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D’entrée de jeu, le présent article trace un parcours de différentes acceptions et applications du mot programme dans le monde de l’art, à partir d’un premier usage général et assez limité, jusqu’à l’usage courant, varié et très spécialisé qu’on en fait aujourd’hui. Notre définition du mot programme doit donc rester aussi fluide que possible pour mieux emprunter le cours des divers glissements néologiques qui en modifient la teneur et la portée. Nous nous penchons aussi sur la manière dont, à partir de l’époque romantique, ce terme définit une nouvelle approche à la production, non seulement de la musique, mais des multiples formes d’arts où les anciennes limites entre les catégories, les disciplines et les médiums s’effondrent. Nous tentons de découvrir en quoi les nouveaux concepts engendrés par la société industrielle et de consommation, qui voit le jour au 19e siècle – dont le gemeenschapskunst en particulier –, influencent le mouvement de translation intermédiale entre l’art et la vie, mouvement de plus en plus marqué depuis le 20e siècle. Cet élan de l’art vers la vie, voire l’effondrement des limites entre les deux, détermine une transformation radicale de la pratique et des stratégies des artistes où ceux-ci en viennent à puiser à même les technologies nouvelles, les méthodes de production de masse et les systèmes de dissémination issus du monde industriel. Dans un deuxième temps, et toujours dans cette optique, nous examinons le legs du concept de programme, dans la systématicité, la machinicité et l’assemblage à la chaîne, sur les arts minimaliste et conceptuel en abordant les manifestations de diverses avant-gardes, du futurisme au travail de John Cage. En fin de parcours, et à la lumière de cet argumentaire, nous considérons l’oeuvre de Damien Hirst qui, à notre avis, a poussé la logique de ces concepts à leur limite la plus extrême.

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Dans les années 1960, le nom programme refait surface pour se métamorphoser en verbe, programmer. Déjà à partir de cette époque, le verbe désigne une activité bien spécifique reliée à l’univers médiatique : il s’agit d’élaborer des programmes pour les salles de cinéma, ou encore d’établir des programmes diffusés à la radio ou à la télévision. Du terme latin programma (1677) signifiant « ce qui est écrit à l’avance » jusqu’au verbe français programmer (1960) signifiant « élaborer un programme[2] », il y a un glissement, non seulement néologique, mais temporel. D’un passé fixe et immuable, nous passons à un projet situé au futur et constitué d’un certain nombre d’étapes. Durant l’époque analogique, le mot programmation (1930) a, de surcroît, des connotations futuristes associées au monde et à l’âge de la machine. Une panoplie de dispositifs mécaniques ont un fonctionnement qui dépend du « déroulement d’une série d’opérations simples[3] » : fournaise, lave-vaisselle, cuisinière, automobile et ainsi de suite. Selon la première acception numérique du terme, le ou la spécialiste en programmation informatique s’adonne à une activité très semblable, celle de déterminer le déroulement d’une séquence d’opérations en utilisant une progression de calculs algorithmiques dans le but d’obtenir des réponses à caractère mathématique[4].

Le mot programme, donc, est un mot relativement rare avant le 19e siècle. On le voit apparaître avec plus d’insistance à partir de 1845. Le Dictionnaire de français Littré (1877) dresse la liste des significations possibles à cette époque : une affiche « exposant le détail d’une fête publique », les « conditions d’un concours », « le sommaire d’un cours » ou encore la « liste des chevaux inscrits » à une course[5]. Au sens figuré, la signification glisse vers le concept d’un point de vue politique ou idéologique ou celui de remplir une promesse[6]. Un programme se déroule nécessairement dans le temps et établit un parcours auquel on accepte de se soumettre pour la durée de l’événement.

La musique à programme est un type de musique narrative et descriptive, apparentée à l’opéra ou au lied. Fondé sur un libretto, l’opéra présente un récit sous forme dramatique et musicale, alors que le poème symphonique le fait généralement sans paroles, et donc, sans chant. Franz Liszt fut le premier à définir la musique à programme lors d’une représentation de Ce qu’on entend sur la montagne (Liszt, 1847-1848), créé à Weimar en 1854. Le musicologue britannique, Donald Francis Tovey, dans son livre The Forms of Music, distingue les termes Symphonische Dichtung, Tondichtung et poème symphonique de la façon suivante :

As a term, […] first used by Liszt in his twelve Symphonische Dichtungen. It implies a large orchestral composition which, whatever its length and changes of tempo, is not broken up into separate movements, and which, moreover, gratuitously illustrates a train of thought external to the music and to its conditions of performance. The form of the symphonic poem is dictated by its written or unwritten programme ; and so it is not every piece of “programme music” that can be called a symphonic poem. Beethoven’s Sonata “Les Adieux” and his Pastoral Symphony are, for instance, works in which the poetic idea does not interfere with the normal development of sonata style[7].

Dichtung s’apparente donc à la poésie ou à la fiction et Tondichtung, à la poésie sonore. Le poème symphonique viendrait rejoindre ces deux concepts. Il faut ajouter qu’à diverses époques, les trois termes sont souvent utilisés de façon interchangeable. Enfin, la musique à programme est un terme général qui engloberait Dichtung, Tondichtung et poème symphonique[8].

Tovey analyse la musique symphonique et la temporalité chez Wagner[9] en concluant que le meilleur exemple d’art symphonique à la manière wagnérienne est celui de Richard Strauss, citant les oeuvres Also sprach Zarathustra et Ein Heldenleben en exemple[10]. Dans l’ouvrage The Aesthetic Understanding, Roger Scruton emprunte la définition particulièrement directive et prescriptive de Liszt. La musique à programme est nécessairement instrumentale, nécessairement reliée à des éléments à caractère poétique et, finalement, le compositeur se doit de diriger l’attention de l’auditeur vers un aspect particulier de celle-ci[11], très souvent par l’entremise d’un titre. Scruton suggère que le rapport étroit qu’établit Liszt entre musique « narrative » et musique « émotive » prêtera plus tard à confusion. Liszt, lui-même, préfère l’évocation à la description littérale. Il reste qu’il a recours aux deux approches tour à tour. Le terme de musique à programme est, selon Scruton, trop facilement attribuable à toutes les musiques à caractère narratif ou descriptif. L’auteur rejette la faute sur Friedrich Niecks, dont le livre Programme Music in the Last Four Centuries[12] a, à son avis, élargi le terme, pour inclure une trop grande variété de formes musicales. Sa définition souligne que la musique à programme a un contenu extra-musical renvoyant l’auditeur à des événements objectifs ou à des sentiments subjectifs[13]. Selon Scruton, Niecks aurait oublié de faire une distinction importante entre « représentation » et « impression[14] ». Préférant s’acharner sur cette dichotomie, Scruton lui-même ne semble pas accorder beaucoup d’importance à l’aspect narratif, qui est, somme toute, un élément primordial. Pour Liszt et ses successeurs, il y aurait un récit mais la musique à programme miserait davantage sur le mode associatif de la poésie. Alors que l’opéra nous fait suivre pas à pas, et souvent très littéralement, les événements comiques ou tragiques auxquels les personnages sont soumis, dans la musique à programme, événements et protagonistes importants sont repérables à l’aide de certaines phrases récurrentes, telles le leitmotiv. Les sections sont souvent organisées selon une structure plus ou moins indifférenciée en un mouvement avec une préface en forme sonate, plutôt qu’en actes précis. Il ne faut pas oublier que même Liszt a apporté des modifications à cette forme musicale, qu’il a nommée, mais non inventée, et que, dès le début du 20e siècle, la musique à programme subit des transformations importantes. Richard Strauss et Hector Berlioz travaillent beaucoup dans cette veine et ne s’en tiennent pas pour autant à la définition lisztienne stricte. Pensons ici à des oeuvres telles que la Symphonie fantastique, par exemple, où le thème de la bien-aimée (l’idée fixe) est repris tout au long du récit musical et sous de multiples variations, laissant entendre à l’auditeur les diverses permutations narratives, heureuses ou tristes, en autant de variations et d’orchestrations. Pour bien comprendre ce qui se passe, il faut d’abord repérer le thème de la bien-aimée et le suivre des « Rêveries » jusqu’au « Songe ». La structure de la musique à programme se prête bien au sectionnement et à la fragmentation. Les pièces se détachent les unes des autres et les sections individuelles peuvent ainsi être travaillées avec plus d’aisance. Étant donnée la complexité de l’orchestration chez Berlioz, cette rationalisation du travail semble tout indiquée. Cette idée plaît tellement à celui-ci qu’il élabore un système de répétitions par sections. Il est d’ailleurs l’initiateur d’un système modulaire de répétitions auquel on a recours encore aujourd’hui[15].

Si l’on considère le sens large du terme, la musique à programme existe déjà bien avant sa découverte par Liszt au 19e siècle. William Byrd, par exemple, compose The Battel selon des principes très semblables, mais sans que la forme ne soit nommée ainsi. The Battel est divisée en 13 petits segments[16], chacun des titres étant programmatique et décrivant une étape de bataille[17].

Selon Tovey, et ainsi que précédemment cité, Also sprach Zarathustra serait un autre exemple de poème symphonique à caractère descriptif, s’échelonnant sur neuf sections, allant de la « Einleitung » (que tout le monde connaît grâce à Kubrick) au « Nachtwandlerlied ». Le très pieux Franz Liszt n’avait sûrement pas prévu qu’on fonderait un jour une oeuvre de musique à programme sur un ouvrage philosophique antithéiste, mais tel fut le cas.

Après une période d’engouement au début du 20e siècle, l’emprise de la musique à programme se fait de moins en moins sentir. Elle cède cependant un legs important où la machine et le système jouent un rôle central. Une de ses qualités principales étant sa nature figurative, elle a très souvent recours à des éléments descriptifs et, en cela, s’oppose à l’abstraction[18].

Au tout début du 20e siècle, les futuristes italiens mettent à profit, de façon très littérale, les leçons de la musique figurative et développent une forme musicale conçue à partir d’éléments sonores de nature concrète. Luigi Russolo, par exemple, produit plusieurs pièces selon des programmes, pièces qui se situent entre l’oeuvre composée et le bruitisme.

Quelques décennies plus tard, John Cage s’inscrira dans cette même lignée, utilisant des sons descriptifs ou encore des sons ambiants.

Le « Manifeste futuriste », rédigé sous forme épistolaire, débute ainsi :

Mon cher Balilla Pratella, grand musicien, futuriste,

Le 9 mars 1913, durant notre sanglante victoire remportée sur quatre mille passéistes au Théâtre Costanzi de Rome, nous défendions à coups de poing et de canne ta Musique futuriste, exécutée par un orchestre puissant, quand tout à coup mon esprit intuitif conçut un nouvel art que, seul, ton génie peut créer : l’art des bruits, conséquence logique de tes merveilleuses innovations[19].

Il poursuit plus loin : « Il faut rompre à tout prix ce cercle restreint de sons purs et conquérir la variété infinie des sons-bruits[20]. » Russolo s’en prend par le fait même à la musique savante en général et à Ludwig van Beethoven en particulier, allant jusqu’à dire ceci :

[…] nous prenons infiniment plus de plaisir à combiner idéalement des bruits de tramways, d’autos, de voitures et de foules criardes qu’à écouter encore, par exemple, « l’héroïque » [symphonie numéro 3 de Beethoven] ou la « pastorale » [symphonie numéro 6 de Beethoven][21].

Lors des événements futuristes italiens, on trouve une panoplie de bruits possibles, et ceux-ci sont organisés par catégories, allant de grondements et sifflements à des voix humaines et animales. Le manifeste relate le récit du premier concert en des termes presque militaires. Selon Glen Watkins, le premier concert[22] futuriste offert par Marinetti et Russolo en 1914 est constitué d’un programme fondé sur « 4 réseaux de bruits », intitulés respectivement : Réveil d’une ville ; Congrès d’automobiles et d’avions ; On déjeune sur la terrasse de Kursaal (au casino), et la bien-nommée Dispute à l’oasis[23]. Les futuristes ont tendance à semer la discorde et la zizanie partout où ils vont.

L m ch n c t, l s st m t c t

Bien que ce concert initial ne se range pas du côté de la musique savante traditionnelle, ni de la musique à programme à strictement parler, les thématiques et les compositions de bruits qui le constituent s’allient tout à fait à l’esprit de cette dernière, car il suit un programme et dépeint des récits par procédés figuratifs, lesquels, chez les futuristes, impliquent l’utilisation de sons empruntés au monde du réel. D’ailleurs Russolo affirme qu’il est redevable à Richard Strauss, un des grands compositeurs de musique à programme, pour ses innovations sur la dissonance des timbres. La réception publique et critique des premiers événements futuristes est très négative, et l’aspect hyper-figuratif de ces concerts semble avoir été bien mal compris.

Alors que le monde industrialisé engendre une rationalisation systématique de la production d’objets à travers le travail à la chaîne, et génère une variété de technologies nouvelles pour fournir à la demande, les futuristes italiens tentent d’intégrer celles-ci. Avec l’invention de l’électricité, une panoplie de dispositifs électriques et électroniques voient le jour, qui permettent à leur tour l’invention de nombreux instruments musicaux. Par exemple, dès les années 1930, on voit l’avènement des premiers enregistrements magnétiques sur bande[24] qui ne tarderont pas à être destinés à un public de masse. L’époque des futuristes coïncide donc aussi avec l’époque des premières inventions importantes d’instruments musicaux électriques et électroniques, des enregistrements analogiques[25] et de leur dissémination à grande échelle. Il va de soi que les artistes et compositeurs futuristes, et ceux qui suivront, ne tarderont pas à mettre à profit toutes ces inventions – qu’elles soient mécaniques ou analogiques (électriques et électroniques).

Détruits au cours de la Deuxième Guerre mondiale, les intonarumori (machines à faire du bruit) inventés par Luigi Russolo et Ugo Piatti entre 1913 et 1921 n’ont pas survécu. Il reste toutefois suffisamment de documents pour pouvoir déterminer leur fonctionnement. L’instrument s’apparente à la vielle à roue médiévale, qui combine un instrument à cordes avec un clavier et une manivelle et qui produit des gammes de sons-bruits en demi et quart de tons. On imagine facilement l’ambiance chaotique régnant durant les représentations parisiennes de 1921, alors que 27 intonarumoristes jouent simultanément tout en accompagnement un orchestre symphonique[26]. Selon Carel Blotkamp, Mondrian assiste à un concert au Théâtre des Champs-Élysées à Paris en juin de 1921. La même année, il publie un premier article dans De Stijl en août et septembre et un autre, celui-là plus détaillé, en janvier et février de 1922. Il va même jusqu’à traduire en français (en collaboration avec Ristema van Eck) les deux articles. Ceux-ci paraissent dans la revue La vie des lettres et des arts[27]. Tout en étant très critique à l’égard de ces musiciens, Mondrian contribue cependant à la dissémination de leurs idées. Il s’oppose tout particulièrement à la littéralité, à l’aspect naturaliste, des sons produits par les intonarumori[28].

Bien que certaines oeuvres futuristes ne soient pas facilement commercialisables, l’influence de l’ère machinique y est très forte. Elles sont disséminées comme objets de consommation de masse, et les futuristes emploient le manifeste comme outil publicitaire de masse. Ils se veulent modernes, anti-passéistes, ce qui signifie pour eux qu’ils doivent adopter les méthodes de production à la chaîne et les outils associés à la machine.

Jusqu’ici notre propos s’est surtout attardé à une généalogie d’acceptions du mot programme et à la place que celles-ci ont occupée d’abord dans le genre musical qui hérite de son épithète, et ensuite dans les manifestations musico-performatives des futuristes. Dans la seconde partie de cet essai, nous allons voir en quoi certains concepts reliés à ce terme, issus du monde musical, et initiés au 19e siècle, ont pu avoir un impact non seulement sur l’évolution de la musique contemporaine mais également sur celle des arts visuels aux 20e et 21e siècles.

Les futuristes ne sont pas les premiers artistes à utiliser la publicité de masse pour rejoindre un public plus large. Vers la fin du 19e siècle, plusieurs artistes s’intéressent déjà à la question. Le peintre Antoon Derkinderen initie le mouvement d’art communautariste, établissant une relation entre l’art et la société, en réalisant l’une de deux fresques à l’Hôtel de Ville de ‘s-Hertogenbosch (Bois- le-Duc) en 1891[29]. Le gemeenschapskunst est une version néerlandaise d’un idéal emprunté au sociologue allemand Ferdinand Tönnies dont le livre Gemeinschaft und Gesellschaft (Communauté et Société) paraît en 1887[30] :

La théorie de la société est la construction d’un cercle de personnes qui, comme dans la communauté, vivent et habitent côte à côte dans la paix sans être liées par nature. Elles sont, au contraire, séparées par nature. Alors que dans le premier cas elles restent liées malgré tout ce qui les sépare, dans le deuxième cas elles restent séparées malgré tous leurs points communs[31].

Cet idéal polarise les groupes conservateurs tout autant que les libéraux partout en Europe. En Allemagne, Tönnies, un conservateur, voit le modernisme d’un très mauvais oeil, alors qu’en France, Émile Durkheim, un socialiste ouvert aux idées modernistes, s’oppose à Tönnies. On retrouve pourtant des concepts assez semblables chez les deux penseurs. Pour les termes de la dichotomie organique/mécanisme artificiel, Durkheim propose solidarité mécanique (société traditionnelle) et solidarité organique[32] (société moderne). Selon Michael White[33], pour Derkinderen et De Stijl, il s’agit d’une tentative de fonder une culture esthétique néerlandaise commune. Le groupe De Stijl est aussi fortement influencé par Jan Toorop, un artiste symboliste de la fin du 19e siècle et fervent disciple de l’art communautariste, qui a recours à plusieurs stratégies de dissémination, notamment la production d’affiches. Dans un article intitulé « The City as Dreamworld and Catastrophe », Susan Buck-Morss établit un lien direct entre le mouvement Arts & Crafts (Arts et artisanats) de la fin du 19e siècle, le mouvement des arts décoratifs et les avant-gardes du début du 20e siècle, notamment les avant-gardes russes[34]. Le constructivisme russe, nous dit-elle, « poursuit le mouvement de translation de “l’art vers la vie”, un élan initié en Europe et aux États-Unis par le mouvement Arts & Crafts[35] ». Ce mouvement, soutient-elle, prend naissance à la fin du 19e siècle et non au début du 20e comme plusieurs théoriciens l’affirment.

Although constructivists are credited with initiating the move into production in 1921, the Russian avant-garde had similar ideas even before the revolution. In a real sense, constructivism was a continuation of the movement of “art into life” that had begun in Europe and the United States with the arts and crafts movement and had taken an industrial turn with the decorative art produced at the turn of the century[36].

Vers la fin de la Première Guerre mondiale, on voit déjà d’un oeil plus sévère l’utilisation de la publicité à des fins artistiques. Les grandes machines de propagande des divers pays impliqués dans la Première Guerre mondiale ont, à tout jamais, souillé le bel idéalisme du gemeenschapskunst. C’est à partir de la même époque que le terme propagande, jusque-là considéré neutre, commence à prendre une connotation négative. Plusieurs artistes en viennent à prendre du recul quant à la communication de masse, ou adoptent des stratégies subversives pour détourner ses effets potentiellement nocifs. Ainsi, De Stijl prône une approche non figurative. Les futuristes italiens, pour leur part, ne partagent pas ces scrupules idéologiques, bien au contraire, et voient dans la dissémination et la propagande, l’outil idéal pour faire connaître ou imposer leur conception de l’art. Pour eux, tout cela n’a rien de honteux. Ils vouent à toute machine – à l’avion, à la motocyclette, à l’automobile ainsi qu’à la machine de guerre – un culte très spécialisé comme en témoignent de nombreux tableaux sur le sujet, et ils adhèrent sans réserve à l’ère machinique. Il est certain qu’au début du 20e siècle, le travail à la chaîne est particulièrement associé à l’automobile et à ce qu’on nomme à l’époque le fordisme, une méthode de rationalisation des opérations de manufacture (l’assemblage à la chaîne) conçue spécialement pour produire la Ford T (1908). La première vague futuriste italienne (1909-1915) est contemporaine de ce phénomène.

Le penchant des futuristes pour la machinicité est tel qu’ils vont jusqu’à imprimer leurs publications sur du métal avec des reliures à boulons[37]. Or, il est important d’ajouter que les futuristes privilégient les machines et systèmes où l’indéterminé prend une place prépondérante. Certains compositeurs, dont John Cage en particulier, ne tardent pas à suivre les traces de ceux-ci.

L’ nd t rm n

Vers la fin des années 1930, John Cage crée Imaginary Landscape 1 (1939), faisant fi totalement d’instruments musicaux et présentant des sons préalablement fixés sur un support[38]. John Cage, comme on le sait, a une pratique musicale des plus variées, pratique qui se nourrit de plusieurs disciplines, dont la littérature, la danse et les arts visuels[39]. Si, à cette époque, les compositeurs ne s’intéressent guère à ses recherches, les artistes, eux, gravitent déjà autour de sa musique et des méthodes expérimentales de son travail. C’est dans les années 1940, une fois installé à New York, que Cage rencontre un groupe d’artistes par l’entremise de Max Ernst et Peggy Guggenheim[40].

Cage enseigne à la New School for Social Research à New York et au International Summer Course for New Music à Darmstadt. Son influence commence à se faire sentir, car ce sont les artistes de la performance en particulier qui prennent ses enseignements au sérieux[41]. Cage se lie également d’amitié avec le peintre Robert Rauschenberg lorsqu’il est de passage au Black Mountain College en Caroline du Nord.

La composition 4’ 33’’ (Cage, 1952) s’inspire des tableaux blancs de Robert Rauschenberg. Cette oeuvre vient illustrer jusqu’où peut aller la logique de la musique descriptive qui était déjà à l’oeuvre chez les futuristes italiens. Le récit est bien connu maintenant :

It was at Harvard not quite forty years ago that I went into an anechoic [totally silent] chamber not expecting in that silent room to hear two sounds : one high, my nervous system in operation, one low, my blood in circulation. The reason I did not expect to hear those two sounds was that they were set into vibration without any intention on my part. That experience gave my life direction, the exploration of nonintention. […] I compose music. Yes, but how ? I gave up making choices. In their place I put the asking of questions. The answers come from the mechanism […] of the I Ching, the most ancient of all books : tossing three coins six times yielding numbers between 1 and 64[42].

Ici, les limites entre l’art et la vie deviennent difficiles à discerner. Cage en vient à la conclusion que le silence n’existe pas.

À partir de cette époque, il a recours au hasard de plus en plus souvent pour donner à ses oeuvres des balises et des règles précises. Sa première oeuvre assistée du I Ching, Concerto pour piano préparé et orchestre de chambre date de 1951[43]. Cage n’est pas le premier à faire de telles expériences. Le Musikalisches Würfelspiel (publié anonymement par l’éditeur de Mozart, Nikolaus Simrok en 1787, et pour cette raison attribué à Mozart) est un jeu de dés, une machine modulaire à composer, constituée d’une série de directives et de phrases musicales[44]. La méthode de Cage est très voisine de celle du Würfelspiel.

Cage établit une distinction entre la musique aléatoire, de laquelle il se dissocie, et la musique fondée sur l’indéterminé, et où c’est l’imprévu qui prime[45]. Pour la composition de HPSCHD[46], une oeuvre programmée (Cage et Hiller, 1967-1969), Cage s’inspire très directement du système du Würfelspiel. En fait, le concept du Würfelspiel serait assez semblable à celui d’un logiciel applicatif permettant une série d’opérations ou d’activités. Cage se réapproprie les mécanismes compositionnels de cette machine proto-informatique mettant l’accent sur deux éléments qui sont récurrents dans son oeuvre : le rôle de l’auditoire et la place de l’indéterminé. Créée en collaboration avec le compositeur-programmeur Lejaren Hiller, l’oeuvre joue très clairement sur le possible indéterminé, issu du processus de programmation même. Le commentaire d’accompagnement en dit ceci :

The sound object HPSCHD ‑ “harpsichord” reduced to the computer’s 6-letter-word limit becomes HPSCHD ‑ may be the most elaborately defined sound composite so far achieved by deliberate formal composition. All “chance” factors occur within limits closely or widely permitted by the makers. Each part includes ideas from both composers; together they shaped it. Their thought, the object, and our thinking responses, in whatever relationship we hear it, decide our reaction to this work as a work of art[47].

L’oeuvre est constituée de sept solos simultanés pour clavecin et de 51 enregistrements de musique électronique programmée sur un ILLIAC II[48]. L’enregistrement rend compte d’une possibilité parmi tant d’autres. Cette structure de solos simultanés avec orchestration n’est pas sans rappeler les concerts futuristes à Paris où chaque intonarumoriste jouait simultanément en désharmonie. La performance peut consister en une prestation d’un des sept solos pour le clavecin et d’une sélection de une à 51 bandes magnétiques. Cage et Hiller font un autre clin d’oeil à Mozart, en utilisant des phrases musicales tirées du Würfelspiel[49] lui-même pour la composante de musique électronique. Cependant, Wolfgang Amadeus Mozart n’est pas le seul cité dans HPSCHD, on y retrouve des passages d’oeuvres de Ludwig van Beethoven, Ferruccio Busoni (un fervent admirateur de Liszt et dont Luigi Russolo et Edgar Varèse ont été les élèves), Frédéric Chopin, Arnold Schoenberg (dont Cage a été l’élève), Robert Schumann, ainsi que des passages recyclés des oeuvres de Cage et Hiller eux-mêmes[50].

Ces deux instances d’interdisciplinarité et de musique descriptive, d’abord chez les futuristes italiens et ensuite chez John Cage, démontrent, d’une part, à quel point les arts visuels et la musique du 20e siècle sont interreliés et, par le fait même, à quel point les arts dits visuels, sous l’influence du mouvement de translation de l’art vers la vie, cessent peu à peu d’être strictement visuels ou oculocentristes. Si les compositeurs de musique à programme innovaient en allant puiser leurs sources d’inspiration dans des champs extradisciplinaires – artistiques, dramatiques ou poétiques, avec les années 1960 –, le mouvement vers l’interdisciplinarité dans les arts est bien établi. Les manifestations artistiques de l’époque font usage d’une panoplie de moyens, de technologies et de connaissances. La nouvelle interdisciplinarité démontre bien que le statu quo ante n’est plus possible. On remarque aussi une tendance appuyée pour une forme de distanciation entre l’artiste ou compositeur et l’oeuvre créée. Si déjà à l’époque de Duchamp et de ses ready-made, le rôle de l’artiste, son engagement direct envers l’oeuvre, s’était vu modifié, avec les années 1960, le concept d’auteur ou d’artiste cède la place à celui de metteur en scène d’un système préétabli où le mode de production est parfois emprunté au monde industriel.

Les structures machiniques sous-tendent la production de nombreuses oeuvres des avant-gardes, tant poétiques, que musicales ou visuelles. Aujourd’hui, plusieurs artistes contemporains ont systématiquement recours aux modes de communication de masse et aux stratégies de marketing qui étaient si chers aux avant-gardistes et aux fervents du gemeenschapskunst. L’enseignement de Cage s’avère être un acte de médiation interdisciplinaire à un moment déterminant des histoires de l’art et de la musique[51], ce que Lucy Lippard identifiait comme une période de la dématérialisation de l’objet d’art (1966-1972)[52].

L s r lt t l’ rt

Vers la fin des années 1960, à l’époque où Sol LeWitt produit ses premières oeuvres murales, la pratique de l’externalisation (outsourcing), ou la production d’oeuvres à prescriptions réalisées en industrie ou par des assistants, est encore un phénomène relativement rare. Elle rompt à tout jamais avec une conception de l’oeuvre d’art en rapport direct avec la main de l’artiste, et s’oppose au mythe moderniste du génie qui confère à l’oeuvre d’art sa propre aura. La rationalisation du travail selon une méthode d’assemblage à la chaîne, calquée sur les méthodes industrielles, est aussi perçue avec méfiance par plusieurs artistes conceptuels qui préfèrent des modes encore plus virtuels et éphémères.

Dans un texte publié dans Artforum en 1967, Sol LeWitt dresse une liste des critères sur lesquels l’art conceptuel doit se fonder. En seizième position de son manifeste, il affirme ceci : « If words are used, and they proceed from ideas about art, then they are art and not literature, numbers are not mathematics[53]. » Cet énoncé est une déclaration sans équivoque sur la nature appropriative de l’art selon LeWitt. Toute matière peut servir au dessein de l’art. C’est une attitude assez proche de celle des compositeurs de musique à programme : les artistes ont le loisir de recourir à des références extradisciplinaires et de les détourner à leurs propres fins par processus de médiation. Il poursuit dans ses « Paragraphs on Conceptual Art » : « When an artist uses a conceptual form of art, it means that all the planning and decisions are made beforehand, and execution is a perfunctory affair. The idea becomes a machine that makes the art[54]. » Chez LeWitt, le concept devient donc à la fois machine et programme (élaborant une série d’opérations) à faire de l’art.

L’artiste Damien Hirst est le plus souvent associé à un groupe d’artistes : les Young British Artists, émergeant au début des années 1990, et considérés comme ayant une pratique néo-conceptuelle, dans la lignée de Komar et Melamid, Richard Prince et Barbara Kruger. Doit-on vraiment ranger l’oeuvre de Damien Hirst du côté de l’art conceptuel ? Ne serait-il pas plus juste de rechercher ses affinités dans l’art Pop ? À l’automne 2009, le Tate Modern présente une exposition qui établit justement une corrélation entre les oeuvres d’Andy Warhol et, entre autres, celles de Damien Hirst. Intitulée Pop Life : Art in a Material World[55], celle-ci se penche également sur l’impact de la culture de consommation sur le Pop Art. L’exposition fait une mise en contexte du Pop Art à un moment où le marché de l’art et le marché boursier se remettent à peine de la récession et de ses répliques. La relation entre le dadaïsme et le Pop Art est bien établie. Marcel Duchamp lui-même considérait le Pop Art comme le second souffle du dadaïsme[56]. L’impact marqué du futurisme sur les pratiques musicales (aléatoire, atonale, concrète, improvisatoire, mécanistique, microtonale, minimaliste, sérielle, technologique et ainsi de suite) est aussi reconnu depuis longtemps. Son influence sur le monde des arts visuels a, pendant trop longtemps, été évaluée uniquement par le biais de sa production picturale et sculpturale, délaissant la richesse de ses pratiques intermédiales[57].

Pourtant, c’est dans le coffre à outils futuriste que les dadaïstes et, plus tard, les artistes Pop, dont Andy Warhol, puisent bon nombre de leurs stratégies, qui remontent à l’époque du gemeenschapskunst. Alors que les artistes dadaïstes, et plus tard, John Cage et les membres de Fluxus, dédaignent l’objet et le marché de l’art, un des sujets de prédilection des artistes Pop est l’objet de consommation. Voilà d’ailleurs pourquoi on estime à l’époque que certains artistes Pop sont réactionnaires. En 1975, c’est-à-dire quelques années à peine après le mouvement de dématérialisation de l’objet d’art, Andy Warhol émet plusieurs affirmations controversées, dont celle-ci : « Business Art is the step that comes after Art. […] I wanted to be an Art Businessman or a Business Artist. Being good in business is the most fascinating kind of art. […] making Money is art and working is art and good business is the best art[58]. » C’est dans ce contexte particulier que nous désirons examiner l’oeuvre de Damien Hirst.

Chez Hirst, les stratégies de réappropriation jouent sur tous les plans à la fois, dans tous les domaines, et sa méthode de production et d’assemblage prend une envergure industrielle, à la différence de Warhol chez qui, somme toute, elle reste encore artisanale, le geste de l’artiste étant toujours impliqué dans le processus sérigraphique. Pour l’artiste britannique, tous les contenus et toutes les méthodes organisationnelles doivent être mises à contribution selon les besoins de l’objet fabriqué[59].

Le système de production de Hirst, comme Warhol avant lui, sa machine modulaire à faire de l’art, est empruntée aux mondes de l’industrie et des affaires, et, à ce titre, elle est très efficace. À notre époque, il est assez difficile de croire en l’innocence de l’utopie machiniste. Qui pourrait défendre l’impact de la production à la chaîne sur l’écologie planétaire et les humains, qui doivent fournir à la demande perpétuelle de la grande machine industrielle ? Dans le monde de l’art, on ne peut faire autrement que de remettre en question des pratiques de production polluantes, néfastes pour l’environnement ou pour les travailleurs culturels. Pourtant les critiques portées contre Hirst concernent surtout des questions d’ordre chrématistique[60]. Certains artistes et compatriotes de ce dernier se demandent s’il y a une limite à la stratégie de distanciation qu’emploie Hirst, un moment où la notion d’objet d’art est perdue à tout jamais. Jusqu’à quel point peut-on pousser la répétition, la sérialité et l’assemblage à la chaîne des oeuvres d’art dans un contexte post-Warholien, où original et copie se côtoient sans distinction ou presque ? L’artiste et cinéaste Isaac Julien considère la sérialité acceptable chez Warhol mais non chez Hirst. Julien affirme que : « Warhol’s use of repetition had real intellectual meaning […]. Nowadays, I wonder if seriality is not just a way of printing money[61].» Il nous faut ici nuancer la remarque de Julien, en ajoutant que la sérialité warholienne n’était pas aussi appréciée à son époque qu’elle ne l’est maintenant.

Lors d’une entrevue accordée au Guardian à l’automne 2008[62], Anish Kapoor discute de la définition de l’oeuvre d’art en général et de l’oeuvre de Damien Hirst en particulier. La vente aux enchères d’oeuvres de Damien Hirst chez Sotheby’s[63] en octobre 2008 fait les manchettes, brise des records, perturbe le monde de l’art et fait couler beaucoup d’encre. Hirst compte à son actif plusieurs séries d’oeuvres qui ont fait sa marque de commerce, sa réputation internationale et sa fortune : tableaux à papillons, tableaux à pois ou spot paintings, tableaux à toupies ou spin paintings, oeuvres à diamants, cabinets à pilules et animaux en vitrine immergés dans du formol. Isaac Julien et Anish Kapoor semblent penser que, à la différence de LeWitt, le concept chez Hirst sert non plus à générer de l’art mais à générer de l’argent. Pourtant ces méthodes de production, de mise en marché ainsi que ces stratégies de marketing nous renvoient à une tradition et une approche instaurées, comme on l’a démontré, au 19e siècle.

Bien que Kapoor ait lui-même une trentaine d’assistants spécialisés employés à son compte, il se dissocie totalement de Hirst, dont la pratique se situerait davantage du côté de la manufacture d’objets commerciaux cotés par les marchés boursiers mais sans valeur sur le plan artistique. Pourquoi cette distinction ? Serait-ce le nombre d’assistants qui permettrait d’établir une différenciation entre l’artisanal et le manufacturé ? Après des décennies d’oeuvres produites à la chaîne, les commentaires de Julien et de Kapoor nous laissent croire qu’une limite est atteinte à laquelle la sérialité se heurterait enfin.

Un artiste qui s’adonne à une pratique qui privilégie la trace personnelle et directe de l’artiste n’a certes pas la capacité de produire les quantités industrielles d’oeuvres produites par l’entreprise de Hirst. Pour Kapoor, la différence se joue dans le type d’atelier dans lequel oeuvre l’artiste. « The implication of that is that the studio is a place of a certain kind of practice. And there things occur that hopefully have deep quotidian recall – but are not directed by the quotidian world[64]. » Kapoor conteste aussi l’idée que tout peut être de l’art. « So the post-Warholian notion that everything in the world is all art – it’s fine, but what it avoids is the truly poetic, or the poetic of a slightly different order. And it’s that order I am interested in[65]. » Nous revenons à cette notion d’aller puiser en dehors des limites de sa discipline, aux sources de la vie, pour nourrir son art. Si l’on s’en tient à la définition de Kapoor, qui nous semble très lisztienne, l’art serait nécessairement constitué d’un contenu à caractère symbolique, emprunté au quotidien, dont les éléments sont associés ensemble dans des rapports paradigmatiques. Il y aurait donc, selon lui, des limites à l’emploi, à la pratique du ready-made. Quant aux oeuvres mises aux enchères chez Sotheby’s, Kapoor juge que celles-ci ne sont que des commodités, sans valeur artistique et sans aucune pertinence à notre monde. « It’s just stuff, you know. It’s not an artistic challenge. It’s just stuff […]. It’s completely irrelevant. […] It’s almost not art. I’m going to go as far as to say it’s not art[66]. » Kapoor semble suggérer que l’art peut faire appel à des stratégies d’assemblage industriel à condition que celles-ci restent modestes et ne sombrent pas dans la production éhontée d’objecthood capitaliste.

Damien Hirst a si bien fait son travail de marketing d’entreprise que pas une semaine ne passe sans que son nom ne soit mentionné dans les journaux britanniques et, très souvent, internationaux. La production des oeuvres de Hirst est intimement liée aux fluctuations des marchés boursiers comme le serait n’importe quel autre objet de consommation de PME. Chez Hirst, comme c’est le cas pour Warhol et sa Factory (de façon beaucoup plus limitée), il s’agit d’un potentiel de production à la chaîne presque infini où la valeur de l’oeuvre dépend d’une machine à propagande efficace. Harry Bellet, dans un article intitulé « Menaces sur les galeries d’art[67] ? », discute des craintes des galeristes en ce qui a trait aux ventes aux enchères organisées par Hirst. « Les galeristes ont hurlé parce que cette vente s’est substituée à leur métier […] toutes les pièces de Damien Hirst étaient récentes et provenaient directement de son atelier. De l’usine, devrait-on écrire, puisque Hirst est une PME qui emploie environ 120 [sic] personnes[68]. » Le ton ironique adopté par Bellet quant à la PME de Hirst est bien évident. Hirst est devenu avec les années, et surtout avec l’aide de Frank Dunphy, un homme d’affaires averti. Ce n’était pourtant pas le cas avant leur rencontre en 1995. C’est Dunphy qui est responsable d’avoir mis sur pied le mode de travail à la chaîne, le marketing de l’entreprise ainsi que la mise en vente aux enchères des oeuvres de Hirst. Dans un article intitulé « Mr 10 per cent (and he’s worth every penny)[69] », l’auteur Cahal Milmo révèle que la fortune de Hirst est redevable en grande partie aux talents de Frank Dunphy, un comptable qui fut, dans ses autres vies[70], impresario. Ce qui distingue la pratique de Hirst de celle de ses prédécesseurs, c’est la quantité d’objets produits. Son entreprise fabrique un type d’art qui s’apparente à l’art conceptuel tout en produisant des artefacts en quantité industrielle, ce qui va tout à fait à l’encontre de l’esprit de l’art conceptuel tel que pratiqué par LeWitt ou Harrison.

Comment situer le propos et le contenu d’un oeuvre si épars, si diversifié et si commodifiable ? Les titres de ses oeuvres dirigent le regardeur vers une solution possible. Ils serviraient peut-être de légendes ou de devises. Ils sont de nature narrative ou descriptive et renvoient très souvent à des événements ou sujets tirés du monde réel ou de la nature, et rappelant d’ailleurs les stratégies du gemeenschapskunst dans lequel tant d’artistes militants s’étaient impliqués aux 19e et 20e siècles. Les titres réfèrent aussi à d’autres disciplines ou à d’autres champs de connaissance, dont l’abattage, l’astronomie, la biologie, la littérature, la pharmacologie, la science et chimie médico-légale, la zoologie et ainsi de suite. Plusieurs des éléments mentionnés ici, notamment la fonction narrative ou descriptive des titres et la pratique inter-, pluri- et extra-disciplinaire, nous ramènent à la définition de la musique à programme, et à l’étymologie du terme programme, telle que précédemment citée au début de cet article.

Comme les requins, Hirst est un omnivore qui s’approprie tout ce qu’il peut happer au passage : animaux, crânes humains, insectes, pharmacies, pilules, planches à roulettes, tableaux et objets de toute époque. C’est dans la notion même de système et dans la rationalisation de la production que l’on peut distinguer un langage de programmation qui lui est propre. Étant donné la prédilection de Hirst pour les sujets lugubres, ne serait-il pas plus juste de parler, comme c’était le cas pour les futuristes italiens, d’un élan de translation, non pas de l’art vers la vie, mais de l’art vers la mort ? Étant donné tout ce que l’on sait de son oeuvre, de la méthode de production, des systèmes et programmes qui la régissent, et de l’exploitation de celle-ci, nous pourrions certainement suggérer que sa machine néo-conceptuelle produit à la fois art et argent et, en cela, qu’elle traite de l’essence même du capitalisme[71].

Toute la stratégie de dissémination de Hirst tourne autour des marchés de l’art et des systèmes monétaires internationaux, de la médiation des systèmes et des régimes de change. Le terme « deviser » signifie « mettre en devises », « mettre en pièces », ce qui correspond tout à fait à la méthode d’assemblage, ou de désassemblage[72], à la chaîne employée par Hirst. Au cours des siècles, les peuples du monde entier ont fait appel à une panoplie de devises, ou d’unités de compte. On dénombre parmi les premiers objets de valeur, les métaux, l’ambre et les pierres précieuses, mais il ne faut pas oublier les produits agraires, le sel, le blé, le bétail et ainsi de suite. Or, chez Hirst, l’oeuvre – constituée de bétail, insectes, médicaments, poissons, présentoirs, tableaux, et ainsi de suite – devient sa propre monnaie d’échange. Et c’est cette monnaie (nomisma, nomos, règle) d’échange du système monétaire Hirst qui sert de programme à cette machine modulaire à faire de l’art et du capital. Durant la Renaissance, aux dires de Vasari, c’est le Péruguin qui a veillé à la formation de Raphaël, mais à l’ère post-industriellle, c’est un comptable, du nom de Frank Dunphy, qui a assuré la formation de l’artiste, Damien Hirst.