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Dans son enquête sur la vie quotidienne[1], Michel de Certeau parle de la vue de Manhattan du haut du 110e étage du défunt World Trade Center. Il montre qu’à cette hauteur, on est « enlevé à l’emprise de la ville. Le corps n’est plus enlacé par les rues qui le tournent et le retournent selon une loi anonyme ; ni possédé, joueur ou joué, par la rumeur de différences et par la nervosité du trafic new-yorkais. Celui qui monte là-haut sort de la masse qui emporte et brasse en elle-même toute identité d’auteurs ou de spectateurs… Son élévation le transforme en voyeur[2]. » La ville-panorama s’offre ainsi comme un simulacre. Pour Michel de Certeau, la saisie de la ville commence au ras du sol, là où de vraies pratiques peuvent s’exercer, là où les totalisations imaginaires cessent, là où les pratiques panoptiques n’ont plus cours. Cheminer n’est pas survoler, embrasser du regard, contrôler. Pour Tokyo, la saisie d’en haut et celle du cheminement par le bas se complètent admirablement. Il se pourrait du reste que les mégapoles induisent ce double mouvement, la saisie à vol d’oiseau et la marche à l’échelle locale, celle de la rue, du quartier, articulant par le regard, cette double approche à la fois globale et locale qui est le propre de la mondialisation. Ce double mouvement est de rigueur pour qui veut saisir Tokyo enserrée, enveloppée par une prolifération de réseaux, de tubulures, de câbles, de signes.

Ville cyborg, ville flottante, ville écran

Tokyo est un espace déambulatoire immatériel qui doit se saisir à tous les niveaux. Temple de la culture mondialisée, elle est la ville qui réalise le mieux l’interconnexion généralisée, qui fait que la ville réelle se double d’une peau immatérielle. L’architecture postmoderne, toute de verre et de métaux irisés est faite de surfaces, de reflets et de reflets de reflets, démultipliés à l’infini. Jamais comme à Tokyo ne s’est réalisée pleinement ce que Walter Benjamin et Siegfried Kracauer avaient appelé la « culture de la surface » et de la distraction. Tout est écran dans les quartiers centraux, à Shinjuku, à Shibuya, à Ginza, à Odaiba, tout brille, scintille, s’inscrit en bandes passantes avec des chiffres et des lettres, de ces lettres japonaises indécodables pour l’Occidental. Tout est lumières se dissolvant dans un présent éternel, tout est fluctuant, mouvant, instable. Voitures, trains, métros, humains se meuvent en fonction d’appareils électroniques, d’assistants qui vous conduisent, vous guident (les GPS des voitures), vous permettent de communiquer, d’envoyer des coups de téléphone, mais aussi des e-mails, des messages (les SMS), de prendre des photographies et d’en recevoir, d’écouter de la musique, de voir des images animées de petits personnages fétiches comme cette Hello Kitty qui a fait le tour du monde. Connections sans fil développées par le réseau DOCOMO, qui signifie « partout », affichant avec force une culture de l’ubiquité. Le Japon est le pays où il y a le plus de téléphones mobiles : 74 millions sur une population de 128 millions d’habitants, en 2003. Tout a glissé du côté de la dimension immatérielle du numérique par la multiplicité des supports tous interconnectés. Du papier sur lesquels sont imprimés journaux et mangas, aux images électroniques, aux moyens de communication mais aussi aux déplacements, et aux assistants électroniques, tout prolifère dans le désordre d’un chaos au milieu duquel les flux d’information circulent. C’est si vrai que la municipalité de Tokyo a décidé de créer, sur Second Life, une réplique de la ville. On peut d’ores et déjà s’y promener. La société Dentsu, un publicitaire japonais, dit en substance que « Virtual Tokyo » n’est pas une simple reproduction numérique de la capitale réelle, il s’agit d’y recréer l’ambiance culturelle et l’énergie qui anime la ville, pour la diffuser à travers le monde.

Les jeunes ne peuvent se passer de leurs assistants électroniques[3]. Pour rentrer dans leur banlieue, parfois lointaine, ils voyagent jusqu’à deux heures en métro et train (quatre heures en comptant l’aller et le retour). Durant ces longs voyages, cette population nomade passe son temps à communiquer, à s’envoyer des messages avec les doigts. Certains sont à ce point experts qu’on les appelle des Thumb Tribes (des tribus du pouce). Plusieurs téléphones mobiles, un appareil pour capter la musique, sans compter l’usage de l’ordinateur totalement banalisé.

La ville s’invente constamment de nouvelles métaphores pour l’ère de l’ordinateur, métaphores qui doivent intégrer l’ambiguïté, l’écoulement du temps, les labyrinthes des directions possibles grâce à la logique floue de la conception par ordinateur. Une telle vision génère des passerelles entre les différentes parties de l’ensemble, et les différents niveaux de communication, d’animation, de ce qu’on appelle la « japonisation ». Tokyo, par son architecture, multiplie les points de bifurcation à la Borges, les zones de contact, les plans-transferts et tous les « entre-deux », « entre-trois » ou « entre-n » dimensions. La surface n’est plus celle de la stricte transparence moderniste, mais plutôt celle d’une « peau immatérielle » de type écranique, instable.

Architecture, urbanisme et quartiers se vivent comme un immense écran. Dans le quartier de l’électronique d’Akihabara au nord, par exemple, on ne sait pas si l’on est dans le réel ou dans le virtuel. Ils finissent par se confondre. On y baigne dans une lumière pas tant artificielle qu’irréelle, fantasmagorique. Des kilomètres de boutiques et de magasins avec des appareils électroniques de toutes formes, de tous usages, de toutes couleurs. Des appareils de toutes couleurs. Ils sont métallisés, vert, mauve, noir, orange, acidulés, séduisants. Ce sont des MP3, des iPods, des PDA, de tout petits ordinateurs au clavier américain, de vrais ordinateurs poids plume.

Comment rendre compte de ce chaos ? Comment l’artiste, l’écrivain peuvent-ils saisir cette multiplicité, cette prolifération ?

C’est d’autant plus complexe que Tokyo est une ville cyborg où la confusion entre réel et virtuel est constante, où « la peau » de la ville est numérique. Ville cyborg, ce n’est pas pour rien que la science-fiction japonaise, ses films d’animation sont à l’unisson de cette prolifération des signes, avec des chefs-d’oeuvre comme Kōkaku kidōtai (Ghost in the Shell, 1995) de Mamoru Oshii. Ridley Scott, cherchant un décor pour Blade Runner (1982) pour figurer un Los Angeles du 21e siècle, choisit quelque rue nocturne à Shinjuku. Quand Tarkovski chercha un décor futuriste pour Solaris (1972), il le trouva à Akasaka-Mitsuke. Le Japon, ses mangas, son high-tech, son modernisme et son architecture débridée. Un pays qui a inventé le tamagotchi, cette créature virtuelle que l’on peut voir grandir, dont il faut s’occuper, ce vivant non vivant, cette simulation de ce qui pourrait être vivant sans l’être, pose forcément quelques problèmes. C’est le virtuel qui règne ici, la civilisation de demain, le meilleur et le pire, l’effacement des frontières entre le réel et le virtuel, l’hybride sous toutes ses formes, les corps cyborgs, l’individu-machine, la prothèse généralisée. C’est d’autant plus vrai que c’est une ville sans passé apparent, sans traces, sans mémoire. Elle a été détruite lors du tremblement de terre de 1923, et plus gravement encore lors des bombardements de 1945. On la rebâtit sans cesse dans une esthétique avant-gardiste, dans une simulation du traditionnel, dans un art de l’éphémère aussi fragile que les supports sur lesquels on va tenter de le fixer.

Éric Sadin, artiste multimédia, ayant séjourné longuement à Tokyo, a tenté l’expérience de jouer de tous les ressorts de la simultanéité, de la multiplicité, de la démultiplication, de l’ubiquité des villes tentaculaires actuelles. Il en a fait l’expérimentation sur tous les supports. Après un premier travail sur New York, il y a quelques années, il s’arrête à Tokyo, la ville qui incarne et symbolise toutes les métamorphoses de l’urbain aujourd’hui. De son point de vue, si l’écriture reste un médium privilégié, elle ne peut plus à elle seule capter ce qui fait la spécificité du développement des mégapoles aujourd’hui. Elle doit se lover dans la photographie, se perdre dans les clips d’un site Web ou dans la narration heurtée que permet le DVD. Éric Sadin est un des premiers auteurs multimédias ayant transformé les formes-supports en flux poétique à l’imitation du flux de la vie de la mégapole. Il a décliné Tokyo, de l’écriture littéraire à la photo, du site Web au DVD, dans une expérimentation perpétuelle qui se métamorphose sans cesse, à l’image de la ville qui est le symbole de cette fluidité.

Écrire la ville intermédiale

Dans son livre Tokyo[4], Éric Sadin tente une expérience d’écriture à la recherche du rythme et de la spécificité de cette mégapole intermédiale. L’écriture de la ville, tous les grands écrivains du 19e siècle l’ont tentée, dans ses transformations immenses, que ce soit le Paris de Balzac ou celui de Zola, que ce soit le Londres de Dickens. De la grande ville en voie de métropolisation, les écrivains du 20e siècle nous ont laissé quelques chefs-d’oeuvre comme Berlin Alexanderplatz (1929) d’Alfred Döblin ou Manhattan Transfert (1925) de John Dos Passos, pour ne prendre que des exemples emblématiques. Quand il s’est agi de rendre compte du caractère multiethnique, multiculturel des grandes mégapoles avec leurs contingents d’immigrants de diverses origines, des écrivains comme Salman Rushdie ou Hanif Kureishi ont su donner un nouveau visage au Londres multiculturel avec nombre d’effets baroques chez le premier et beaucoup d’ironie chez le second. Mais peu d’écrivains, me semble-t-il, depuis Mobile[5] de Michel Butor, ont cherché, par la forme, l’écriture et les techniques narratives, à rendre compte de ce qui fait la spécificité des mégapoles contemporaines, à commencer par Tokyo. Mobile, c’était une représentation non pas d’une ville, mais de l’Amérique. Le voyage qu’y fit Butor en 1962 le bouleversa tellement qu’il abandonna les structures du roman. Il lui fallut trouver des formes plus éclatées, plus fragmentées, pour rendre compte du kaléidoscope américain ; il lui fallut mettre en oeuvre des formes non linéaires, offertes aux combinatoires et aux agencements les plus divers : fragments, collages, poèmes, extraits d’articles de journaux, etc.

Tokyo est ce monde dématérialisé, répétons-le, où tous les rapports interpersonnels et sociaux sont médiés, ces espaces de guidage dans la surconsommation et la conformité. Toute cette cacophonie, cette hétérogénéité qui fonctionne à la fluidité perpétuelle et à la juxtaposition, à la simultanéité, ne peut plus être restituée par un récit, une structure narrative impliquant une vectorisation, une successivité. L’écrivain doit trouver des compositions rompant avec cette esthétique, lui préférer ce qu’Éric Sadin a appelé le clicking, le passage de la successivité à celui de la prolifération et du flux.

Dans un livre non paginé, l’auteur va avoir recours à diverses techniques pour nous faire sentir dans quel monde nous entrons. D’abord la voix du « on ». Personne ne parle ou plutôt tout le monde parle dans le conforme du téléguidage. Il s’agit d’un « on » qui se duplique, se disperse au milieu des signes. Les formes courtes comme celle du haïku, le recours à des dispositifs calligraphiques verticaux, peut-être à l’image des enseignes japonaises, à des blocs de textes sur un thème, à des répétitions de phrases qui marquent le martèlement des signaux, des gestes et des injonctions, le tout comme une infection virale. Blocs de mots et de phrases désarticulés se bousculent comme pour indiquer que le décodage et le sens finissent par se perdre dans la rapidité des flux, dans cette peau immatérielle qui enserre la ville et ses habitants. Toutes ces formes imbriquées se distribuent en quelques thématiques.

Tout d’abord, la prégnance des marques et des logos, comme si les Tokyoïtes ne pouvaient avoir d’identité en dehors de cet univers codé. Quelques exemples :

Au réveil, on pilote sa douche automatique Mitsubishi, on se rase électrique Mitsubishi, on saisit sa cafetière Mitsubishi, on dépose sa tranche de pain dans son toaster Mitsubishi, au volant de sa Mitsubishi, on allume sa radio Mitsubishi, on sort de l’ascenseur Mitsubishi, on glisse sur le tapis roulant Mitsubishi, on fait ses comptes sur sa calculette Mitsubishi, on note un chiffre avec son stylo Mitsubishi, par l’escalator Mitsubishi on redescend dans la rue Mitsubishi, par le sas de sécurité Mitsubishi, on pénètre dans la banque Mitsubishi, on insère sa carte bancaire Mitsubishi dans l’automate Mitsubishi, à la sortie, on suit quelques informations sur un écran géant Mitsubishi, arrivé chez soi, on actionne son climatiseur Mitsubishi, on ouvre son réfrigérateur Mitsubishi, on attrape sa canette Sapporo aluminium Mitsubishi, on retrouve son épouse et les jumeaux dans leur double poussette Mitsubishi, on décide pour le week-end de cuisiner un gratin au four Mitsubishi, de s’occuper du jardin sur sa tondeuse Mitsubishi, et à coup sûr de se faire masser sur son divan vibro-relaxant Mitsubishi[6].

C’est par le martèlement du nom Mitsubishi qu’Éric Sadin veut nous faire comprendre l’impact des empires du capitalisme japonais et la façon dont les Japonais ne peuvent échapper à l’emprise des grandes marques. Mais le logo est partout : « on marche vers un LOGO, on marche sous un LOGO, on marche sur un LOGO, on traverse un LOGO, on roule le long d’un LOGO… » Le mot LOGO est repris 39 fois dans la page 51. Dans une disposition autre :

/Shiseido on/on en Shiseido/on se
Marque Clarins/ on se trace Lancôme/
Chanel Blue Vampire on porte/on
Embrasse Anna Sui à Ginza/on en
Guerlain pourpre/on se voile les lèvres Yves
Saint Laurent/bouche Sisley vermillon
On/à Ginza on s’expose Clinique/
Givenchy sur peau s’écrit-on/on se
Recouvre Dior/on se signe Rochas/ou
Estée Lauder se/& à Ginza & là Carita
On dessine& se crayonne Revlon&/[7]

Prolifération des marques, mais aussi des écrans, des panneaux et enseignes. Voix de synthèse qui vous guident, vous téléguident, vous mettent en garde ou vous remercient. Dans cet univers, tout passe par le téléphone mobile. Pour montrer l’interconnexion des médias, Éric Sadin n’oublie pas le papier, que ce soit celui des mangas, des journaux, des autocollants ou des flyers. Dans l’exemple suivant, intervient, comme à la dérobée, le traditionnel papier de soie japonais :

Au téléphone on s’invite à dîner
On expédie aussitôt par fax le plan d’accès de la maison
On signale dans un bref e-mail qu’on est ravi de la perspective
On prévient de son arrivée par SMS
On sonne on se réjouit de vous apercevoir sur l’écran témoin derrière la porte
Le lendemain de la soirée on envoie un petit mot sur papier soie
On les remercie de la gentillesse de l’accueil & du joli cadeau d’anniversaire
Le dernier PDA rose de Sony[8].

La prolifération des flux, des images, le défilement incessant des panneaux ou des gestes du quotidien pris dans ces flux, le vacarme général et celui des machines à sous, les pachinko, Sadin les restitue par la répétition des mêmes phrases, des mêmes formules, des mêmes mots, jusqu’à l’écoeurement :

… ou dans le fracas du roulis de l’acier dans le fracas de la musique dans le fracas des mégaphones dans la blancheur des néons dans la répétition du geste des billes lâchées dans l’orifice du pachinko dans la clameur du roulis de l’acier dans la clameur de la musique dans la clameur des mégaphones dans l’aveuglement des néons dans la répétition du geste des billes lâchées dans l’orifice du pachinko[9]

Parfois, la phrase bégaie, elle se distord, ne respecte plus aucune orthographe à la manière de e-mails rapides non relus et plus encore des SMS : « toujours davanatge on dans le vertige de l’infromation dasn l’inflation d’imasge dans al superposition des signse on toujousr davnatage dasn l’étourdissmeent des sons des xvoi des annoces[10]… » On dirait une voix de dyslexique qui ne peut plus structurer son discours.

On peut suivre malgré tout un fil narratif ténu. Dans le texte, l’homme arpente la ville au moment de la Coupe du monde de football en juin 2002 ; ses marches sont rythmées par des écrans géants qui retransmettent les matchs. Ces repères, qui passent tout de même par l’écran géant, se trouvent tout à coup associés à un terme inattendu dans ce contexte, la flânerie. Le motif revient plusieurs fois : « … on flâne à Shinjuku on tombe sur le premier but de l’équipe du Japon sur un écran Panasonic… », puis, plus loin « … on flâne à Shinjuku on tombe sur l’égalisation du Cameroun sur un écran géant Hitachi… » Plus loin encore, la même ritournelle : « … on flâne à Shinjuku on tombe sur un deuxième but du Japon sur un écran géant de Mitsubishi. » Et à la fin : « … on flâne à Shinjuku on tombe sur la fin du match Japon-Cameroun sur un écran géant Toshiba[11]. » Seules les marques des écrans géants changent, mais la flânerie suit la durée du match. On remarquera cependant que c’est toujours à Shinjuku qu’elle a lieu, comme si la flânerie ne pouvait que se faire sur place, à Shinjuku, un lieu où règne un vacarme perpétuel, un des lieux les plus passants de Tokyo, là où les déplacements sont frénétiques, le dernier lieu où l’on imaginerait déambuler. Mais Tokyo oblige à la reformulation de toutes nos habitudes, à leur reconfiguration. Une invitation peut-être à inventer d’autres circuits.

Soudain, un autre type d’image sur un écran vide, quelque chose d’inhabituel et des esquisses d’histoires d’amour. Ce sera la fin du livre, histoires, elles-mêmes prises dans l’univers médié auquel nul n’échappe.

[on tombe sur la boîte vocale
on renonce] [dans le métro
on ne veut pas répondre]
[mobile phone entre les mains
on hésite à l’appeler] [on reçoit
son souffle dans l’ascenseur on
murmure on se rappelle] [on
voudrait l’entendre on préfère
lui envoyer un SMS] [on se
parle à demi-mot on déconnecte][12]

Livre inquiet, a-t-on écrit, inquiet devant ce devenir des mégapoles dont Tokyo montre le chemin. Il ne me déplaît pas cependant que le beau texte d’Éric Sadin se termine par ce verbe si simple et ce geste si difficile à esquisser à Tokyo comme ailleurs aujourd’hui : « se déconnecter[13] ».

Photographier le flux urbain

Pour explorer cette accumulation, cette prolifération exponentielle de signes, Éric Sadin a recours à la photo, au livre de photos[14]. Ce dernier vise à conférer ce sentiment du chaos généralisé connecté et en perpétuelle mutation. Livre étrange ! Sadin s’en explique lui-même :

… rendre compte à l’intérieur du cadre spécifique du livre des effets de prolifération et de complexification contemporains prioritairement à l’oeuvre dans l’urbanité, cela a nécessairement induit un travail de structuration de l’information que nous avons mené en commun avec deux formidables graphistes avec lesquels j’ai travaillé, Philippe Delforges et Jérôme Grimbert (agence Produits de l’épicerie). Nous avions une complicité esthétique et une intelligence commune de l’objet à réaliser. L’ouvrage est conçu comme une succession de séquences (séries de pages uniquement visuelles, d’autres entrelaçant quantité d’images et de légendes qui visent à décrire précisément chaque situation singulière, d’autres enfin uniquement composées de textes théoriques ; au total, le livre est composé d’une centaine de parties au nombre de pages plus ou moins étendu)[15].

De là ce sentiment de vertige qui saisit tous ceux qui tournent ces pages, oubliant qu’on a affaire à un codex, à un livre avec sa reliure, qu’il faut feuilleter page après page, tant le sentiment de la profusion, de la simulation du mouvement opère.

Figure 1

Éric Sadin, DVD inclus dans Times of the Signs : Communication and Information : A Visual Analysis of New Urban Spaces, Basel, Boston et Berlin, Birkhäuser, 2007.

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Signes en japonais proliférant sur la page, panneaux des départs et des arrivées à l’aéroport de Tokyo, vitrine de livres de mangas très colorés, hommes en costumes trois pièces téléphonant dans le métro, tickets de métro, vitrines de grands magasins, écrans géants, cartes d’embarquement d’aéroports les plus divers. Ce sont aussi des photos aériennes où des quartiers s’étendent à l’infini, ce sont des vues de Tokyo la nuit avec son déluge de lumières, ses enseignes verticales comme dans le quartier de Ginza et ses panneaux publicitaires ; une vision de l’hétérogénéité de la mégapole où les gratte-ciel voisinent avec des ruelles à maisons basses et jardinets. Des vues des voyageurs dans le train à grande vitesse, le Shinkansen, voyageurs plongés dans l’écran de leur ordinateur portable, ce sont encore des gens perdus au fond des cybercafés. Parfois l’image occupe toute la page, parfois, ce sont dix images qui s’y inscrivent démultipliant la sensation de mouvement, de mobilité et de simultanéité, d’hétérogénéité. D’autres fois encore, c’est le texte de Sadin qui se déploie sur une double page, accompagnant le rythme de la mégapole. Le texte met en majuscules les termes qui sont les notions de base de son analyse : Information, Communication, Connexion, Hétérogénéité, Anomie, Dispersion. La présentation du livre insiste sur l’importance de Tokyo pour saisir cette interconnexion généralisée. Le texte accompagne souvent l’image. Ainsi sous un immense écran dans une rue ou dans le couloir du métro : « The ever-increasing presence of Giant screens transforms modern public places into zones of shared collective television viewing[16]. » En face d’une page où toute une série de grands carrefours urbains sont photographiés, ce texte en très grosses lettres : « Giant screens are rarely isolated and are usally located in dense multi-informational environments[17]. » Les propos ici ne sont pas une simple légende. Ils montrent que dans Tokyo comme dans d’autres mégapoles, les grands panneaux, les enseignes lumineuses, les écrans de télévision, les lettres et chiffres lumineux qui défilent à toute vitesse, constituent une sorte de lien social, un ciment formateur des sensibilités urbaines, des lieux et formes d’identification. On est de Tokyo aussi parce qu’on participe de cet univers de signes perpétuellement en mouvement. Une double page de texte explique qu’on peut caractériser une époque par sa technologie et que l’interconnexion généralisée de la fin du 20e siècle a transformé la ville, les rapports sociaux et nos rapports interpersonnels. Elle a aussi bouleversé les formes esthétiques et celles de la figuration, voire de la simulation. Beaucoup de photos sont prises dans des souterrains de métro qui sont aussi des lieux de circulation, des noeuds de communication. On y trouve d’immenses librairies, des kiosques de mangas. L’idée maîtresse d’Éric Sadin est qu’avec l’ère électronique, le papier ne disparaît pas. Au contraire, il prolifère sous diverses formes, accompagnant l’immatérialité du virtuel. La lecture devient « l’information ininterrompue de la fragmentation ». Photos de rues, de banlieues à l’infini prises du haut d’un gratte-ciel, mais aussi photos démultipliées de téléphones portables, l’outil symbole de l’interconnexion. Livre très riche dans la mesure où il combine un discours théorique, de magnifiques photographies et un dispositif sur la page qui mime le chaos urbain.

Ce qui à mon sens constitue le phénomène le plus marquant depuis l’avènement d’Internet est le fait de la démultiplication, qui regarde particulièrement les conditions de visibilité de l’écrit contemporain. Il est possible d’établir une liste non exhaustive des cadres capables d’exposer le texte à l’intérieur de modalités extrêmement hétérogènes : journaux, magazines, livres, affiches, prospectus, télévisions, ordinateurs, panneaux électroniques, organiseurs personnels, écrans géants, enseignes lumineuses, téléphones portables, voix de synthèse… Les conditions de prolifération de l’écrit (de plus en plus souvent associé à l’image et au son) peuvent être envisagées comme un champ emblématique de la généralisation d’une nouvelle dimension culturelle et anthropologique, celle de la pluralité différentielle[18].

C’est cette pluralité différentielle qu’Éric Sadin explore et qu’il va également expérimenter sur un site Web et sur un DVD consacrés à Tokyo.

Times of the signs

Le site Aftertokyo, www.aftertokyo.org, n’existe plus. Il abritait l’expérimentation d’Éric Sadin, le prolongement de son livre sur Tokyo. Comme à son habitude, il joignait du texte théorique et des parcours laissés à l’intention de l’internaute dans la mégapole :

Néanmoins, internet ne se substitue pas à l’imprimé, mais participe activement au phénomène contemporain de la prolifération des signes sur quantités de modes distincts (imprimés, e-books, affiches, écrans géants, signalétiques urbaines, bornes interactives, téléphones portables, enseignes lumineuses, télévisions, panneaux d’information électroniques, voix de synthèse. La démultiplication des modes de visibilité des signes encourage une distribution des projets poétiques à l’intérieur d’une multiplicité de types de configurations, dans l’affirmation de la possibilité contemporaine à développer des logiques circulatoires, capables d’explorer la spécificité de chaque protocole singulier et de les faire se connecter entre eux selon des figures inédites, aux stratifications complexes et fluides[19].

Car il s’agit d’un art poétique. L’internaute était invité à naviguer à partir d’une carte dont les points d’intersection permettaient de déboucher sur l’ensemble des moyens de communication et d’information de la grande ville. Les parcours dans Tokyo étaient informatifs et ludiques, à la limite de l’enchantement. Il y avait donc plusieurs portes d’entrée. Le VERTIGE ouvrait sur un carrefour bien connu de Tokyo, Shinjuku, où la confusion des enseignes lumineuses, des panneaux géants de publicité, les chiffres lumineux et clignotants, les feux de circulation, les rayures inscrites sur l’asphalte de la rue, la foule innombrable qui traverse donnaient le sentiment de la mégapole au rythme frénétique. Le clip ENSEIGNE dessinait un escargot renvoyant à la forme labyrinthique de la circulation des signes dans la ville. Le BIOMÈTRE, c’est l’iris de l’oeil, le contrôle ADN à la banque. Il renvoie aux nouvelles formes de contrôle social que permet la technologie la plus avancée. Le chaos de la mégapole est un faux anonymat et les parcours sont repérés, enregistrés. L’individu devient un ensemble de codes d’accès, de mots de passe, de numéros, quand ce ne sont pas ses empreintes digitales ou celles de l’iris de son oeil qui sont enregistrées. Éric Sadin, du reste, s’est spécialisé dans les diverses formes de contrôle par les caméras de surveillance. De ce point de vue, Tokyo, avant Londres, avait donné le signal. Avec FLYERS, il s’agit des multiples formes de distribution de prospectus, de feuillets divers dans des lieux s’apparentant au métro. Là encore, l’artiste insiste sur le fait que le papier, sous toutes ses formes, accompagne le mouvement du numérique et la généralisation du virtuel. LOGO, c’était la dimension des marques qui prolifèrent partout dans la ville et dont les Japonais sont si friands. Ils défilent les uns à la suite des autres de Toshiba à Toyota, de Mitsubishi à Sony mais aussi de Chanel à Lancôme, à l’infini. PACHINKO, c’est la route des machines à sous dans des lieux multiples avec le bruit infernal qui est le leur et qu’on trouve partout dans les moindres recoins de la ville. Colorées, ne ressemblant pas tout à fait aux machines à sous auxquelles l’Occidental est habitué, ils inscrivent à eux seuls la spécificité japonaise dans le paysage urbain. ÉCRAN, la voie royale. La présence de l’écran est partout. De l’écran de l’ordinateur, du téléphone portable à celui de la caméra et de l’appareil photo quand il n’est pas incorporé au portable, de l’écran de télévision à celui du cinéma, de l’écran GPS à ceux des grands panneaux publicitaires aux carrefours, de l’écran qui indique les destinations des lignes de métro à ceux qui font défiler les cours de la bourse comme à Times Square, l’écran est une seconde peau, une médiation sans laquelle plus rien n’est possible à Tokyo.

Tous ces clips heurtés, très colorés qui se succèdent très rapidement plongent l’internaute dans une impression de chaos qui mime la frénésie de la mégapole tandis que ses parcours lui font prendre conscience de l’ampleur du labyrinthe urbain[20].

C’est donc vers le DVD qu’il faut se tourner. Il accompagne le livre de photo que nous avons mentionné plus haut. D’un peu plus d’une demi-heure, il permet une traversée de la ville à partir des différents éléments de l’interconnexion dans un environnement sonore qui est bien plus qu’un accompagnement car il plonge le spectateur dans la myriade de bruits de la ville. Le film est rythmé par des panneaux, toujours les mêmes, qui sont autant de marques de ponctuation. Le principe de base est constitué par une image dupliquée. L’écran se présente donc avec une double image, la même en deux exemplaires comme dans un miroir spécial, ou l’image et une autre voisine, complémentaire, ajoutant autre chose à la première information. S’il s’agit d’un escalier mécanique avec nombre de personnes qui montent et descendent dans le métro, la gare, un grand magasin, l’image sera toujours double, conférant la sensation de démultiplication et de frénésie. Beaucoup de plans sont consacrés à des jeux vidéo dans un décor urbain, toujours en fonction de la double image, si bien que le spectateur ne sait plus s’il est dans une avenue de la ville ou sur un écran, s’il a affaire à des humains ou à une simulation. L’esthétique du jeu vidéo sort de son univers virtuel et participe du mouvement général de la numérisation. Les signes sont partout et se démultiplient eux-mêmes : lettres japonaises, panneaux lumineux, chiffres, marques du stop au carrefour, enseignes lumineuses publicitaires. Toute une partie est dévolue aux gens assis devant les ordinateurs ou aux marcheurs le téléphone portable à l’oreille. Ici, ce sont huit-dix images qui se démultiplient pour bien montrer le caractère envahissant et universel du téléphone portable. Bruits de paroles, visages en gros plan, impassibles. Par moment, l’image se fait floue comme pour simuler la ville flottante. Par moment, elle se fait nette, très colorée. Ce sont des cybercafés, des Yahoo cafés qui sont devenus des lieux de vie, pas simplement d’échange et de communication. Une autre partie est consacrée à la prolifération du papier. Journaux, rotatives ou machines nouvelles fabriquant le journal jusqu’à sa mise à la disposition des kiosquiers, femmes et hommes qui distribuent des prospectus publicitaires en haranguant la foule, hommes-sandwichs à l’entrée des stations de métro, voyageurs qui lisent des mangas dans des librairies ou sur le quai du métro, toujours dans la double image ou l’image démultipliée du DVD.

Figure 2

Éric Sadin, DVD inclus dans Times of the Signs : Communication and Information : A Visual Analysis of New Urban Spaces, Basel, Boston et Berlin, Birkhäuser, 2007.

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Il ne s’agit pas d’une expérimentation qui imiterait Berlin, die Sinfonie der GrosBtadt (Berlin, symphonie d’une grande ville, 1927) de Walter Ruttmann. Loin de là ! Il ne s’agit pas d’une journée à Tokyo du matin au soir. On ne traverse pas non plus les endroits caractéristiques de la ville connus des touristes. On est toujours dans la simultanéité, l’hétérogénéité, l’ubiquité, la démultiplication de tous les supports de communication et d’interconnexion : du papier sous toutes ses formes à l’écran, toutes les formes d’écran, du jeu vidéo aux enseignes publicitaires, des chiffres aux lettres, des bruits familiers aux bruits inconnus, de la musique douce à la musique techno. Non pas la linéarité du récit suivi, l’ordre de la narration, mais au contraire la mise en espace, la simulation de la simultanéité. Toute cette cacophonie, cette hétérogénéité qui fonctionne à la fluidité perpétuelle et à la juxtaposition, à la simultanéité, ne peut plus être restituée par un récit, une structure narrative impliquant une vectorisation, une successivité, qu’elle soit textuelle ou filmique.

Ainsi différents supports vont-ils inscrire ces corps tramés de dimension virtuelle dans la ville intermédiale par excellence, qui ne font qu’un avec les signes, avec la mégapole, dont la peau est saturée de signes. Tokyo pour le moment ne répond pas. La ville s’est peut-être déconnectée.