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Pour son onzième numéro, Intermédialités aborde la question du travail autour et à partir de l’oeuvre d’Harun Farocki. Mis en chantier dans un contexte où, pour les sociétés occidentales, « travailler » se déclinait déjà moins sous l’égide d’une transformation de la matière que sous celle d’une délocalisation systématique et d’une démographie vieillissante, le numéro sort tardivement au beau milieu d’une crise où viennent d’être engloutis des millions d’emplois, accélérant le sentiment d’un bouleversement de la notion même de travail.

Les articles réunis ici montrent bien à quel point les images et les gestes du travail traversent l’oeuvre de Farocki, mais ils cherchent aussi à penser le rigoureux travail de l’image par lequel le cinéaste entretient la tension nécessaire et désormais si précarisée entre le monde et sa reproduction imagière.

Comme l’écrit Philippe Despoix dans sa présentation du dossier visuel consacré à Respite (2007), le dernier film du cinéaste : « chez Farocki, le choix de la technique renvoie à la question d’une mise en forme “adéquate” des matériaux d’origine. » Respite est en effet constitué pour l’essentiel d’images de travail, filmées en 1944, au camp nazi de Westerbrock où transitaient les juifs hollandais avant la déportation vers les camps de la mort. On doit ces bobines au photographe et détenu Rudolf Breslauer, et leur remontage sans retouches par Farocki (qui n’ajoute qu’une scansion d’intertitres) pose avec austérité et acuité la question de la représentation de l’holocauste au moment où se profile l’horizon d’une mémoire sans témoins.

Trois essais complètent ce dossier[1] en insistant sur le travail antérieur du cinéaste et plus spécifiquement sur le rôle du travail dans sa filmographie des trente dernières années. En réfléchissant sur les affinités et les divergences entre Farocki et Vertov, Michael Cowan interroge les nouvelles images de la ville et s’inquiète, à l’heure des technologies numériques, des conséquences de l’obsolescence du travail (et de la redondance du corps du travailleur ou de l’opérateur qui s’ensuit) pour l’existence même des « images sensuelles », de plus en plus marginalisées par cette constellation de représentations techno-scientifiques que Farocki nomme les Rechnen. Christa Blüminger propose, à partir de Contre-Chant (2004) et, également, des liens entre l’oeuvre de Farocki et le cinéma de Dziga Vertov, une typologie de la mémoire filmique qui convoque tour à tour le dispositif des archives, le théâtre de la mémoire et la notion d’intervalle.

Enfin, l’essai de Thomas Elsaesser vise un corpus plus large de l’oeuvre du cinéaste ; il y repère non seulement les motifs liés au travail, à la manufacture et à la fabrique, mais il examine aussi les lieux du travail de Farocki (son passage au musée et à l’installation), de même que ses opérations rhétoriques, afin de cerner leurs enjeux poétiques et politiques à l’âge postindustriel. « L’art et le travail chez Farocki, écrit Elsaesser, sont des activités similaires de séparation et d’assemblage — de l’art du tissage ou de l’art de couper du boucher jusqu’à la chaîne de montage ou aux relais électroniques de l’ordinateur[2] ».

Le lecteur pourra découvrir les possibles résonances de cette comparaison en parcourant le premier essai du numéro où Johanne Lamoureux analyse le caractère emblématique de la production industrielle conféré au travail de la viande et de l’abattoir et ses topoi dans l’entre-deux-guerres. On les retrouve dans différentes séries culturelles (roman, théâtre, film, bande dessinée) où se négocient, dans une scénographie machinique, les modalités de découpe et de dévoration qui contraignent tout aussi bien le travailleur que la bête.

Le numéro est complété par deux essais hors dossier. Dans la perspective du saut de paradigme temporel déjà souligné par Elsaesser et fréquemment convoqué par le « devenir-installation » de la production filmique, nous publions un texte de Christine Ross qui, autour du travail des arts médiatiques contemporains et plus particulièrement de l’installation September 11, 1973_ Santiago, Chile (2007) de Melik Ohanian, interroge la réinvention possible et le redéploiement paradoxal de temporalités historiques à partir de la suspension du temps et de l’histoire déjà soulignée par le philosophe Jean-Luc Nancy.

Nous avons enfin le plaisir de publier le premier texte traduit en français de Keith Moxey, un des défenseurs théoriques de la visual culture. Or, si un premier moment des études visuelles a contribué, en élargissant le champ de la production imagière au-delà des catégories des beaux-arts traditionnels, à renouveler les interprétations de l’image, Moxey s’intéresse à un tournant qui interroge la présence de l’image davantage que sa signification et son déchiffrement. Il s’y emploie en comparant l’anthropologie des images de Hans Belting et l’introduction aux études de la culture visuelle de Nicholas Mirzoeff. Son texte présente des perspectives transcontinentales, à la fois divergentes et apparentées, et ouvre ainsi un axe d’investigation fécond pour les études intermédiales.