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Death is here and death is there,

Death is busy everywhere,

All around, within, beneath,

Above is death – and we are death.

Cette célèbre première strophe du poème Death de Percy Bysshe Shelley (publié pour la première fois en 1828) trouve un inattendu et définitif prolongement à la fin du non moins célèbre film de James Whale, The Bride of Frankenstein (1935), lorsque la créature, nouvelle icône du cinéma d’épouvante hollywoodien, prononce cette réplique aussi sentencieuse que mémorable : « We belong dead. » Le monstre, insistant sur son appartenance au monde des morts au moment où il précipite la destruction du laboratoire de Victor Frankenstein, rappelle au spectateur, interpellé par le gros plan du visage de l’effrayante créature, le statut éphémère de son existence. Le roman de Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818[1]), inspiré, entre autres, par les conversations entre son mari Percy et son ami Lord Byron[2], met en scène un singulier don de vie dont les conséquences quasi immédiates sont une propagation de la mort, le récit oscillant en permanence entre création et destruction, volonté d’existence et fatum funéraire, évolution et entropie[3]. Tout au long du 20e siècle, le cinéma (mais aussi la bande dessinée, la télévision ou le jeu vidéo) adaptera, sous de multiples formes, souvent très libres, cet incroyable récit où la génération invite immédiatement à la dégénération.

Pour mieux cerner les enjeux de ces productions, pour mieux comprendre la puissance persistante de la fiction frankensteinienne, il convient d’étudier un certain nombre d’oeuvres emblématiques et de mettre en lumière leurs caractéristiques essentielles. Reposant sur une véritable poétique de l’animation (et, inéluctablement, on le verra, de la réanimation), ces adaptations spectacularisent la monstration du corps cadavérique, convoquent l’imaginaire prométhéen, mettent en scène les fantasmes de la création de la vie artificielle comme ceux de la déliquescence de l’organique, et formulent un schéma cyclique de la narration. En précisant successivement, dans le corps de ce texte, ces différents aspects, il apparaîtra que la figure[4] complexe de Frankenstein occupe non seulement une place cruciale dans nos représentations contemporaines, mais constitue également une sorte de paradigme pour un mode de représentation aussi singulier que celui du cinéma d’animation.

Le cadavre en spectacle

Il faut d’emblée noter que ces récits cycliques, où pulsions de vie et pulsions de mort se poursuivent inlassablement, émergent dans une société occidentale où se déclinent, dans le même temps, la thanatophilie (mortifère, elle donne volontiers la mort et se complaît dans la jouissance de sa représentation) et la thanatophobie[5] (le défunt est évacué et la mort est bannie, renvoyée ailleurs, hors de chez soi et hors nature). Pour Louis-Vincent Thomas, les images de la mort dont nous sommes abreuvés participent de cette mentalité de refoulement dans la mesure où ces représentations s’inscrivent précisément dans la volonté de se défaire de la mort[6]. La mort est désocialisée[7], désolidarisée et abandonnée aux professionnels de la question. Pour Jean-Didier Urbain, il s’agit d’un profond bouleversement, voire d’une véritable rupture, dans le culte des morts et le jeu de représentation qui en est conséquent[8]. La crémation serait en ce sens le point culminant de l’histoire du cimetière, dont l’évolution exprime bien l’installation du déni de mort au coeur du 20e siècle. C’est sans doute déjà au siècle précédent que le cimetière, devenu laïc et omniculte, perd sa force symbolique de lieu de transition pour ne devenir qu’un lieu de conservation et d’accumulation des corps défunts[9]. Urbain voit dans cette nouvelle étanchéité les tentatives d’oublier l’universel biologique de la mort : la pourriture[10]. Le cimetière moderne empêche la circulation symbolique du groupe, il tient les morts et leur imaginaire propre à l’écart du monde des vivants qui refuse les valeurs de perte et d’altérité.

Cependant, Louis-Vincent Thomas, distinguant différents paliers de l’imagerie funéraire[11], identifie « le cadavre-spectacle », qui peut être considéré comme une réponse à ce refoulement généralisé. On pense aux défunts maquillés des funérariums, aux catacombes et ossuaires divers, à la morgue de Paris, où, jusqu’en 1907, les expositions publiques des cadavres retrouvés, initialement en vue d’identification éventuelle, jouirent d’un grand succès public[12]. Aujourd’hui, on peut mentionner ces différentes expositions contemporaines où des cadavres écorchés sont exposés au public, parfois dans des situations de mise en scène[13]. Le modèle en est sans doute les hallucinantes préparations de tissus humains et animaux séchés d’Honoré Fragonard qui, à la fin du 18e siècle, créait et exposait, à l’École vétérinaire de Maisons-Alfort, avec un succès public important, une série de corps décharnés et écorchés[14].

Cette idée de spectacularisation du cadavre est bien entendu au centre des récits frankensteiniens, dont l’importance est cruciale dans les fictions populaires du 19e et 20e siècle. Le récit de Mary Shelley est effectivement considéré comme le premier d’une très longue série de fictions à prendre en compte avec autant de force l’idée de vaincre la mort par la science[15] (Victor Frankenstein croit pouvoir « renouveler la vie » du corps livré par la mort à la corruption), mais aussi, peut-être, le premier à faire d’un mort-vivant, d’un cadavre debout, d’un gisant agissant, un protagoniste aussi essentiel et complexe (la créature ressent, pense, évolue, exprime, etc.).

Le récit de Frankenstein émerge dans les toutes premières heures de la révolution industrielle. Il avoue un imaginaire profondément marqué par les multiples et prometteuses expériences électriques ainsi que les rêveries vitalistes d’une science qui veut croire à sa supériorité sur les lois de la nature. Dans son ouvrage imaginant les vies de Frankenstein[16], André-François Ruaud s’amuse à jouer avec les figures historiques du 18e et du 19e siècle pour restituer le contexte culturel de la naissance du mythe de ce Prométhée moderne. Ainsi, il convoque quelques fées bien étranges au-dessus du berceau de la créature en les personnalités de Jean Offroy de la Mettrie, d’Honoré Fragonard et de Jacques de Vaucanson, réunissant ainsi les imaginaires de l’homme-machine, du biomécanisme et de l’automate de chair. C’est sans nul doute à cette complexe mythologie en perpétuelle modernisation (l’homme augmenté capable de défier la mort) que le roman doit son incroyable et persistant succès[17]. Si sa pesante forme narrative (récits enchâssés et épistolaires, multiplicité des narrateurs) fut rapidement oubliée, sa structure tragique opposant le créateur et la créature s’est vue recyclée et rejouée un nombre incalculable de fois dans la culture populaire des 19e et 20e siècles. Entre les adaptations théâtrales de Richard Brinsley Peake[18] en 1823 ou du Living Theater de Julian Beck[19] en 1965, la version circassienne en 1999 de Christian Taguet et de son Cirque baroque[20], la mise en ondes radiophoniques de 1932, les dessins animés de Walt Disney (l’apparition du monstre iconique dans Mickey’s Gala Premiere en 1933), de Walter Lantz (Toyand Premiere en 1934), de Dave Fleischer (Betty Boop’s Penthouse, 1933) ou de Hanna et Barbera (les multiples avatars du monstre dans les différentes séries Scooby-Doo depuis 1969), les comics tels que The Curse of Frankenstein (Marvel Comics, 1944), The True Story of Frankenstein avec Batman pour adversaire (Detective Comics, no 135, DC Comics, 1948) ou ce fameux épisode de Superman (no 143), Bizarro Meets Frankenstein (DC Comics, 1961), les émissions télévisées et téléfilms comme Frankenstein avec Lon Chaney Jr. (ABC, 1952), Frankenstein, Une histoire d’amour avec Gérard Berner (Troisième chaîne française, 1974), ou encore la minisérie Frankenstein avec Alec Newman, William Hurt et Julie Delpy (Lifetime, 2004), sans oublier les oeuvres littéraires (dont le récent ouvrage de Peter Ackroyd, The Casebook of Victor Frankenstein, 2008[21]), le récit original a connu d’infinies reformulations[22]. Mais c’est, bien entendu, le cinéma fantastique hollywoodien qui, tout en faisant de la créature de Frankenstein l’une des images les plus médiatiques du 20e siècle (le maquillage de Jack Pierce sur le physique hors norme de Boris Karloff pour la caméra de James Whale en 1931), inscrira le plus fortement la monstrueuse fiction dans nos imaginaires contemporains occidentaux. Le succès remporté par les films de James Whale[23], à cette époque où la firme Universal Pictures triomphe en petite boutique des horreurs[24], invitera producteurs et réalisateurs à d’innombrables reprises de la trame horrifique, parfois de manière convaincante (la série de films réalisée par Terence Fisher pour la Hammer), souvent de façon farfelue (l’érotisme pauvre et les effets gores des versions d’exploitation au budget limité[25]). Mais au-delà même des adaptations plus ou moins explicitement inspirées de Frankenstein, c’est tout un pan du cinéma fantastique, de Night of the Living Dead (Romero, 1968) au cinéma macabre et enchanteur de Tim Burton, en passant par l’horreur de Re-Animator (Stuart Gordon, 1985), avec ses motifs et figures zombiesques, qui semble profondément marqué par l’univers de Shelley[26]. Créateurs fous et morts-vivants rejouent ainsi, d’oeuvre en oeuvre et de média en média, les situations puissantes et ambivalentes de l’imaginaire frankensteinien[27].

Fig. 1

Photogramme tiré du film The Bride of Frankenstein (James Whale, 1935).

© Universal Studios

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Cependant, loin d’affadir la diégèse initiale, chacun de ces innombrables avatars – de Frankenstein ou de la créature de Frankenstein – semble révéler un peu plus les fondements du texte de Shelley. Comme Arnaud Huftier[28] le fait remarquer au sujet des multiples réécritures de Frankenstein, ces fictions populaires, souvent mues par un principe de surenchère, grossissent l’un ou l’autre des éléments de l’hypotexte à la manière de loupes déformantes, mais éclairantes.

Choisissant ainsi quelques-uns de ces films emblématiques comme autant de miroirs anamorphosants dont les reflets symptomatisent les thématiques essentielles du récit de Mary Shelley, il s’agit à présent de s’intéresser au fondement même de l’intrigue frankensteinienne, soit la réanimation du corps cadavérique en principe du monstrueux.

Le dispositif prométhéen

Véritable circulation symbolique composée d’éléments plastiques, narratifs et sémantiques, le personnage de cinéma est moins une entité qu’un dispositif comme l’a bien défini Nicole Brenez[29]. Le duo frankensteinien (Victor Frankenstein / la créature de Frankenstein) est en fait la forme donnée, incarnée, à la modernité prométhéenne[30], autrement dit au viol du sacré (la profanation du tombeau et la perturbation du repos éternel), à l’idée suprême de transgression (revenir ou faire revenir d’entre les morts), au rêve de l’édification en norme d’une contre-valeur (les procédés artificiels de la science contre les lois immuables de la nature[31]). Si l’expérience de réanimation est ici profondément monstrueuse, si elle est mise en scène au cinéma avec force images monstrueuses, c’est-à-dire avec insistance sur le caractère éprouvant et épouvantable du processus et la dysharmonie hideuse qui en émerge, c’est parce qu’elle se souligne en tant qu’aberration dans sa confrontation avec la grande altérité, l’autre absolu qui est le cadavre, le corps mort que l’on dissimule et que l’on enfouit. Le péché du Prométhée moderne, sa faute irréversible, est de troubler la matière inerte, d’inquiéter les repères fondamentaux en se prétendant démiurge, d’ébranler tout bonnement l’ordre des choses en replaçant à la verticale ce qui devait rester à l’horizontale, en donnant du mouvement à ce qui devait désormais rester immobile, en animant l’inanimé. « It’s alive ! » s’écrie Colin Clive dans le film de James Whale avant que cette réplique ne soit répétée ad nauseam par tous ses successeurs dans le rôle de Victor Frankenstein, tandis que le moment fort de chacune de ces adaptations cinématographiques reste cet instant où la créature se relève. Obéissants à la malédiction qui frappe les protagonistes dans le roman de Shelley, le créateur et la créature connaîtront chacun leur lot de tragédie pour avoir ainsi transgressé le tabou absolu. Si la narration du roman instaure un processus de projection double qui permet au lecteur de souffrir avec les deux personnages[32], le cinéma, à travers de nombreux jeux de reflets, de miroirs et de regards caméra (en dramatisant notamment la logique du champ-contrechamps), invite fréquemment le spectateur à se contempler à l’aune du regard du monstre[33]. C’est toute la force de ce dispositif prométhéen, tel un imparable mécanisme[34], que d’intégrer le lecteur/spectateur en faisant vaciller ses certitudes sur l’irrémédiabilité de l’inerte, au point de lui faire retrouver, au moins partiellement, l’imaginaire animiste qu’il tissa dans son enfance (jouets et autres objets vivants, plasticité et réversibilité du temps, génie des éléments naturels) avant de se résoudre à la permanence de la mort. Le récit de Frankenstein met en branle le jeu des croyances enfantines, comme l’a très bien compris Tim Burton, qui, dans ses deux versions de Frankenweenie (le court métrage en prises de vue réelles de 1984 et, plus encore sans doute, le long métrage d’animation en volume de 2012) propose un Victor Frankenstein enfant qui refuse d’accepter la mort de son chien et parvient à lui redonner vie dans le grenier de sa maison, un espace qui lui sert habituellement de salle de jeu, reconfigurée autant en studio de cinéma qu’en laboratoire de savant fou. Car, l’allusion est limpide, le cinéma, et particulièrement le cinéma d’animation, est une machine à faire croire au mouvement de l’inerte, et, en conséquence, capable de faire revenir les morts[35]. Pour Jean-Louis Schefer, les monstres viennent surtout du fonctionnement de la machine cinématographique, « comme des conséquences de l’introjection du temps dans les images[36] ». On le perçoit, il y a, entre le dispositif Frankenstein et le dispositif cinématographique, une intime connivence imaginaire, voire une idéologie similaire[37]. Les deux relèvent effectivement du même type d’aberration.

La mise en spectacle du corps inerte, fréquente comme motif du film fantastique et essentielle en tant que principe de base du cinéma d’animation, s’inscrit en fait dans la tradition ancestrale de la marionnette (qui n’est autre, d’ailleurs, que l’horizon du cinéma d’animation). Comme Pierre Hébert l’a souligné, dans le théâtre de marionnettes comme dans toutes les formes d’animation cinématographique, « on trouve un élément archaïque qui invoque la chute et le salut spirituel de l’homme. […] Le subterfuge technique, sous des formes plus ou moins évoluées, a un rôle essentiel, celui de permettre l’illusion de la re-création, ce qui entraîne une divinisation de l’intervention technique[38]. » De ce point de vue, poursuit l’animateur-théoricien, l’animateur est un animiste moderne qui recourt à la magie technologique et actualise le fantasme archaïque de la métamorphose du monde inanimé. De la même manière que Victor Frankenstein triture l’inanimé de la chair cadavérique pour lui rendre vie, l’animateur manipule le corps inerte de la figurine[39]. Marionnette, poupée, petit personnage dessiné ou simple objet animé, peu importe son apparence, son support de fabrication et son mode d’animation, la figurine est amenée à connaître un subterfuge qui donnera à ses spectateurs l’impression d’un mouvement autonome. En passant de l’inerte au mobile, la figurine fait mine de prendre vie. L’atelier d’animation apparaît comme un laboratoire de don de vie, la technique, comme le dit encore Pierre Hébert, est donc en conséquence divinisée et l’animateur se voit conférer un pouvoir mystique et magique, divin à vrai dire, puisqu’il insuffle la vie et l’âme. Mais ce fantasme de vie, cette rêverie animiste, exactement comme dans le récit du Prométhée moderne Victor Frankenstein, instaure immédiatement un régime catabolique. Cette illusion de vie, ce leurre vitaliste, suppose un monde évidemment inerte.

Autre analogie qu’il convient de pointer : sur le corps de la créature horrifique de Shelley, comme sur celui de la figurine animée, viennent se greffer quantité de fantasmes technicistes du corps. L’image « machinique » du corps s’est très largement répandue et propagée dans les fictions populaires au cours du siècle passé, que ce soit en littérature ou au cinéma. Jean-Didier Urbain la trouve présente dès l’enfance, notamment dans les bandes dessinées, les jouets transformables (êtres bioniques et autres robots humanoïdes aux parties du corps interchangeables) ainsi que dans les dessins animés japonais[40]. Mais c’est toute la production animée, dans la composition même de ces figurines, qui fait le songe d’une anatomie bio-électro-mécanique, qui se fait l’écho de ce nouvel « alliage » entre l’anatomie et la technologie. Ce « règne de la prothèse[41] », ce fantasme de prolongation d’une vie neuro-mécano-physiologique, promet en fin de compte une certaine amortalité et révèle un rapport morbide à la technologie[42]. Peut-être, comme le pointe Paul Virilio[43], assiste-t-on à la naissance d’un nouveau corps, celui du cadavre vivant, une sorte d’osmose spectaculaire entre l’homme et la machine, un peu comme si l’un et l’autre échangeaient leurs qualités au point de se confondre, loin de la mécanique primitive des automates du 17e siècle, mais en revanche plus proche des théories de La Mettrie et de la fiction post-gothique de Mary Shelley. Comme l’écrit Urbain, cet art anatomique, mécanique et chirurgical, littérairement imaginé au 19e siècle et médicalement concrétisé au 20e, a contribué à la diffusion d’une perception déshumanisante du corps, faisant officiellement de ce dernier une sorte de cadavre vivant, animé par un mécanisme complexe d’horlogerie, démontable et remontable, connectable, interchangeable et reproductible[44]. Le corps se dénature et s’allie ainsi pour une bien pâle survivance; il tient du revenant, du déjà-mort.

Dans le cadre du cinéma d’animation, cette étrange identité est essentielle à la figurine. Elle est l’expression même du lien qui l’unit inéluctablement au dispositif, elle est la trace existentielle de l’appartenance de la figurine au cinéma d’animation qui doit créer des représentations de corps dépourvues de référent physique. L’animation, fabrique d’images inventives et libérées, ne peut produire d’autres formes que celles de l’hybridation. Et les multiples stigmatisations qui marquent le corps de la figurine, ses innombrables hybridations, ses accumulations aussi pittoresques que monstrueuses, ses mécanisations les plus complexes, ses expériences extrêmes de métissages, prennent en charge, figurativement, ces inquiétudes et ces fantasmes, ces angoisses et ces songes. La figurine, en adéquation avec son époque où règne le déni de mort, défie la mort; elle ne cesse évidemment dès lors de mourir, à l’instar, bien entendu, de la créature de Frankenstein (dont chaque épisode filmique montre la disparition, mais aussi, par son ambiguïté, la promesse d’un retour).

Le récit-dispositif de Frankenstein exprime richement toute la complexité esthétique et idéologique de l’idée même d’animer (et, inévitablement, dans la foulée, de réanimer, car animer l’inerte, on le verra, est un processus cyclique perpétuel, comme le signale déjà le terme même de revenant), et invite, à travers ses adaptations, à une lecture réflexive du cinéma et plus sûrement encore du cinéma d'animation où se joue, dans chaque production, le pari de l'humain d'influer par la technique sur les matières inanimées.

À bien regarder ces nombreuses variations cinématographiques et la manière dont elles reformulent la mythologie de Frankenstein, trois gestes fondamentaux (vitaliser, corrompre, revenir) semblent structurer leur narration et leur figuration, trois gestes qui sont aussi trois poétiques qui s’entremêlent singulièrement (une poétique de la foudre, une poétique de la chair et une poétique du cycle) et qui, l’on ne s’en étonnera pas, sont au coeur même de l’esthétique du cinéma d’animation.

Vitaliser

Résurgence du mythe de Prométhée, le savant fou, dont la figure émerge au début du 19e siècle, est une reconfiguration de l’alchimiste par l’idéologie positiviste[45]. La science focalise, en cette période de révolution industrielle et d’évolution technologique, un grand nombre de peurs diffuses et le savant devient naturellement, comme l’écrit Hélène Machinal, une figure potentielle de la démesure[46]. Victor Frankenstein, dévoré par son ambition, consumé par son désir de rendre l’improbable probable[47], perd la raison. La folie est sans cesse convoquée au fil des pages du roman de Shelley[48], au point de permettre les relectures les plus schizophréniques du personnage (dans le roman de Peter Ackroyd, par exemple, Victor et la créature ne semblent faire qu’un, comme Dr Jeckyll et M. Hyde). Si le personnage du roman, à plusieurs reprises, s’enferme sur lui-même et analyse ses états d’hystérie et de démence, sa première folie, qui forge son destin dramatique, est de croire à une résurrection non religieuse, une résurrection scientifique, comme le pointe Laurent Guillaud[49], un réveil technologique des morts fondé sur les récits d’expérience de galvanisme rapporté dans les cercles d’amis littéraires de Mary Shelley et qui déchaîna son imagination, comme elle le rapporte dans son introduction[50] de 1831. Les séances de galvanisme figureront d’ailleurs dans de nombreux films, où l’animation des pattes du corps inerte d’une petite grenouille par son électrocution servira d’apprentissage préambulaire à la grande scène de résurrection (le film d’animation Frankenweenie de Tim Burton en offre un parfait exemple : Victor apprend en classe, lors d’un cours de science donné par un professeur dont les traits sont manifestement inspirés du célèbre acteur Vincent Price, les vertus magiques du courant électrique – et de l’animation – sur une figurine-grenouille[51]). Victor Frankenstein souhaite donc transmettre « l’étincelle » de la vie (l’expression est explicite; dans Frankenweenie encore, le chien de Victor, sujet à la résurrection, se nomme Sparky).

Fig. 2

Photogramme tiré du film Frankenweenie (Tim Burton, 2012).

© Walt Disney Pictures

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Étonnamment, alors que le roman de Shelley est toujours présenté comme l’une des grandes fictions de l’imaginaire électrique du 19e siècle, la scène même de résurrection est extrêmement brève et l’allusion au rôle de l’électricité dans le processus de ré-animation des plus timides[52]. Par contre, le cinéma fera le plus souvent de la résurrection électrique le climax des adaptations de Frankenstein. James Whale invente ainsi une véritable mythologie visuelle du don de vie à travers le foudroiement (nuit ténébreuse, éclairs violents déchirant l’obscurité, laboratoire mélangeant allègrement fioles fumantes de liquides mystérieux et structures futuristes d’induction électrique, ascension du corps inerte par un système de poulies sur le toit du bâtiment, électrocution céleste, descente du corps foudroyé et suspens de l’attente du signe de vie, tressautement d’un membre du cadavre, etc.). Whale conjugue habilement les fulgurances du cinématographe (la puissance stroboscopique du noir et blanc) à la poétique de la foudre (le choc visuel et sonore de l’électrocution). Il mélange aussi les références européennes (le folklore des villageois, l’imagerie du moulin, les vieilles pierres de la tour de l’alchimiste, la représentation gothique du sublime des éléments naturels en furie) et l’ingénierie électrique américaine (les éclairs de Benjamin Franklin, les générateurs de Nicolas Tesla ou les condensateurs et autres arcs électriques que l’on retrouvait autant à l’époque dans les magazines de vulgarisation scientifique[53] que sur les couvertures des pulps dédiés aux récits de science-fiction).

Fig. 3

Photogramme tiré du film Frankenstein (James Whale, 1931).

© Universal Studios

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Si certaines adaptations se détournent de la mise en scène du corps électrifié pour préférer une visualité du corps plus gore (les transplantations d’organes et les trépanations de la série des Frankenstein produits par la Hammer[54]), la plupart feront cependant de l’électrocution du corps de la créature un motif structurant. C’est le cas encore dans le film de Kenneth Branagh, Mary Shelley’s Frankenstein (1994), où l’expérience de la foudre accompagne Victor Frankenstein dans tous les moments importants de son existence (mort de sa mère, coup de foudre amoureux au sens littéral du terme lorsqu’il partage avec ses proches sa fascination pour les éclairs lors d’une promenade en montagne et le plaisir d’une légère électrocution, naissance du monstre bien sûr et tragédies suivantes produites lors de nuits orageuses).

Fig. 4

Photogramme tiré du film Mary Shelley’s Frankenstein (Kenneth Branagh, 1994).

© Sony Pictures Entertainment

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Le monstre tient même parfois du robot électrique qu’il s’agit de recharger en énergie électrique. Ainsi, dans Ghost of Frankenstein (Erle C. Kenton, 1942), la créature, frappée par la foudre alors qu’elle jette des rochers sur les villageois du haut d’une tour, n’est point terrassée; au contraire, elle retrouve une nouvelle vigueur. Dans le cartoon Mighty Mouse, Frankenstein’s Cat (Mannie Davis, 1942) qui revisite avec humour les scènes canoniques des films de James Whale, le chat Frankenstein fait jaillir l’électricité de ses griffes pour terroriser les souris. Dans le burlesque Abbott and Costello Meet Frankenstein (Charles Barton, 1948), Dracula (incarné encore par Bela Lugosi) réveille de son cercueil la créature de Frankenstein (interprétée par Lon Chaney Jr.) en aimantant les deux grandes vis qui lui transpercent le cou.

Ces mises en scène prolongent les questionnements des salons et des cabinets de curiosité des 18e et 19e siècles sur les décharges électriques[55] : peuvent-elles rendre la vie à un membre paralysé ou la vue à un aveugle ? Les natures du « fluide électrique » et du « fluide nerveux » sont-elles comparables ? L’électricité, maîtrisée, peut-elle faire office de « fluide vital » ? Peut-elle durablement galvaniser un corps inerte ? Si la science a pleinement répondu à toutes ces questions, le cinéma, machine électrique, s’est plu à remobiliser ces fantasmes et à continuer de célébrer le feu du ciel, force démiurgique confisquée par les technologies du 20e siècle. Cette vitalisation par la foudre de la créature de Frankenstein permet de sauvegarder, comme dans tout acte d’animation de figurine, l’alliance des idéologies et des imaginaires de la magie et de la technique.

Corrompre

En substituant aux fantômes de clair de lune et de fumée un fantôme de chair, pour reprendre l’expression de Francis Lacassin[56], Mary Shelley convoque une poétique macabre du corps corrompu. « J’observais la corruption de la mort succéder à la fraîcheur des joues vivantes; je voyais le ver prendre pour héritage les merveilles de l’oeil et du cerveau [57]», rapporte Victor. L’abject, présent dès la préparation de l’expérience, ira croissant après celle-ci. Exhumation, découpage, remontage, réanimation… Le corps cadavérique, loin de profiter du travail passionné du Dr Frankenstein, ne voit que son horreur amplifiée. De bout en bout du roman, le narrateur peine à trouver les mots pour exprimer le dégoût sans bornes que provoque la simple vue du monstre. L’abomination de la créature lui interdit non seulement d’être décrite (sa laideur est telle que nul ne peut regarder attentivement le monstre), mais aussi d’être nommée (c’est un démon inadmissible et donc innommable[58]). Si le monstre de Shelley devient au fil des pages un être sensible et éduqué, peu à peu doté d’émotion, de pensée et de parole, il n’en est rien dans les versions cinématographiques où l’habit fait toujours le moine et où le monstre ne parvient jamais à faire oublier son ignominieuse monstruosité. Dans tous les cas, les ébauches de sociabilité sont vite condamnées par l’archaïsme barbare dont le monstre ne peut se défaire (la scène de la noyade de la petite fille dans Bride of Frankenstein en est un exemple emblématique).

Fig. 5 et 6

Figure 5 : Photogramme tiré du film The Curse of Frankenstein (Terence Fisher, 1957).

Figure 6 : Photogramme tiré du film Frankenstein Must Be Destroyed (Terence Fisher, 1969).

© Warner Bros

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Mais outre la corruption du monstre, le processus même de l’animation fait preuve d’abjection[59]. Créer un corps vivant à partir de cadavres constitue un renversement de l'ordre naturel des choses où la vie prend place dans un processus conduisant de la naissance à la mort. L’opération ne peut s’apparenter qu’à un simulacre pervers de l’acte d’engendrement[60]. Le film de Kenneth Brannagh le montre bien : la scène de résurrection, située par ailleurs durant une terrible épidémie de choléra (les corps pourrissants remplissent les rues) est une parodie grotesque de naissance (Victor fait expulser la créature d’un utérus de métal; les deux êtres pataugent pathétiquement dans une sorte de liquide amniotique[61]). Cet acte contre nature corrompt de part et d’autre, et renvoie dos à dos créateur et créature. L’effet de contamination est remarquable : la monstruosité est tant du côté de Victor Frankenstein que du résultat de son expérience (The Curse of Frankenstein de Terence Fisher, en 1957, ainsi que les épisodes suivants, insistent fortement sur cette dimension, soulignant l’immoralité du docteur[62]). Il est intéressant de remarquer que cette contagion a favorisé la confusion : l’usage populaire attribue facilement le nom de Frankenstein à la créature[63]. Ainsi, corrompre, c’est aussi confondre. Le terme « Frankenstein », monstrueusement connoté, renvoie désormais autant au créateur qu’à la créature. Il est vrai que le roman ne cesse de créer le parallélisme entre les deux protagonistes (qui deviennent d’ailleurs tous deux narrateurs du récit) : goût de l’apprentissage et dégoût de sa situation, honte et culpabilité, solitude et désir de vengeance, etc. Le cinéma aura tôt fait de mettre en scène cette gémellité.

La première adaptation du mythe en est un exemple remarquable. Écrit et réalisé en 1910 pour les productions Edison par J. Searle Dawley, Frankenstein[64] suggère que le scientifique corrompt l’expérience : son esprit malsain est en effet la raison de la monstruosité finale de la créature. Le mal se transmet du créateur à la créature. La naissance de celle-ci, scène centrale du film, fait par ailleurs la part belle à l’image du corps putréfié. Le monstre ne naît pas d’une expérience électrique, mais bien d’une mystérieuse composition chimique placée dans un grand chaudron fumant. L’alchimie laisse émerger une effrayante silhouette décharnée qui se convulse sous l’effet des flammes tout en s’épaississant par morceaux pour finir par composer un monstre bien dysharmonique (interprété par Charles Ogle, auteur de son propre maquillage[65]). La séquence, teintée en rouge orange, est en fait montée à l’envers : l’équipe avait eu l’idée, fantastique, de filmer la réduction en cendres d’une grande figurine de papier mâché et d’inverser le processus à l’écran. Le monstre naît ainsi de ses cendres, plaçant au coeur même de son processus de génération celui de l’altération, sous le regard excité de son créateur qui observe cette étonnante thanatomorphose accompagné d’un squelette humain (le spectacle de la métamorphose prend alors tout son sens comme celui de l’animation entre les deux phases clés que sont Victor Frankenstein et le squelette). Enfin, un habile jeu de miroirs installe à plusieurs reprises la confusion identitaire entre Frankenstein et le monstre (à la fin du film, le monstre contemple douloureusement son reflet dans le miroir avant de disparaître lorsque le scientifique entre dans la pièce; mais le reflet dans le miroir du scientifique reste bien celui de la créature).

Reproduction vidéo de l’extrait de la naissance de la créature tiré du film Frankenstein écrit et réalisé par J. Searle Dawley pour les productions Edison en 1910.

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Un autre bel exemple de brouillage entre créateur et créature se trouve dans Son of Frankenstein (Rowland V. Lee, 1939) lorsque la créature et le fils de Frankenstein (qui vient de sortir le monstre de sa léthargie 25 ans après les faits relatés dans Bride of Frankenstein) examinent côte à côte leur reflet dans un miroir. Qui est alors le fils de Frankenstein mentionné dans le titre du film ? La confusion est telle qu’elle trouble tous les rapports de filiation et de fratrie[66]. Les traitements du mythe de Frankenstein, leur insistance sur les figures de la corruption, montrent bien l’indissociabilité du complexe animateur/animé.

Fig. 7

Photogramme tiré du film Son of Frankenstein (Rowland V. Lee, 1939).

© Universal Studios

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Revenir

La créature est un éternel Adam, qui ne cesse de revenir, entre perpétuelles re-mises en scène grandiloquentes de sa naissance (revoir celle organisée par Kenneth Branagh, qui convoque toutes les imageries élémentaires – eau, feu, air, terre pour faire émerger son premier homme; tout récit d’animation est un récit de genèse) et impossibilité de sa mise à mort comme le montre bien la constitution d’une filmographie à épisodes (dans Son of Frankenstein, Bela Lugosi, qui interprète un pendu ayant survécu à sa condamnation, explique le énième retour du monstre avec une simplicité désarmante : il ne peut mourir). Appartenir à la mort, c’est ne plus y être soumis en quelque sorte, c’est être pris dans le cycle infini du retour, c’est être, pour toujours, un revenant.

La créature, sous les invocations techniques et animistes de son créateur et dynamisée par la puissance de la foudre ou l’ébullition d’alliages biochimiques, se redresse de son cercueil ou émerge de son chaudron, mais pour un temps seulement, avant d’y retourner attendre patiemment sa réanimation. Combien de films débutés par le feu du ciel ne finissent-ils pas avec le feu des hommes pour faire disparaître la créature ? Dans Son of Frankenstein, le monstre est poussé dans un puits de souffre en ébullition et disparaît comme il était apparu dans le film de J. Searle Dawley pour Edison. Dans House of Frankenstein, créature et créateur, encerclés par les paysans armés de torches, s’enlisent dans un marécage. Dans Mary Shelley’s Frankenstein, la créature s’abandonne à un bûcher installé sur un morceau de banquise dérivant au pôle Nord… Moulins, maisons, forêts ou marais en flammes engloutissent le monstre, tout en promettant déjà son retour. Comme dans la célèbre série de cartoons Out of the Inkwell (1918-1929) des frères Fleischer où la figurine sortait d’un encrier au début de l’épisode pour y retourner à la fin du dessin animé, la créature de Frankenstein, prise dans un processus de réanimation sans fin, est prisonnière d’un temps bouclé sur lui-même.

Fig. 8

Photogramme tiré du film Le Ravissement de Frank N. Stein (Georges Schwizgebel, 1982).

© Studio GDS

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En 1982, le cinéaste Georges Schwizgebel donne une vision sans doute définitive et radicale du destin cyclique de la créature et du geste d’animation. Le Ravissement de Frank N. Stein, essentiellement peint à la gouache, fait déambuler le spectateur en caméra subjective[67] dans ce qui peut être le corps du monstre échappé du laboratoire de sa création. Cet interminable travelling avant, dans des espaces désolés de catacombes, enfile de manière extrêmement répétitive les couloirs et les passages de portes pour enfin déboucher dans un espace sombre où l’on retrouve, dans les formes visuelles ordonnées par James Whale, la créature de Frankenstein ainsi que sa fiancée hurlante. Il ne s’agit pour autant pas de la fin du périple, puisque l’image de la créature s’affiche sur un écran de cinéma, lui-même, par le génie de la métamorphose propre au processus de l’animation, transformé en une suite de photogrammes filmiques appelés au défilement infini. C’est non seulement le monstre, mais tout notre processus de perception qui se trouve mis en boucle.

Au terme de l’évocation de ces différents éléments structurant les imaginaires et les représentations frankensteiniens, de ces métaphores mécaniques et électriques, de ces dialectiques fantasmatiques vitalistes et nihilistes, de ces circuits poétiques inlassablement rejoués, resurgissent les questions fondamentales relatives aux phénomènes de revenance et de mise en mouvement de l’inanimé. Ces dernières permettent de développer une pensée sur le cinéma d’animation à travers Frankenstein. Comme l’animateur avec sa figurine, Frankenstein et sa créature percent le secret de la mise en mouvement de l’inerte. Ce refus de l’état des choses constitue une transgression fondamentale au respect de l’ordre des choses. Relativisant l’idée de la vie et de la mort, refusant les termes du début et de la fin, ils créent une nouvelle temporalité où se substitue à la continuité du flux de l’hétérogène celle de la répétition du même.

Vitaliser, corrompre, revenir, tels sont les gestes éternels de ces Prométhées modernes qui, absorbés par le souhait d’estomper les frontières entre l’organique et le machinique, stimulés par l’imagination techno-industrielle de la réification du monde propre aux siècles de ces fictions, ont rêvé d’animer le vivant par l’artifice.