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Le photographe américain Robert Mapplethorpe nait à New York en 1946 et meurt des suites du SIDA en mars 1989 à l’âge de 42 ans. Du début des années 70 à sa mort, il immortalise les milieux de la contre-culture new-yorkaise qu’il fréquente. À l’heure où la Nouvelle Gauche se divise en trois mouvements distincts-la seconde vague féministe, le Black Power et le Front de Libération Gay—ses modèles sont principalement issus de ces minorités. Aussi, le travail du photographe est-il fortement perméable aux évolutions socioculturelles de son époque. Intellectuelles, artistes, hommes et femmes d’affaires, acteurs de films pornographiques, homosexuels, sadomasochistes et championnes de culturisme cohabitent dans son oeuvre. Toutes et tous sont photographiés avec une attention esthétique similaire. Ainsi, le traitement formel transcende les différenciations sociales, raciales et sexuelles, abolissant les hiérarchies artistiques par l’expression d’un potentiel esthétique partagé.

Toutefois une ambiguïté particulière entoure ses clichés prenant pour modèles des sujets afro-américains. Majoritairement prises dans les dix dernières années de sa vie, ces photos représentent une part importante de son oeuvre. En témoignent, entre autres, l’exposition Black Males[1] à Amsterdam en 1980, le Portfolio Z[2] constitué en 1981 et l’ouvrage Black Book[3] publié en 1986. Robert Mapplethorpe immortalise ses modèles de façon sculpturale, le plus souvent nus, isolés dans l’environnement neutre du studio. Oscillant entre une redéfinition subversive des normes esthétiques et une fascination érotique stigmatisante, ces clichés en noir et blanc grandement stylisés recoupent les problématiques postcoloniales de l’altérité, de l’identité, de la race[4] ou encore du genre.

Une aspiration esthétique influencée par le canon classique

L’obsession de l’ordre et de la beauté domine l’ensemble de l’oeuvre, et Robert Mapplethorpe a la main mise sur tous les aspects de ses clichés. Le studio constitue le décor artificiel de quasi toutes ses photographies, son appareil est entièrement manuel, la mise en scène est calculée et le temps de pose long, la prise de vue est frontale, la mise au point nette et la lumière maîtrisée. En somme, tout est étudié afin de distinguer ces photographies d’instantanés et d’augmenter leurs effets d’intensité. Mapplethorpe est en quête d’une beauté intemporelle où aucun détail ne vient heurter la composition d’ensemble. La recherche de perfection guide en fait tout le processus créatif et s’accompagne d’un fort degré de réinvention du réel, éloignant l’oeuvre de toute visée documentaire. Ainsi, en 1983 le photographe déclare au cours d’un entretien : « I’m looking for perfection in form. I do that with portraits. I do it with flowers. It’s not different from one subject to the next. I am trying to capture what could be sculpture[5]. » Il précise en 1988 : « Perfection means you don’t question anything about the photograph. There are certain pictures I’ve taken in which you really can’t move that leaf or that hand. … I often have trouble with contemporary art because I find it’s not perfect. … In the best of my pictures, there’s nothing to question-it’s just there[6]. » Robert Mapplethorpe isole, distille et amplifie ce qu’il voit dans l’objectif.

Mapplethrope a suivi une formation classique au Pratt Institute de Brooklyn, il en sort diplômé en 1970 après y avoir étudié le dessin, la peinture et la sculpture, et sa culture visuelle historique nourrit sensiblement ses clichés. En effet, l’oeuvre est imprégnée d’influences issues du passé : celle de ses prédécesseurs en photographie[7], mais surtout celle des sculpteurs et théoriciens classiques et néoclassiques, dont l’esthétique résonne indubitablement dans ses clichés. Un certain nombre d’expositions récentes soulignent cette filiation, comme Robert Mapplethorpe and the Classical Tradition[8], Perfection in Form à Florence en 2009[9] ou la section « Sculptures » de la rétrospective parisienne du printemps 2014[10]. Durant l’Antiquité, puis de la Renaissance au 18e siècle, l’idéal de beauté est lié à l’art et s’incarne dans ce qui est ordonné, mesuré, proportionné et achevé : « Les formes les plus hautes du beau sont l’ordre, la symétrie, le défini[11] », écrit Aristote. Toute l’esthétique classique retiendra alors ces critères pour définir ce qui peut être reconnu comme idéalement beau. Ainsi, jusqu’au 18e siècle, un grand nombre de traités tentent de définir les règles d’une véritable science objective du beau. Et pour ces théoriciens et artistes, produire du beau, c’est aussi produire du bien.

Par leur ordonnancement strict, leur géométrie, leur pureté et leur équilibre travaillés, les photos de Mapplethorpe font écho à cette idée d’un beau construit. La quête de perfection formelle est indubitable dans son oeuvre et le photographe trouve son modèle d’idéal dans les critères classiques de la beauté avec lesquels le cliché Clifton, réalisé en 1981, résonne tout à fait. Le modèle est photographié de dos, assis sur un socle, les membres écartés et placés en dehors du cadre. La photographie au format carré trouve son équilibre dans l’harmonie de ses formes parallèles. En effet, non seulement la colonne vertébrale du modèle fonctionne comme un axe de symétrie vertical mais, par le positionnement des membres, les parties supérieures et inférieures de la photographie se répondent également. Il y a un principe d’unité omniprésent dans le cliché. En outre, un fond blanc souligne la géométrie du corps en concentrant alternativement l’attention du spectateur sur le corps ou sur les formes que ses lignes découpent de part et d’autre du modèle. La perception est quasi double. Le noir et blanc accentue les effets de contraste et permet au photographe de mettre en relief les lignes, volumes et textures pour un effet sculptural. Toute la composition est pensée pour donner une impression d’harmonie et de pureté des formes et des matières. Mapplethorpe ancre sa production dans un formalisme classique.

Canon esthétique, canon politique : à la croisée des hiérarchisations artistiques et sociales

L’image de l’homme est le principal modèle auquel les règles de la beauté classique sont appliquées. Au cours de la période antique, on a cherché à définir un rapport simple de proportions entre les différentes parties du corps pour créer une figure idéale à l’aide de données géométriques. Une norme s’instaure et le canon se diffuse par les arts. Les similitudes physiques avec un modèle idéal aux proportions définies et harmonieuses servent en Grèce antique de critère de base à l’établissement d’une hiérarchie humaine[12]. Durant la Renaissance, l’art et les textes de l’Antiquité sont redécouverts. Dès lors, le nu antique incarne le mythe d’une beauté universelle. Il apparaît complet, centré et équilibré, résonnant avec un idéal de subjectivité souveraine et libre[13]. Les statues sont mesurées et le nu antique va alors servir de matrice dans les représentations artistiques occidentales. Mais le canon classique influence également les normes sociales, particulièrement à partir de la seconde moitié du 18e siècle. L’historien de l’art Johann Joachim Winckelmann, par le succès de ses ouvrages, propose à toute l’Europe un canon de virilité qui invite les hommes à soigner et sculpter leurs corps, et devient synonyme d’une place sociale et d’une morale élevée. Ainsi, pour George L. Mosse, c’est avec Winckelmann qu’émerge l’ensemble cohérent de l’homme moderne idéal[14]. Toute une éducation visuelle à prétention scientifique se met en place, afin de reconnaître la conformité du physique d’un individu au canon. L’idéal masculin devient un symbole de la société et de la nation dans sa force et sa beauté[15].

Parallèlement à la redécouverte des arts antiques, la découverte des civilisations non européennes vient bouleverser l’ordre social établi jusqu’alors. Afin de le maintenir, les travaux à prétention scientifique de classifications, puis de hiérarchisations raciales entendent établir comme des lois naturelles, des différenciations avant tout sociales et politiques[16]. Dès les premiers contacts, au 15e siècle, tout est mis en oeuvre pour mettre à distance le sujet africain de l’Européen[17]. Et, de plus en plus, ce dernier va faire figure d’être humain le plus évolué, tandis que le premier va être considéré comme le maillon reliant l’être humain à l’animal. Soutenant l’intensification de la traite transatlantique des esclaves africains, la hiérarchisation raciale se popularise au 18e siècle[18] et ses théoriciens empruntent à l’histoire de l’art le modèle grec comme référent anatomique de l’« homme blanc ». L’eurocentrisme pense l’individu caucasien, qu’incarnerait la statuaire antique, comme représentant une beauté neutre et universelle. Winckelmann perçoit ainsi les spécificités physiques africaines comme des déformations : « La bouche relevée et enflée que les nègres ont en commun avec les singes de leur pays est une excroissance superflue, une enflure causée par la chaleur de leur climat[19]. » La supposée supériorité européenne s’appuie sur des différenciations physiques et les normes esthétiques sont étendues aux sciences de l’Homme. Ces travaux font de la beauté l’apanage de l’« espèce supérieure », et l’on passe aisément de l’analyse de la conformation physique au jugement moral. Ainsi, le lien entre ces théories racistes et les esthétiques classique et néoclassique est étroit. La culture visuelle européenne de cette époque participe au façonnement et à la diffusion d’un modèle occidental normatif et renforce les stéréotypes raciaux.

Le nouveau canon ou la subversion des conventions normatives de l’art

La filiation entre l’oeuvre de Robert Mapplethorpe et la sculpture antique est aisée à établir. Les modèles du photographe semblent placés en dehors de leur contexte historique, dans l’environnement neutre du studio où rien n’indique un temps ou un lieu. Leurs attitudes font directement écho à des oeuvres existantes : Derrick Cross en 1983 est photographié les bras en extension, perpendiculaires à son buste, l’une de ses jambes tendue et l’autre en flexion. Il semble ainsi en plein mouvement et évoque vivement le célèbre Gladiateur Borghèse. Les poses dynamiques et artificielles servent à mettre en valeur le jeu des muscles mobilisés. Cette esthétique n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle des revues de culturisme, qui, selon Alasdair Foster, se sont inspirées, au milieu du 20e siècle, de la statuaire classique pour légitimer le culturisme en invitant à admirer les corps comme des sculptures[20]. Le lien entre ces idéaux esthétiques et le travail de Mapplethorpe est indéniable. L’attention va à la forme des corps, qui sont élus pour leurs qualités plastiques, visiblement accentuées par l’organisation des contrastes. Aussi, la lumière artificielle, diffuse, estompe les éventuelles irrégularités de la peau, qui en trahiraient la composition organique, et donne l’impression d’une chair lisse comme le marbre. Enfin, les procédés de mise en scène dans certaines images créent l’illusion de membres manquants, comme ceux parfois brisés des sculptures. Dans le cliché Ken Moody (1983), le modèle, de dos, place ses bras en avant, de telle sorte qu’ils paraissent absents. Entre masse volumique et forme géométrique, le photographe modèle la matière charnelle avec un oeil toujours rivé sur le modèle antique.

Dans son discours, Robert Mapplethorpe oeuvre à détacher sa production de toute dimension sociale. Il déclare ainsi à propos de son travail avec des sujets afro-américains : « For the most part, when whites have photographed blacks, they’ve sort of shown them from a certain social point of view. I’m photographing them as form, in the same way that I’m reading the flowers or anything else that I’ve photographed. I’m not attempting to make a social statement about their plight[21]. » Mais le fait est qu’appliquer les codes esthétiques du canon classique-qui se voulait l’incarnation d’un idéal universel et atemporel-à des sujets historiquement en marge situe nécessairement son oeuvre dans un champ politique. Aussi, considérer ces photographies en faisant abstraction de leur évidente charge politique reviendrait à nier l’existence même des problématiques raciales qu’elles recoupent. En promouvant de nouveaux modèles de représentation, ces clichés mettent au jour et défient le système normatif d’une mythologie populaire raciste. En sublimant les corps de ses modèles afro-américains, l’artiste les définit comme incarnant le nouvel idéal et exprime le potentiel esthétique d’un groupe placé historiquement à l’écart des représentations canoniques. Ce faisant, il démontre le caractère construit et subjectif de l’idéal de beauté occidental hérité de l’Antiquité. Non seulement il révèle et abolit les hiérarchies artistiques mais, surtout, il déstabilise le socle de la suprématie blanche, d’autant plus que le médium photographique possède un statut particulier dans la diffusion des discours raciaux.

Un nouveau modèle de fixité identitaire ? : La mise en scène problématique du corps

S’il ébranle le piédestal du canon occidental, le modèle de masculinité unique et lisse proposé par Mapplethorpe reste par bien des aspects problématiques. Tout d’abord, ses clichés prennent principalement pour modèles des athlètes aux corps sculptés par l’exercice. Ce faisant, ils martèlent le stéréotype d’un corps noir naturellement athlétique et celui d’une identité essentiellement corporelle[22]. Si l’intégration des athlètes afro-américains défie la suprématie blanche, son succès demeure limité puisque se crée très vite le mythe de l’Afro-Américain physiquement fort et endurant, dont l’image est rapidement récupérée et neutralisée, notamment par la publicité[23]. S’imprime alors, dans l’inconscient collectif et dans la définition identitaire afro-américaine, cette image d’un corps fondamentalement puissant, symbole d’une forme de virilité supérieure. Mapplethorpe, en déclinant ce modèle unique et sensuel, soutient cette définition avant tout corporelle de l’identité afro-américaine. Alors que dans l’idéal classique, la beauté du corps reflète la perfection de l’esprit, Jan N. Pieterse dans son ouvrage White on Black souligne qu’il n’en est rien à l’époque contemporaine : « Their success seems to confirm one of the stereotypes of the black as bestial brute, the “all brawn and no brains” kind of athlete[24]. » Or, le formalisme de Mapplethorpe a pour effet d’accentuer la présence physique des corps tout en nous conviant à les percevoir comme des formes quasi abstraites et désincarnées. L’artiste, dans sa quête de la forme idéale, tend ainsi à détacher ses modèles de leur subjectivité. Le phénomène est particulièrement probant dans les oeuvres fragmentant le corps. Torses, dos, bras, fesses apparaissent, grâce au jeu d’ombre et de lumière produit par des éclairages francs, comme des paysages volumiques anonymes sur la surface plane des clichés. La fragmentation des corps renvoie à celle de l’identité (le spectateur ne peut identifier le modèle) et entraîne un effet d’objectification (il pourrait tout aussi bien s’agir de la photo d’une sculpture).

Pour Essex Hemphill, poète et activiste afro-américain, les clichés de Robert Mapplethorpe illustrent l’objectification dont sont victimes les Afro-Américains dans l’ensemble de la société, et particulièrement dans la communauté homosexuelle : « What is insulting and endangering to Black men is Mapplethorpe’s conscious détermination that the faces, the heads, and by extension, the minds and experiences of some of his Black subjects are not as important as close-up shots of their cocks[25]. » En effet, le visage est régulièrement rendu invisible dans les clichés : la tête est tournée, voire coupée par le cadre. Cette absence ne se résume pas à une référence à l’oeuvre du temps sur les sculptures antiques : le visage est le lieu de l’individualité, or il s’agit pour le photographe de se concentrer sur la plasticité des corps. Relevons toutefois le fait que les titres nomment presque toujours les sujets représentés, même lorsqu’ils ne sont pas identifiables à première vue. Caractéristique de l’art du portrait, cette attention portée à l’identité des modèles souligne leur individualité et leur subjectivité.

Après la mort du photographe, en 1989, une vente aux enchères de certains de ses effets personnels est organisée. Richard Meyer s’interroge, à juste titre, sur la présence dans le catalogue de l’oeuvre Philip Prioleau (1979) au sein de la section « American decorative objects as photographed by Robert Mapplethorpe[26] ». La section vise à authentifier les objets mis en vente. Hormis celle de Philip Prioleau, les photographies présentées sont celles de bouquets de fleurs immortalisés dans des vases collectionnés par le photographe. Réalisée en 1979, la photographie en question présente le modèle de dos, assis sur une colonne. Bien sûr, c’est cette dernière qui est à vendre, mais la disposition de cette oeuvre au sein de cette section ne peut que souligner la nécessité de se questionner sur le traitement imposé par Mapplethorpe à ses modèles afro-américains. D’autant plus que sa présence dans le contexte d’une vente aux enchères fait dangereusement écho aux marchands d’esclaves, qui vendaient la force physique des corps au plus offrant.

Les ambivalences du désir

Son formalisme rend aisée la cécité des institutions et critiques face au caractère érotique, voire pornographique du travail de Robert Mapplethorpe. Or, résumer son oeuvre à celle d’un plasticien, c’est faire abstraction de l’exploration du désir qui l’anime. On retrouve ses photographies dans des magazines érotiques, le Black Book circule comme support de désir dans la communauté homosexuelle[27]. Les clichés de Mapplethorpe sont le théâtre d’un « homoérotisme » franc, qui renforce sensiblement la dimension politique de son oeuvre : produire un art ouvertement homoérotique c’est contrarier l’hégémonie hétérocentriste et s’opposer au mutisme qu’une part de la société voudrait imposer à la communauté LGBTQI+. Arrivé à la photographie en découpant d’abord des images dans des magazines pornographiques et influencé notamment par des photographes comme Wilhelm von Gloeden ou George Platt Lynes (qui eux-mêmes puisaient dans l’esthétique classique), Robert Mapplethorpe mêle beauté et sexualité dans son travail : les modèles sont considérés à la fois comme des formes abstraites et comme des sujets de désir. Par son travail plastique, le photographe fait de son oeuvre une expérience esthétique plaisante, mais la charge sexuelle ne se fait pas oublier, et peu importe le genre, la race ou l’orientation sexuelle du spectateur, Robert Mapplethorpe propose une illustration séduisante d’un érotisme marginalisé par le système dominant. Un rapport de séduction se crée, et la confusion qu’il peut entraîner est chargée politiquement : « It is distressing for some people to admit although all homosexuals experience homoerotic feelings, not all homoerotic feelings are experience by homosexuals[28] », souligne Allen Ellenzweig.

La tendance, désormais presque clichée, de juxtaposer dans les expositions consacrées à Mapplethorpe les photographies de fleurs avec celles de sexes peut être perçue comme l’assimilation du végétal à un symbole phallique, mais aussi comme un mouvement de désexualisation de l’organe sexuel. Privé de sa force vitale, le sexe du modèle n’est plus considéré dans sa dimension sexuelle, comme le souligne Jonathan Maho dans sa critique de l’exposition de 2014 au Grand Palais à Paris :

On trouvait bien deux photographies de sexes en (semi) érection dans le reste de la rétrospective parisienne mais malheureusement réduits, à la faveur d’une analogie, à leur statut d’organes inoffensifs encadrés par des fleurs aux pistils protubérants. Figure imposée depuis deux décennies dans toutes les expositions sur Mapplethorpe (« montrons un pénis mais, de grâce, seulement si l’on peut le voir comme une fleur »), cette comparaison réduit l’oeuvre à sa plus simple expression (esthétisante, s’entend)[29].

Pour l’institution et ses spectateurs, le pénis-sculpture est sûrement moins intimidant que la valorisation du désir que propose le photographe.

Tantôt niée, tantôt débordante, la sexualité est centrale dans les représentations stéréotypées de la masculinité noire, car toujours menaçante pour la domination masculine blanche. Pour la théoricienne féministe afro-américaine Bell Hooks, à partir du moment où la masculinité est passée, au 20e siècle, d’une définition patriarcale à une définition phallocentrique, l’Afro-Américain, qui était auparavant représenté comme une figure de masculinité moindre de par son statut social inférieur, a été assimilé à une figure virile dominante aux États-Unis[30]. La chair noire symbolise alors le fantasme transgressif, en rupture avec la suprématie blanche[31]. Toutefois, la dimension fantasmatique de l’altérité est ambivalente, car elle représente à la fois une menace pour l’ordre établi et l’occasion de renforcer une domination lorsque cette curiosité ne remet pas en question la projection sur l’autre d’une conception identitaire préétablie. Auquel cas le corps noir est une simple toile de fond pour le scénario blanc. Le travail de Mapplethorpe pose donc la question du fantasme colonial. Il est en effet difficile de ne pas s’interroger sur l’objectif poursuivi par le photographe au moment de réaliser le cliché Isaiah en 1980. Le modèle, de face, pose nu, une fourrure de félin sur l’épaule droite, une tige de bambou dans les mains et un bracelet en métal rigide au poignet gauche. La photographie renvoie à une image fantasmée de l’Africain, résonant avec le mythe historique du sauvage. Le modèle, décontextualisé, est mis en scène dans une image stéréotypée et primitive qui nie la spécificité de l’expérience afro-américaine.

La fascination certaine de Mapplethorpe pour le sexe de ses modèles est symptomatique des stéréotypes raciaux qui depuis le 15e siècle se focalisent sur la puissance phallique de l’« autre »[32]. La fétichisation dont elle témoigne entretient dans l’imaginaire cette perception d’une masculinité avant tout phallocentrique. Bob Love est photographié en 1979, assis, les jambes écartées, sur un tabouret recouvert d’un drap blanc. Le tabouret fait office de piédestal sur lequel repose le sexe du modèle, tant et si bien que l’on peut se demander si l’intérêt du photographe porte sur l’ensemble du corps ou si celui-ci sert de cadre au pénis. Alors que le caractère sexuel des clichés sadomasochistes qui ont rendu Mapplethorpe célèbre se situait dans l’action, ses modèles afro-américains ne font rien. Ils sont perçus par le photographe comme sexuels par essence. Au regard du processus de castration sociale et effective qui résulte de l’insécurité sexuelle de l’homme blanc vis-à-vis de la virilité noire[33], la sublimation du sexe noir et la réaffirmation de la virilité afro-américaine semble subversive. Mais cette hypersexualisation demeure problématique dans la mesure où elle ramène l’identité afro-américaine au primitif et au génital. Pour l’historien de l’art Kobena Mercer, le message est clair : « Regardless of the sexual preferences of the spectator, the connotation is that the “essence” of black male identity lies in the domain of sexuality[34]. » La critique de Mercer des clichés de Mapplethorpe est particulièrement intéressante. Si à la sortie du Black Book, en 1986, il publie une vive critique de ces photographies[35], trois ans plus tard il nuance son propos dans un nouvel article soulignant leur ambivalence. Il y rend compte de la complexité de sa propre réception comme sujet s’identifiant à la fois au sujet noir regardé et à l’homosexuel regardant : « An unequivocal answer is impossible or undecidable, it seems to me, because the image throws the question back onto the spectator, for whom it is experienced precisely as the shock effect[36]. »

Les images ont le pouvoir de produire et de maintenir des normes sociales : la représentation est performative et vient structurer le réel. À force de répétition, les stéréotypes se font normes et deviennent critères d’intégration ou d’exclusion. En érigeant ses modèles afro-américains au niveau du nu allégorique, Mapplethorpe les hisse au rang d’idéal de beauté universel. Ce faisant, il bouscule les conventions normatives de l’art et remet en question le système de domination occidental ayant érigé l’« homme blanc » en canon universel. Mais ses clichés traduisent une fascination érotique pour le corps noir, une fétichisation de la différence qui croise les mythes d’une virilité supérieure et d’une sexualité exotique. Aussi, la perfection esthétique lisse et ordonnée que le photographe construit tend elle-même vers un modèle de représentation normatif.

Cette ambivalence renvoie au paradoxe permanent entre l’invisibilisation des sujets afro-américains et leur imposition d’une survisibilité neutralisée et normée. Ces clichés sont éminemment politiques dans la mesure où ils sont polémiques. La multiplicité des lectures possibles crée des espaces de réflexion qui se matérialisent dans les multiples débats qui animent depuis presque quarante ans maintenant la sphère critique. De par son ambiguïté, le public est amené à s’interroger non seulement sur le discours de l’oeuvre, mais aussi sur sa propre interprétation : Qu’est-ce que ces clichés révèlent du photographe ? De la société ? Qu’est-ce que mon appréciation ou mon indignation révèle de moi ?

Ainsi, l’interrogation politique sur les rapports interraciaux, et les représentations artistiques et sociales est sans cesse réactualisée par le maintien de la part d’indécidable dans l’interprétation. En ce sens, la réponse de l’artiste conceptuel afro-américain Glenn Ligon est l’une des plus intéressante. Son oeuvre Notes on the Margin of the Black Book (1991–1993) était présentée au sein de la seconde partie de la double exposition Implicit Tensions: Mapplethorpe Now au Musée Guggenheim de New York en 2019[37]. Il s’agit d’une installation pour laquelle Ligon a découpé et encadré les quelques quatre-vingt-dix photographies du Black Book publié en 1986. En respectant l’ordre du livre, il a disposé ces clichés au mur en deux rangées parallèles elles-mêmes séparées par deux rangées de citations touchant aux questions de la race, de la sexualité, du SIDA… Les sources des citations sont variées : philosophes, activistes, historiennes… Ces voix multiples mettent non seulement en exergue la multitude de réactions possibles face à ces clichés, mais fournissent également une base théorique à la réception de l’oeuvre en éclairant et problématisant sa complexité. Parmi les auteurs cités, on peut retrouver l’écrivain et militant James Baldwin dont les oeuvres explorent et dénoncent avec beaucoup de justesse les distinctions raciales, sexuelles et de classe au sein de la société américaine. La citation de Baldwin retenue par Ligon est la suivante :

What one’s imagination makes of other people is dictated, of course, by the laws of one’s own personality and it is one of the ironies of black-white relations that, by means of what the white man imagines the black man to be, the black man is enabled to know who the white man is.

De la même façon, dans l’expérience photographique c’est le regard du photographe qui semble s’imposer, et le résultat en révèle sûrement davantage sur le sujet-photographiant que sur les sujets-photographiés.