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Le visage ne se questionne pas, selon Emmanuel Levinas. Il est homme et de l’homme : « Le visage est ce qui nous interdit de tuer[1]. » Depuis ses origines, le cinéma a cherché à filmer ce visage muet mais en mouvement pour y percevoir les secrets de l’âme humaine, de sa souffrance à son exaltation[2]. Pourtant, pendant et après la conflagration de 1914–1918, il est bien difficile de ne pas détourner le regard devant ces nombreuses[3] gueules cassées qui impliquent bien souvent une stratégie de camouflage dans la représentation. Quelle relation le cinéma entretient-il avec les autres arts visuels et narratifs pour représenter l’irreprésentable et la déshumanisation ? Quelle fonction éthique s’est donné le septième art depuis plus d’un siècle vis-à-vis de ces êtres humains dont le visage mutilé a été parfois exhibé mais souvent caché, masqué, greffé ?

Nous définirons les enjeux de cette défiguration à partir de la distinction proposée par Levinas. La « face » représente la surface descriptible et offerte au regard de l’autre. Le « visage » en est la part intériorisée, identitairement assumée, qui permet la vraie rencontre morale et responsable avec l’autre[4]. Si les gueules cassées peuvent être l’objet d’un regard direct, frontal mais insoutenable, leur visage et leurs blessures intérieures peuvent-elles se révéler et à partir de quelles stratégies cinématographiques ?

Après avoir appréhendé la spécificité des gueules cassées comme signifiant et signifiés polysémiques, nous analyserons comment le cinéma a refoulé ce signifiant. Nous nous intéresserons à l’impact de cette dissimilation sur le plan de la narration, des choix esthétiques et de la réception, ainsi qu’à son évolution historique dans le contexte particulier du cinéma français, tout en nous interrogeant sur l’importance de l’intermédialité pour appréhender ces gueules cassées. Nous montrerons comment les deux versions du film J’accuse (Abel Gance, 1919 et 1938), de manière exceptionnelle, vont au contraire articuler face, visage et masque en recourant à la greffe de l’image cinématographique pour masquer l’écran crevé par ces visages mutilés. Nous questionnerons ainsi comment le cinéma peut passer d’un écran dépolitisé à un écran éthique. Nous nous concentrerons plus spécifiquement sur La chambre des officiers (François Dupeyron, 2001) pour comprendre les enjeux d’un apprentissage nécessaire du regard afin que le masque dévoile plutôt que cache la face devenue visage.

Des gueules cassées comme signifiant intermédial et signifiés polysémiques

Si toutes les guerres ont leur violence, la Première Guerre mondiale marque un non-retour dans la déflagration des corps par l’usage de nouvelles armes technologiques et chimiques. Ces corps mutilés mais en vie, grâce à l’avancée médicale, témoignent de la brutalité des combats. Les gueules cassées appréhendées comme des monstres héroïques en seront la métaphore emblématique. Leur présence sollicitée par Clemenceau lors de la signature du traité de Versailles en 1919 rappelle aux yeux du grand public la violence de la guerre, prélude évident à leurs représentations ultérieures, quoique rarissime, dans les arts. Ces soldats défigurés ont longtemps constitué dans l’imaginaire collectif un signifiant au signifié figé, lors des commémorations pacifistes en France, alors qu’en Allemagne domine un discours à la rhétorique nationaliste belliqueuse. La presse et les médias français vont privilégier les autres mutilations corporelles pour illustrer l’héroïsme des soldats, vaste campagne minimisant la barbarie de la guerre que les gueules cassées, malgré leurs masques et prothèses, ne peuvent cacher[5]. Alors que leurs blessures extérieures sont camouflées, les blessures intérieures ont trop souvent été reniées. Solidarité, isolement, pacifisme ou militarisme, les différents enjeux nationaux issus de cette guerre vont être l’objet d’une réévaluation historique récente relancée notamment par les nombreux événements autour du centenaire de la Grande Guerre. Les historiens comblent un vide en revenant sur l’expérience singulière de ces hommes pour éviter la tentation de concentrer leurs histoires en une seule. La gueule cassée est humanisée, contextualisée, articulée dans différents discours (médical, social, psychiatrique, psychanalytique, artistique, national). Depuis les années 2000, elle suscite un intérêt grandissant de la part du grand public grâce à une popularisation des angles d’approche (expositions, films et documentaires, bandes dessinées). Malgré cet intérêt populaire et commémoratif, comment la blessure au visage, qui s’associe aux thématiques de l’identité, des rapports sociaux et de la normalisation, ainsi que du droit à la différence plutôt qu’à l’indifférence, permet-elle à la société de mieux (se) regarder ? Avant de pouvoir analyser comment le cinéma a articulé ce signifiant, il convient de résumer l’apport du travail des historiens quant aux signifiés proposés.

Le travail pionnier de Sophie Delaporte[6] à partir des témoignages des acteurs clés (blessés, médecins, infirmières) se concentre sur le contexte français, de la périlleuse évacuation des blessés à la création de centres spécialisés, des tentatives de dissimulation des mutilations faciales par le corps médical à la solidarité de la communauté de ces « frères de souffrance » qui revendiquent un retour à la vie civile, professionnellement et affectivement. Les recherches de Marjorie Gehrhardt[7], quant à elles, comparent la visibilité de ces gueules cassées en France, en Angleterre et en Allemagne pendant et après la guerre dans la rue et dans les arts. Il existe une identique tension entre une marginalisation des gueules cassées perçues comme anormales (monstres, victimes ou héros) et une quête de normalisation, plus forte dans certains contextes socioculturels. En Allemagne, la mutilation faciale sera exploitée comme le symbole d’une société brisée. En France, les gueules cassées vont utiliser leur image de manière beaucoup plus active, en raison de conditions nationales particulières : prévalence de la figure du colonel Picot comme fondateur de l’Union des blessés de la face et de la tête, absence de reconnaissance économique, recours à l’humour dans la presse, présence sur les affiches publicitaires des loteries aux bénéfices des mutilés de guerre. Leur défiguration sera néanmoins toujours articulée dans un unique discours : rappeler aux Français leur dette envers ceux qui se sont sacrifiés patriotiquement. Ils n’hésiteront pas à mettre de l’avant leur défiguration pour solliciter de l’argent mais non sans un certain camouflage. Les affiches du publicitaire Jean Carlu, par exemple, représentent frontalement un visage à moitié défiguré en recourant à la peinture et au dessin avec des formes schématisées aux couleurs expressives. Carlu évite néanmoins le pathos de la blessure sanglante et atténue l’émotion de la défiguration avec une certaine symétrie préservée.

Ce choix esthétique sera symboliquement à l’opposé de la stratégie de dénonciation du peintre allemand Otto Dix contre le retour du nationalisme belliqueux : rejet de la perspective, prédilection pour l’hybride et le collage, refus du réalisme, déshumanisation qui transforme le hideux en grotesque. Cas exceptionnel, seul l’anarchiste pacifiste allemand Ernst Friedrich va montrer les gueules cassées dans leur crudité photographique dans Guerre à la guerre ! (1924)[8]. Ces portraits censurés sont accompagnés de légendes antiphrastiques traduites en plusieurs langues pour dénoncer la propagande militariste mensongère. Outre ce manifeste pacifiste, le recours aux photographies se fera plus rare et dans le seul contexte médical. Afin d’informer le grand public des avancées du camouflage facial, les photographes mettront avant tout en scène l’artiste sculpteur-maquilleur travaillant sur l’homme défiguré, passif objet d’un « travail en progrès » en plan large. Les différents accessoires de la dissimulation seront très visibles (oreilles en caoutchouc, nez en papier mâché) et témoignent du nécessaire recours à la chirurgie esthétique. Le visage vivant travaillé reste immobile et sans émotion, double des masques en plâtre qui entourent le patient. Seuls quelques portraits de gueules cassées photographiées, outils de comparaison pour les étapes de la reconstruction faciale, mettront au centre du cliché la défiguration. Les yeux seront pourtant camouflés pour préserver l’anonymat, transformant conséquemment ces visages en faces, en masques de mort. Au contraire, les dessins effectués dans le seul contexte des hôpitaux auront pour fonction de représenter de manière plus objective, mais partiellement, les détails que le noir et blanc photographique ne peut reproduire : éventail des couleurs de la chair, expressivité du regard.

Le style néo-impressionniste du peintre Henry Tonks en Angleterre, par exemple, privilégie le pastel et le dégradé pour évoquer la violence faite à la chair. Ses oeuvres au statut hybride, entre approche documentaire et portraits artistiques, transforment selon l’artiste l’horreur en beauté classique, rappelant les marbres fragmentaires et les ruines antiques, objectivant ainsi par la fragmentation le visage en morceaux de face (voir la figure 1).

Fig. 1

Portrait of a serviceman, Henry Tonks, 1916-1918, pastel sur papier, 26.6cm x 20.6cm, Royal College of Surgeons, RCSSC/P 569.18.

Avec l’aimable autorisation du Royal College of Surgeons

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Le grand public n’aura accès qu’à des tableaux éloignés du réalisme dans lesquels la défiguration est passée au filtre de l’expérimentation moderniste hyperbolique, expressionniste et cubiste (Jean Arp, George Grosz, Max Beckman, James Ensor). Perçu souvent comme l’expression agressive de la dégénérescence, cet art terroriste, qui appelle à la révolution, puise dans le chaos, la dérision, la mascarade (autant les masques du carnaval que les masques à gaz). Il ne réussit qu’à déshumaniser les potentiels visages des gueules cassées et à les transformer en gueules masquées, comme le fait l’industrie du masque dans la sphère sociale. Si la valeur dénonciatrice de ces peintures n’est pas à minimiser, elle ne fait que renforcer la morbidité et « l’inquiétante étrangeté » qu’inspire la vision des masques et prothèses portées par les gueules cassées, figeant leurs expressions faciales. Ackerman associe ces masques à une duperie économique, permettant à ces hommes masqués de servir de main-d’oeuvre plutôt qu’être à la charge de la société[9], outre les inconvénients du port de ces masques[10] et les séquelles intérieures.

La gueule cassée est ainsi un signifiant qui n’est jamais appréhendé de manière foncièrement réaliste ou démasqué. Il se doit d’être camouflé différemment selon le contexte médical ou grand public, mais reste un signe transgressif dans une société qui tente d’oublier et d’exorciser la guerre. La figure de la gueule cassée est certes polysémique mais jamais banalisée. En Allemagne, elle témoigne d’une société dysfonctionnelle et militariste qui isole ces mutilés de la société. En France, elle sert d’objet de propagande pour un groupe solidaire qui revendique une dette mémorielle pour ses sujets. Elle est toujours appréhendée comme une face plutôt qu’un visage qui témoigne de la mort dans la vie. Elle est finalement l’objet d’un camouflage idéologique et esthétique, qu’elle soit dessinée ou photographiée, et ne sert bien souvent qu’à résumer les déflagrations de la guerre de manière plus ou moins détournée.

Dans une certaine mesure, la littérature semble plus à même d’aborder ouvertement la question du visage en explorant le parcours émotionnel des mutilés de la face et l’échec de leur intégration sociale. Sans grand succès, une première vague de récits publiés dans les années 1930 va voir le jour, particulièrement en France, à la suite de la plus grande visibilité médiatique qu’aient connue les gueules cassées. Mais si le personnage principal du récit est une gueule cassée, il n’est jamais le narrateur de l’histoire, selon Marjorie Gehrhardt[11]. La présence protectrice d’un médiateur narratif est requise, indicative d’un nécessaire filtre émotionnel et descriptif pour appréhender cette figure en la faisant évoluer de l’héroïsation figée en masque à la salutaire mais impossible banalisation sociale. La défiguration n’est presque jamais décrite en détail. Si la dialectique entre le masque social et le visage intérieur est abordée, c’est au tour de la face d’être ignorée, révélant comment le corps est sacralisé dans son abstraction. La description de la mutilation concerne la sphère profane, et la face mutilée est comparée à un masque dont le porteur est incapable de se débarrasser. Les récits plus contemporains vont quant à eux chercher à travailler la langue comme miroir de la mutilation, mais les mêmes thématiques seront à l’oeuvre.

Quant à la bande dessinée, elle va depuis les années 1980 faire de la Grande Guerre un de ses sujets privilégiés. Cette retranscription historique par le récit graphique permet non seulement de raconter mais de montrer cette guerre et de lui donner chair en recourant à l’archive et aux témoignages[12]. Les gueules cassées y seront largement présentes à l’approche du centenaire du conflit[13] pour évoquer la difficile réintégration sociale et les blessures intérieures à partir d’un parti pris suggestif, mais dont le dessin s’éloigne du réalisme : recours au grotesque, minimisation des blessures faciales cachées par des bandes ou des masques. Héros d’une aventure ou sujet de mésaventures amoureuses rejeté par la société, la gueule cassée reste un visage dessiné, figé, mis à distance sans que la gueule soit graphiquement exploitée. Le cinéma est-il à même de puiser dans les possibilités de la représentation visuelle et littéraire afin de révéler et la face, et le visage de ces gueules cassées ? Va-t-il accentuer chacune des stratégies de camouflage développées distinctivement par la littérature, la peinture, le dessin et la photographie ? Va-t-il par la mise en mouvement pallier la fixité du dessin et à quel dessein ?

Les gueules cassées au cinéma : du refoulement à la greffe

C’est par l’image photographique et filmée que le grand public est initié à la Grande Guerre. Si les actualités Pathé ne cachent pas la destruction et participent à la propagande, la mutilation des corps n’est pas montrée, et encore moins au cinéma que dans les journaux, le grand écran étant perçu à l’époque comme un outil de divertissement[14]. Seuls des films anonymes à portée médicale[15] aborderont frontalement la question. Alors que le cinéma américain rend spectaculaire la guerre, un cinéma de la commémoration plus réaliste et pacifiste va naître en Europe. À l’approche menaçante d’un nouveau conflit, il révèle l’enfer des tranchées. D’anciens combattants, acteurs et non-professionnels, sont parfois utilisés pour donner « une dimension analogique aux images de fiction » et offrir « un lien physique avec le passé, comme une garantie d’authenticité, un label de réalité[16] ». Sans toutefois servir de personnages principaux, ces anciens soldats aux visages parfois émaciés de douleur mais jamais mutilés permettent d’évoquer la violence du conflit et la difficile réinsertion. L’approche documentaire et réaliste prend ses marques, mais le cinéma des années folles reste fictif et va se développer en genre pour filtrer ce réel en catégories. C’est justement à cette époque que le cinéma se fait le carrefour des arts en utilisant toutes les possibilités sonores et visuelles qui lui sont offertes[17]. La représentation du traumatisme avec les films expressionnistes allemands, « même si elle demeure elle aussi très faible, se distingue du cas français par sa puissance artistique[18] ». Les monstres et les personnages robotiques rappellent en effet de manière détournée les gueules cassées et les prothèses des mutilés.

Du Fantôme de l’Opéra (Rupert Julian, 1925) à Frankenstein (James Whale, 1931), la mutilation du visage est évoquée sans faire directement référence au conflit. Effets spéciaux, décors et maquillage se développent, étirant le réel vers le fantastique et l’épouvante, préférant au visage la face comme matière et masque. Ce masque, comme le cinéma lui-même, devient un écran des peurs d’une société face à « l’inquiétante étrangeté » que les gueules cassées suscitent en tant que signifiés de la mort dans la vie. Alors que la mode fige le visage sous un maquillage blanc immaculé et redessine les traits humains, le masque dit primitif sert d’objet métaphorique de la modernité (des photos surréalistes en passant par les mascarades des fêtes ou les happenings comme tactique de simulacre et exorcisme de l’effroi). Une mise en abîme de masques efface la présence du visage et accentue les possibilités esthétiques d’une face remaniable indéfiniment. « Le cinéma des années vingt et trente n’avait pas manqué de réalismes — mais aucun n’avait échappé à la tentation de confondre le réel et l’image poétique du réel[19] », selon Jacques Aumont. Ce filtre entre le réel et l’image de ce réel résume la relation entretenue entre les gueules cassées et leur représentation camouflée au cinéma.

C’est dans ce contexte particulier que les deux versions du film J’accuse d’Abel Gance (1918, 1938) vont offrir un exemple tout à fait unique et pertinent pour articuler le réel des gueules cassées comme signifiant et leur greffe dans un cinéma poétisé. Les deux versions de J’accuse ont récemment été restaurées, redécouvertes par un large public et réévaluées par des historiens du cinéma. Les travaux de Laurent Véray[20] nous serviront de référence quant à la représentation du conflit et de ses conséquences au cinéma. Ils permettent d’éclairer certains enjeux de l’intermédialité chez Gance appréhendée comme une synthèse des arts nécessaire et inhérente au cinéma. Cette approche historique demande néanmoins à être complétée pour analyser les gueules cassées dans la dialectique du masque et du visage, et son évolution d’une version du film à l’autre.

Pour Véray, le premier J’accuse est une « oeuvre pluridimensionnelle s’intégrant dans un cadre de références sociales, artistiques, intellectuelles, économiques étroitement associées et interactives, qui a fortement conditionné la démarche du cinéaste[21] ». La représentation du conflit et du retour des soldats repose sur une iconographie nationaliste et catholique proche des autres formes artistiques de l’époque. Les références littéraires et picturales abondent pour compléter un imaginaire de l’art macabre (croix, squelette, morts-vivants) (voir les figures 2 – 4).

Fig. 2-4

Photogrammes du film J’accuse, Abel Gance, 1919.

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Emblématique du cinéma de cette époque, Gance aspire à la création d’une nouvelle forme d’art, un langage poétique puissant et une mise en scène innovante technologiquement, même si le contenu reste convenu. En effet, la thématique du retour des morts est classique dans l’art européen de l’entre-deux-guerres. La modernité polyphonique et polyvisuelle de Gance a de tout temps été reconnue, mais sa grandiloquence mélodramatique et son hypertrophie nietzschéenne, critiquée jusqu’à la fin des années 1980[22]. Pour Gance, « le cinéma [est] une arme de guerre au même titre que la presse[23] ». Il se doit de filmer le conflit, mais différemment des actualités Pathé. C’est néanmoins Pathé qui financera le film avec le soutien du Service Cinématographique des Armées. Fait exceptionnel, plus de 1 500 soldats de Verdun en permission dans le Midi vont tourner pour lui des scènes inoubliables.

Ce que la critique contemporaine apprécie, c’est justement la présence testimoniale de ces morts-vivants en permission qui sont retournés mourir dans l’enfer des tranchées. En effet, à l’intérieur d’une intrigue fictive qui détourne le réel et le filtre, leur seule présence fait agir doublement la magie photographique selon la conception barthésienne. Il ne s’agit pas d’une copie du réel mais d’ « une émanation du réel du passé[24] ». C’est la nature photographique du cinéma, du « ça-a-été », qui offre des images sacrées et d’autant plus dans le contexte de ce film qui exploite le référent des combattants. Alors que les grands studios hollywoodiens et allemands transformaient les monstres en monstres sacrés avec la naissance du star-système, ici les monstres sont ces images témoins. À l’intérieur d’une représentation qui puise dans l’expressionnisme, le réel avec ces poilus en tant qu’archive référentielle crève l’écran. S’il ne s’agit pas encore de gueules cassées (il faudra attendre la deuxième version), tout est déjà à l’oeuvre pour faire coexister de manière conflictuelle deux modes de l’image : l’image indiciaire appréhendée comme une empreinte et l’image iconique qui repose sur la ressemblance[25]. La valeur indiciaire de ces poilus est appréciée aujourd’hui par les historiens qui reconnaissent au film une valeur d’archive. Dans la mise en scène de Gance, la valeur iconique domine : le camouflage esthétique qu’elle opère relève d’une conception du cinéma comme articulation poétique du réel, et révèle par là même un impossible face-à-face avec la défiguration. Le retour de ces morts-vivants au village est pris en charge par la narration du poète Jean Diaz, blessé à la tête mais la face préservée. Il s’adresse aux habitants transis de peur et de prières. C’est sur leurs faces contorsionnées, typiques du cinéma silencieux de l’épouvante, que se projette une lumière artificielle qui accentue leur pouvoir émotionnel. L’arrivée menaçante des soldats en plan alterné crée un rythme insoutenable. Ce choix de mise en scène utilise les potentialités rythmiques du montage (comme le préconisait l’avant-gardiste Sergueï Eisenstein) en rapprochant le langage cinématographique de celui de la musique. Cependant, le monde des revenants ne se mélange pas à celui des vivants : l’arrivée menaçante des soldats en plan alterné vise à terrifier le public, comme elle terrifie les villageois dans le film, mais sans que Gance n’impose une modalité fantastique dans laquelle le réel se confronte au surnaturel. Le pouvoir sidérant de la défiguration est ainsi détourné émotionnellement par un montage au rythme hystérique et des scènes apocalyptiques tout en protégeant le public avec deux espaces distincts. Avec le cinéma comme art des images en mouvement, le surnaturel est mis à distance et séparé du monde des vivants grâce au montage alterné. La valeur indiciaire des corps des poilus est camouflée par l’utilisation des surimpressions qui les transforment en formes spectrales iconiques.

Il est intéressant de rappeler l’influence de la photographie spirite mise à la mode dès la fin du 19e siècle et qui recourt à la surimpression pour donner à voir le surnaturel[26]. L’image photographique animée est ainsi l’objet d’un masquage : le paysage se superpose aux corps filmés en plan large, la dimension iconique du camouflage et spectrale du spectacle de la mort se rajoute à l’image indiciaire. Le dernier plan, avec l’utilisation d’un cache et d’une fermeture à l’iris, efface progressivement leur présence pour ne garder que leur valeur iconique, celle d’une croix. Si ces spectres viennent à la rencontre des vivants, ils ne seront ainsi jamais montrés dans le même plan qu’eux. Ce choix de montage distingue deux espaces, l’un pour la vie et l’autre pour la mort, alors que la photographie spirite les rassemblait. Seuls les cartons parlent de leur face, cette « figure terreuse », et de leurs « orbites pleines d’étoiles ». Le visage intérieur peut ainsi être appréhendé métaphoriquement comme un paysage de champ de bataille, et rejoint ainsi une tendance de la représentation picturale de l’époque (voir l’affiche de J’accuse). La fin du film reprend le camouflage de la surimpression, qui va diluer un paysage de campagne ensoleillée dans un paysage dévasté. Jean meurt de ne plus pouvoir évoquer par sa poésie la vie, la moitié de sa face dans l’ombre, l’autre éclairée par ce soleil « comme une face horrible[27] » qui éclaire le réel de la dévastation. Toutes ces images symboliques et ce crépuscule de l’humanité qui se termine sur l’image d’un christ crucifié témoignent de la nécessité du camouflage esthétique du réel dans le premier J’accuse et de la mise à distance des gueules cassées comme entités surnaturelles d’un autre monde.

Le signifiant absent des gueules cassées est de fait à appréhender dans sa nature spectrale. Le visage intérieur ravagé est inscrit dans la thématique et les effets de surimpression. La déshumanisation est inhérente à la guerre et, si les soldats sont présents dans le film avec leur valeur indiciaire, la guerre les a déjà transformés en morts-vivants, en uniformes ambulants et vides : « Parce que, à la guerre, on ne tire pas sur des hommes, on tire sur des uniformes. C’est cette idée, et rien d’autre, qui fut à l’origine de J’accuse[28] ». Si Gance n’a pas senti utile d’utiliser le pouvoir indiciaire des gueules cassées, la menace d’un nouveau conflit va lui faire changer d’idée. Gance est certain dans la deuxième version que leur image articulée à la même modalité de l’épouvante est indispensable pour convaincre le public de la monstruosité de la guerre. Ce n’est pas par hasard qu’il fait dire à l’un des personnages du film : « en France, on ne croit que ce qu’on voit ». On peut imaginer qu’un tel film n’aurait pas pu se faire ailleurs qu’en France avec des gueules cassées qui n’ont pas peur de choquer le public et soutiennent naturellement le projet de Gance. Comme pour la première version, il y a une alternance de séquences entre le retour des soldats morts et la population tétanisée. Les angles sont cependant plus décadrés, l’image distordue et les scènes apocalyptiques filmées en plan large. Les gros plans se feront principalement sur les gueules cassées, exploitant la défiguration comme arme de sidération, et les yeux percent de leur regard l’écran (voir la figure 5).

Fig. 5

Photogramme du film J’accuse, Abel Gance, 1938.

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Il est intéressant de constater que Gance aura néanmoins recours à la surimpression de paysages pour atténuer ce rapport direct au réel. Comme Véray le résume :

[…] l’arrière-plan correspond à un authentique ciel nuageux; les croix ont été filmées devant l’ossuaire de Douaumont; le « réveil des morts », constitué de dix-neuf figurants portant des masques de squelettes qui sortent de leur tombe et des cimetières, a été tourné en studio. La marche des gueules cassées enregistrée au polygone de Vincennes vient donc se superposer aux trois vues précédentes[29].

Cette quadruple surimpression, au-delà de la prouesse technique, fait se superposer des images indiciaires et iconiques. Elle témoigne du nécessaire camouflage du réel, non pour des raisons de censure puisque la projection du film a été autorisée, mais pour que le masque esthétique révèle toute sa puissance évocatrice. La surimpression d’images indiciaires (les nuages sur les gueules cassées) offre une nouvelle image iconique (la face mutilée immobile comme un masque devient un visage mobile avec le jeu des ombres et de la lumière des nuages en mouvement). La surimpression permet de greffer des images indiciaires (ossuaire de Douaumont, gueules cassées) et iconiques (figurants aux masques de squelettes, tombe, cimetière) condensant le pouvoir indiciaire de la photographie — sans respecter le réalisme de tous ses composants — et la puissance symbolique de l’art pictural et théâtral de la danse des morts. De vraies gueules cassées du présent se mélangent aux masques, de fausses tombes à l’ossuaire de Douaumont, offrant une fausse image du vrai et une vraie image du faux, de faux morts-vivants avec des vivants témoignant de la mort et du passé. La greffe à l’écran du réel avec l’imaginé en est perturbée. Les gueules cassées ont une double valeur indiciaire et iconique qui mélange réalisme et épouvante pour permettre de soutenir le regard tout en le blessant : « Regardez-les bien, pour que l’envie de vous battre s’arrache à jamais de vos cervelles ! » dira Jean. Ce n’est pas la reprise de l’intrigue romanesque, ni la modalité fantastique, mais cette poétique de la greffe, pour crever le regard sans qu’il se détourne, qui fait la valeur de ce film. Ces surimpressions constituent des fragments narratifs distincts du reste du film et, en ce sens, accentuent la nature exceptionnelle du signifiant des gueules cassées comme potentiel de monstration plutôt que signifiés en évolution.

La surimpression est une pratique courante de la photographie et du cinéma des années de l’entre-deux-guerres (impressionniste, expressionniste, fantastique, surréaliste) pour illustrer espaces fantomatiques, hallucinatoires et langage du rêve, et parfois de manière parodique et antispirite[30]. Figure classique pour représenter la mort, le passé et les états mentaux des personnages, la surimpression est une convention métaphorique qui va perdre de son pouvoir poétique par manque de réalisme, selon Bazin[31], à l’exception, selon nous, du film de Gance qui constitue une synthèse intermédiale iconique tout autant qu’indiciaire. Bien qu’une partie de la critique de droite de l’époque n’y voie qu’une mascarade, les gueules cassées ne sont plus la métaphore d’une guerre monstrueuse mais le masque d’un visage humain à réhabiliter, la défiguration étant atténuée par les surimpressions mais révélée en gros plan pour y voir un visage en mouvement et des yeux remplis d’émotions. Certes, les gueules cassées ne sont pas les personnages principaux du film sur le plan narratif, et le public ne pourra se projeter sur eux. Ils sont des fragments arrachés à la réalité et restent encore muets. C’est justement la fonction du cinéma, selon Jean Mitry[32], d’arracher ces fragments et de les articuler dans un langage. En tant que signifiants, les gueules cassées demandent à être articulées dans une mise en scène qui réconcilie la face et le visage sans le masque, et permet la projection du public. En tant que masques et signifiés de la mort, elles n’autorisent pas l’identification. Comme le rappelle Mitry, le mot est d’abord signe, l’image le devient. Il faudra développer le récit autour de la gueule cassée avec un film qui transforme cette figure et fait ainsi évoluer les mentalités. Si la défiguration est présente depuis longtemps dans l’histoire de l’art, et si au cinéma elle rend difficile l’identification, sa présence vise néanmoins à créer de l’émotion et une réflexion au service du lien social.

De l’écran dépolitisé à l’écran éthique : victimisation, subjectivité et retour du masque

Selon Véray[33], la représentation du traumatisme a évolué entre les deux guerres, passant d’un héroïsme patriotique à une approche commémorative pacifiste. Après la période anticonformiste des années 1960 qui voit se développer un cinéma de la transgression anticoloniale antimilitariste, il faudra attendre les années 1990 et la fin des témoins directs du conflit pour qu’il y ait rupture. Perte de repères, retour du nationalisme, propagation de la violence sur les écrans : pour de nombreux réalisateurs la représentation des traumatismes (physiques ou psychologiques) devient centrale. « Nous sommes passés d’une époque d’héroïsation à une époque de victimisation[34]. » Cette souffrance à l’écran et la domination du point de vue de la victime entraîne une émotion morale qui correspond à une dépolitisation de la société. Les commémorations du centenaire de la Grande Guerre approchant, le cinéma va revenir sur les non-dits : globalisation du conflit, déstructuration mentale, difficile recensement des soldats disparus, désertion, soldats indigènes, défiguration féminine.

À l’exception de quelques exemples, l’évolution du rapport à la défiguration correspond aux étapes mentionnées précédemment. Peu de films français se concentrent sur des personnages défigurés[35]. Dans la nuit de Charles Vanel (1929) permettra néanmoins de nuancer les conclusions de Véray (voir la figure 6). La défiguration d’un ouvrier carrier, maltraité et rejeté par sa femme, est traitée de manière plus réaliste (à la différence des productions allemandes et américaines de l’époque). Contraint de porter un masque, mis au ban de la société, sa défiguration ne sera néanmoins révélée qu’à travers la réflexion floue d’un miroir. Typique des films de l’époque, c’est la réaction de sa femme qui est privilégiée, son visage en gros plan passant de l’horreur au rire et transformant ainsi le monstre en victime.

Fig. 6

Photogramme du film Dans la nuit, Charles Vanel, 1929.

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Évoquant les nouvelles expérimentations de greffe de manière très minutieuse et réaliste, Georges Franju, dans Les yeux sans visages (1960), fait référence autant à la guerre d’Algérie qu’aux conflits antérieurs, mais de manière indirecte, sous couvert de fantastique noir avec un personnage fantomatique habillé de blanc et d’un masque neutre inexpressif auquel il est difficile de s’identifier (voir la figure 7). Le visage mutilé de la jeune fille ne sera montré qu’à travers une suite de photographies prouvant l’échec de la greffe. La sclérose de la face progresse, mais le recours aux photographies immobilise chacune de ces étapes de transformation en masque.

Fig. 7

Photogramme du film Les yeux sans visages, Georges Franju, 1960.

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Si ces films articulent la dialectique du masque et du visage comme faces d’une victime, aucun ne fait clairement référence à la mutilation de guerre. Menaces d’Edmond T. Gréville (1940) est en ce sens tout à fait unique. Hoffman, un médecin autrichien blessé à la guerre, porte un masque noir pour cacher la moitié de son visage mutilé. Joué par Erich von Stroheim, abonné aux rôles de méchant et connu comme réalisateur de films innovateurs sur la thématique de la mutilation, Hoffman est symboliquement un personnage de transition. Son humanité est narrativement développée (sa solidarité avec les enfants, les animaux et les locataires internationaux du petit hôtel parisien), même s’il continue de représenter métaphoriquement un signifié figé : « Regardez-moi bien en face, je porte sur mes épaules le double visage de la paix et de la guerre. Comme une divinité antique. » Avec la menace d’un nouveau conflit, il enlève son masque pour révéler son visage de guerre. Gréville recourt à la réaction d’effroi féminine en contrechamp, typique de l’épouvante. Il faudra attendre son suicide final pour voir sa face mutilée en plan large, puis dans un gros plan qui privilégie le profil intact de ce personnage enfin humanisé, découvert par la gérante de l’hôtel au regard compatissant. Ce face-à-face avec la défiguration, même s’il est rapide, préfigure ce que deviendront les enjeux du cinéma à venir : appréhender la mutilation faciale de manière éthique avec un regard compatissant plutôt que sidéré. L’apprentissage de ce regard et le développement du point de vue subjectif constituent les nouvelles stratégies d’un cinéma éthique.

Les fragments d’Antonin de Gabriel Le Bomin (2005) offre un contrepoint intéressant pour comprendre les enjeux à l’oeuvre dans La chambre des officiers de François Dupeyron (2001). Le premier film cherche à révéler les blessures du visage malgré une face intacte; le deuxième, le visage intérieur préservé malgré la gueule cassée. Les blessures intérieures d’Antonin se traduisent par un corps et un visage qui se contorsionnent et parlent du temps figé d’une violence passée qui se superpose au présent. Évoquant les débuts de la psychiatrie de guerre, ce film allie des images d’archives de soldats traumatisés à la narration fictive du personnage blessé : la nature des images indiciaires importe moins ici que la reconstruction subjective d’un visage intérieur singulier. Le conflit extérieur est transposé en conflit intérieur avec une mise en scène fragmentée qui fait dialoguer le passé de la guerre avec le présent post-traumatique. La logique du montage permet de décoder chaque tic avec le retour du souvenir traumatique qui l’a créé. Antonin n’arrive plus à regarder la réalité présente en face ni à soutenir le regard d’un être humain jusqu’au jour où une ancienne infirmière connue pendant le conflit lui permettra de recoller les morceaux et de superposer, à sa main mimant la caresse passée, la main caressante de la femme aimée. Cet alphabet de gestes pris dans un réseau de souvenirs personnels permet d’individualiser la souffrance. Antonin parle avec son corps mais aussi grâce à la voix hors champ de son carnet qui aide le spectateur à s’identifier à ce corps au visage intérieur mutilé. La thématique du regard, centrale dans ce film, devra être exploitée différemment pour aborder la face défigurée dans La chambre des officiers. Alors qu’Antonin apprend à soutenir son regard et que le public n’a pas de mal à le regarder, de nouvelles stratégies de camouflage (autres que celle du souvenir refoulé) seront développées.

Le prologue du film présente Adrien comme un héros de guerre lors de la remise de la Légion d’honneur, fidèle à l’utilisation classique des mutilés comme symbole de commémoration. Introduit à la fin d’un lent travelling latéral qui fait défiler devant nos yeux les médaillés en uniforme vus de dos, Adrien sera au contraire en habit civil noir. C’est par un violent contrechamp, accentué par la musique, que nous est montré son visage défiguré recouvert d’un bandeau de tissu blanc sur le nez et la joue gauche (voir la figure 8). Face et masque réalistes remplacent les surimpressions de Gance. On passe de la violence de la défiguration indiciaire du deuxième J’accuse à la violence du montage de l’image iconique, des enjeux pacifistes reposant sur la sidération à l’apprentissage d’un regard pour réhabiliter la mutilation de guerre dans la vie civile.

Fig. 8

Photogramme du film La chambre des officiers, François Dupeyron, 2001.

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Alors que les gueules cassées dans J’accuse nous perçaient du regard, Adrien ne nous regarde pas : son regard est vide, sans émotion et sans accusation. Il a un nom, et la suite du film nous révèlera sa vie avant et après la blessure. Le signifiant est donc pris dans une narration qui va le libérer des signifiés figés et singulariser ce personnage. Victime, il devra apprendre à vivre avec sa défiguration. Grâce aux camouflages visuels successifs et à la progression narrative, le public sera invité à se projeter sur un personnage mutilé afin d’y superposer un visage humanisé.

Dupeyron substituera à la mise en scène de l’épouvante de Gance celle de l’étrange. À la focalisation visuelle externe de Le Bomin il préfère la focalisation semi-subjective qui domine dans le film, avec le point de vue de la vision restreinte du personnage blessé alternant avec des plans sur Adrien vu de dos ou de profil. Cette dimension perceptive permet de ne pas montrer le visage défiguré, privilégiant le reste du corps. Ces angles inhabituels offrent un camouflage stratégique efficace tout en créant l’illusion d’une approche réaliste car subjective. Le choix des courtes focales va restreindre la profondeur de champ, fidèle aux déplacements limités du personnage dans l’hôpital. La prévalence des plans débullés désoriente le public, mais révèle comment le monde d’Adrien a oscillé. Il en va de même de la voix hors champ qui se superpose étrangement, mais seulement pour un temps, aux grognements d’Adrien jusqu’à ce que le blessé, à la suite de plusieurs greffes, retrouve sa voix. Cette stratégie narrative permet au public de se projeter dans la subjectivité du personnage (émotions, doutes et questionnements) sans en être prisonnier. De même, avant que le visage mutilé soit montré, il sera doublement décrit de manière subjective et médicale, et ainsi imaginé par le public. « Je ne sens plus mes dents […] je n’ai plus de palais », décrit Adrien d’une voix hors champ paniquée. « Béance totale des parties situées du sommet du menton jusqu’à la moitié du nez », dira le médecin d’une voix distanciée. Pendant la première moitié du film, le public aura le temps de se préparer au face-à-face avec la défiguration au même rythme qu’Adrien. Il voit défiler progressivement des faces mutilées dans la chambre jusqu’au moment où ce dernier décide de se regarder dans le reflet d’une vitre. Cette image floue adoucit le rapport direct à la mutilation faciale et rappelle sa nature de simulacre. Cette face est doublement une image iconique : il s’agit d’un acteur au visage maquillé dont l’image de la face défigurée est présentée comme un reflet. D’autres plans, peu nombreux, nous montreront Adrien sans son masque, mais soit du profil le moins abîmé, soit dans l’ombre et dans des plans larges comme le faisait déjà Charles Vanel (Dans la nuit, 1929).

Le but de cette mise en scène qui camoufle pour mieux révéler est de permettre au spectateur la construction d’une face mutilée en même temps que celle d’un visage imaginaire. Plutôt que recourir à la surimpression, le film requiert de son public qu’il superpose ces faces, ces visages et ces masques, qu’il s’agisse de la face d’avant la mutilation ou encore des possibles greffes décrites par le médecin. Maquillée, masquée, imaginée, reflétée, adoucie et donc toujours camouflée, la face affiche sa nature iconique et permet des projections réparatrices sur l’image de la défiguration. Ces camouflages ont pour fonction d’éduquer le regard. Adrien, comme le public ou ses proches, doit apprendre à ne pas détourner le regard et à s’accepter. Il sera aidé par l’infirmière Anaïs, ses paroles et son visage en gros plan renvoyant une image apaisante. « Si c’était si horrible que ça, je ne pourrais pas vous regarder. Je vous vois tout entier dans vos yeux. » Passer de la face au visage se fait par le biais du regard. Ce regard permet de transmettre l’émotion et de transformer ce signifiant figé en homme singulier aimant et aimé. En quittant l’hôpital, il devra faire face au regard de la société civile et accepter de ne plus cacher sous un bandeau sa gueule cassée. Alors que dans le métro on lui laisse la place pour handicapé tout en évitant de le regarder, seule une petite fille lui fait face. Tout d’abord horrifiée, elle cache son visage derrière ses mains. Adrien l’imite, se cache derrière son chapeau, puis s’amuse à lui faire des grimaces : le monstre devient clown et la face figée, masques démultipliés. Ce jeu aura tout d’abord permis la rencontre de deux regards qui passent de la peur à la complicité au-delà de la défiguration, et ensuite l’expression démultipliée d’un visage avec et par-delà la face défigurée.

Ce visage possède les caractéristiques de la photogénie. Il est pris dans le mouvement, dans « l’inachevé, l’instable, dans ce qui tend vers un état, sans l’atteindre […]. Un plan de visage, ainsi, ne saurait être photogénique que par éclairs, à l’occasion de tel mouvement [...][36] », selon Aumont. C’est cette furtivité insaisissable, et non plus la monstruosité, qui crève l’écran lorsque le public l’entrevoit et perçoit visuellement l’émotion du personnage. Il en lit le psychisme et donc la vérité. « La photogénie lit le visage à neuf, tel que jamais il n’a été lisible[37]. » Au-delà de l’esthétique, il s’agit d’un travail psychologique et moral de transformer une nature morte en une nature vivante, toujours selon Aumont. Cette approche mystique transforme le masque de l’écran en un espace psychique, versant psychologique ou versant moral, par le gros plan notamment, qui amplifie la pensée. Elle permet également, épistémologiquement selon nous, de retrouver la visée de Levinas et d’entrevoir au-delà de la face un visage. Une fois cette étape assumée, le visage d’Adrien pourra se révéler de face, immobile et de jour. C’est à ce moment symbolique que la caméra, par un lent panoramique, se redresse de son angle débullé et filme Adrien à hauteur d’homme, et qu’une femme dans la rue lui sourit et lui affirme qu’il n’est pas un monstre. La porte de sa voiture l’ayant heurté, Adrien lui fait croire que c’est elle qui l’a défiguré, manière détournée et amusée de lui dire combien cette rencontre l’a marqué. La face cassée n’est plus objet de sidération mais métaphore d’un amour naissant.

Conclusion

La participation du public est nécessaire pour projeter sur la face défigurée un visage d’émotions entre subjectivité et photogénie[38]. Les camouflages visuels (surimpressions mais aussi choix de montage, angles de prise de vue, éclairage et autres artifices techniques) sont enrichis par un développement narratif qui permet l’apprentissage du regard de manière progressive. Le visage défiguré au cinéma ne peut se révéler comme une face figée, sinon il devient un trou qui crève l’écran. Pour ne plus dé-visager quelqu’un, ou détruire son visage en décomposant sa face selon la pensée de Levinas, il faut pouvoir envisager sur cette face mutilée un éventail d’émotions. Le visage photogénique est abstrait, résultat d’une image iconique qui permet la rencontre phénoménologique avec l’invisible. Pourtant, le visage dans le cinéma moderne souffre, est écrasé contre les vitres, devient un objet monstrueux, distordu, biffé, désagrégé. « Dénué de valeur, ce visage-là n’entre qu’à peine dans un échange quelconque, et interdit la contemplation[39] », d’où la reviviscence du masque défini comme « un avatar du visage qui tente justement d’annuler sa valeur de visagéité. […] Il est donc, exactement, la seule forme de visage qui ne me regarde pas : un visage non-visage, non en-visageable[40] ». Alors que le visage perd la valeur d’expressivité qu’il avait dans le cinéma muet, la gueule cassée va revivifier la représentation du visage au cinéma. Tiraillée entre une représentation qui tend vers l’abstraction picturale et l’authenticité impartiale et mécanique de la photographie, l’image cinématographique en prise sur ces visages défigurés développe des stratégies pour les masquer. Une approche transmédiale de la défiguration révèle comment la gueule cassée, comme face et visage, continue d’être refoulée même dans les pratiques culturelles contemporaines, et le cinéma n’y échappe pas. Cependant, le traitement cinématographique de cette figure témoigne dans certains films de la richesse des enjeux d’une mise en scène intermédiale, cherchant à puiser dans différents langages artistiques et ainsi à se faire le miroir de leurs lacunes respectives. Cette passion de l’entre-deux constitue la nature même du cinéma intermédial qui a pour ultime projet de « figurer l’infigurable[41] », selon les conclusions d’Ágnes Pethő dans Cinema and Intermediality: The Passion for the In-Between. Cet infigurable impose un camouflage qui sert d’abord à atténuer l’impact d’une image indiciaire, empreinte d’un réel qui était nécessaire pour choquer le public, mais qui l’aveuglait en même temps : l’effet de greffe berne le public devenu borgne, et celui-ci le restera longtemps face aux gueules cassées. Si l’évolution du langage cinématographique (du fragment photographique qui capture la réalité à la transformation du profilmique par le montage) impose progressivement la domination de « l’intégration narrative » sur « l’attraction monstrative[42] », la gueule cassée s’impose comme fragment monstrueux plutôt que monstratif. Une partie du champ de vision du public se réduit par l’absence de distanciation, ce dernier se retrouvant prisonnier de l’illusion de la signification : le fragment photographique domine sur le flux narratif. Le camouflage, dans certaines productions plus récentes, ne se concentrera plus que sur l’image iconique, au risque d’une même manipulation. La gueule cassée comme signifiant crève tout autant l’écran, mais celui-ci se fait masque protecteur par la continuité narrative à des fins éthiques et le refus du fragment, permettant enfin la projection mais pas toujours la distanciation. À quand l’image indiciaire appréhendée comme un visage à part entière ? Cette difficulté à représenter la gueule cassée confirme que le langage cinématographique n’évolue pas chronologiquement, renforçant les conclusions d’André Gaudreault[43], mais oscille entre différents langages artistiques, en fonction de la nature de l’image filmée et du discours social et artistique qui la prend en charge. Analyser cette figure de manière intermédiale révèle comment le médium cinématographique peut certes offrir des sensations synesthétiques, mais se positionne avant tout au centre d’interactions intermédiales. En conclusion, plus qu’une image, un signe ou une représentation, la gueule cassée est peut-être plus à même d’offrir, selon une approche phénoménologique du cinéma[44], un évènement, une expérience corporelle autant que mentale : plus qu’un masque, c’est la chair qui fait le sujet, la substance mais aussi la limite de la représentation cinématographique.