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Il existe des films sur lesquels on ne peut pas trancher. Malaise, curiosité, génie, canular... Z32, film du cinéaste israélien Avi Mograbi (2008), est de ceux-là. Alors qu’il termine le tournage de son film Nekam achat mishtey eynay (Pour un seul de mes deux yeux, 2005), Avi Mograbi participe bénévolement au tri d’épreuves de tournage enregistrées lors de témoignages d’ex-soldats israéliens au sein de l’association Shovrim Shtika (Breaking the Silence[1]). Cette implication n’est pas sans lien avec le fait qu’au même moment son fils Shaul décide de ne pas servir dans l’Armée de défense d’Israël (Tsahal) et se trouve condamné à faire de la prison.

Parmi les témoignages des anciens soldats, Mograbi découvre celui de Z32 (son nom de code dans les archives de l’association) et le trouve fascinant. Le soldat avoue avoir participé à une mission de représailles après la mort de plusieurs soldats israéliens. Faisant partie de l’élite militaire de Tsahal, il aurait été officieusement délégué avec quelques membres de son unité pour tuer des Palestiniens afin de venger la mort de leurs camarades. Z32 raconte ces vingt minutes durant lesquelles il a tiré sur un policier palestinien innocent et désarmé. Bardé d’adrénaline, Z32 pouvait « enfin » tuer quelqu’un dans ce conflit sans réel front adverse qui n’en finissait pas. Pourtant, ce qui ne lui semblait pas condamnable à l’époque des faits (son geste lui semblait même très noble) revient maintenant le hanter. Mograbi trouve ce témoignage :

[...] very strong. I thought he was a tragic hero or a tragic protagonist, I wouldn’t say hero, but a tragic persona who had made a decision at a certain point and then, for the rest of his life, understanding of course that he made a wrong decision, he will have to live with the consequences of the choice that he had taken[2].

C’est donc d’abord l’aspect tragique de cette histoire qui attire le cinéaste et bien évidemment l’écho politique et personnel qu’elle lui renvoie. Il contacte un jeune musicien engagé, Noam Enbar, et lui propose de faire un opéra du témoignage de Z32. Mograbi « résiste[3] », de son propre aveu, à l’envie d’en faire un film. Toutefois, l’opéra s’avère plus difficile à mettre en place qu’il ne le pensait. Il décide alors de faire un film très simple sur Z32 avec des parties chantées. Seulement, rien est simple avec Mograbi qui ne cesse de remettre en question son rôle en tant que cinéaste, le rôle des images et la légitimité politique et éthique du cinéma. Cela commence à se compliquer dès sa première rencontre avec le jeune soldat. Z32 connaît les films de Mograbi et accepte tout de suite de collaborer, mais à la condition non négociable que son visage ne soit pas révélé à l’écran. Ni lui ni sa petite amie, à qui il adresse en grande partie son témoignage, ne doivent être identifiés. Après une longue période de tests et de discussions, le cinéaste et l’équipe chargée des effets spéciaux mettent au point un masque entièrement numérique chargé de rendre les personnages méconnaissables.

Mograbi a défini Israël comme terrain de recherches et ce n’est pas pour rien. Laboratoire où se concentre de manière particulièrement explicite le cloisonnement des êtres en un système binaire du Même et de l’Autre, Mograbi y trouve matière à réflexion. Sur place, la fameuse question de « comment vivre ensemble » n’a jamais réellement pu être envisagée. En 1947, l’Organisation des Nations Unies décrétait la scission de la Palestine en un État juif et un État arabe, et déjà les Arabes s’y opposaient. Depuis le début de la première Intifada en 1987, la fracture entre Israéliens et Palestiniens ne se résorbe pas. Nous pourrions simplement faire mention, comme marque tangible d’un infaillible désir de scission, du mur censé séparer les Juifs des Arabes depuis 2002. Le documentaire Mur de Simone Bitton, réalisé en 2004, en saisit d’ailleurs bien la folie.

À ce sujet, il y aurait sans doute beaucoup à écrire afin de sortir nous-même d’une analyse réductrice du problème. C’est d’ailleurs pour échapper à ce type d’écueil qu’Avi Mograbi évite de travailler à l’échelle macro et déroule systématiquement le fil de ses récits à partir de micro-situations. Il reste non seulement concentré sur les mécanismes internes à Israël, mais, qui plus est, sur l’expérience personnelle qu’il en fait. Dans le contexte généralisé d’une approche journalistique et politique fondée sur une analyse souvent binaire des problèmes, la proposition cinématographique que fait Avi Mograbi se démarque très nettement. Elle s’inscrit en effet plus que jamais à contre-courant d’une vision manichéenne du monde construite sur un principe d’absolu et de « tiers exclu ».

En 2005, Pour un seul de mes deux yeux, d’Avi Mograbi, montrait déjà des injustices commises par des soldats israéliens à l’encontre de civils palestiniens. Mais dépassant le simple constat – et c’est ce qui rend son cinéma si pertinent parmi les nombreux films militants existants –, Mograbi se demandait comment des soldats pouvaient en arriver à commettre de telles exactions. Il y décryptait l’idéologie guerrière inculquée par le sionisme d’État dès l’éducation de ses jeunes enfants. Avi Mograbi critique ainsi l’idée d’identité, martelée à tout-va dans le discours dominant. De cette référence à l’identité peuvent en effet découler certains aspects pervers portés par une stratégie de la justification, de la légitimation. L’État israélien fait notamment appel à l’Histoire pour souder les individus en son sein autour d’une mémoire traumatique commune. Donnant l’illusion d’une Histoire en ligne continue afin de légitimer sans partage les prises de décisions politiques actuelles au nom des événements passés (et, étonnamment, la Shoah n’est pas toujours le motif le plus souvent mis en avant). Dans son film, Avi Mograbi posait sa caméra dans les recoins d’une communauté liée par le souvenir de ses morts et la crainte d’une mort assenée par les pays voisins. Mort passée et mort future, finitude révélée aux Israéliens, les soudant alors dans un certain immanentisme dû au « délire d’une communion incarnée[4] », similaire à celui décrit par Jean-Luc Nancy. Dans Pour un seul de mes deux yeux, Avi Mograbi observait notamment l’utilisation idéologique des mythes tels que le suicide « victorieux » des zélotes de Massada face à l’armée romaine. Il reviendra dans Z32 sur ce principe fondamental de « tiers exclu » en décortiquant de nouveau le discours officiel israélien mis en place pour valoriser l’Un (nation, peuple, puissance) comme essence d’un Même plutôt que d’un Multiple – excluant de fait le voisin palestinien : du champ de vision, du champ lexical, du champ d’expérience et de réflexion.

S’il existe déjà sur le film Z32 une riche littérature critique, il nous semblait important de reposer plus spécifiquement la question suivante : quelles stratégies peut-on bien adopter pour contrecarrer cette fameuse logique du « tiers exclu », tout en respectant le pacte moral liant filmeur, filmés et spectateurs (c’est-à-dire sans instrumentaliser personne) ? C’est sur différents niveaux de lecture que nous déclinerons notre analyse du film autour de la problématique du « tiers ». Nous verrons les moyens cinématographiques mis en place par Avi Mograbi pour renverser au sein de son propre film cette logique de « tiers exclu » menaçant l’étroite relation qu’entretiennent le soldat et le réalisateur. Ici, une brève réflexion menée sur les paroles performatives assez particulières que sont l’aveu et le pardon nous a semblé utile pour comprendre la nécessité d’un « tiers inclus médiateur » dans la divulgation du témoignage de Z32. Ce « tiers inclus médiateur » visant à créer du lien et à réintroduire le « tiers exclu » (la victime) dans le discours des deux hommes (filmeur-filmé).

L’autre motif de subversion contre cette logique de « tiers exclu » proposé par Avi Mograbi dans le film n’est plus tant un personnage à part entière qu’une figure. Une « figure tierce » cherchant cette fois-ci, dans la relation filmeur-filmés-spectateurs, à responsabiliser le spectateur et à le rendre sensible à cette logique de « tiers exclu » qui, finalement, ne touche pas uniquement Israël. Une analyse du masque numérique comme objet tiers participera donc également de notre recherche sur l’inclusion d’une posture et d’une figure tierce comme garde-fous éthiques dans le film d’Avi Mograbi.

Nous verrons dans un premier temps comment le cinéaste construit son récit en entrelaçant les différents discours des personnages, sans les valoriser de la même manière, afin de faire émerger les problèmes qu’entraîne le partage de l’information capitale (l’aveu du meurtre) entre les interlocuteurs du film (filmé, filmeur, spectateur). Avi Mograbi propose un personnage charnière en la personne de la petite amie de Z32; elle est la tierce personne vers qui converge le témoignage et celle qui rappelle le vrai sens du pardon en repoussant violemment la logique de l’excuse (de la justification). Nous observerons ensuite comment le film Z32 offre non seulement un espace pour un discours moral allant à l’encontre d’une logique du « tiers exclu » à travers le personnage de la jeune femme, mais va jusqu’à s’offrir dans sa forme même comme un objet tiers. L’interface du visage et du masque est alors proposée comme une option alternative à un système basé essentiellement sur l’identification ou l’exclusion. Nous chercherons à comprendre comment cet objet indéfinissable provoque ainsi un double mouvement de distanciation et d’inclusion du spectateur. Z32 propose, dans une certaine confusion formelle, de faire éclater tout régime binaire au profit d’une pensée complexe.

L’aveu

Pour commencer, Avi Mograbi réfléchit explicitement sur ce que l’aveu d’un meurtre implique pour celui qui le prononce et pour celui (ceux) qui le reçoit. L’aveu implique (engage) en premier lieu celui qui, par les mots, se lie à la faute et se reconnaît son propriétaire dans la « région de l’imputabilité », pour rappeler un terme cher à Paul Ricoeur. Ici, le soldat Z32 expérimente ce que Ricoeur décrit comme « une surprise de la conscience, étonnée, après l’action[5] ». « Comment ai-je pu faire ça ? » serait la première question d’un homme réveillé en sursaut par sa conscience morale[6]. Surprise de l’acteur prenant conscience du lien inaliénable qui l’attache désormais à la faute (« avoir réduit un homme à une tâche », chante Mograbi face à la caméra dans le film). Or l’aveu n’est performatif qu’une fois adressé à un tiers; des mots en direction de qui doivent, pour être effectifs, circuler de l’auteur de la faute au(x) récepteur(s) de l’aveu. Deux formes de l’aveu se côtoient dans Z32 : l’aveu intime et l’aveu public. Dans un premier temps, Z32 a avoué son crime à sa petite amie, à l’abri de la Justice et des caméras. Il s’agit d’un aveu intime. Elle n’est pas parvenue à lui pardonner. Pour elle, la faute est trop grave pour être gardée en huis clos. En avouant par la suite son crime à l’organisme Breaking the Silence, Z32 s’adresse à une instance tierce composée d’inconnus. De plus, l’enregistrement sur bandes de l’aveu le soumet pour la première fois à une persistance dans la durée; sa nature commence à changer et se charge en solennité. Le soldat prend un risque supplémentaire, mais son aveu reste un intermédiaire entre l’aveu intime et l’aveu public. La dernière étape est évidemment celle du film d’Avi Mograbi qui rend l’aveu de Z32 irrémédiablement public.

Avi Mograbi décide de ne pas faire table rase de ce processus de maturation et de le mettre, au contraire, en avant. Z32 intègre donc dans une même unité de film : l’aveu intime adressé à la petite amie puisque le couple tente de performer une seconde fois la confession initiale dans leur appartement; l’aveu adressé à un cinéaste qui rend son discours public; et, par conséquent, l’aveu public dont prennent connaissance des spectateurs n’ayant a priori aucun lien intime avec le soldat. Devant la loi, le sort de Z32 est simple : il a commis un crime de guerre et sa responsabilité se mesure par la peine qui lui serait infligée. À la faute initiale se propose donc une solution juridique. Devant les proches de la victime, le sort de Z32 pourrait aussi bien être jugé selon la loi du talion (celle-ci même qui avait présidé à l’assassinat du policier palestinien innocent) : oeil pour oeil, dent pour dent, ou le cycle de la vengeance comme irrésolution volontaire du conflit. Mais Z32 a peur aussi bien de la Justice que de la vengeance. Il a manifestement choisi le cinéma de Mograbi comme option alternative.

Toutefois dans une telle configuration, qui doit assumer l’aveu puisqu’il n’est pas soumis au jugement impartial de la justice ? Avi Mograbi étant lui-même un « homme capable » (Ricoeur) et donc imputable de ses choix, le sort de cet aveu lui revient en partie. Ce dont le film va traiter, c’est précisément de la difficulté, pour le réalisateur, d’avoir accepté la responsabilité que Z32 lui confère. Par ricochet, c’est également la responsabilité du spectateur qui sera engagée lorsque le cinéaste partagera cet aveu avec lui.

Contre un certain absolutisme

Il est clairement dit dans le film que Z32 a été savamment endoctriné. Il est donc victime de la propagande de son gouvernement. D’un autre côté, il est tout aussi clair que, soldat ou non, son libre arbitre lui revenait et qu’il a choisi d’assassiner un innocent. Mograbi ne tranche pas sur le sujet. Le film n’est, encore une fois, pas l’espace d’un procès, mais précisément un espace tiers, hybride, proposant une option alternative à la Justice.

Avi Mograbi ne veut pas répondre à la question (impliquant l’injonction d’une réponse tranchée) : « Coupable ou non coupable ? » Cette menace plane pourtant sur sa propre opinion concernant la responsabilité de Z32, donc sur le dispositif de représentation qu’il met en oeuvre et, par conséquent, sur la réception de l’aveu par les spectateurs.

Que faire alors, pour le réalisateur, d’un aveu qui devrait (selon lui) être formulé (action performative) publiquement (à travers lui, artiste récepteur dont le discours est public) afin d’attester d’un crime commis au nom de l’État (donc au nom de tous les Israéliens) sans pour autant trahir la confiance que le soldat lui a donnée ? Mograbi est dans une position morale intenable et va par conséquent procéder de la manière qu’il connaît le mieux : se mettre lui-même en scène pour décortiquer ses doutes devant la caméra. Parce que, au fond, c’est ce qui le passionne vraiment : ni le pour ni le contre, mais l’entre-deux. Le cinéma de Mograbi n’offre aucune réponse, car il considère qu’elle serait réductrice. Forme d’inachèvement participant d’une surprenante « modernité documentaire », comme le souligne Antony Fiant dans son article « Le cinéma critique d’Avi Mograbi[7] ». Dans son film, Mograbi explose consciencieusement à peu près tous les principes binaires et autoritaires qui pourraient s’immiscer. Il va tisser des liens entre les personnages et emmêler tant et si bien le spectateur que ce dernier sera attaché au problème presque tout autant que Mograbi lui-même. Le cinéaste filme le lien et créer celui-ci sans hésiter à faire des noeuds[8].

Lui + Lui = Eux

Dans le film, Avi Mograbi assume sa propre place de « tiers inclus-jusqu’au-cou ». Étant humain tout autant que le soldat, fût-il un assassin, il ne se laisse pas le confort d’adopter la tierce posture classique de l’observateur savant. Un peu à la manière préconisée par Edgar Morin, le cinéaste fait sauter le régime de la séparabilité entre son sujet et lui-même. Morin écrit qu’aucun spécialiste ne « pourrait trôner, tel Sirius, au-dessus de la société. Il est un fragment à l’intérieur de cette société, et la société, en tant que tout, est à l’intérieur de lui[9]. » Avi Mograbi applique pleinement cette volonté de ne pas nier la perméabilité des sujets et des êtres. À force de se côtoyer, les deux hommes ont immanquablement fini par se connaître. Peut-être même par se reconnaître en partie l’un dans l’autre[10]. Le cinéaste, en exposant cette connivence entre les hommes, vient à contre-courant du système de pensée cherchant à compartimenter les individus pour mieux les opposer. Avi Mograbi est un militant activiste connu pour ses positions politiques « très à gauche ». En face, Z32 est un ancien soldat, hier encore fier de porter les valeurs d’un gouvernement « très à droite » appliquant une politique d’expansion territoriale. Il fume désormais du cannabis avachi dans son canapé, hanté par ses actes passés. Rien, en apparence, ne semble lier ces deux hommes. Et pourtant, ils vont avoir besoin l’un de l’autre.

Ce lien intime est particulièrement explicite dans toutes les séquences du retour sur le lieu du crime. Avi Mograbi et Z32 expérimentent ensemble la recherche du lieu puis son inspection comme un voyage initiatique au cours duquel le cinéaste décide non plus de suivre mais d’accompagner son personnage. Le cinéaste prend conscience de son implication : « J’envisageais l’absurde possibilité qu’il soit reconnu et j’aurais été responsable de sa mort[11]. »  Sur le lieu du crime (antépénultième séquence du film), il redessine les points nécessaires au masque numérique sur le vrai visage de Z32[12]. Le soldat a, pour un instant, de nouveau les yeux cachés sous un nuage flou. La main du cinéaste traverse la protection numérique et lui redonne la vue autant qu’elle redonne à voir les yeux du personnage. Ce geste vient souligner la proximité physique et concrète des deux hommes alors que le spectateur est, et restera, toujours privé du vrai visage. On entend alors Avi Mograbi chanter : « Au moins ça le travaille, le voilà qui se tourmente. » La chanson fait écho aux mots prononcés par Z32, l’air hagard : « Quel gâchis ! D’ici impossible de se battre. »

Le tiraillement moral du réalisateur et du soldat est ensuite mis en scène par un dédoublement de Z32. Surimpression fantomatique de deux Z32, cadrés de manière similaire et faisant face au lieu du crime. Les deux Z32 se meuvent l’un et l’autre comme dans une ronde hésitante jusqu’à se séparer, l’un des fantômes allant vers le lieu du crime, l’autre s’en éloignant. La voix d’Avi Mograbi et le piano plaintif continuent : « Et voilà qu’il les [ses supérieurs, l’armée, l’État] accuse de l’avoir fait participer. » À ses mots, le cinéaste entre dans le cadre, de plain-pied, au côté du soldat. Un « nous » visuel et textuel puisque, après avoir franchi quelques dizaines de mètres, Z32 lui dit : « Si on nous tirait dessus maintenant, tout l’événement serait symbolique. » Un « nous » certes touchant, mais qui reste finalement un « nous » exclusivement israélien-masculin, qu’une ombre furtive passant dans le champ rend presque indécent : pendant toute la durée du film, en effet, l’acte de mort est évoqué, mais pratiquement jamais la victime. Avi Mograbi ne filme qu’à deux reprises (et très furtivement) un enfant et une femme arabes. C’est précisément cette dernière qui traverse le lieu du crime sans que Z32 ne se rende compte de sa présence. Elle, qui pourrait être la mère, la femme ou la voisine de l’homme palestinien qu’il a assassiné. Un crime au sujet duquel le soldat dit pourtant ressentir des remords.

Lui + Lui + Elle = Nous

Après avoir montré Z32 faisant le récit de son entraînement viril et difficile de soldat d’élite – seul devant la caméra de Mograbi –, le montage retourne dans l’intimité du couple. Le discours du soldat y est sensiblement différent. Z32 se confronte cette fois à la femme qu’il aime et lui dit : « Face à toi », je réalise. Essentiellement : parce que tu peux me regarder (comme coupable), je comprends que la culpabilité ne me quittera plus. Le jeune homme « semble avoir besoin d’une altérité permettant de faire surgir la différence profonde entre l’être soldat et l’être civil et par conséquent le clivage psychique produit par le crime[13] », remarque Christa Blümlinger. « Le pardon c’est quand tu as des remords, lui répond sa compagne. Au début, tu voulais uniquement être compris. Tu voulais que je te serre dans mes bras et que je te dise : je te comprends. » La jeune femme, en faisant ainsi la distinction entre la reconnaissance d’une faute et la reconnaissance d’une erreur, s’oppose moralement au système argumentatif de l’excuse. Elle est aussi celle qui met en exergue l’absence, l’effacement de la victime dans le témoignage du bourreau. Par conséquent, elle souligne cette même absence dans le dispositif du film. C’est parce qu’elle fait preuve d’empathie avec la victime et avec l’homme qu’elle aime, qu’elle est la seule capable de le désigner comme un assassin. « Je veux savoir, l’un de vous a-t-il dit qui ils étaient, leur âge, leur nom, leur famille ? » demande-t-elle à propos des Palestiniens abattus. Finalement, elle explose : « C’est un meurtre. Un meurtre avec préméditation ! »

Fig. 1 et 2

Photogrammes tirés de Z32 d’Avi Mograbi (2008).

© Les films d’ici / Le Fresnoy – Studio national des arts contemporains

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À cette mise en mots explicite du meurtre, Avi Mograbi apparaît en surimpression. Le visage en gros plan, il se met à chanter : « Oy, je cache un assassin dans mon film […]. Oy, ma femme me dit, Oy, pas de pardon pour l’assassin. » « Oy » qui pourrait se traduire par « oups » (« [l]’humour juif, c’est souvent “rire pour ne pas pleurer[14]” »). Le visage d’Avi Mograbi, un peu ridicule à ce moment de tension maximale, fait réfléchir le spectateur sur la question des hommes et de leur fantasme pour la violence. Fantasme touchant autant le soldat que le réalisateur qui, de fait, s’avoue lui aussi fasciné par l’acte de mort et sa dimension tragique. « This is great artistically maybe but morally, it’s questionable[15]. » Il présente la jeune femme comme le seul personnage vraiment crédible et honnête du film et le construit comme un « tiers médiateur » nécessaire. « Elle exprime ce que pourrait être le point de vue du cinéaste, tout en occupant un rôle important que je ne pouvais pas remplir », dit-il. « J’ai pu me libérer de ces postures à la fois d’interrogateur et de commentateur grâce à cette jeune femme d’une intégrité morale magnifique que l’on aimerait trouver normale dans une telle situation[16]. » La petite amie vient en porte-à-faux avec le régime de la justification profondément ancré dans la conscience du soldat pendant ses années d’entraînement à l’armée. Pour elle, aucune discussion autour du sentiment de culpabilité et de rédemption ne peut réellement être envisagée avant que la victime ne soit réintroduite dans le discours. Elle montre clairement du doigt les travers d’une pensée qui compartimente, tant et si bien qu’est niée la simple existence (et par là l’expérience de la vie, de l’amour, de la souffrance, etc.) de celui qui n’appartient pas à notre propre communauté. La petite amie appelle au dialogue et refuse de continuer un débat centré sur lui-même.

Par sa droiture morale, la jeune femme permet également de donner une définition du pardon moins caricaturale que celle du « pardon de la femme aimante » exploitée par les États nationalistes et guerriers. « On entend souvent dire que les femmes sont plus pacifiques que les hommes, qu’elles font preuve de plus d’empathie, qu’elles ont des qualités innées pour participer à l’édification de la paix », remarquent Jean-Sébastien Rioux et Julie Gagné. Or, « [c]ette vision est limitatrice car elle impose une différence entre les hommes et les femmes basée sur l’inné et non l’acquis, légitimant de la sorte l’exclusion des femmes des cercles d’influence où elles ne peuvent justifier leur présence car elles sont “naturellement” exclues[17] ». Pour la jeune femme, certes, l’amour qu’elle porte au soldat est une raison majeure d’essayer de lui pardonner, mais elle est aussi très perspicace dans son analyse du pardon. Nous avons vu qu’elle tenait à ce que Z32 fasse la différence entre la culpabilité et l’excuse, mais c’est aussi sa propre légitimité à pardonner qu’elle semble remettre en question. La jeune femme ne parvient pas à dire sincèrement : « je te pardonne », car il lui semble difficile de pardonner à la place de la victime. Chaque fois que le soldat la pousse à répondre, elle revient à la charge et demande : qui est la victime, qui est sa famille et combien souffre-t-elle de cet acte de mort ? Enfin, si elle pardonne, ce serait sans être dupe de l’idée selon laquelle « nous serions tous des bourreaux potentiels ». Concluant l’une des séquences dans l’intimité du couple, elle affirme en effet : « C’est peut-être prétentieux, mais je sais que dans une telle situation, j’aurais agi autrement.» Elle met, pour ainsi dire, les points sur les « i » dans le langage galvaudé du pardon, de la faute et de la culpabilité. En faisant d’elle le seul personnage intellectuellement crédible et moralement juste face au duo qu’il forme avec le soldat, Avi Mograbi réaffirme donc sa position contre le système de pensée dualiste d’une communauté (patriarcale) israélienne enfermée sur elle-même. Il rappelle que même en faisant attention, il est facile de perdre de vue les véritables dangers du problème israélo-palestinien et de céder à une analyse en huis clos. En introduisant ce discours, il enraye la logique de justification militaire visant à exclure l’Autre de tout régime empathique. Il fait un pas de plus vers ce qu’Edgar Morin appelle, à propos des disciplines scientifiques, une pensée complexe. En ce sens que les différents protagonistes recevant l’aveu du meurtre commis par Z32 (Mograbi, la petite amie et le spectateur) figurent, à travers leur implication éprouvante, le « principe dialogique » qui unit des principes antagonistes dans une même situation (positions politiques gauche-droite, justice-partialité, pardonnable-impardonnable, aveu public-anonymat, Israélien-Palestinien). Des notions « qui apparemment devraient se repousser l’une l’autre, mais qui sont indissociables et indispensables pour comprendre une même réalité[18] ».

Le masque-peau

Avi Mograbi est insaisissable et c’est justement son propos. Il lutte contre la nomination en commençant par « a-nommer » son film. Z32 est donc un film « in-éponyme » prenant pour titre le nom de code donné au personnage principal pour préserver son anonymat. Le cinéaste lutte contre l’identification, de la plus élémentaire (mettre un visage sur un nom) à la plus cinématographique (l’identification du spectateur au personnage), en passant par la plus politique, puisqu’il refuse d’émettre un jugement sur les bases d’une pensée dichotomique et manichéenne de « tiers exclu ». Il défait jusqu’à l’identité du genre, en jouant sur le collage morcelé de la fiction, du documentaire, de l’opéra et de la vidéo d’art contemporain[19].

Avi Mograbi propose en fait, en construisant son film, de régler par des moyens plastiques ses questionnements éthiques. Son dispositif repose sur une démarche simple : cacher pour mieux révéler. Dans Z32, il y a ce qui se voit, se montre, est montré, et ce qui ne l’est pas. Ce qui se dit s’entend, et ce qui ne l’est pas. D’entre tous, le visage masqué du soldat en est l’élément le plus intrigant. Jamais le spectateur ne verra les traits de l’assassin dérobés au regard par l’ajout d’un masque numérique. Un masque de peau numérique qui s’offre au spectateur comme la matérialisation, peut-être même l’incarnation, d’une tierce posture dans le drame qui secoue la Palestine.

Cacher un visage dans la culture occidentale relève d’un geste bien plus significatif que de couvrir toute autre partie du corps humain. Visage ou « territorialisation » de la tête, pour citer le principe de visagéité énoncé par Gilles Deleuze et Félix Guattari. Le visage fait signe, devenant alors une « production sociale[20] ». Il est le symbole fort de l’individualité tout en étant le premier lieu de socialité dans notre rapport à l’autre. Les yeux établissent le premier contact par le jeu du regard et la bouche est source de communication orale. Le visage est nu quand le reste du corps est pudiquement isolé sous les vêtements (excepté les mains qui elles aussi fascinent, des arts plastiques au cinéma). Il articule « le Même et l’Autre[21] », considère Lévinas, par un effet de « reconnaissance ». « Le visage incarne une morale, il impose de répondre de ses actes[22] », surenchérit David Le Breton du côté de l’anthropologie. Le visage serait perçu comme le territoire corporel de l’imputabilité, donc de la responsabilité.

L’idée du visage comme territoire sur lequel pourraient transparaître extérieurement les conflits internes de celui qui en est doté se révèle d’autant plus intéressante lorsque le visage est celui d’un assassin. Avi Mograbi est conscient du manque que produirait une dissimulation totale du visage et c’est d’ailleurs sur cette question précise qu’il ouvre son film.

Z32 et sa petite amie sont allongés dans leur salon. Leurs visages sont floutés, à la manière des reportages télévisés. Leurs yeux et leurs bouches ne sont donc pas encore visibles dans cette première séquence. La jeune femme s’inquiète rapidement du cadre puis revient se placer devant la caméra. Lorsque Z32 commence à parler, son amie rit : «  On sent que tu parles à la caméra ! » Et lui de répondre : « Oui, je sens la caméra sur mon visage. » Dès la première minute du film, le visage du soldat est donc à la fois complètement masqué par une zone de flou allant de son cou au sommet de sa tête et, paradoxalement, désigné verbalement dans des termes de perception sensible. Le visage se vit et se dit dans la scène d’ouverture et crée du désir chez le spectateur qui voudrait se figurer ce qui se passe et ceux qui parlent. Cette séquence permet également de mentionner la présence de la caméra comme tiers-regardant et la gêne qu’occasionne l’intrusion d’un oeil étranger dans l’espace intime du couple. « Essaie de me parler sans regarder les autres », dit la jeune femme. Tandis que de leur point de vue, ces « autres » (les spectateurs) n’ont pas eu l’occasion de distinguer l’ombre d’un regard sur le visage flouté des protagonistes.

Passée cette première séquence avec le couple, un homme se présente face à la caméra dans son salon. À vrai dire pas tout de suite « face à la caméra » puisque l’homme (qui n’est autre qu’Avi Mograbi) est affublé d’un collant noir qui lui couvre la tête à la manière d’un braqueur lors d’un hold-up. Adepte des devinettes et des paraboles, il commence d’entrée de jeu à commenter la scène précédente et l’ambiguïté de sa propre place dans le film. En mettant ce collant sur son visage, Mograbi fait planer une ombre sur son personnage et déjà s’immisce le caractère moralement douteux de l’entreprise. Mograbi dit « il » puis mentionne son propre fils : brouillage du visage, brouillage des identités. Armé de petits ciseaux, il tire sur sa peau synthétique et coupe près de l’oeil. Un oeil, puis deux et enfin il découvre sa bouche. Caché puis mieux révélé, il ôte enfin sa cagoule. Mograbi va chanter, ce sera son masque à lui. Mais il reste encore à savoir : quelle peau donner au soldat Z32 ?

Fig. 3

Photogramme tiré de Z32.

© Les films d’ici / Le Fresnoy – Studio national des arts contemporains

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Le cinéaste décide de développer un masque numérique qui laisserait transparaître les yeux et la bouche : « De sorte que son identité soit cachée mais ses sentiments révélés au regard[23] », explique Avi Mussel, le concepteur des effets spéciaux pour le film. Puisqu’il a été créé en postproduction, le masque a permis (tout en masquant in fine) de ne rien masquer au cours du tournage. Mograbi a de fait abandonné l’idée du masque solide en partie pour garantir une certaine intimité entre les personnages : « Une intimité et un naturel qui n’auraient pu s’installer si on avait utilisé de vrais masques en papier mâché[24] », explique-t-il. Puisque « [l]e visage découvert devient le lieu de la vulnérabilité[25] », pourrions-nous ajouter pour citer une dernière fois Le Breton sur le visage.

Dans leur salon, le soldat et son amie se sont parlé à visages découverts. Si Z32 se cache des spectateurs, il ne se cache pas de la jeune femme. Au contraire, il se confronte à elle. Le spectateur ne voit pas ce processus de mise à nu, mais le comprend et le comprendre participe, une fois encore, de sa place de « tiers inclus[26] ».

Fig. 4

Photogramme tiré de Z32.

© Les films d’ici / Le Fresnoy – Studio national des arts contemporains

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Grâce à ce dispositif, le film permet un dialogue permanent entre le soldat, le cinéaste et le spectateur. Un échange rendu possible par la création d’un objet à la frontière du masque, du miroir et du visage. Avi Mograbi ne donne pas le masque définitif de but en blanc. Le cinéaste nous montre ce processus de création et de réflexion à l’aide de quatre masques qui s’éclipsent tour à tour, au fur et à mesure que Mograbi trouve une justesse éthique dans la représentation du soldat; au fur et à mesure que le spectateur se lie aux personnages; au fur et à mesure que l’aveu avance vers son climax et qu’ainsi tombent les masques[27].

Nous avons décrit le premier des masques, flou complet comme ceux en usage dans les interviews télévisés (encore à l’état de masquage plus que de masque). Le second arrive directement à la suite du commentaire de Mograbi sur ses réflexions en train de se faire à propos de la monstration du visage et du brouillage des identités entre le soldat et lui-même. Un gros plan, de la bouche de Z32 puis de son oeil, tous deux entourés de flou, vient présenter le second masque. Mograbi montre ce qu’il ne masque pas et ce qu’en ne masquant pas il désigne. Deux points et une ligne qui suffisent à interpréter la forme masquée comme étant celle d’un visage. Les yeux et la bouche que nous fermons et ouvrons sur le monde et qui font du visage l’« inter-face(s) » privilégiée de communication entre les hommes. À Sylvie Courtine-Denamy de résumer cette double fonction du visage « qui est vu en même temps qu’il voit et qu’il parle[28] ». Mograbi refuse par ce procédé d’enfermer son personnage, même assassin, dans une gueule de monstre en le dépossédant de ses caractéristiques d’être humain. Le visage apparaît « dès l’Antiquité comme le propre de l’homme, au même titre que la raison ou le langage[29] », écrit encore Courtine-Denamy. Le cinéaste prouve que l’identification n’est pas le seul moyen nécessaire pour pouvoir éprouver de l’empathie envers un autre que soi. Il fait le pari que l’on peut maintenir la relation à autrui sur le plan d’une commune humanité sans désigner et classer – comme c’est le cas avec l’identification policière ou médiatique par exemple. Avec ce masque-peau, Avi Mograbi offre le visage et le dérobe tout à la fois. Il échappe ainsi à l’usage tyrannique du visage (signifiant menaçant) décrié par Deleuze et Guattari : « Vous serez épinglés sur le mur blanc, enfoncés dans le trou noir[30]. »

Fig. 5 et 6

Photogrammes tirés de Z32.

© Les films d’ici / Le Fresnoy – Studio national des arts contemporains

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« Je voulais être sûr que le public voit [sic] que c'est un être humain, non pas un “natural born killer[31]” », précise le cinéaste dans un entretien pour le dossier de presse du film. C’est d’ailleurs lorsque le sentiment de culpabilité (problématique ô combien humaine, voire humanisante) est pour la première fois explicité que Mograbi décide de passer au troisième strip[32]. Le strip-tease facial révèle un troisième masque, nettement plus classique. Sa consistance semble rigide et tient plus de l’objet matériel que le précédent. Lisse et inexpressif, il constitue néanmoins une nouvelle étape vers l’humanisation des personnages grâce à sa couleur chair. C’est sous ce masque que Z32 va aboutir à la confession d’une première faute. Faute qui ne l’implique encore qu’indirectement, mais qui semble le tourmenter. Ses camarades soldats ont un jour décidé de poser un sac de ciment piégé muni d’une charge tactile plutôt qu’un détonateur à distance, en faisant fi des risques. « Le lendemain, quatre enfants en route vers l’école ont marché dessus et ont explosé, quatre frères ont été tués », raconte Z32. Ces derniers mots tombent tandis que commence une mélodie ni gaie ni triste, et pourtant emphatique. Alors, seulement, le générique débute, une demi-heure après l’ouverture du film. Le cadre se resserre sur la fenêtre puis le salon du cinéaste. Les noms qui défilent sont ceux des personnes impliquées dans la création du film et qui doivent l’assumer. Car ce dont il est question, c’est bien de la mort absurde d’enfants qui n’ont pas choisi de naître dans un pays d’adultes en guerre. La question morale de la responsabilité individuelle en temps de guerre est présentée dans sa matière brute et, avec elle, la discutable logique de légitimation. Avi Mograbi divulgue ces informations au spectateur, qui se retrouve assis (une fois n’est pas coutume) sur l’inconfortable chaise du « tiers inclus ». Une situation plutôt singulière au cinéma, où l’on demande finalement rarement au public d’être un observateur intellectuellement et moralement actif. Le soldat a dû faire des choix sur le terrain; le réalisateur a, lui aussi, dû prendre des décisions risquées pour faire son film. C’est désormais au spectateur, dans une autre mesure, de se positionner face au problème de la responsabilité éthique des deux hommes.

À la suite de ce premier aveu, Z32 demande pour la première fois pardon dans le film : « J’ai l’impression d’implorer le pardon. De chercher quelqu’un qui me pardonne tout ça. » La forme du masque-peau hyperréaliste s’installe alors définitivement.

Vers une pensée complexe

Il n’est pas surprenant que le masque-peau soit associé à la demande de pardon. Le pardon, si l’on en croit Jacques Derrida, n’existant que dans le paradoxe suivant : « On ne peut ou ne devrait pardonner, il n’y a de pardon, s’il y en a, que là où il y a de l’impardonnable[33]. » Rien ne se distingue plus d’une pensée binaire et manichéenne que l’acceptation d’un paradoxe. Edgar Morin écrit d’ailleurs que dans la pensée classique, après la thèse et l’antithèse, il y a toujours une synthèse pour dépasser la contradiction. Or, précise-t-il, s’il y a des contradictions que l’on peut dépasser, il existe aussi « des contradictions fondamentales qui sont indépassables. Il faut alors faire avec la contradiction, penser avec/contre elle [car] la contradiction nous invite à la pensée complexe[34]. » Le concept du pardon est très certainement de ceux qui appellent à la plus grande acceptation des sentiments composites. Enfin, le pardon ne s’explique pas : il est.

Le masque-peau matérialise cette autre manière de penser le monde. Dans le contexte israélien où un certain « effort de guerre » est constamment demandé aux citoyens (avec ce que cela implique d’autocensure, etc.), le film d’Avi Mograbi est une petite bombe d’incertitude assumée au milieu des vérités tranchées qui s’opposent et dominent le débat. Via la création de cet objet hybride, Mograbi offre au spectateur un stimulus intellectuel éminemment politique. Le masque-peau permet un compromis entre une antipathie provoquée par l’impossibilité d’un aller-retour entre le Même et l’Autre du visage, et l’empathie provoquée par le témoignage prolongé et à face découverte du bourreau au cinéma[35]. « En voulant que ce jeune homme ait un visage, explique Mograbi, je voulais que le public réalise qu’il n’est pas un monstre[36]. » Que le bourreau ait donc un visage malgré tout. Mais plus loin au contraire, il évoque les difficultés qui surgissent lorsque se tisse un lien avec le personnage : « Je craignais cette empathie indispensable[37]. » C’est un sentiment que connaît déjà le cinéaste pour l’avoir enduré aux côtés d’Ariel Sharon dans Eich Hifsakti L’fahed V’lamadeti L’ehov et Arik Sharon (Comment j’ai appris à surmonter ma peur et aimer Ariel Sharon, 1997). Car ce visage est malgré tout celui d’un assassin. Le masque-peau s’offre entre le cinéaste et le soldat comme un « espace tiers » qui à la fois les lie et les sépare. Il est le garde-fou de leur relation et ce qui la rend possible. À l’image de la peau qui a servi de modèle pour les concepteurs d’effets spéciaux du film, le masque-peau sépare l’intérieur de l’extérieur, protégeant son sujet tout en lui permettant de s’immerger dans son milieu. Il agit comme une membrane symbolique entre les deux hommes qui communiquent à travers elle. Il est une « inter-face », un « entre-deux-faces », des faces qui sont au moins celles du cinéaste et du soldat, mais qui, bien sûr, touche également le spectateur en arborant les traits universels de « tout le monde » et de « personne ».

Le masque laisse simplement transparaître suffisamment d’éléments pour que nous le sachions humain. Son opacité ne s’offre jamais au « oui-non » binaire que Deleuze et Guattari analysent à propos du visage : « [L]a machine abstraite de visagéité prend un rôle de réponse sélective ou de choix : un visage concret étant donné, la machine juge s’il passe ou ne passe pas[38]. » Mograbi crée une forme plastique non identifiable et se place alors du côté d’une opposition minoritaire, contre ceux qu’Agamben appelle « politiques, médiacrates et publicitaires », ceux pour qui « [l]a vérité, le visage, l’exposition sont aujourd’hui les objets d’une guerre civile planétaire dont le champ de bataille est la vie sociale tout entière[39] ». Le masque-peau matérialise ainsi un champ de pensée politique refusant de se soumettre à la prétendue transparence dont se félicitent les États modernes. Il devient dans ce contexte un objet de résistance.

Fig. 7

Photogramme tiré de Z32.

© Les films d’ici / Le Fresnoy – Studio national des arts contemporains

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Avi Mograbi se félicite de l’interchangeabilité du visage hybride de son personnage dans une société qui refuse d’être dans l’incapacité de désigner clairement son interlocuteur (à petite comme à grande échelle, puisque le terrorisme est l’exemple parfait d’une guerre moins meurtrière qu’une guerre de terrain, mais que l’absence de visage ennemi rend effroyable[40]). Il explique, lors d’une conférence, que ses amis ont cru reconnaître Z32 dans l’assistance. Pourtant le soldat n’était pas là : « the fact that they started seeing him in other people was, for me, that my mission was done : nobody but everybody. The mask did a perfect job[41]. » Le masque dérobe le visage du coupable aux yeux des instances dominantes de pouvoir (judgmental), mais ne laisse personne se dérober. « Le masque nous regarde impitoyablement, il nous oblige à la rencontre », écrit le metteur en scène tchèque Otomar Krejča : « Même aujourd’hui, il possède ce pouvoir. Devant lui, nous nous trouvons face à quelque chose de naturel et de surnaturel à la fois, quelque chose qui s’apparente à la frontière entre la vie et la mort[42]. »

L’usage du masque est d’autant plus provocateur qu’il s’agit d’un film documentaire, ou plus précisément, d’un film étiqueté comme tel malgré les réticences qu’éprouve Mograbi au sujet d’une « vérité documentaire[43] ». Masquer son personnage lui permet donc d’ébranler de nombreux paradigmes, y compris dans le domaine du cinéma. Il ne se soumet à aucune séparation entre les champs artistiques, qu’ils soient ceux du documentaire, de la fiction ou de la vidéo d’art. À propos de son travail de plasticien (principalement des installations vidéo qui reprennent des extraits de ses longs-métrages), Christa Blümlinger note que Mograbi intègre la notion du cinéma politique moderne selon Deleuze. Le cinéaste montre :

Des personnages réels et non fictifs qui fictionnent et produisent un état de fabulation, forment des légendes, « une parole en acte » incarnant le passage de la frontière entre le privé et le politique [...] cinéma moderne qui, se vouant à l’impossible, à l’intolérable, à l’invivable, devient par là un facteur de résistance[44].

Abstraire, en utilisant, encore une fois, le pouvoir quasi sorcier du masque qui nous regarde plus que nous le voyons, et mettre à bas tout le système de confessionnal mis en scène par la télévision. Soustraire le soldat et sa compagne au jugement des autres, leur épargner l’humiliation. Vu autant qu’il regarde, le spectateur est privé de l’identification (du Un) comme de la différenciation (du Deux). Avi Mograbi invente ainsi, grâce à son masque-peau, un visage tiers qui « tiercifie ».

En guise de conclusion : visage, langage et tiers serti

Le masque-peau de l’assassin est ainsi la matérialisation d’une vérité multiple et complexe. Offert comme possible résistance à une manière d’envisager tout conflit sur les bases d’une logique de « tiers exclu ». Il est l’incarnation plastique d’un horizon politique affranchi du diktat de l’identification absolue du visage et, de ce fait, insoumis au règne d’une identité exclusive. Le masque-peau protège le visage qu’il révèle afin de lui redonner sa valeur première : celle-là même qui avait permis au soldat, dans l’intimité du couple aux visages découverts, d’avouer son crime à la jeune femme. Puissance capable de créer un lien – sur les bases d’une commune responsabilité – entre des parties a priori séparées. Cette force fait écho plus que jamais à la réflexion d’Emmanuel Lévinas sur l’éthique du visage dans Totalité et infini. Il y écrit : « C’est l’exigence éthique du visage qui met en question la conscience qui l’accueille. La conscience de l’obligation – n’est plus une conscience, puisqu’elle arrache la conscience à son centre en la soumettant à Autrui[45]. » Fût-ce le visage numérique d’un assassin ou celui, seulement convoqué par les mots de la jeune femme, de la victime palestinienne. Fût-ce celui du réalisateur qui s’offre à nu sous nos yeux de spectateur. Un double élan – convergent – se dessine dans Z32, entre les visages et l’aveu d’un meurtre non pris en charge par la Justice et qui attache, nécessairement, ceux qui le reçoivent à celui qui avoue. C’est en ce sens que nous pourrions parler ici d’un « tiers serti ». Un tiers quelque peu contraint à être ce « tiers inclus » dont le film a besoin pour être subversif sans trahir le pacte éthique liant tous les acteurs de son dispositif. « Serti » entre des mots et des regards croisés, « serti » dans une mise en scène qui laisse finalement très peu de place au silence ou au vide.

Z32 se présente comme une forme kaléidoscopique au milieu de laquelle chaque facette (faciès) renvoie à sa propre responsabilité comme à celle de l’Autre, quel qu’il soit tant qu’il porte visage humain. Pas Un, pas Un contre Un, mais du Multiple. Une proposition d’inter/faces difficile à cerner puisqu’il s’agit justement de s’extraire d’un schème rebattu. La problématique du « tiers serti » se joue entre le langage (performatif de l’aveu et du pardon) et le visage, là où « Tout ce qui se passe ici “entre nous” regarde tout le monde, le visage qui le regarde se pla[çant] en plein jour de l’ordre public, même si je m’en sépare en recherchant avec l’interlocuteur la complicité privée et une clandestinité[46] », écrit encore Lévinas.

En définitive, si la problématique du « tiers » s’impose de manière évidente dans Z32, elle s’immisce très probablement dès qu’il est plus largement question de cinéma. En effet, le cinéma ne repose-t-il pas essentiellement sur le lien entre un visage – « l’infini de l’Autre » – et un tiers – « c’est-à-dire de toute humanité qui nous regarde[47] » ?