Article body

Les archives de l’Intermedia Society (1967-1972)[1]

Inspirés par les théories de Marshall McLuhan, des artistes, théoriciens des médias, scientifiques et architectes de Vancouver créent en 1967 l’Intermedia Society pour favoriser l’accès aux technologies de l’information. La coopérative échafaude un projet de démocratisation où l’équipement, acquis grâce à l’octroi de subsides gouvernementaux, devient propriété commune. Plusieurs acteurs importants du milieu de l’art contemporain de Vancouver prennent part à ses ateliers techniques, réunions et performances : Werner Aellen, Iain Baxter, Michael de Courcy, Kate Craig, Arthur Erickson, Gary Lee-Nova, Glenn Lewis, Eric Metcalfe, Michael Morris, David Orcutt, Al Razutis, Jack Shadbolt, Vincent Trasov, Ed Varney, etc.

Si d’autres galeries parallèles ont existé au Canada dans la première moitié des années 1960[2], c’est l’existence brève mais mythique de l’Intermedia Society qui entraîne l’essor des premiers centres d’artistes au cours de la décennie suivante. Pendant ses premières années, la coopérative met en oeuvre la pratique de décloisonnement esthétique proposé par Dick Higgins dans son article intitulé « Intermedia », publié en 1966, un an avant la constitution légale d’Intermedia. L’auteur postule que la séparation des disciplines artistiques correspond à la hiérarchie sociale d’une ère industrielle désormais révolue[3]. Avec l’automatisation du secteur manufacturier et l’arrivée d’une économie de services (que Higgins associe au paradigme de la société sans classes), de nouvelles formes d’expression prennent le relais, lesquelles ont pour principale caractéristique de se déployer dans la zone grise entre les médias.

En 1965, la cinquième édition du Festival of Contemporary Arts, Medium is the Message, est à l’affiche sur le campus de l’Université de Colombie-Britannique, Vancouver. Conçue par Iain Baxter, Arthur Erickson, Helen Goodwin et Takao Tanabe sous l’autorité de l’architecte Abraham Rogatnick, cette manifestation forme le terreau des collaborations interdisciplinaires à venir qui feront la singularité du champ de l’art vancouvérois dans la deuxième moitié des années 1960 et au début des années 1970. Le festival réunit toutes les tendances de la néo-avant-garde américaine. La troupe de danse d’Anna Halprin s’y produit en 1961, suivie notamment d’une performance de John Cage et de Merce Cunningham l’année suivante. Cette fois, les organisateurs de l’événement s’inspirent du concept macluhanien de « sensorium » pour décrire l’environnement total de la programmation du festival, qui brouille les frontières entre les phénomènes audiovisuels, les interventions d’artistes et les gestes des spectateurs appelés à participer activement. En 1968, tablant sur ce précédent, la Vancouver Art Gallery cède exceptionnellement des aires d’exposition aux membres de l’Intermedia Society pour leur permette d’y diffuser les résultats d’expérimentations audiovisuelles prenant la forme d’« environnements[4] ». Richard Cavell a noté l’influence des écrits de Marshall McLuhan sur les artistes qui embrassent le concept d’environnement dans le but de contourner les présupposés idéologiques du cube blanc moderniste[5]. Au cours des années 1960, ce concept devient un moyen terme entre le lieu de présentation des oeuvres (le musée) et leur médiatisation/dissémination, en désignant principalement le caractère immersif d’installations et de performances abolissant les repères spatio-temporels par la création d’une enceinte architecturale chargée de stimulus sensoriels. À la manière du happening, qui intègre plusieurs strates événementielles (créant, selon McLuhan, une « gestalt totale »), l’environnement fait converger des phénomènes a priori inconciliables et permet de réunir des individus par le biais d’une expérience partagée.

Plus tard cependant, Intermedia s’éloigne du mandat de multidisciplinarité technologique et offre surtout une plateforme pour les jeunes artistes qui y investissent un espace de production et y trouvent un point de rencontre[6]. Comme le souligne l’un des membres de la coopérative (Gerry Gilbert) en 1970, l’esprit macluhanien des débuts s’accomplit alors dans la collaboration comme fin en soi :

The most important thing we do at Intermedia – what amazes everyone – is get [sic] together, and so effectively. It is our Message (just as the Bauhaus message was the Art School, and the Beatles’ message was The Band)… and we are in a position to document and show how we do it. Maybe Intermedia is a model for a new kind of art school. We are certainly designing new structures of communication media: radio, TV, film, newspapers, art galleries, museums. We band together freely and make a new, open music (dance, poem..) in which the « audience » is as creatively at work (play) as the « performer[7] ».

Le fonds d’archives de l’Intermedia Society, conservé par la bibliothèque des livres rares et collections spéciales de l’Université de Colombie-Britannique, procure aux chercheurs un matériau ethnographique exceptionnel sur la façon dont les artistes collaborent les uns avec les autres et assimilent alors collectivement leurs nouvelles tâches administratives.

Les réunions plus ou moins informelles jouent un rôle de premier plan dans la création de ce cadre dialogique et les membres de l’Intermedia Society prennent la peine d’en fournir des comptes rendus très détaillés. On y discute notamment de la réalisation des projets en cours, mais aussi de la gouvernance de l’organisme. Enfin, on y planifie le contenu des demandes de subvention auprès du Conseil des Arts du Canada et de fondations privées[8].

Le fonds d’archives recèle également des journaux de bord collectifs qui rapportent les activités quotidiennes des membres, montrant qu’il éclate quelquefois des conflits quant au degré d’investissement de chacun. Les artistes utilisent ces nombreuses tribunes – écrites ou orales – pour redéfinir quotidiennement le mandat de l’organisme, voire remettre en question la pertinence de leur association[9].

En 1972, les membres d’Intermedia conçoivent, à partir d’un corpus de documents accumulés depuis 1967, la maquette d’une publication de nature rétrospective. Dans une lettre envoyée à Naïm Kattan[10], ils décrivent le livre comme un vaste échantillon d’archives qui rassemblera des témoignages transcrits, des retombées de projets divers, ainsi que des demandes de subventions[11]. Une requête d’information circule au sein de la communauté artistique de Vancouver et plusieurs témoignages sont recueillis[12]. Faute d’obtenir les subsides escomptés, ce projet reste en veilleuse[13]. Le 1er juin 1972, l’Intermedia Society organise une rencontre afin de décider s’il convient de faire une demande au Conseil des Arts[14]. La dissolution de l’organisation cette même année avait cependant fait naître d’autres structures autogérées dont les mandats respectifs poursuivent sa visée initiale (la Western Front Society et Video In, consacrée à la diffusion de la vidéo).

Les archives de la Western Front Society (1973- )

En 1973, les artistes Martin Bartlett, Michael Morris, Vincent Trasov, Glenn Lewis, Kate Craig, Eric Metcalfe, Mo Van Nostrand et Henry Greenshow acquièrent un immeuble qui devient à la fois leur lieu de résidence et le centre Western Front Lodge (plus tard Western Front Society). Cette même année, Robert Filliou visite Vancouver pour rencontrer certains artistes avec lesquels il correspond. Réunis au Western Front Lodge, nouvellement habité par ses propriétaires, des acteurs clefs commentent un album de photographies des performances et événements de l’Intermedia Society prises par Michael de Courcy. Paul Wong effectue des gros plans sur ces clichés à l’aide d’une caméra vidéo Portapak. Pour éviter les digressions, Filliou suggère que les interventions de chacun des participants se cantonnent aux recensions factuelles du contenu des documents. La caméra agit alors principalement pour susciter la prise de parole et faciliter le passage des individus d’une institution (Intermedia) à l’autre (Western Front Lodge). Aujourd’hui, le vieillissement de la bande vidéo brouille ces plans rapprochés, de sorte que les récits, souvent dits hors champ, tiennent lieu de légendes aux spectres photographiques du passé qui sont à la limite de la lisibilité.

Comme Sophie Bélair Clément, j’ai tenté de retrouver la trace de cet album au fil de mes recherches, bien qu’il existe en pièces détachées, dans le vaste corpus d’images accumulées par le photographe Michael de Courcy. Ce dernier en a diffusé une partie sur son site Web, mais il préfère assurer sa médiation, car selon lui, ces clichés sont des oeuvres à part entière et non des documents (il vend, par ailleurs, au prix fort leurs droits de reproduction). Grâce à Sarah Todd, Bélair Clément a eu un accès privilégié aux archives audiovisuelles. Jesse McKee, commissaire de la galerie du Western Front, s’est chargé d’organiser des rencontres avec des acteurs importants du monde de l’art vancouvérois, ainsi qu’avec des témoins de l’époque. En utilisant ces ressources, elle devait implicitement rendre un « service » dont la nature resterait non définie. Mon expérience de recherche sur l’histoire des centres d’artistes autogérés fut d’un tout autre ordre. Dans l’ouvrage accompagnant le cycle d’expositions Protocoles documentaires (1965-1969), j’ai décrit de manière exhaustive les difficultés d’accéder à ce « patrimoine » et de le diffuser. Rétrospectivement, je relis les passages du texte parlant de ces anicroches et je constate qu’il s’agit d’une version édulcorée de ce que j’ai réellement vécu. À l’exception de quelques individus et d’un nombre restreint d’institutions qui ont manifesté un véritable intérêt pour le projet, la plupart des intervenants ont répondu à mes requêtes de façon récalcitrante.

J’arrive en fin de parcours, sans avoir pu faire l’expérience de l’exposition que Sophie Bélair Clément a réalisée à partir de ces matériaux à Vancouver. Ce que j’écris ici repose exclusivement sur l’analyse de la documentation des oeuvres et émane de conversations avec l’artiste. En revanche, nous sommes quittes, car Bélair Clément m’a avoué ne pas avoir vu Intermedia History au moment où je présentais la bande à la galerie Leonard et Bina Ellen en 2008. L’exploitation du même objet documentaire par un commissaire et par un artiste produit des constellations discursives sans commune mesure. Le premier doit se cantonner à des gestes de médiation et d’interprétation, tandis que le deuxième dispose d’une plus grande marge de manoeuvre. Or, comme utilisateurs de ces archives, nous étions aux prises avec un problème semblable : produire du « contenu » et distiller un capital symbolique (pour une institution et pour nous-mêmes) à partir de traces laissées, dans certaines instances, par des travailleurs culturels des pairs et des interlocuteurs. La relative autonomie de nos pratiques respectives se négocie à l’aune de cet ensemble de contraintes.

Lors de la rédaction de ce texte, j’ai exhumé des boîtes de documents du fonds Intermedia que j’avais colligés en 2007 pour réaliser l’exposition et la publication des Protocoles documentaires. En les dépeçant à l’Université de Colombie-Britannique, j’espérais en extraire un matériau ethnographique qui expliquerait pourquoi les artistes avaient alors décidé de créer ce premier centre autogéré. J’avais déjà certaines réserves à l’égard d’une tentative de figer un récit d’origine, mais j’espérais encore trouver là quelques réponses. Outre leur fonction qui est de corroborer des hypothèses, les archives se substituent au contexte absent, comme des fétiches. Le chercheur se trouve d’abord devant une somme éparse de traces qu’il lui faut ensuite réassembler selon une séquence d’événements prédéterminée. En travaillant suffisamment, ce dernier peut arriver à reconstituer toutes les étapes d’un échange entre deux partis : il retrouve, par exemple, la part manquante de la correspondance d’un destinateur dans le fonds du destinataire, ou inversement. Graduellement, l’histoire – la petite et la grande – se réifie sous ses yeux. Pourtant, quelque chose manquera toujours.

En 1993, le Western Front publie l’ouvrage Whispered Art History: Twenty Years at the Western Front[15]. Le livre comprend une chronologie assez exhaustive, ainsi que quelques études de cas touchant à chacun des champs disciplinaires (arts visuels, musique, performance, danse) de sa programmation du centre depuis 1973. Le document donne le même poids à toutes les unités formant cette narration hagiographique : c’est un ensemble d’événements et d’expositions dont l’occurrence est attestée par les archives audiovisuelles que les membres du Western Front ont produites en quantité phénoménale. Comme c’est le cas pour plusieurs publications de ce genre, l’un des objectifs de Whispered Art History consiste à célébrer la longévité du centre. En uniformisant le mode de présentation des notices de la chronologie, l’ouvrage gomme les antagonismes. Un texte de l’historien William Wood[16] offre cependant une note discordante. Dans la succession des demandes de subvention, il décèle le désir légitime des artistes de jouir d’un paiement différé pour un travail en grande partie non rémunéré (l’administration, le commissariat, la réfection de l’immeuble). Comme l’affirme Wood, d’autres dispositifs de segmentation de tâches existent en périphérie de cette économie du don. Recevant des subventions en vue d’acquérir l’équipement et de le faire fructifier, les artistes doivent paradoxalement le remplacer constamment par la technologie la plus récente.

Suivant ce cycle du progrès et de l’obsolescence, une histoire des médias et de leur usage se trame donc dans les archives du Western Front : elle commence par le Portapak et finit (dans la chronique de Wood) avec les images de synthèse. La documentation des performances répond elle-même à cette injonction de consolider l’institution sur le plan symbolique. Outre la volonté de laisser des traces, les membres conservent les archives afin de prouver que les services pour lesquels les subventions ont été allouées sont bel et bien rendus. Rétrospectivement, Wood regrette un peu la dureté du ton de l’article, car le Western Front lui a donné l’occasion de publier son premier essai et il éprouve de la sympathie pour les membres fondateurs. Il rédige pourtant l’un des seuls textes critiquant ouvertement le paradigme autogestionnaire qui sous-tend l’infrastructure de l’art contemporain au Canada depuis le début des années 1970.

Intermedia History, 1973, 01:01:34 (2011)

Dans Le silence américain est en la dièse (ou presque) (2007), Sophie Bélair Clément demande à un contrebassiste, à un ensemble d’instruments à vent et à un percussionniste de restituer la vibration des tubes fluorescents d’une sculpture de Dan Flavin intitulée the nominal three (to William of Ockham) (1963). Avec Le son du projecteur (2009), elle étend la portée de cette stratégie, en reconstituant à l’échelle deux salles d’un musée qu’elle a visité en Suède, et elle réexpose, sans la modifier, l’une des oeuvres, Bach Whistled (1970) d’Adrian Piper, tandis que l’absence d’une autre, la vidéo Nightfall (1971) de Bas Jan Ader, est évoquée uniquement grâce au son – simulé par un quatuor à cordes – de l’appareil de projection qui la diffusait. Or, dans chacune de ces occurrences, les moyens déployés sont inversement proportionnels au résultat : un bruit blanc reproduisant sa source, donc un champ d’information sans qualité. Seuls les paratextes – communiqués de presse, cartels – fournissent les données permettant de recomposer partiellement les étapes de gestation du supplément qui est donné à l’écoute, et de lui octroyer de la valeur d’usage.

Avant d’exposer ce « presque rien », Bélair Clément doit obtenir la permission des ayants droit des sources (ce fut le cas pour l’installation consacrée aux tubes fluorescents de Dan Flavin). Comme elle engage des musiciens membres de guildes, une partie du budget alloué à ces projets passe souvent au paiement des cachets, etc. Les pièces justificatives officielles attestant ces transactions restent pourtant hors de portée du regard. Ce refus d’offrir en partage une retombée du moment de production de l’oeuvre distingue la pratique de Bélair Clément de l’art conceptuel historique. Dans l’art conceptuel, le caractère probatoire du protocole documentaire (contrat, acte notarié) greffe une dimension légale sur le labeur intellectuel de l’artiste, pour qu’il puisse exister sous forme de représentation dans l’espace social. Ici, le spectateur doit croire sur parole que l’artiste et ses collaborateurs ont effectué leur travail dans l’intervalle entre l’enregistrement ou la cartographie d’un phénomène et la mise en scène qui en résulte.

Un projet plus récent intitulé Salle Proun : mur, bois, couleur 1923 (1965, 1971, 2010) (2011) complexifie la dialectique reliant une expérience phénoménologique de l’art et les nombreux paramètres institutionnels qui l’encadrent. Au cours d’une exposition à Berlin en 1923, El Lissitzky présente son Prounenraum (Salle Proun), composé d’un cube dans lequel des éléments colorés en bois sont disposés sur les murs de façon rythmique, afin de dynamiser le parcours du visiteur. Le dispositif a été démantelé après son exposition, mais reconstruit en 1965 et en 1971, par le conservateur Jean Leering, à partir d’une documentation photographique lacunaire, d’un tableau et d’une lithographie. Ces reconstructions se trouvent désormais dans les collections du Van Abbemuseum, Eindhoven, et de la Berlinische Galerie, Berlin. Après une recherche exhaustive dans les archives de chacune de ces institutions, ainsi qu’au Museum of Modern Art où l’oeuvre fut montrée en 2010, Bélair Clément a produit une version du Prounenraum sans y inclure les pièces colorées, mais en retour elle a rétabli des détails architecturaux omis par Leering et d’autres conservateurs dans leurs tentatives de reconstructions. Bien que perceptibles, ces détails apparaissent de manière flagrante uniquement lorsqu’on consulte les documents (exceptionnellement accessibles à la médiathèque du Musée d’art contemporain de Montréal, où l’oeuvre fut exposée dans le cadre de la Triennale québécoise en 2011). Le réceptacle illusoirement vide se charge alors d’un contenu narratif complexe, à mesure que le spectateur établit des liens entre ces détails et la trajectoire erratique du Prounenraum depuis 1965.

Toutes ces stratégies s’entrecroisent dans l’installation Intermedia History, 1973, 01:01:34 (2011), adaptée ici même pour les pages d’Intermédialités. Après avoir éliminé le son de la bande originale, Bélair Clément a demandé à certains protagonistes présents lors du tournage (Glenn Lewis, Ed Varney, Eric Metcalfe, Paul Wong et Vincent Trasov avec Michael Morris) de livrer un témoignage s’arrimant une seconde fois aux images. Elle a ensuite restitué uniquement la transcription des fichiers audio sous forme d’intertitres dont le défilement respecte cependant le débit des conversations enregistrées. Les premières minutes témoignent de la difficulté pour les participants d’avoir des réminiscences à partir du document de 1973 leur servant d’outil mnémotechnique. Peu à peu, ils se prêtent au jeu et essaient de décrire les photographies apparaissant furtivement. Des noms sont prononcés, des anecdotes transmises, mais ce discours demeure sans prise réelle sur son objet (l’histoire d’Intermedia, la rencontre avec Filliou). Ponctuellement, les moniteurs restent vierges – indiquant un hiatus de silence synchrone. L’un des participants espère qu’un collègue va pallier après coup son intervention lacunaire ou un trou de mémoire. En retour, l’artificialité de la mise en situation amplifie, 39 ans plus tard, l’impossibilité de leur cohabitation.

Plus que pour tout autre centre, la trajectoire du Western Front correspond à l’épuisement d’une utopie communautaire échafaudée lors de conjonctures économiques favorables et à son remplacement par une structure bureaucratique. Les propriétaires de l’immeuble partagent d’abord un lieu où ils disséminent et reçoivent de la correspondance, organisent des événements multidisciplinaires, dorment et mangent ensemble. Certains d’entre eux réaffirment ensuite l’autonomie de l’oeuvre d’art et l’événementialité de l’exposition lorsqu’ils mettent en place une galerie.

Dans une seconde oeuvre présentée conjointement au Western Front en même temps que l’installation vidéo dont il est ici question, Sophie Bélair Clément relève les changements quasi imperceptibles opérés sur l’enceinte architecturale de cet espace annexe par ses directeurs successifs depuis 1976, année charnière où à titre de commissaire, Michael Morris inaugurait le programme d’expositions. Ces modifications oblitèrent graduellement le caractère particulier de l’immeuble en vue de réinstaurer la dimension générique du « cube blanc ». On masque, entre autres, une fenêtre derrière un panneau de plâtre (que Bélair Clément révélera de nouveau dans le cadre de son exposition). Procédant selon cette approche archéologique, l’artiste a également isolé un échantillon d’énoncés d’excuses, tels qu’ils ont été formulés par les commissaires du Western Front dans leur correspondance depuis 1973. Elle a exhumé cette fois l’ensemble des automatismes langagiers de plusieurs générations d’artistes lorsqu’ils se conformaient à leurs tâches d’administrateur.

Car la personne morale du centre – le nom du centre enregistré légalement – représente tout compte fait une abstraction portée par plusieurs individus au fil du temps. Certains d’entre eux sont soucieux d’établir une continuité entre le présent et le passé, mais d’autres choisissent ponctuellement d’occulter leurs prédécesseurs pour réécrire le mandat de l’institution et reconstruire son identité. La chronologie des comptes-rendus de réunions du fonds de la Western Front Society montre à quel point l’idée d’autogestion (ou d’autodétermination) n’était pas clairement définie. On la réinventait au gré des pratiques que les artistes favorisaient et surtout, des subventions qu’ils convoitaient. La persistance du geste d’accumulation des documents relie cependant un groupe au suivant. La bande Intermedia History rend compte de ce legs mémoriel complexe. Elle révèle du même coup le caractère instable d’une interaction entre pairs, au cours de laquelle s’énoncent les ratages de la communication. En l’utilisant comme outil mnémotechnique dégradé, Bélair Clément détermine quelles sont les conditions minimales qui confèrent une valeur narrative à des archives dont la matérialité (et corollairement la lisibilité) a été irrémédiablement atteinte. Les résidus de la rencontre de 1973 se délestent alors de toute nostalgie, qu’elle soit latente, ou qu’elle se manifeste lorsqu’elle est réinvestie par des individus sous la contrainte d’un dispositif exacerbant la faillibilité de leur mémoire. Une économie du don consolidait autrefois leurs liens d’intimité hors de portée du regard. Dans la foulée, les protagonistes réunis une seconde fois par Bélair Clément font de nouveau preuve de générosité en acceptant de livrer une parole nue, et de s’exposer, en public, comme communauté inopérante.