ») de deux nobles anglo-saxons du Wessex[9]. Rudolf, son hagiographe, évoque les premières étapes de sa vie, de sa naissance, jusqu’à sa venue sur le continent[10], comment elle y accomplit des miracles[11], combien elle est appréciée des puissants et la façon dont elle bénéficie de l’affection de Boniface[12].

L’abbaye fondée par celui-ci à Tauberbischofsheim[13], dont elle devient l’abbesse, était conçue comme un couvent exemplaire[14], assez loin de la frontière païenne, en territoire chrétien. Cependant, le couvent assistait la mission en envoyant des livres et en priant pour le succès des missionnaires et devait à coup sûr participer à la christianisation en profondeur de cette région récemment convertie, en donnant notamment l’opportunité aux filles chrétiennes de la région d’entrée en religion[15]. Leoba meurt à Schornsheim[16] alors qu’elle revenait d’une ultime visite rendue à la reine Hildegarde (758–783). Sa Vita rapporte la déposition de son corps à l’abbaye masculine de Fulda[17]—conséquence d’une demande de Boniface[18]—et décrit les miracles réalisés auprès de son tombeau[19].

Sa position d’abbesse lui permet donc de sortir de la clôture du couvent relativement souvent, afin de visiter les établissements qui dépendaient de Tauberbischofsheim, de prier sur le tombeau de Boniface à Fulda ou encore de se rendre à la capitale impériale d’Aix-la-Chapelle. Rudolf justifie toujours avec grand soin ces déplacements, sans doute en raison du renforcement contemporain de la règle de clôture des femmes, lors du concile d’Aix en 816[20].

Il est intéressant de souligner que Rudolf reste relativement silencieux sur les liens de parenté existant entre Boniface et Leoba, alors même qu’il s’agit sans doute de l’une des raisons de l’affection profonde qui unit ces derniers[21]. Pour Ian Wood, l’explication réside dans le fait que Rudolf désirait remplacer la reconnaissance des liens de parenté par l’amour de la vertu[22], même si à l’époque le souvenir de Boniface devait encore être vivace[23].

La Vita Leobae fut commandée par l’éminent Raban Maur (v. 780–856), abbé de Fulda depuis 822 et dont le moine Rudolf était un disciple[24]. La Vita fut donc élaborée, une cinquantaine d’années après la mort de l’héroïne, en vue du transfert de sa dépouille vers la fondation monastique de Petersberg[25], dont la crypte de l’église fut sans doute construite dans le but de réunir des reliques de saintes femmes[26]. La dimension féminine semble donc fondamentale en regard du contexte de rédaction.

Par ailleurs, l’auteur explique s’être appuyé sur le travail préparatoire d’un certain Mago, presbytère, qui avait recueilli les témoignages[27] de quatre femmes, disciples de Leoba dont nous avons les noms : —Agatha, Tecla, Nana et Eoloba—probablement nonnes de Tauberbischofsheim[28]. La forte présence féminine qui imprègne cette composition est encore une fois notable, puisque Rudolf dédie l’une de ses copies à une certaine Hadamout, qui était très certainement l’abbesse Hathumoda de Gandersheim[29], laquelle était alors encouragée à se nourrir de l’exemple de Leoba[30].

Cependant, la rareté des sources a également obligé Rudolf à faire une reconstitution partielle des faits s’appuyant sur des lieux communs hagiographiques[31]. Ainsi, les cinq premiers chapitres, évoquant le monastère de Wimborne, sont inhabituellement longs et ne concernent pas directement son héroïne[32]. Néanmoins, si ces topoï ont une valeur historique moindre concernant Leoba, la liberté que prend l’auteur de les choisir n’est pas sans valeur et cela lui permet de souligner discrètement ses intentions[33]. Si Rudolf met ainsi l’emphase initiale sur les vertus de la maîtresse Tetta, la mère abbesse qui a éduqué Leoba, c’est pour annoncer les vertus propres à Leoba[34]. Tetta est donc décrite dès le chapitre III comme la soeur d’un roi[35], d’une digne noblesse[36], plus noble encore dans la probité des saintes moeurs et dans la manifestation de nombreuses vertus[37], faisant preuve d’une telle sollicitude[38], donnant davantage l’exemple par les actes que les mots[39]. Rudolf explique immédiatement que Leoba reprend ces qualités à son compte[40]. Il permet ainsi leur pleine reconnaissance par le lecteur, en l’ancrant dans une forme de généalogie vertueuse. Cette stratégie n’est pas isolée et un procédé analogue se retrouve dans la Vita Gregorii de Liudger (†809)[41]. Celle-ci s’ouvrait sur une longue évocation de Boniface, lorsque Grégoire, encore enfant, le rencontre à l’occasion d’un voyage pastoral et manifeste le désir de le suivre immédiatement. L’auteur y établit ainsi les effets du charisme de Boniface[42]. Il est possible que cette oeuvre ait pu inspirer Rudolf. Il ne faut donc jamais balayer les topoï d’un revers de la main, car ceux-ci sont aussi révélateurs que les éléments originaux, dans le sens où ils mettent en évidence des choix de l’auteur.

Parallèlement, la présentation, donnée par Rudolf, d’un saint Boniface plein d’affection pour Leoba est très éloignée de la description qui en est faite dans la Vita Bonifatii de Willibald. Willibald explique au contraire que la peregrinatio de Boniface sur le continent constitue en réalité une prise de distance avec sa patrie et sa famille[43]. Son récit participe à l’effort de l’Église pour substituer la parenté spirituelle à la parenté charnelle[44], tendance qui se développe très fortement à partir de cette époque. Chez Rudolf, dans la Vita Leobae, Boniface ne se coupe pas complètement de sa patrie ou de sa famille et l’affection dont il honore Leoba est—au contraire—un moyen de renforcer la foi. On voit donc qu’il existe peut-être des prises de position diverses sur la place que doit prendre l’émotion familiale dans la mission, dans la foi ou dans ses rapports à la sainteté.

Concernant l’affection et les expressions de tendresse, I Deug-Su a démontré qu’en proportion, près d’un quart de la Vita Leobae est directement inspiré de la Vie d’Antoine par Athanase[45]. Antoine y est décrit de la même manière que Leoba, c’est-à-dire comme une figure diffusant la caritas[46] et l’affectus[47]. En effet, les marques d’attachement telles que les baisers et les embrassades y constituent un précédent dans l’hagiographie[48] et l’on voit Leoba pratiquer les mêmes démonstrations physiques de tendresse envers la deuxième épouse de Charlemagne, Hildegarde (758–783)[49] : sachant qu’elle la rencontre pour la dernière fois, elle l’embrasse plus affectueusement qu’à l’habitude, sur la bouche, le front et les yeux[50]. La Vita Leobae ouvre donc la porte à des possibilités d’analyse des émotions dans ce qu’elles ont de plus corporel : leurs démonstrations, leurs manifestations sociales, tout ce qui fait que la sainte est en mesure de « diffuser » des émotions, à commencer par la caritas « sans laquelle […] toutes les autres vertus sont nulles. »[51]

Il est préférable de conserver les termes de caritas et d’affectus dans leur latin original, car les traduire directement par charité ou affect ne reflèterait pas la réalité de leur signification en les limitant à des acceptions trop contemporaines. La charité (caritas) à l’époque de Leoba n’est pas simplement la générosité que l’on pratique à l’égard des plus pauvres. C’est un sentiment très complexe, englobant, qui manifeste l’amour qui relie tous les hommes entre eux, similaire à une émanation de l’amour divin pour ses créatures. Il s’agit donc d’une émotion à la fois religieuse et sociale. De la même manière, l’affectus ne recouvre pas ici, comme aujourd’hui, l’ensemble des émotions et des affects, de ce qui les précède ou les suit[52]. Il s’agit plutôt d’une forme d’attachement entre les hommes, d’une forme de douceur dans les relations qui les unissent.

Ce sont donc toutes ces raisons contextuelles qui confirment l’intérêt de la Vita Leobae comme matière pour l’histoire des émotions. Parce qu’elle est une figure qui diffuse l’émotion, cette vita est un indicateur de la complexité des affects familiaux par rapport aux grandes problématiques chrétiennes que sont la famille, le monachisme ou encore la sainteté. Il faut en revenir au texte liminaire et procéder à une analyse interne pour observer comment un aussi court extrait permet d’entrevoir de nombreux éléments d’une histoire des émotions du haut Moyen Âge.

Le recours aux émotions comme coeur de la stratégie rhétorique

Le texte est particulièrement riche en éléments pathétiques, mais pose deux problèmes de vocabulaire : celui de la définition des mots de l’émotion et celui de leur problématisation[53]. Les textes hagiographiques ne sont en effet pas des constructions individuelles originales, mais s’inscrivent dans une longue lignée de textes, composant la culture de l’auteur. Cette culture s’inscrit dans un réseau de réminiscences bibliques et patristiques qui y jouent un rôle important. De plus, suivant les exigences du genre hagiographique—ici il s’agit de convaincre le lecteur de la sainteté de Leobal’auteur met en oeuvre une véritable stratégie rhétorique, dans l’arsenal de laquelle on trouve le recours aux émotions.

L’étude du contexte narratif en termes de lexicographie des émotions comme étape préalable à l’interprétation du texte

Dans la définition des mots de l’émotion, l’historien doit exiger la liaison systématique des termes affectifs avec les circonstances historiques, culturelles, linguistiques, sociales et politiques depuis lesquelles ils ont été isolés par le processus d’écriture. Ainsi, dans la culture occidentale contemporaine, le contexte et les représentations qu’il véhicule peuvent expliquer ce qui fait la différence entre courage et témérité, entre un coeur vaillant et une hardiesse excessive, ou encore entre timidité et indécision, c’est-à-dire entre un caractère habituellement introverti et une difficulté occasionnelle à trancher en faveur d’une action ou d’une autre.

Le vocabulaire émotionnel doit donc être relié aux circonstances qui entourent la rédaction, mais il doit aussi être contextualisé au sein même du texte, en fonction de la stratégie rhétorique employée. C’est ici notamment que se pose le problème des choix de traduction. Ainsi, lorsque nous lisons horror dans le texte de Rudolf[54], il ne faut sans doute pas le traduire par « frisson » comme cela aurait été possible dans un texte de Valérius Flaccus au Ier siècle de notre ère[55], mais en regard du contexte narratif d’une foule aux abois, terrorisée par un orage quasi apocalyptique, il semble légitime de le traduire plutôt par « épouvante »[56], une épouvante par ailleurs redoublée (comme l’indique le verbe ingeminare : redoubler, réitérer). Les termes « frisson » ou « tressaillement » ne lui rendraient pas justice, compte tenu de l’atmosphère catastrophique décrite avec tant d’application par l’hagiographe. L’intensité de l’émotion décrite par l’ensemble du texte délivre ainsi des indices pour sa traduction.

L’utilité de l’analyse grammaticale pour mieux comprendre la place prédicative de l’émotion

Il convient également de tenir compte de l’usage grammatical du mot, car selon la fonction qu’il occupe dans la phrase, un mot n’a pas forcément la même portée. Ainsi, dans l’extrait choisi, les mots d’émotions sont presque exclusivement[57] à l’accusatif, c’est-à-dire en complément d’objet (furorem, horrorem, tranquillam serenitatem, securitatem) ou en complément d’un nom à l’accusatif (terroris inmanitatem). Dans tous les cas, ils relèvent d’une relation grammaticale de prédication qui pourrait indiquer le fait que Rudolf percevait les émotions comme des qualificatifs du sujet, non comme des sujets agissant en soi, ce qui pose la question de l’agentivité des émotions. En effet, dans la Vita Leobae, les émotions agissent incontestablement sur le monde qui les entoure. C’est parce que le peuple de Tauberbischofsheim ne peut supporter la terreur plus longtemps qu’il vient chercher le secours de la sainte. C’est la terreur qui donne l’occasion à Leoba d’exercer son charisme et de ramener le calme et la paix dans la communauté. C’est aussi le « désir brûlant pour le Christ »[58] qui enjoint Leoba à parfaire ses études, études qui fonderont une grande partie de sa légitimité d’abbesse ; c’est aussi « l’amour de Dieu »[59] qui conduit aux activités charitables des moniales de Tauberbischofsheim : les exemples peuvent ainsi être multipliés à l’envi.

Les éléments connexes de l’émotion

La traque aux indices peut également être menée à travers les silences (Rudolf ne dit rien des sentiments de Leoba durant l’orage, il ne fait que décrire son comportement[60] et transmettre ses prières), le langage corporel (Leoba lève les mains vers le ciel) ou encore la lecture des métaphores (Leoba jette son manteau à terre comme une lutteuse et se voit transmuée en combattante du Christ). Métaphores et comparaisons sont toujours très révélatrices, car elles mettent l’accent sur un élément que le langage seul (historicisé et fonctionnel) ne peut justement pas transcrire. C’est toujours un supplément d’information qui permet de préciser une émotion moins normée.

En outre, d’autres indicateurs révèlent l’émotion en dehors de la stricte sphère du vocabulaire comme les interactions (entre la peur de la foule et la force de la vierge) ou le rôle social des émotions[61] (c’est-à-dire la manière dont le peuple de Tauberbischofsheim se rassemble autour de l’abbesse, grâce à au jeu des imbrications affectives qui gravitent autour de la figure centrale de Leoba[62]). Ces interactions rappellent que les émotions ne sont pas uniquement intériorisées et individuelles, mais qu’elles sont aussi un véhicule collectif de la sociabilité. Pour les médiévaux en effet, même s’il s’agit au départ des « mouvements de l’âme »—avec tout ce que cela implique : orientation morale, volonté, approbation, refus—les émotions sont avant tout un moyen de régulation sociale et de communication.

Pour conclure, il convient d’insister sur le fait que la problématisation de l’émotion s’élabore avant tout à partir d’une rigoureuse contextualisation : contextualisation historique, rhétorique, caractérisation des enjeux de genres littéraires, mise en parallèle avec d’autres textes. Après quoi, il devient possible d’analyser le texte sous les multiples prismes qu’il offre en fonction de leur pertinence : lexicographie des émotions, étude du contexte narratif, analyse grammaticale, mais aussi les éléments connexes de l’émotion : les éléments tus, les images, le corps et son langage, les interactions et rôle social de l’émotion.

Des historiennes telles que Barbara Rosenwein et Mary Garrison ont montré à quel point la conjonction de ces aspects est fondamentale dans ce processus de problématisation[63]. Ainsi, pour Mary Garrison, le fondement de la compréhension d’une partie de notre passé réside dans l’étude croisée des expériences affectives décrites dans les sources et du contexte dans lequel elles sont rédigées. Il s’agit donc de saisir à la fois « la particularité de leur expérience émotionnelle,-leurs mondes intérieurs, mais aussi [l’établissement de ces expériences dans le] contexte émotionnel de leurs mondes extérieurs »[64]. Or, il semble que les récits hagiographiques tels que celui de la Vita Leobae, en dépit de leur mauvaise réputation de récits stéréotypés sans grand intérêt historique, sont en réalité d’une grande richesse, particulièrement pour qui veut étudier les émotions du haut Moyen Âge,[65] car ils s’inscrivent justement dans la description de l’interaction de ces mondes intérieurs et extérieurs, en permettant une problématisation de l’analyse des émotions qui y sont révélées.