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Ce numéro se propose d’aborder le rythme en tant que principe d’organisation intermédial. Depuis une dizaine d’années, l’intérêt pour cette notion ne cesse de croître au sein de disciplines aussi variées que l’histoire de la philosophie antique[1] ou les sciences politiques[2]. En témoignent notamment plusieurs recueils d’essais interdisciplinaires[3], et même une plateforme de recherche spécifiquement consacrée à son étude[4]. Pour sa part, le présent numéro envisage le rythme comme une manière de penser la médialité et l’intermédialité des oeuvres du Moyen Âge jusqu’à nos jours.

En effet, traiter du rythme dans l’histoire des arts, c’est toujours se confronter à une question d’ordre médiatique. Car le rythme est avant tout une modalité par laquelle certaines oeuvres se déploient ou sont reçues dans le temps. Comme l’a expliqué Émile Benveniste, le mot grec rhythmos signifie originellement « le flux de l’eau », le fait de couler, avant de prendre, chez les philosophes ioniens comme Démocrite, le sens d’une disposition spécifique des parties, des atomes dans un tout, la « forme dès l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide ». Si l’acception platonicienne du rythme (« l’ordre dans le mouvement », Lois 665a) s’est finalement imposée dans les discours esthétiques, c’est bien parce qu’elle permet de formaliser par les nombres aussi bien la musique que le mouvement corporel : « On pourra ainsi parler du rythme d’une danse, d’une marche, d’une diction, d’un travail, de tout ce qui suppose une activité continue décomposée par le mètre en temps alternés[5]. » Cet ancrage temporel du rythme est évident en musique et en littérature, mais les choses se compliquent lorsqu’on considère les arts visuels. Il est, d’une part, nécessaire de tenir compte d’une tradition esthétique ayant également fait usage, depuis l’Antiquité, de la notion de rythme dans un sens spatial, et ceci pour appréhender les proportions entre volumes architecturaux ou les divers éléments agencés dans la composition des oeuvres picturales[6]. D’autre part, la stricte séparation entre arts temporels et spatiaux, qui a prévalu au moins depuis le Laocoon (1766) de Gotthold Ephraim Lessing, a connu une profonde remise en question vers la fin du 19e siècle, à la suite de l’émergence de techniques scientifiques dévolues à l’enregistrement et la reproduction du mouvement (chronophotographie et cinéma). L’une des stratégies principales d’inscription du mouvement dans les représentations statiques, qui – chez les futuristes, Duchamp ou encore le « Kinetismus » – consiste justement à rythmer des éléments ou des motifs répétés et espacés à la manière de certaines chronophotographies, témoigne de l’influence profonde de ces nouveaux médias sur les avant-gardes, plus particulièrement dans leurs recherches picturales.

Il serait pourtant erroné d’envisager ces stratégies visuelles de mise en rythme comme des modalités d’une nouveauté absolue, exclusivement déterminées par les transformations technologiques issues de la modernité scientifique. Dans le premier article de ce numéro, Jean-Claude Schmitt établit ainsi des correspondances étonnantes entre de tels procédés avant-gardistes et l’une des oeuvres visuelles les plus connues du Moyen Âge : la Tapisserie de Bayeux. Plusieurs détails dans cette oeuvre célèbre – telle la fréquente représentation de chevaux au galop – semblent préfigurer les préoccupations des chronophotographes et signalent une « capacité, véritablement stupéfiante, d’observation et d’expression du mouvement[7] ». En outre, les motifs dynamiques qui apparaissent dans la bande centrale de la tapisserie font partie d’un ensemble d’éléments rythmés, dont le plus important est peut-être le « dispositif ornemental » géométrique de la bordure. Celui-ci sert, d’après Schmitt, à « battre une mesure » et à accompagner la succession des images d’une sorte de musique visuelle, renforcée par le texte de la tapisserie qui joue pour sa part d’une alternance rythmique entre passé et présent. Dans la tapisserie, le rythme a par conséquent une fonction narrative très claire, se subordonnant au contenu du récit jusqu’au point où, comme le remarque Schmitt, l’ordre temporel peut être inversé pour valoriser des éléments clés de l’histoire, tels que l’autorité du roi Guillaume ou l’importance de l’abbaye de Westminster. Le rythme y obéit avant tout à un objectif central : donner ou provoquer une expériencevécue de l’histoire. Cette fonction d’« accompagnement » représente l’une des principales différences entre les scansions visuelles de la Tapisserie de Bayeux et les expérimentations rythmiques des avant-gardes, un millénaire plus tard.

À la fin du 19e siècle, le regain considérable d’intérêt pour la problématique du rythme dépasse largement le cadre de la création artistique. Perceptible dans tous les domaines de la science et de la culture, il procède au moins de trois facteurs importants. Tout d’abord, l’industrialisation a entraîné une réorganisation complète de l’activité humaine à l’aune du modèle rythmique. Cette maîtrise renouvelée de la gestualité commence évidemment dans le domaine du travail, où l’embrigadement des corps par les rythmes des machines trouve dans la taylorisation l’une de ses actualisations les plus emblématiques. Mais elle s’étend aussi à celui des loisirs, où les danses rythmiques de toutes sortes, ainsi que de nombreuses autres formes d’activité physique, prennent une place centrale dans les sociétés occidentales. Ensuite, la collectivisation de la vie moderne, phénomène lié à l’industrialisation et à l’urbanisation, engage une vaste réflexion d’où émerge toute une série de modèles « rythmiques » en anthropologie, histoire, sociologie ou encore psychologie des masses. Le rythme y apparaît aussi bien comme une figure nostalgique de ce qui relie les membres d’une même communauté que comme une force potentiellement destructrice qui supprime la personnalité de l’individu pour l’intégrer au mouvement de la masse.

Enfin, on peut évoquer une rupture épistémologique débutée plus en amont, le rythme s’étant imposé dès la première moitié du 19e siècle en tant que signe même de la vie. Alors que le 17e siècle avait découvert la circulation comme le mouvement par excellence de la substance vitale, le 19e siècle associe la vitalité surtout à des mouvements d’oscillation et d’alternance : le battement du coeur, la respiration, la vibration des nerfs, les courbes d’énergie et de fatigue, etc. Faire l’histoire de ces conceptions nouvelles oblige à une prise en considération des dimensions technologiques et médiatiques. L’association qui se joue alors entre vie et rythme se révèle effectivement impensable sans toute une série d’appareils (sphygmographe, pneumographe, myographe, etc.), grâce auxquels des chercheurs comme Étienne-Jules Marey se sont efforcés d’inscrire le mouvement de la vie sur la page sous forme de lignes rythmiques[8].

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On pourrait, certes, inverser cette équation et estimer que l’invention de tels appareils n’aurait jamais pu se développer d’une manière aussi systématique sans l’existence préalable d’un discours ayant constitué le rythme en objet par excellence des recherches physiologiques. Quel que soit le sens de cette causalité, il est impossible de nier la profondeur du changement qui intervient au cours de cette période, et qui voit la vie désormais envisagée sous l’angle d’un va-et-vient entre tension et relaxation. Cette idée se révèle absolument centrale dans les systèmes de gymnastique rythmique qui surgissent au début du 20e siècle. Ainsi Wilhelm Fließ résume-t-il tout un siècle de recherches quand il écrit en 1906 que le rythme est à la base de tout processus vital : « [D]urch alles Leben [geht] ein Puls und ein Rhythmus[9]. » Cette idée s’est aussi étendue au domaine de la psychologie, où se sont multipliées les recherches sur la structure rythmique des processus mentaux.

Cette nouvelle importance accordée aux phénomènes rythmiques n’a pu qu’influencer la pensée esthétique. Dans le deuxième article de ce numéro, Georg Vasold montre que ce concept joue un rôle central dans les débats qui agitent la discipline émergente de l’histoire de l’art, au tournant du 20e siècle. Comme le montre Vasold, un camp assimilait le « rythme » des églises ou des tableaux à l’expérience vécue, c’est-à-dire temporelle, par laquelle un spectateur interagit avec l’oeuvre d’art de près, sur un mode haptique. Cette vision est surtout celle des disciples d’August Schmarsow à l’Université de Leipzig, véritable centre de la recherche sur le rythme en Allemagne. Ces derniers considèrent le spectateur comme un lecteur qui, à la manière de la réception rythmique induite par la Tapisserie de Bayeux, perçoit un édifice selon une suite de mouvements et d’actes perceptifs. À Schmarsow s’opposent les chercheurs issus de l’École de Vienne, notamment Alois Riegl. Pour celui-ci, le rythme dans les arts visuels ne s’apparente pas à un principe de réception temporelle, mais bien à un phénomène perceptible uniquement à distance, « en vue panoramique », en fonction d’un acte singulier qui ne remet pas en cause la dimension spatiale de l’art visuel. Comme le souligne Vasold, les idées de Riegl ne reviennent pas pour autant à la division stricte établie par Lessing, puisque le théoricien demeure profondément concerné, malgré sa focalisation sur l’Antiquité tardive, par des problèmes tout à fait modernes, tels que le phénomène des masses et la représentation des collectivités humaines.

Exprimée au travers de la danse, du sport ou de la gymnastique, l’exploration des nouvelles potentialités collectives du geste rythmique connaît donc un véritable essor au tournant du 20e siècle. Elle se produit, on l’a vu, au croisement de divers domaines culturels et scientifiques (physiologie, psychologie, esthétique, anthropologie, philosophie, etc.). C’est dans ce cadre que prend place le phénomène étudié par Rae Beth Gordon, qui revient en détail sur l’engouement français, vers 1900, pour des spectacles « africains » au travers desquels se diffusent sur une vaste échelle des gestes et attitudes physiques associés aux Noirs. Les scènes parisiennes dites « populaires » (music-halls, foires, grandes expositions, cirques…) accueillent alors des prestations physiques tout en déhanchements excentriques, postures discontinues et battements irréguliers. Qu’il s’agisse de cake-walk, de prouesses de minstrels ou d’autres formes de danses exotiques, la réception dans la presse de ces diverses performances « noires » oscille, au fil des années, entre l’énonciation décomplexée de stéréotypes raciaux et une fascination ambiguë pour le caractère sensuel et supposément spontané des performances « africaines ». Si la reconnaissance du caractère archaïque de ces rythmes apparaît comme l’acquis incontournable d’une époque largement informée par les idées de Darwin, les multiples perceptions engagées par la notion de « primitivisme » témoignent de modalités complexes d’appropriation, telles que la médiation obligée d’artistes « blancs », les fantasmes inavoués de métissage ou encore l’ironie de certains malentendus culturels (ainsi le cake-walk, originellement parodie de la préciosité des danses de salon des Blancs, finit-il par être assimilé à l’expression physique même de l’état sauvage !). Avec cet exemple, on comprend bien que l’engouement pour le rythme chez de nombreux théoriciens et critiques de la première moitié du 20e siècle repose en fait sur les vertus synthétiques de cette notion, celle-ci permettant de recouvrir d’un lexique homogène un vaste spectre d’occurrences gestuelles. Comme l’explique Gordon, le terme renvoie également à tout un discours médical caractéristique de l’époque, qui porte essentiellement sur les mouvements « épileptiques » associés aux pathologies nerveuses ou sur d’autres troubles psychiques. Toutes ces facettes variées du rythme corporel sont généralement perçues à l’aune des théories du mimétisme physiologique, où l’appréhension des scansions singulières propres à l’altérité primitive peut passer d’un extrême à l’autre. Par exemple, dans le cas du cake-walk, on glisse progressivement de la terreur d’une dangereuse contagion à une forme d’envoûtement irrésistible.

Le champ de la psychologie expérimentale – qui, de Wilhelm Wundt à Paul Fraisse, en passant par Christian Alban Ruckmick, s’est penchée continuellement sur la perception rythmique de l’activité motrice – n’est assurément pas le seul domaine scientifique concerné par le paradigme du rythme. Au moins depuis le milieu du 19e siècle, celui-ci intervient dans les recherches en physiologie, notamment à la suite de la formulation des lois physiques de la thermodynamique qui postulent un univers défini par une matière énergétique en constant mouvement vibratoire, produisant tant le son que la lumière, la chaleur ou l’électricité, sous forme d’ondes mesurables dans leur périodicité (voir les travaux de Herbert Spencer). Dès lors, le rythme est généralement envisagé par les chercheurs comme un battement ou une simple oscillation binaire. Ainsi Thaddeus L. Bolton rappelle-t-il en 1894 qu’en physiologie expérimentale, la rythmicité caractérise « l’alternance régulière des périodes d’activités et des périodes de repos ou de moindre activité ». À son sens, « aucun fait n’est plus familier au physiologiste que le caractère rythmique d’un grand nombre de gestes[10] ». Parmi ces derniers, il y a les mouvements humains et animaux dont les spécialistes, à l’aide de nouveaux moyens techniques comme la méthode graphique ou la chronophotographie, tentent de percer à jour les structures rythmiques jusqu’aux manifestations mobiles invisibles à l’oeil nu (la circulation du sang, le pouls, la respiration – Marey a toujours été animé par la volonté constante de dégager « une méthode pour voir l’invisible[11] »).

Dans la première moitié du 20e siècle, l’apparition de telles techniques de vision, qui permettent de révéler, via l’amplification, le grossissement, l’accéléré ou le ralenti, les structures rythmiques d’un univers insaisissable à l’oeil humain, a engagé chez de nombreux théoriciens une réflexion sur les rapports renouvelés entre nature et technologie. Dans sa contribution, Janelle Blankenship revient ainsi sur les écrits d’Ernst Mach ou de Walter Benjamin, voire d’auteurs moins connus (le biologiste Jacob von Uexküll), ainsi que sur quelques films, surtout le documentaire Das Blumenwunder (1926) pour montrer toute l’ambivalence de la réception des rythmes que dévoilent alors à un large public les outils scientifiques, aussi bien par l’entremise d’entreprises de vulgarisation scientifique qu’au travers de l’univers plus spectaculaire encore de l’exhibition foraine. D’une part, on perçoit dans la découverte abrupte de ces rythmes le signe excessif d’une étrangeté radicale, dont l’horreur fantomatique et spectrale renvoie, une fois encore, à la matérialisation pathologique d’un inconscient, notamment au travers de certaines formes d’expression artistiques comme l’expressionnisme. D’autre part, on estime que les machines de vision ne font là que rendre perceptibles les rythmes fondamentaux qui caractérisent les vibrations universelles de la nature, cadences biologiques qu’il s’agit pour les humains de mimer et d’incorporer le plus fidèlement possible, à l’instar des danseurs qui, dans Das Blumenwunder, imitent les mouvements évolutifs des plantes. Loin d’être une simple curiosité, cette source d’inspiration représente à l’époque un réflexe partagé dans les cercles « modernistes » ou « avant-gardistes » attachés à la promotion du cinéma ou des arts plastiques. En témoigne, en France, la réaction enthousiaste suscitée par diverses présentations scientifiques de cinématographie ultra-rapide, où des images de danse se mêlent fréquemment aux mouvements animaux ou végétaux (chez Élie Faure, Germaine Dulac, Philippe Soupault…) ou, comme le rappelle Blankenship, le fait que la « Symphonie des plantes » mentionnée plus haut soit présentée dans le cadre du Bauhaus.

Dans les années 1910-1920, l’appréhension énergétique de l’univers marque le discours spiritualiste et mystique de nombreux artistes attachés à l’abstraction, qui se penchent plus particulièrement sur les rythmes naturels rendus visibles par la photographie et le cinéma afin d’y trouver les modèles d’une rénovation artistique fondamentale. Celle-ci devrait se produire dans l’ensemble des domaines expressifs, dont les principes d’agencement et de correspondance – reformulation de l’idéal polyrythmique et synesthésique du Gesamtkunstwerk – devraient idéalement se régler sur les mouvements fondamentaux de la nature. Dans La création dans les arts plastiques (1910-1912), František Kupka rend ainsi attentif à la relation symbiotique qui existe entre le mouvement intérieur « continu » définissant la « sensibilité intime » du peintre et la grande alternance rythmique propre à la nature :

Tout n’est peut-être que la danse des cadences de foyers ponctuels, producteurs d’impressions que nous percevons comme une suite discontinue. Si nous en sondons le principe, nous le trouverons semblable à celui de la vie d’une cellule élémentaire : ses mouvements de dilatation et de contraction correspondent au rythme cosmique de la reproduction et du retour[12].

À l’acception platonicienne du rythme comme « ordonnance du mouvement » s’ajoute donc une perspective pythagoricienne, où le nombre mesuré apparaît comme le principe ordonnateur des mathématiques, de la philosophie, de la musique et de tous les arts. Point de convergence entre l’esthétique, la science et la cosmogonie religieuse, le rythme offre un mode de conceptualisation général qui prend acte des transformations techniques et sociales introduites par la modernité industrielle, tout en s’appuyant sur les bases considérées comme les plus archaïques et fondamentales qui soient. C’est notamment le cas pour le domaine de l’expression gestuelle qui se développe sur une vaste échelle dans les premières années du 20e siècle et où l’héritage de François Delsarte croise la mise en place de nombreux systèmes d’obédience rythmique, de l’eurythmie de Rudolf Steiner à l’Ausdruckstanz de Rudolf Laban. Fondateur de la Rythmique, probablement la méthode gestuelle la plus influente à l’échelle internationale, Émile Jaques-Dalcroze voit par exemple la science et l’art participer de concert à une redécouverte spiritualiste du réel par le rythme : les atomes « dansent en cadence » et obéissent aux « lois harmonieuses qui font de la substance la plus commune de la nature un miracle de beauté aux yeux de notre intelligence ». Aux yeux du rythmicien, la science, « loin de dépouiller la nature de son charme mystérieux, nous révèle aussi, partout, des harmonies cachées[13] ».

Cette dernière idée informe en profondeur les premières réflexions consacrées au médium cinématographique, qu’on estime alors capable de transposer les relations rythmiques existant entre les divers aspects de l’univers sensible. Dans son article, Laurent Guido inscrit cette conception dans l’imaginaire de la « première mondialisation » des années 1890-1940, innervée par le paradigme du rythme[14]. Son propos se concentre sur Melodie der Welt (1928), où Walter Ruttmann porte à une échelle internationale certains motifs caractéristiques des expérimentations avant-gardistes des années 1920, qu’elles soient abstraites ou de l’ordre de la « symphonie urbaine ». L’étude de la réception contemporaine de ce film – notamment en France, chez des critiques attachés à la problématique du rythme comme Émile Vuillermoz ou Alexandre Arnoux – permet de le rapporter aux conceptions universalistes qui font florès dans le champ artistique de la seconde moitié des années 1920, telle la notion de « Grand Rythme » chez l’historien d’art Élie Faure. Les idées de simultanéité et de synchronisme, au-delà des frontières comme des époques, reviennent dans Melodie der Welt au travers de certaines formes d’expressivité gestuelle rythmée, au premier plan desquelles figurent la danse et le travail. Apparaît là l’une des idées-forces d’une époque soucieuse de proclamer à tout prix, par le truchement du rythme, l’unité sous-jacente entre les multiples facettes de l’humanité et la permanence de certaines traditions qui seraient reformulées à l’ère des technologies industrielles. Cette idée ne manque pas de susciter la vive désapprobation de ceux qui, à la même époque, identifient dans la culture de masse émergente les signes inédits et irréversibles d’une crise majeure. Si l’écrivain Siegfried Kracauer met, par exemple, l’accent sur l’irruption de nouveaux rythmes corporels spécifiques à l’aliénation et l’exploitation des foules au 20e siècle, le cinéaste Dziga Vertov rapporte explicitement, dans Sestaia tchast’ mira (La sixième partie du monde, 1926), les scansions répétitives des danseurs de jazz aux gestes laborieux des populations sous le joug colonial.

On s’en rend compte, le rythme influence profondément les conceptions du cinéma au début du 20e siècle. D’une part, il est compris, dans la tradition de la Tapisserie de Bayeux, comme un élément qui sous-tend dynamiquement la conduite narrative afin d’intensifier l’expérience affective du spectateur à des moments spécifiques. D’autre part, il se voit attribuer un rôle central dans toute une série de tentatives visant à établir des échanges intermédiaux entre le film et d’autres formes d’expression artistique, telles que la danse, la musique et la poésie. De Jean Epstein à Gustav Deutsch, nombre de créateurs ont recouru à ces modèles rythmiques pour forger des pratiques cinématographiques plus ou moins explicitement opposées à une conception majoritairement narrative du cinéma. Dans son article, Sarah Keller explore la façon dont le rythme permet d’établir des rapports entre cinéma et poésie dans l’oeuvre de trois artistes : le poète Ezra Pound, la cinéaste Germaine Dulac et la réalisatrice, danseuse et écrivaine Maya Deren. Comme le montre Keller, ces diverses relations au rythme se révèlent bien plus complexes qu’un simple lien d’« influence ». Chez Pound, le cinéma représente à la fois un objet menaçant pour la quête de spécificité de la poésie et, de manière inconsciente, la référence exemplaire d’une poésie moderniste qui renoncerait au mètre mécanique pour dégager une manifestation plus vivante du rythme. Pour Dulac et Deren, la poésie, en particulier symboliste, fournit le modèle pour une pratique cinématographique qui tente d’accéder à des couches de sens ou d’expérience affectives ou même mystiques, au-delà de ce qu’une structure narrative peut exprimer. C’est cette dernière dimension que Deren qualifie de « verticale », par opposition à la dimension horizontale de la prose.

Tous les artistes étudiés par Keller s’inscrivent dans ce qui a fini par s’apparenter à une tradition moderniste ayant pour objectif premier la découverte d’une expérience située au-delà des cadres rationnels. Par conséquent, il n’est pas étonnant qu’ils aient adopté une notion du rythme opposée à ce que Keller désigne comme la « strict measure », refusant ainsi de réduire le rythme à une métrique uniforme et isochrone. Si cette opposition conceptuelle prend déjà sa source au 19e siècle, elle devient ensuite l’objet de débats intenses. Ainsi, le philosophe Ludwig Klages et ses disciples en Allemagne établissent une distinction nette entre le rythme « authentique », caractérisé par la continuité de l’expérience et la variation de ses éléments constitutifs, et le battement mécanique propre à la modernité mécanique. Klages se dresse plus particulièrement contre l’héritage de la psychologie expérimentale, basée justement à Leipzig et dont Wilhelm Wundt s’est imposé comme le chef de file. Pour celui-ci, le rythme s’apparente à un principe grâce auquel l’esprit humain ordonne ses impressions en les découpant et en les organisant[15].

Si les philosophes vitalistes et certains modernistes ont rejeté cette tradition de la psychologie expérimentale et la vision de l’homme qu’elle impliquait, elle n’a pas pour autant cessé d’intéresser d’autres artistes, surtout dans la tradition des pratiques « expérimentales », filmiques comme cinématographiques. Dans sa contribution, François-Xavier Féron en signale des exemples particulièrement fascinants dans le domaine de la musique contemporaine, où des compositeurs tels que Györgi Ligeti, Terry Riley, Steve Reich ou Jean-Claude Risset créent des oeuvres marquées par une « disjonction » entre la façon dont elles sont jouées et la manière dont elles sont perçues par l’auditeur. Qu’il s’agisse des patterns rythmiques produits par cent métronomes lancés simultanément et ajustés à des tempi différents (Ligeti) ou l’illusion d’un ralentissement perpétuel produit par la superposition de deux séries de pulsions contrôlées (Kenneth Knowlton), toutes ces oeuvres intègrent explicitement l’activité mentale de l’auditeur – sa tendance à faire des « tris perceptifs » pour ordonner ses sensations – en l’amenant à coproduire, pour ainsi dire, des phénomènes imaginaires (les « trompe-l’oreille » du titre). En se focalisant sur l’activité de l’auditeur lui-même, ces procédés expérimentaux ont quelque chose de profondément « artificiel », comme le titre d’une des oeuvres de Risset, Nature contre nature (1996), le suggère. Mais ce n’est pas le moindre des mérites de l’article de Féron que d’éviter de retomber dans une dichotomie facile entre nature et culture, ou « primitif » et moderne. Au contraire, il montre que ces phénomènes de trompe-l’oreille se trouvent déjà dans la musique africaine, comme les polyphonies traditionnelles d’Ouganda auxquelles les compositeurs étudiés se réfèrent d’ailleurs explicitement.

L’étude de Jesse Stewart prend précisément pour objet les pulsations rythmiques entraînantes des diverses musiques de danse de la diaspora africaine et les aborde tant sous l’angle de leur fonctionnement technique que de celui de leur symbolisme culturel. Deux notions clés permettent à Stewart de détailler les mécanismes du groove : d’une part les « rythmes diatoniques », où une série impaire d’accentuations (3, 5, 7…) est répartie sur une série donnée de pulsations régulières (généralement 4, 8 ou 16) ; d’autre part les « structures en boucles emboîtées », qui consistent en des rencontres polyrythmiques sans cesse renouvelées à partir de la superposition de brefs patterns musicaux dont les durées respectives ne coïncident pas forcément. Si la répétition obsessionnelle du groove renvoie indéniablement aux cadences minimales propres à certains rythmes biologiques fondamentaux, la confrontation entre pair et impair qui s’y joue produit simultanément un effet frappant d’asymétrie ou de tension (c’est, dans les termes de la musique occidentale, une sorte de « syncope » ou déplacement inattendu d’un accent). Cette confrontation dynamique entre diverses couches rythmiques et sonores est interprétée par Stewart comme le reflet des multiples hybridations qu’ont connues, au fil des décennies, les traditions musicales culturelles des communautés issues de la diaspora africaine.

Les études de ce numéro dédiées à la musique et à la danse ont permis de pointer un aspect central du rythme, qui n’a cessé de préoccuper les chercheurs : sa capacité à impliquer physiquement un récepteur, jusque dans le déploiement du sens. Si cette dimension corporelle du rythme a pu être instrumentalisée par les pratiques de publicité ou de propagande[16], elle a aussi offert une clé pour certaines tentatives de conceptualisation, au-delà des théories sémiotiques, du langage et de son fonctionnement intersubjectif en tant qu’action. Ainsi Henri Meschonnic estime-t-il que le rythme du poème ou du texte n’est nullement réductible à la mesure ni à une forme d’ornementation qui s’ajouterait à un sens préétabli, mais constitue – dans sa conception élargie – la modalité même du déploiement du sens dans le texte. Comme le montre Lucie Bourassa dans le dernier article de ce numéro, la théorie « anti-sémiotique » de Meschonnic conçoit le texte comme « gardien » de cette activité quasi corporelle, à laquelle le récepteur lui-même participe en « ré-énonçant » les éléments du rythme pendant la lecture. Cette conception intersubjective de l’activité rythmique du texte possède des affinités marquées avec la théorie du grand linguiste Wilhelm von Humboldt – auquel se réfère explicitement Meschonnic –, plus particulièrement avec son concept d’« articulation ». Cette notion figure elle aussi chez Humboldt comme une activité de division et de synthèse par laquelle l’humain élabore des concepts tout en structurant le flux de la matière sonore, ces deux niveaux s’avérant indissolublement liés. Tout comme Meschonnic, Humboldt valorise, à travers son concept d’articulation, le signifiant comme le terrain de cette activité, en soulignant le caractère essentiel du processus intersubjectif par lequel l’humain « invite ses semblables à la compréhension par le penser-ensemble[17] ». Dès lors, la linguistique apparaît comme une véritable « anthropologie » impliquant l’activité fondamentale de l’homme. Sans ignorer les différences entre les deux concepts d’articulation et de rythme, Bourassa se demande en quoi la notion humboldtienne d’articulation – que le philosophe-linguiste croyait être mieux perçue par l’oreille, sens temporel par excellence – peut justement nous aider à mieux cerner la dimension esthésique du rythme comme configuration du mouvement.

Comme le démontrent la plupart des contributions à ce volume, le rythme apparaît décidément comme un facteur de réconciliation, le petit dénominateur commun entre des phénomènes en apparence contradictoires, opposés, conflictuels. Clé de convergence, de combinaison, de superposition, qualifiant les rapports et les proportions dans le temps comme dans l’espace, il autorise toutes sortes d’agencements architectoniques parmi les plus complexes. Il ne peut pas non plus être réduit à ses formes simples et répétitives, puisque la métrique ou la cadence ne représentent que des actualisations particulières du rythme, celui-ci pouvant tout à fait s’avérer totalement libre et irrégulier. Enfin, un même rythme, c’est-à-dire une même série d’accentuations, peut se déployer à des vitesses très différentes. C’est peut-être cette ambivalence du rythme, sa capacité à suggérer un ordre tout en permettant une extrême souplesse, qui en fait une figure appropriée aux expériences de rupture, qu’il s’agisse de celles qui ont jalonné la modernité industrielle, ou de celles qui caractérisent notre société postindustrielle.