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Des hits qui gravissent rapidement les échelons des palmarès pour être aussitôt oubliés aux standards intemporels multipliant les performances et enregistrements, la notion du temps est essentielle au rapport à la chanson populaire, tant à l’échelle personnelle que culturelle. L’étiquette « classic rock », par exemple, témoigne de la capacité qu’a la musique de circuler à travers les médias, les plateformes et les époques. Le répertoire issu de cette période — dont les limites sont quelque peu floues — continue d’être réapproprié et recontextualisé dans les trames sonores de films, de séries télévisées et de jeux vidéo, ce qui lui confère un statut à la fois ancien et contemporain.

C’est entre autres le cas de la chanson Fortunate Son, composée par John Fogerty en réaction aux inégalités sociales dans le processus de conscription de la guerre du Viêt Nam[1] et enregistrée par Creedence Clearwater Revival en 1969. Comme l’illustrera une recension de ses occurrences dans la section suivante, l’enregistrement original, ainsi que plusieurs reprises de la chanson[2], a été intégré à une trentaine d’oeuvres cinématographiques, télévisuelles et vidéoludiques entre 1980 et 2018[3].

Du point de vue de la réception individuelle, cette circulation massive donne lieu à une série de rencontres potentielles qui participent à la construction d’une mémoire personnelle de l’objet musical. Du point de vue culturel, cette série de mouvements contribue à la diffusion de connotations et d’images qui peuvent persister longtemps dans le paysage médiatique. Cet article s’intéressera aux registres mémoriels et affectifs qui sont touchés par cette circulation, particulièrement dans le contexte du jeu vidéo. Une mise en réseau des occurrences de Fortunate Son permettra d’abord de mettre en lumière les thèmes et concepts qui sont généralement rattachés à la chanson. La loupe analytique se tournera ensuite vers un point de ce réseau, le jeu de tir à la première personne Call of Duty: Black Ops [CoD] (Treyarch, Raven Software et n-Space, 2010). La mise en relation de CoD avec d’autres jeux, films et épisodes de séries télévisées exploitant Fortunate Son dans des contextes semblables permettra d’illustrer la manière dont le jeu tire profit de la connexion de la chanson avec la guerre du Viêt Nam et s’inscrit dans une forme de mémoire sémantique de l’événement historique. Finalement, l’analyse des fonctions affectives de Fortunate Son sera l’occasion de réfléchir aux niveaux de temporalité de l’expérience vidéoludique et aux conséquences de la jouabilité sur la perception du contenu historique représenté.

Circulation et mise en réseau

Dans le contexte de ce que Will Straw appelle « the circulatory turn[4] », les chercheurs s’intéressant aux objets médiatiques portent une attention grandissante aux mouvements de ces derniers et aux relations qui se dessinent entre eux, plutôt que de réaliser des analyses en profondeur de textes singuliers. Franco Moretti propose notamment de considérer les oeuvres littéraires comme des données entrant en collaboration afin d’illustrer certains phénomènes particuliers[5]. Les oeuvres phares, traditionnellement étudiées comme des « événements[6] » extraordinaires ou prototypiques, deviennent ainsi quelques points parmi d’autres dans une série, leurs particularités étant occultées par une « matrice de relations[7] ».

Au premier abord, ce type de « lecture distante » est particulièrement pertinent pour l’étude de la circulation de la chanson populaire à travers les médias et les époques. Comme je l’ai montré dans un autre contexte[8], il peut être productif de schématiser les occurrences multimédiatiques d’une même chanson sous la forme d’un réseau à l’intérieur duquel les oeuvres sont reliées, en portant attention au contexte et aux objets avec lesquels la chanson est associée dans chacune d’elles. Chaque occurrence filmique, télévisuelle et vidéoludique peut ainsi être vue comme un point du réseau, qui participe de manière plus ou moins importante à des cycles de perpétuation ou de transformation de la signification culturelle d’une chanson donnée.

Un regard synthétique sur les différents thèmes auxquels Fortunate Son est juxtaposée dans chacune des 33 occurrences relevées, tous médias confondus, permet ainsi de tracer un portrait global des manières dont la chanson persiste dans la mémoire culturelle (voir la figure 1). Les occurrences rattachant la chanson aux années 1960 et 1970 sont nombreuses. Si certains films emploient Fortunate Son pour sa valeur d’indicateur temporel sans nécessairement souligner son contexte de production[9], plusieurs oeuvres médiatiques exploitent la connexion de la chanson avec la guerre du Viêt Nam de manière implicite[10] ou explicite[11]. D’autres perpétuent la connexion avec le thème de la guerre, mais s’affranchissent de l’événement historique qui est à l’origine de la chanson[12], ou véhiculent des connotations patriotiques en la jumelant à des images du drapeau américain[13]. Les occurrences s’éloignant un peu plus de ces thèmes penchent vers les connotations de rébellion et de fête reliées au rock[14], ou encore optent pour des jeux de mots avec les thèmes de la filiation, de la fortune (ou de l’infortune) et de la dénonciation qu’on retrouve dans le titre ou les paroles[15]. Finalement, on retrouve quelques occurrences de Fortunate Son dans le contexte de performances musicales télévisuelles et vidéoludiques[16].

Figure 1

Réseau des occurrences de Fortunate Son dans les médias audiovisuels. Étant donné la correspondance du thème de la guerre du Viêt Nam avec le discours de Fogerty et des autres membres de CCR, les occurrences qui y sont reliées ont été placées plus au centre du réseau. Les autres sens donnés à la chanson gravitent autour de ce noyau, entretenant des liens plus ou moins évidents avec la signification « originale » de la chanson. Les jeux vidéo (en gris foncé), les films (en blanc) et les séries télévisées (en gris pâle) faisant usage d’une reprise de la chanson sont entourés d’une ligne pointillée. Les recoupements entre les thèmes dans certaines occurrences sont représentés par des flèches ou par un chevauchement entre les cercles thématiques.

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Aussi informatif ce recensement soit-il, la présente étude n’entend pas laisser de côté l’analyse en profondeur de cas individuels. Les quelques chercheurs s’étant intéressés au phénomène de recontextualisations multiples de chansons ou d’extraits musicaux ont notamment montré que les particularités du langage cinématographique et du contexte narratif pouvaient entrer en interaction avec la musique et/ou les paroles pour créer une panoplie d’effets et de sens. De l’accumulation d’un pouvoir affectif[17] à une forme de lassitude affective[18], du développement de manières conventionnelles d’utiliser une chanson[19] à la consécration en tant qu’index pour une période et une culture particulière[20], des effets de « clins d’oeil » entre les oeuvres[21] au développement de modes d’écoute partagés par les membres d’une culture[22], l’étude comparative de plusieurs oeuvres médiatiques utilisant le même morceau musical s’est avérée productive pour réfléchir au rôle de la musique au cinéma et à la télévision.

Malgré l’importance grandissante de la chanson populaire dans le médium vidéoludique, ce dernier n’est abordé dans aucune des études de cas mentionnées ci-dessus. Étant donné la circulation importante de Fortunate Son dans le jeu vidéo, il semble important de questionner la manière dont celui-ci réitère certains thèmes et motifs véhiculés par le cinéma et la télévision tout en les réinscrivant dans un contexte ludique. Le septième opus de la très populaire série de jeux de tir à la première personne Call of Duty (2003-) représente un point intéressant dans le réseau d’occurrences de Fortunate Son, notamment parce qu’il porte les marques de quelques emprunts au cinéma. La structure narrative du jeu permet au joueur de « participer » à certains conflits historiques par l’intermédiaire des souvenirs du personnage qu’il contrôle, l’agent des forces spéciales SAD/SOG[23] Alex Mason. L’exploration de la mémoire du personnage l’envoie notamment au Viêt Nam en 1968, où des éléments stéréotypés de représentations de l’événement historique sont intégrés de manière transparente à la mise en scène.

De la guerre au jeu vidéo : Call of Duty: Black Ops

Alors que musique et jouabilité sont intimement reliées dans des jeux comme Guitar Hero (2005) et Rock Band (2007), il en est autrement des genres qui ne font pas de la musique la mécanique ludique principale. Les jeux de tir et d’action qui entourent la jouabilité d’un récit, par exemple, dirigent davantage les préoccupations du joueur vers des ennemis à affronter, des problèmes à résoudre et des lieux à naviguer. La cinquième mission de CoD est typique de la manière dont la chanson populaire est généralement intégrée au jeu vidéo, Fortunate Son émanant d’une diffusion radiophonique simulée dans les cinématiques d’ouverture et de fermeture de la mission.

Lorsque le segment de jeu commence, un écran de chargement donne d’abord les informations narratives relatives à la mission du joueur : des mentions écrites en noir et rouge sur fond blanc, graduellement ratifiées à la manière de documents confidentiels, indiquent au joueur la date (21 janvier 1968), le lieu (Khe Sanh,Viêt Nam) et le nom de l’agent responsable de la mission (Alex Mason). Par l’entremise d’un fondu enchaîné, l’écran de chargement fait ensuite place à une perspective à la première personne en trois dimensions, rendue sans coupures jusqu’à la fin de la mission, de manière à simuler le regard de Mason.

Sur le plan sonore, le battement caractéristique d’un hélicoptère et la voix d’un animateur de radio parviennent immédiatement aux oreilles du joueur. Pendant que les mentions textuelles défilent à l’écran, l’animateur invite les auditeurs à envoyer des demandes spéciales et présente joyeusement « Fortunate Son by CCR ». Le riff de guitare de la chanson accompagne l’apparition de l’agent de la CIA Jason Hudson (voix de Ed Harris), qui s’adresse à la caméra et sort d’une tente, invitant implicitement le joueur à le suivre (voir la figure 2). Puisqu’il s’agit d’une cinématique, les déplacements du joueur sont automatisés : tout ce qu’il peut faire est déplacer la caméra pour regarder autour de lui. Lorsqu’il sort de la tente, le joueur peut voir, droit devant lui, un hélicoptère portant le sergent Frank Woods (James C. Burns) sur son patin d’atterrissage.

Figure 2

Call of Duty: Black Ops 1, « full walkthrough on Veteran, Mission 5 - S.O.G. », 2011, capture de jeu et cinématiques, Youtube.com, Zevik, https://www.youtube.com/watch?v=7mboUJDbpFw&t=104s (consulté le 24 septembre 2019), 19:20.

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L’hélicoptère se pose alors tranquillement au sol dans un mouvement fluide, et Woods s’avance vers la caméra. Après une brève séquence de dialogue, Woods se dirige vers une voiture, ce qui déclenche un nouveau déplacement de la caméra. Les explications de Woods, qui regarde directement la caméra (donc le joueur), se poursuivent pendant la brève balade. Les effets sonores d’hélicoptères et des nombreux véhicules circulant sur la base militaire continuent d’occuper la place la plus importante dans le paysage sonore, alors que Fortunate Son est reléguée à l’arrière-plan. Il est toutefois encore possible de percevoir assez clairement la voix du chanteur John Fogerty et d’entendre quelques bribes des paroles lorsque Woods marque des pauses entre ses répliques. Une explosion renverse finalement le véhicule, mettant fin à la chanson (tout juste après la seconde itération du refrain) et indiquant au joueur que l’action commence réellement.

Une fois les objectifs complétés, le refrain de la chanson est entendu de nouveau. La conclusion répète le même motif que l’introduction : un hélicoptère fait son entrée dans le cadre, transportant l’agent SOG Joseph Bowman (voix de Ice Cube), qui descend et s’avance vers la caméra, pour échanger quelques répliques avec Mason, Hudson et Woods.

L’effet que peuvent avoir ces deux occurrences de Fortunate Son sur l’expérience du joueur dépasse le cadre immédiat de la représentation qu’il a sous les yeux. Comme l’ont montré plusieurs travaux issus d’une approche cognitive du cinéma et du jeu vidéo, la perception de toute séquence audiovisuelle est le fruit d’une construction active à partir des données disponibles et des connaissances préalables : le percevant (spectateur, joueur, lecteur, etc.) va toujours « au-delà du donné[24] ». Les expériences empiriques d’Annabel Cohen montrent que la perception de certaines informations de surface, comme la musique, peut amorcer rapidement certains souvenirs correspondants dans la mémoire à long terme, les rendant disponibles pour être consciemment traités dans la mémoire de travail aux côtés d’autres données nécessaires à la visualisation du récit[25]. À l’instar de narratologues cognitivistes comme Marie-Laure Ryan, Jan-Noël Thon propose notamment que les mondes fictionnels sont des « constructions communicatives intersubjectives[26] » reliant la disposition mentale des récepteurs, les conventions de représentation du médium et les intentions (hypothétiques) de l’auteur[27] et permettant au joueur à la fois de « remplir les trous » et d’ignorer certains éléments incohérents[28]. La représentation mentale du récit est donc différente d’un joueur à l’autre, mais aussi d’une séquence de jeu à l’autre pour un même joueur[29]. C’est aussi ce qu’illustrent les spirales heuristiques d’Arsenault et Perron[30], dans lesquelles les « horizons d’attente[31] » et la « fenêtre d’entrée[32] » dans un jeu varient en fonction des compétences sensorimotrices et des connaissances génériques du joueur. Qu’elle serve à la jouabilité, à la compréhension narrative ou à l’activité herméneutique, chaque nouvelle donnée produit une « boucle de rétroaction » entre le jeu et le joueur, que les auteurs décrivent en ces termes :

1. From the game’s database, the game’s algorithm draws the 3-D objects and textures, and plays animations, sound files, and finds everything else that it needs to represent the game state.

2. The game outputs these to the screen, speakers, or other peripherals. The gamer uses his perceptual skills (bottom-up) to see, hear and/or feel what is happening.

3. The gamer analyzes the data at hand through his broader anterior knowledge (in top-down fashion) of narrative comprehensions, generic competence, gaming repertoire, etc. to make a decision.

4. The gamer uses his implementation skills (such as hand-eye coordination) to react to the game event, and the game recognizes this input and factors it into the change of the game state[33].

La nature de l’expérience vidéoludique est donc progressive, et le joueur en ressort typiquement avec plus de connaissances et de compétences. Les connaissances mobilisées dans l’activité de construction et d’interprétation narrative peuvent être tirées de plusieurs « sphères », pour emprunter l’expression de Birgitta Höijer[34], et dépendent entre autres du genre de texte consommé et de la correspondance de son contenu avec des expériences préalables.

Dans le cas de CoD, l’amalgame entre le caractère « épique » de l’événement historique de la guerre du Viêt Nam et le caractère « quotidien » de la chanson populaire peut à première vue sembler diriger l’activité de construction du modèle mental du joueur dans deux directions différentes. Si l’étiquette « classic rock » associé à Fortunate Son lui confère un certain caractère mythique en la reliant à un passé fortement valorisé par la culture populaire, la chanson a énormément circulé dans les médias depuis le milieu des années 2000. Il est donc envisageable qu’elle soit déjà intégrée aux habitudes d’écoute du joueur ou qu’elle entretienne un rapport privilégié avec certains événements de sa vie personnelle[35]. Quant au contexte narratif, il appartient (fort probablement) davantage à la sphère d’expérience médiatique[36]. Comme le souligne James Campbell à propos des jeux de tir représentant la Seconde Guerre mondiale (dont font partie plusieurs des jeux de la série Call of Duty) :

It is abundantly clear that the game designers are aiming less for a recreation of the experience of combat in the Second World War (an admittedly impossible goal) and more to remediate the cinematically mediated access to such experiences that has been the dominant cultural mode of representation since the time of the war itself. More people have seen war films than have seen combat: in this sense, authenticity connotes truth to the war film more than to what the war film represents. A game will thus succeed to the extent that its electronic medium remediates cinema[37].

Comme la Seconde Guerre, la guerre du Viêt Nam a fait l’objet de nombreuses représentations cinématographiques. La manière dont Frank Woods et Joseph Bowman font leur entrée en scène dans CoD évoque notamment une séquence très semblable dans Forrest Gump : Fortunate Son y est entendue à plein volume lorsque le personnage éponyme (Tom Hanks) et son comparse Bubba Blue (Mykelti Williamson) sont transportés sur leur base militaire vietnamienne, le véhicule aérien se posant au sol dans un mouvement fluide et laissant descendre les personnages qui s’avancent ensuite vers la caméra.

L’allusion à Forrest Gump peut très bien passer inaperçue auprès des joueurs qui ne se souviennent pas de la séquence du film de Robert Zemeckis ou qui ne l’ont simplement pas vue. Toutefois, Hilary Lapedis soulignait déjà le caractère stéréotypé de la scène à la fin des années 1990 :

The shots of helicopters, fraternal bonding and dense vegetation are those which we have seen many times before in films on the subject: Apocalypse Now, Platoon, Good Morning, Vietnam, among others. Equally, the pop soundtrack mixed with helicopter blades whirring is a familiar one. […] Forrest and Bubba arrive by helicopter to “Fortunate Son” by Creedence Clearwater Revival, with the repeated lyric of “It ain’t me, I'm no Senator’s son”. Not only is the irony of the lyric clear — both Forrest and Bubba are as far from being privileged as anyone — but also the driving guitar rhythms mixed high with the chopper blades reinforce the mediated representation of Vietnam as the rock and roll war[38].

La « représentation médiatisée » du conflit par le cinéma se trouve ainsi remédiatisée par le jeu vidéo, qui réitère un motif audiovisuel familier — celui de la combinaison entre la chanson rock et la figure de l’hélicoptère — en l’utilisant comme dispositif d’encadrement pour l’action du joueur. Dans la mesure où les films énumérés par Lapedis ainsi que leurs semblables font partie du bagage de connaissances du joueur de CoD, ce dernier est déjà habitué à la combinaison entre la musique populaire et les représentations de la guerre du Viêt Nam. Qui plus est, la familiarité de ce type de motif audiovisuel est potentiellement exacerbée par le fait qu’entre le film de Zemeckis et le jeu de Treyarch, Fortunate Son a été juxtaposée à de l’imagerie semblable plusieurs fois.

Deux jeux de la série Battlefield, soit Battlefield: Vietnam (2004) et l’extension Battlefield: Bad Company 2: Vietnam (2010)[39], s’en sont servis pour structurer des bandes-annonces dans lesquelles se succèdent des images d’hélicoptères, d’explosions et de palmiers, en plus de l’utiliser respectivement dans une cinématique d’introduction et dans un menu[40]. La série d’animation American Dad! (2005) exploite également cette association dans l’épisode « In Country… Club[41] », où Stan Smith (Seth MacFarlane) initie son fils Steve (Scott Grimes) à une activité de reconstitution de la guerre du Viêt Nam organisée par ses amis de la NRA et tenue au club de golf local. Un court extrait de Fortunate Son[42] guide un montage de clichés de représentations de la guerre (des « soldats » courant devant un coucher de soleil, tombant au sol après s’être fait « tirer » dessus par des balles de peinture et terrassant des « Viêt Công » — des hommes blancs avec des chapeaux de forme conique — cachés derrière des palmiers) entrecoupés des banalités du quotidien d’un club de golf (un jardinier tondant le gazon sur le champ de bataille, un groupe de « soldats » qui, traversant un étang en tenant leurs fusils au-dessus de leurs têtes, s’arrêtent pour laisser passer et admirer une famille de canards). La chanson disparaît ensuite dans un fondu alors que Stan et Steve sont invités à prendre place dans un « hélicoptère » — une voiturette de golf conduite par un « pilote » produisant le son du battement des pales avec sa bouche[43].

Suivant les propositions cognitivistes expliquées plus haut, puisque la reconnaissance de la chanson est à même d’activer certaines connaissances emmagasinées dans la mémoire à long terme et de les intégrer à la construction perceptuelle du joueur, ces occasions d’écoute préalable — dans la mesure où elles font partie de son bagage médiatique — peuvent entrer en jeu dans l’expérience de CoD. S’il a conservé des souvenirs plus ou moins précis de Battlefield: Vietnam, Battlefield: Bad Company 2: Vietnam, de Forrest Gump ou de American Dad! dans sa mémoire épisodique, une ou l’autre de ces oeuvres peut être évoquée dans la mémoire de travail et faire l’objet d’un détournement momentané de l’attention du joueur[44]. En tant qu’amalgame d’expériences préalables avec la chanson emmagasinées dans la mémoire sémantique, ces occurrences peuvent contribuer à compléter l’image mentale du contexte dans lequel la mission ludique imminente aura lieu, prêtant des bribes d’images, de sons et d’actions que le spectateur ou le joueur aura réduits à leur plus simple expression afin de construire des schémas de lieux, d’époques, de conventions narratives et stylistiques, ainsi que des connaissances procédurales[45]. La chanson, lorsqu’elle est entendue pour la première fois, n’a pas d’implication immédiate pour les actions que le joueur doit accomplir. Elle collabore néanmoins avec les autres données pour construire un espace qui s’étend au-delà de ce qui est immédiatement visible en puisant dans les connaissances préalables du joueur pour renforcer le sentiment de présence[46] sur une base militaire pendant la guerre du Viêt Nam, une réalité qu’il est à même d’imaginer grâce à ses contacts avec des représentations semblables. Qu’importe si la mission se déroule en 1968 alors que la chanson n’a été enregistrée qu’en 1969[47] : c’est le portrait dressé par les multiples (re)médiatisations de l’événement qui permet d’en mesurer l’effet d’authenticité.

Ressentir l’histoire[48] ?

Dans Prosthetic Memory, Alison Landsberg propose que le cinéma, en tant que « technologie de la mémoire[49] », donne accès à une nouvelle forme de mémoire publique en faisant circuler des images du passé de la culture américaine auprès de spectateurs n’en ayant pas eu une expérience directe. Alors que la notion de mémoire collective initialement proposée par le sociologue Maurice Halbwachs concerne les souvenirs construits par une communauté naturellement délimitée par un espace géographique[50], la mémoire « prothétique » telle que la définit Landsberg est formée par l’expérience affective avec des représentations d’événements ou de périodes historiques, permettant au spectateur d’ajouter ces souvenirs synthétiques à ses propres « archives d’expérience[51] ». Du côté des études vidéoludiques, Aubrey Anable suggère que le jeu vidéo peut être le lieu d’une « rencontre affective avec l’histoire[52] », permettant un « recadrage affectif[53] » de cette dernière par l’entremise d’une expérience personnelle de certains de ses aspects. Les deux médias structurent toutefois l’engagement avec la représentation de manières différentes : si le cinéma permet au spectateur d’entrer en relation avec le contenu historique par l’entremise de personnages auxquels il peut s’identifier, le jeu vidéo encadre l’expérience du joueur par des défis, des choix et des objectifs. C’est cette responsabilité du joueur dans le déroulement des événements qui a poussé Perron à proposer le concept d’« émotions vidéoludiques[54] », issues des écarts potentiels entre les défis proposés par le jeu et les compétences du joueur.

Bien qu’elle ne fasse pas spécifiquement partie des préoccupations de ces chercheurs, la musique joue un rôle non négligeable dans l’engagement affectif avec de tels objets audiovisuels : selon Theo Van Leeuwen, « music makes us apprehend what are, in themselves, “nonemotional” meanings in an emotional way, […] it binds us affectively to these meanings and makes us identify with them[55] ». Les fonctions affectives de la musique de jeu vidéo sont d’ailleurs parmi les premières énumérées dans la plupart des travaux sur le sujet. On remarque que la musique sert à communiquer l’émotion des personnages[56], à suggérer une atmosphère ou une ambiance[57], et à stimuler physiologiquement, voire à induire des émotions chez le joueur[58]. Le terme « mood » est utilisé autant pour désigner l’ambiance de la diégèse ou du monde du jeu (« convey a specific mood[59] », « the mood of an event[60] ») que pour parler d’un état affectif (« mood induction[61] »). Dans le cadre de ces travaux, la musique représente un point de contact entre les propriétés du jeu et ce que Rikke Toft Nørgård appelle des « aspects temporels du soi interne[62] » comme l’humeur et les émotions.

À la lumière de ces considérations, quel est l’apport affectif de Fortunate Son à l’expérience de CoD ? Comment le joueur peut-il « ressentir » la dimension historique représentée par le jeu ? C’est notamment par le rythme, la hauteur des notes, le timbre et l’intensité de la performance vocale que passe l’expression affective en musique[63]. Dans le cas de Fortunate Son, la performance vocale de Fogerty est énergique, voire agressive; le tempo est rapide et constant; le riff de guitare est simple mais entraînant; les accords majeurs qui construisent la pièce transmettent une impression positive. Comme pour la plupart des chansons rock de son époque, l’affect transmis par la dimension musicale et performative de Fortunate Son peut facilement l’emporter sur le message de dénonciation transmis par les paroles :

The reproduction of the political contradictions of the counterculture in its music was facilitated by two primary and enabling features of rock, an ambiguous relation between martial and musical violence, and the indeterminacy of the lyrics. Together these produce a discursive ambiguity, intrinsic to rock semiology, which clearly distinguish rock from folk. […] in rock-proper sonic violence […] is the essence of the music and itself the site of aural pleasure[64].

Cette réalité de l’identité générique de la chanson permet de refaire un détour vers les propos de Lapedis (citée plus haut) sur l’effet produit par Fortunate Son dans Forrest Gump. L’auteure y affirme que « l’ironie des paroles est claire » lorsque combinée avec le contexte narratif et fait ressortir l’absence de privilège des personnages. Le visionnement de cette séquence se prête particulièrement bien à la perception d’un tel commentaire. Le spectateur a eu plusieurs occasions de constater la naïveté de Forrest Gump depuis le début du film, et la scène n’offre que peu d’éléments à traiter, lui laissant le loisir d’écouter les paroles chantées par Fogerty. Il est toutefois avisé de nuancer l’impact de la composante linguistique dans l’expérience de visionnement, en considérant des facteurs comme l’attitude favorable à la pensée herméneutique du spectateur ainsi que sa tendance à privilégier l’écoute des paroles ou de la mélodie. Si, comme le suggère James, le plaisir de l’énergie agressive de la musique rock peut dominer l’expérience d’écoute, le spectateur peut tout aussi bien se laisser aller à apprécier ce court moment de spectacle sans se poser davantage de questions sur le message qu’on cherche à lui transmettre.

En ce qui concerne la séquence de CoD, il faut d’abord spécifier que le contexte narratif se prête mal à un quelconque parallèle avec le commentaire social qu’a cherché à transmettre Fogerty : les personnages (joueur et non-joueurs) sont des soldats de métier, possédant les compétences pour faire face à la situation dans laquelle ils se trouvent. On peut en dire autant de la séquence humoristique d’American Dad! et des montages des jeux de la série Battlefield, qui véhiculent des images typiques des films d’action les plus conventionnels.

Ensuite, il est peu probable que la portion linguistique de la chanson captive l’attention du joueur, ne serait-ce qu’à cause de son statut par rapport aux autres éléments visuels et sonores. En effet, comme décrit plus haut, les dialogues occupent l’avant-plan, et les mots prononcés par Fogerty sont difficilement perceptibles, à moins de bien connaître les paroles et d’en suivre le déroulement malgré l’interférence entre les deux sources sonores.

Finalement, la séquence met en scène des personnages qui s’adressent au joueur en regardant la caméra et opèrent des déplacements dans l’espace. Si, comme l’affirme Andreas Gregersen, « actions performed by self and others have cognitive primacy for humans[65] », les ressources attentionnelles du joueur risquent d’être davantage sollicitées par le mouvement et l’anticipation de ce qui s’en vient. Suivant Arsenault et Perron, dans la mesure où chaque nouvelle donnée entame une boucle de rétroaction entre le jeu et le joueur, les gestes de Hudson et de Woods peuvent chacun pousser le joueur à tenter d’agir, d’autant plus que Woods est présent dans la plupart des missions précédentes et qu’il faut généralement suivre ses indications.

Tous ces facteurs font en sorte que la chanson est reléguée à l’arrière-plan du paysage sonore et de l’activité mentale du joueur, ce qui réduit grandement l’importance de son message linguistique. Cette condition ne l’empêche toutefois pas de jouer son rôle affectif. Même si elle n’est pas synchronisée avec les actions du joueur, la chanson Fortunate Son remplit des fonctions pour la jouabilité. Les cinématiques offrant une pause entre les moments d’action rapide et intense, chacune des deux occurrences s’inscrit dans le prolongement de ce qui est venu avant et dans l’anticipation de ce qui viendra après.

Dans le premier cas, la chanson prépare le terrain pour l’activité ludique. Les préférences et compétences du joueur peuvent faire osciller la réaction de ce dernier entre une réception positive (appréciation de la mise en scène, de la chanson ou du moment de répit; hâte de prendre part à l’action qui vient) ou négative (impatience de voir son agentivité momentanément retirée; agacement d’entendre une chanson trop souvent écoutée). Idéalement, l’énergie agressive de la chanson interagit avec les autres informations — données visuelles, textuelles et auditives, situation ludique — pour stimuler le joueur, le tenant prêt à investir le champ de bataille simulé et à affronter les obstacles qui s’y trouvent.

Quant à la seconde occurrence, elle indique au joueur qu’il a réussi sa mission et qu’il peut passer à l’étape suivante de la campagne. La réception de la musique, à ce moment, se voit forcément teintée par la réalité du défi que le joueur vient de vivre. Le bon déroulement de la mission dépend non seulement d’une mémoire procédurale issue d’une assimilation des contrôles du jeu, mais aussi d’une acuité de l’attention et d’une rapidité d’exécution acquises au gré des expériences préalables avec des jeux semblables. Les coups de feu fusent de partout et les occasions de rater les sous-objectifs de la mission sont nombreuses (se faire tirer dessus ou exploser avec une grenade; ne pas tirer assez rapidement sur un ennemi qui attaque Woods, etc.). Chacun des échecs rencontrés par le joueur fait en sorte qu’il doive recommencer au point de sauvegarde précédent, et contribue à allonger la durée de la mission ainsi que le temps qui sépare les deux occurrences[66]. La satisfaction, le soulagement ou la fierté d’avoir relevé le défi peuvent être considérables et s’ajouter à l’affect positif transmis par la dimension instrumentale de Fortunate Son.

Cette gamme d’affects proprement vidéoludiques met en évidence la confrontation entre le présent de la jouabilité et le passé historique contenu dans la trame narrative du jeu. D’une part, l’exploitation stéréotypée de Fortunate Son, telle que décrite dans la section précédente, aligne CoD avec d’autres représentations de la guerre du Viêt Nam qui participent à une forme de « nostalgie commodifiée[67] » pour les années 1960 en puisant dans la même liste de chansons familières[68]. D’autre part, l’insertion de la chanson de CCR dans une structure ludique la met en relation avec des affects reliés à la performance immédiate du joueur.

Si ce dernier n’a jamais eu accès aux discours qui ont circulé sur l’intention derrière la composition de Fortunate Son, il n’a pas forcément l’occasion de réfléchir à la contradiction dans l’usage qu’en fait CoD : l’ambiguïté discursive du rock et les conditions dans lesquelles se produit l’expérience d’écoute contribuent à voiler le message politique et social véhiculé par la chanson. Quant au joueur qui perçoit cette contradiction, il devra néanmoins accepter de suspendre, ne serait-ce que temporairement, les préoccupations reliées à l’interprétation du sens produit par l’interaction entre ce message et le contexte du jeu : se prêter aux plaisirs ludiques de la simulation d’une expérience de guerre nécessite qu’il redirige son attention vers les éléments qui cadrent avec cet objectif[69]. Pour faire écho aux propos d’Anable rapportés plus haut, l’interaction entre Fortunate Son et CoD, aidée des expériences préalables accumulées au gré des rencontres avec la chanson, peut contribuer à « recadrer » la perception qu’a le joueur de l’événement historique en orientant son expérience médiatisée vers la tendance à l’action et l’évaluation de ses propres capacités.

Conclusion

Qu’elle soit consciemment perçue et appréciée ou reléguée à l’arrière-plan de la perception, la chanson, couplée aux particularités de la mise en scène et de la jouabilité, contribue à l’expérience de visionnement et de jeu de manière importante. Alors que chaque rencontre avec une chanson peut produire un effet de manière isolée, la mise en réseau des occurrences de Fortunate Son montre qu’il peut être productif de considérer les apparitions médiatiques d’un extrait musical dans leur ensemble et de réfléchir à la manière dont les occasions d’écoute peuvent entrer en interaction les unes avec les autres pour influer sur les activités perceptuelles et interprétatives de l’auditeur. Chaque nouvelle rencontre avec la chanson produisant de nouveaux souvenirs et l’associant à de nouveaux concepts, l’auditeur se construit une mémoire sémantique et affective toujours plus importante de l’objet musical et des événements qui y sont associés.

En conclusion d’un bref article simplement intitulé « Circulation », Will Straw se demande  « whether circulation is best conceived as a liberating process, in which people or ideas become detached from constraints which limit their movement, or is more accurately seen as a kind of entrapment, by which we become stuck to deeply rooted circuits and pathways[70] ». Comme l’a montré l’examen d’une trajectoire particulière de Fortunate Son dans le jeu vidéo, le cinéma et la télévision, les caractéristiques instrumentales de la chanson lui confèrent une certaine capacité à adopter des fonctions motivationnelles et narratives reliées à l’action violente, ce qui a favorisé le développement de quelques réflexes dans l’exploitation des thèmes reliés à son contexte de production par les médias.

Un ultime (et bref) détour par un autre jeu de tir à la première personne faisant usage de Fortunate Son peut toutefois laisser envisager un autre parcours possible. Lorsque le joueur de Bioshock Infinite (2013) fait son chemin dans Shantytown, une partie de la ville de Columbia ravagée par la pauvreté et la révolution armée, il tombe sur une femme chantant avec ferveur un air spirituel, imperturbable parmi les effets sonores de tirs et d’explosions. L’auditeur averti reconnaîtra Fortunate Son dans la mesure où il en connaît bien les paroles et la mélodie. Dénuée de tout accompagnement instrumental, la chanson change d’identité générique pour être adaptée au contexte — une ville américaine en 1912 —, ce qui a pour effet de mettre en valeur le parallèle entre les mots et la situation narrative, et de souligner le triste sort des habitants du quartier. Il aura fallu un affranchissement de l’événement historique (bien que le lien avec le thème de la guerre soit conservé) et de la violence musicale du rock pour qu’une partie du commentaire social de Fogerty fasse son chemin dans le médium vidéoludique. Tout en donnant lieu à un certain retour aux sources, la reprise permet à la chanson de sortir du chemin tracé par quelques remplois de son enregistrement original, ouvrant ainsi de nouvelles voies sur lesquelles elle peut circuler.