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Introduction : Implantation du slam au Cameroun

Le slam est le nouveau visage de la poésie. Il émerge à Chicago, aux États-Unis, en 1984 grâce à l’Américain Marc Kelly Smith[1]. Ce dernier cherche à insuffler un nouvel élan au genre en pleine crise. Il crée des scènes ouvertes de poésie dans un bar de jazz du nom de Green Mill Tavern. Le public adhère immédiatement à la proposition. Son art scénique se propage au-delà des frontières géographiques et est désormais pratiqué dans le monde entier, notamment en Afrique, où il s’implante dans les années 2000[2].

C’est grâce à l’enseignante de nationalité française Kathy Amfray que le slam-poésie s’implantera au Cameroun[3]. Cette dernière, ayant suivi avec admiration la prestation du groupe de rap Ak Sang Grave[4], se rapprochera de lui en 2005 pour l’initier au slam. De là sera créé le premier atelier, à Fustel de Coulanges. En 2007, le collectif Grav de slav[5], sous la houlette de Kathy Amfray, organise la première compétition de slam camerounais. Le rappeur Stone, qui le pratiquait déjà sans le savoir, y participe et s’y fait connaître. En 2008, il présentera, en compagnie d’Ayrick Akam, son premier spectacle au Centre culturel français de Yaoundé (C.C.F.). Par la suite, d’autres générations verront le jour avec des artistes comme Aubin Alongnifal, Yanik Dooh et André Ngoah, qui sont les tout premiers à publier des textes de slam-poésie au Cameroun[6].Ce sont ces slameurs de diverses générations que l’on retrouve aujourd’hui sous le nom du collectif 237 Paroles[7] (figure 1). Ils se retrouvent pour des ateliers d’écriture et des prestations lors d’événements culturels, partageant leurs expériences les uns avec les autres.

Figure 1

237 Paroles, capture vidéo du Festival national des arts et de la culture à Yaoundé, 2016, par Mekem Zamboue Prosper.

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Cette contribution se propose d’interroger l’univers avant-gardiste du slam camerounais francophone en tant que pratique transfrontalière. À cet effet, l’approche intermédiale guidera notre analyse. Telle qu’elle est définie par le critique allemand Jürgen Müller, il s’agit d’un « axe de pertinence[8] » qui étudie les manifestations intermédiatiques, les interactions entre les médias aussi bien dans leur synchronie que dans leur diachronie, ainsi que leurs effets sur le récepteur et les liens qu’ils entretiennent avec leur contexte ou leur « milieu » social, historique et institutionnel. Sur la même lancée, les théoriciens camerounais Robert Fotsing Mangoua[9] et François Guiyoba[10]conçoivent l’intermédialité comme une grille d’analyse. L’un et l’autre proposent des modes opératoires qui nous serviront de bases méthodologiques. La démarche sera tripartite. Tout d’abord, nous montrerons que le slam-poésie camerounais est un hypermédia, la somme d’emprunts médiatiques. Nous énumérerons les différentes formes qu’il emprunte (arts oratoires, scéniques, musicaux, littéraires). Nous montrerons aussi comment il transgresse les barrières linguistiques à travers son usage du camfranglais. Par la suite, nous étudierons ses modes de médiation et de réception. Autrement dit, il s’agira d’interroger ses moyens de diffusion ainsi que sa place et son rôle[11]dans le contexte artistique camerounais. En fin de compte, ces éléments permettront de faire ressortir ce que Fotsing Mangoua appelle la « vision particulière du monde »[12] des slameurs camerounais.

1. Le slam camerounais : entre emprunts médiatiques et marginalité linguistique

Le slam camerounais est un hypermédia. Il emprunte à des médias distincts (oratoires, scéniques, musicaux, littéraires). En outre, l’hybridité médiatique qui le caractérise donne lieu à un langage transgressif. Les slameurs se servent très souvent du camfranglais, qui fait fi des barrières linguistiques.

Un hypermédia

Le slam-poésie n’est pas un média pur ou isolé, mais un hypermédia, c’est-à-dire la somme d’autres qui l’ont précédé. Fotsing Mangoua le définit comme « un agrégat de médias, leur lieu de rencontre et de croisement[13] ».Il met en coprésence plusieurs médias, des plus traditionnels aux plus modernes. À la base, il emprunte beaucoup aux arts oratoires. Le slameur, tout comme le conteur traditionnel, utilise sa voix. Il déclame un texte de manière éloquente devant son public. Cependant, il ne le fait pas comme le conteur. Il le slame. D’origine anglo-saxonne, ce terme signifie « claquer ». Il désigne la manière particulière dont la poésie est dite. D’où la qualification de slam-poésie. Le slameur cherche à agir sur son auditeur, à susciter en lui des émotions. C’est d’ailleurs pour intensifier cet effet qu’il préfère dire son texte a capella. À ce moment, il n’y a que sa voix qui occupe l’attention du vis-à-vis. Poète populaire et grand orateur, il a donc la charge de diffuser la poésie camerounaise, la rendant accessible à tous. Il s’insère dans la tradition de l’oralité, qui est garante de la culture et des valeurs sociales du terroir. À l’image des productions artistiques avec lesquelles il cohabite, il met un accent sur la parole qui définit et caractérise encore le sujet postmoderne camerounais[14].

Bien plus, il intègre le média que constitue la scène. Celle-ci est le lieu d’un partage d’émotions entre le slameur et celui qui l’écoute. Cette communion entre les deux protagonistes ne peut se faire que sur la scène de spectacle, notamment durant la performance. Il ne s’agit plus uniquement d’une poésie orale ou dite; cela va plus loin. La performance met en action un je énonciateur qui interagit avec son public. Hans-Thies Lehmann le dit ainsi : « L’immédiateté d’une expérience partagée en commun par l’artiste et le public constitue le noyau du performance art[15]. » Dès son entrée sur scène, le performeur capte l’attention de son vis-à-vis. Il entre en relation avec lui, à travers les sens. Il utilise des claques sonores dont le rythme interpelle l’ouïe du spectateur. Parfois, il fait appel au leitmotiv. C’est une expression vocale, une sorte de refrain qui revient le long du texte. Elle facilite son suivi et sa conduite. Chaque fois que le slameur l’annonce, le public la termine. Parfois, ce dernier n’attend plus le signal et anticipe les parties où elle doit être dite. Ainsi, les claques sonores et le leitmotiv sont des éléments qui rendent plus vivante la performance du slameur sur scène. Ils consolident le lien qui se tisse entre ce dernier et son public.

En dehors des éléments sonores, la gestuelle joue également un grand rôle lors de l’échange entre le slameur et son public. En effet, le performeur camerounais s’amuse avec son corps. Son regard, par exemple, interpelle directement le spectateur. Il trahit ses émotions et ses pensées. De plus, il va jusqu’à théâtraliser sa performance. Selon Catherine Grenier, la théâtralisation relève de « l’image performative[16] ». Les déplacements et les chorégraphies du slameur, les décors et les effets spéciaux, les accessoires et l’habillement concourent à une meilleure visibilité de l’objet. Grenier en conclut que ces installations visuelles, qu’elles soient scénographiques ou performatives, sont la preuve que l’art contemporain du 21e siècle promeut la souveraineté de l’image. Ainsi, les slameurs camerounais théâtralisent leurs actions afin de rendre leur performance plus vivante. Celle-ci est rendue plus réaliste et plus attrayante, au grand bonheur du public.

Figure 2

Yanik Dooh, Goethe Découverte :de l’écrit au dit, photographie, 10,52 × 11,71 cm.

© Goethe-Institut/L. May, Yaoundé, 2016. Avec l’aimable autorisation de Yanik Dooh

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La scène de slam est aussi le carrefour rhizomatique des arts et des médias. C’est le lieu de rencontre du divers. En effet, en même temps que le slameur dit et performe son texte, nous observons sur la même scène un peintre qui élabore un tableau, un danseur se laissant aller au rythme d’une musique jouée par un guitariste, un joueur de mvet, de balafon ou de sanza[17] (figure 2). Par ailleurs, il fait jouer des acteurs qui mimeront son texte, par exemple un couple attablé dans un restaurant, le sourire aux lèvres et s’échangeant des regards doucereux pour traduire une histoire d’amour (figure 3). Nous assistons là à un melting-pot artistique résultant de l’intervention au même moment de plusieurs arts. Le public est submergé par cet univers polyphonique et ludique. Il s’imprègne de ce monde spectaculaire et ne veut pas s’en détacher. Ainsi, le slameur camerounais convie d’autres disciplines sur sa scène. Il fraternise avec d’autres artistes, supprimant les frontières.

Figure 3

Yanik Dooh, Goethe Découverte : de l’écrit au dit, vidéo.

© Goethe-Institut/ L. May, Yaoundé, 2016. Avec l’aimable autorisation de Yanik Dooh

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Toutefois, le slam-poésie est d’abord un média écrit qui se plie à des modalités esthétiques. Le texte est écrit avant d’être performé sur scène. Il met en coprésence des modalités d’écriture sonores et visuelles. Les slameurs sont de grands rhétoriqueurs qui affectionnent les jeux de mots comme les calembours. C’est un travail sur le langage dans un but purement expressif. En effet, l’écrivain tire un certain plaisir à manipuler les mots. Ceux-ci lui permettent de produire des sonorités afin de créer une musicalité particulière. C’est le cas chez Dooh dans son oeuvre Le Je des /mo/. Ce recueil met en exergue une esthétique du son notoire. Nous y relevons de nombreuses itérations sonores. Dans « Le contemporain », par exemple, l’auteur joue sur les sonorités à travers les antinomies suivantes :« poésie contemporaine/poésie comptant pour rien, un contemporain/ne comptant sur rien, les promesses qu’on tend pour rien/les promesses comptant pour rien, sans compter sur rien/un con tend pour rien, un contemporain/comptant pour un »[18]. À travers ces jeux de mots, l’auteur expose le point de vue du commun sur le slam. Méprisé par ses contemporains, le slameur se dévoue de manière désintéressée à son art, car, pour lui au moins, sa parole compte. Ainsi, dans le texte de slam camerounais tout comme sur la scène slam, l’esthétique du son a une portée sémantique.

En outre, l’intratexte slamique camerounais est le lieu d’un foisonnement d’images. Pourquoi cette primauté accordée à la vue ? Horace, dans son Art poétique, principalement dans l’Épître aux Pisons, disait : « L’esprit est moins vivement frappé de ce que l’auteur confie à l’oreille, que de ce qu’il met sous les yeux, ces témoins irrécusables[19]. » C’est dire qu’Horace considérait la vue comme le sens le mieux capable de refléter la réalité. Pour lui, montrer une chose est beaucoup plus clair que la dire. D’ailleurs, il attribue à cette faculté humaine un caractère incontestable. Le slam camerounais donne lui aussi à voir. En cela, il est mimesis. Pour représenter des réalités, les slameurs ont recours à des images verbales, la plus usitée étant l’hypotypose. D’après César Dumarsais, on parle d’hypotypose « lorsque, dans les descriptions, on peint les faits dont on parle comme si ce qu’on dit était actuellement devant les yeux; on montre, pour ainsi dire, ce qu’on ne fait que raconter; on donne en quelque sorte l’original pour la copie, les objets pour les tableaux[20] ». En d’autres termes, cette figure de rhétorique essentiellement descriptive accumule des faits concrets pour donner au lecteur une impression de réel. Classée par Fontanier dans les figures dites « par imitation », elle se confond avec le rôle du peintre : « L’hypotypose peint les choses d’une manière si vive et si énergique qu’elle les met en quelque sorte sous les yeux, et fait d’un récit ou d’une description une image, un tableau, ou même une scène vivante[21]. » C’est dire qu’elle met sous les yeux du lecteur une chose animée ou non. Celle-ci semble exister réellement. André Ngoah l’emploie dans « Le photographe et la belle[22] », où il peint une femme à la beauté idyllique assise seule sur un banc public. Charmante, envoûtante, elle capte l’attention de tous ceux qui la regardent. Alors que le photographe grave son image sur photos, le slameur le fait dans son poème à travers les mots.

Ainsi, le slam-poésie camerounais est un hypermédia. Il s’agit d’une pratique polymorphe qui relève des arts oratoire, scénique, musical et littéraire. Elle migre aisément de forme en forme, ce qui fait qu’il est impossible de la cataloguer dans un média précis. C’est donc un espace intermédiatique de la traversée, de la mixité et de la diversité. Toutefois, elle transgresse également les frontières linguistiques. Les emprunts médiatiques qu’elle opère influent sur le langage utilisé.

Un parler marginal : le camfranglais

Les slameurs camerounais emploient le plus souvent un langage jeune et hors normes : le camfranglais. Augustin E. Ebongue et Paul Fonkoua le définissent comme « un parler composite né du contact entre le français, l’anglais, les langues camerounaises identitaires et d’autres langues africaines[23] ». Il s’agit d’une langue métissée. Le camfranglais est d’abord le produit des différentes influences coloniales du pays. Il résulte prioritairement du français et de l’anglais, qui sont les langues des anciens colons (venus de France et de Grande-Bretagne), devenues les langues officielles du Cameroun. Mais il récupère aussi les dialectes qui foisonnent dans le pays. C’est un sociolecte qui émerge dans le contexte urbain et qui est très utilisé par les jeunes Camerounais. Après l’accession du pays à l’indépendance, la population afflue vers les grandes villes à la recherche d’un mieux-être social (les savoirs scolaires, surtout universitaires, et un meilleur emploi)[24]. Yaoundé est assiégée par des citoyens venus d’horizons divers. Le camfranglais constitue, pour eux, un nouveau moyen d’expression qui fait le pont entre les langues allogènes imposées par les institutions nationales et les langues autochtones.

Souvent considéré comme une langue marginale[25], le camfranglais est pourtant le parler du commun des Camerounais. Il n’est donc pas étonnant de le voir récupéré par les slameurs. Yanik Dooh l’utilise beaucoup dans son oeuvre Le Je des /mo/. Sur le plan lexical, les mots anglais sont insérés dans le français standard. C’est le cas de life, name, phone dans les expressions « jouer ma life », « le même name » et « Frank au phone ». L’auteur récupère ces anglicismes pour exprimer d’autres réalités. L’expression « jouer ma life », par exemple, signifie risquer sa vie dans des jeux de hasard, principalement les jeux de cartes.

Par ailleurs, nous observons dans son recueil une désémantisation de certains mots du lexique français. Terre [tεr] et fumer [fyme] sont issus du français normalisé. Le premier est employé au masculin dans « le terre ». Il revêt plusieurs sens, différents du sens littéral. Dans l’expression « J’irai au terre jouer ma chance », il désigne le lieu où on joue clandestinement aux cartes. Mais il indique aussi le lieu privilégié des fumeurs de stupéfiants (mbanga, colle, chanvre, etc.). C’est un endroit de rencontre pour ces hors-la-loi, généralement situé dans les bidonvilles. Enfin, le terre peut désigner un espace de pouvoir, notamment dans l’expression « C’est mon terre ». Le locuteur veut dire que l’endroit lui appartient, car c’est lui qui y fait la loi. Il en est de même du verbe fumer dans l’expression « je les fume ». Il désigne le fait de gagner, de remporter la victoire face à son adversaire lors d’une partie de cartes. Le mot filon est aussi désémantisé dans l’expression « deux apéritifs de filon ». Il désigne désormais une sorte de cigarette composée d’herbe (chanvre indien, haschich, etc.). Il donne lieu au verbe filer dans « c’est cool de visiter Jah en filant ». Ce verbe signifie « fumer du filon ». C’est encore le cas d’égotripe, qu’on retrouve dans l’expression anglo-saxonne to be on an ego trip. Il signifie littéralement « être en voyage d’ego », c’est-à-dire se vanter, satisfaire son ego. Dans le hip-hop français, il désigne un style musical dans lequel le rappeur s’autoproclame. Il fait son éloge, vantant ses prouesses d’artiste. Dooh se le réapproprie dans l’expression « J’égotripe mon slam ». Il renvoie au fait de déclamer des textes qui le célèbrent en tant que slammaster, c’est-à-dire maître incontesté du slam. Ainsi, certains termes sont désémantisés, puis resémantisés par le slameur camfranglophone. Ce dernier leur assigne des significations autres que ce qui est communément admis en français ou en anglais.

Il se sert également de mots locaux issus de la langue vernaculaire, une manière d’inscrire son identité, ses racines dans son langage. C’est le cas avec Assiko [asiko], Edimo [edimo] et iwu [iwu]. L’Assiko est une danse traditionnelle bassa. À l’origine, elle est réservée aux initiés lors des cérémonies coutumières. Autrement dit, elle n’est pas ouverte à tous les usagers, car elle revêt un sens plus profond (danse de guérison, danse initiatique ou festive). Néanmoins, avec le temps, il est permis d’esquisser quelques pas de danse, même si on n’appartient pas à la communauté bassa. Edimo est un terme d’origine duala utilisé pour désigner un démon ou un mauvais esprit. Dooh l’emploie comme nom propre de personne pour nommer le poète. Il revêt donc une connotation méliorative dans son texte. Pour l’auteur, le poète Edimo est le porte-parole des démunis, celui qui dénonce les tares qui gangrènent la société. Iwu, quant à lui, provient du beti et signifie sorcellerie. L’expression « porter l’iwu » renvoie au fait d’être sorcier, de posséder un esprit démoniaque en soi. Dans « Dis-moi dix mots »[26], il permet à Dooh de marquer une distinction entre le rêve et la sorcellerie. Pour lui, le rêveur n’est pas un sorcier, comme il est communément admis, mais un individu à la quête d’un mieux-être. Ainsi, le slameur camerounais insère des langues vernaculaires dans le français normalisé. Il introduit un peu de lui et de sa culture dans cette langue à laquelle il ne s’identifie pas.

Toutefois, il va plus loin que la récupération de mots existants. Il utilise un vocabulaire natif du ghetto. Certains mots du camfranglais proviennent de la rue. C’est le cas de jambo [ӡãbo] et corater [korate], qui appartiennent au lexique du jeu. Le jambo est un jeu de cartes et d’argent que l’on pratique clandestinement dans la rue. Typiquement camerounais, il se pratique dans les marchés, les quartiers et même dans certains établissements scolaires. Corater signifie, dans le langage de la rue, gagner la partie lors d’un jeu de cartes. Il y a également le terme Jah [ӡa], qui est une des diverses dénominations de Dieu. Il s’agit d’une abréviation de Jéhovah ou Yaweh. Enfin, sisongho [sisõgo] désigne une broussaille pleine de hautes herbes qui sert de cachette, de refuge. C’est un lieu propice à l’illégalité (vente et achat de drogues, jeux d’argent, etc.).

Ainsi, le camfranglais fait partie intégrante du slam camerounais. Ce qui intéresse nos écrivains dans l’usage de ce parler urbain, c’est sa totale liberté et son ouverture aux minorités. Il est accessible aux marginaux, qui constituent une grande partie de la population. De plus, il transgresse les barrières qui distinguent les langues (langues officielles et vernaculaires). Quels sont donc les modes de diffusion et de réception du slam camerounais ? En d’autres termes, dans quels lieux les slameurs camerounais performent-ils ? Quels types de public les écoutent/voient ? Par le biais de quels supports et réseaux le slam camerounais circule-t-il ? Enfin, quels sont sa place et son rôle dans le contexte artistique camerounais ? Ce sont ces questions qui sous-tendront la suite de notre argumentaire.

2. Médiation et réception du slam camerounais

Le caractère intermédial du slam rend propices sa circulation et sa réception. En ce qui concerne les lieux de diffusion, les slameurs performent partout :dans les centres culturels (à l’Institut français de Yaoundé et de Douala, au Goethe Institut, au Musée La Blackitude et à la Case des Arts)et les établissements scolaires (écoles primaires, lycées, collèges et universités), lors d’ateliers de slam (au Musée La Blackitude chaque samedi après-midi), de spectacles (en 2011,Ali Bavard et les 40 Slameurs; en 2014,BBH, c’est-à-dire « Beignet, Bouillie, Haricot » du collectif 237 Paroles; en 2018,SLAM à Mode; et en 2019,Slam’Up de Lydol et Ulrich Takam), de festivals (en 2008,Couleurs urbaines; en 2011,Kamer Hip Hop au C.C.F. de Yaoundé; en 2018,leSalon international du livre; en 2019,les huitièmes de finale SLAMeroun à la Case des Arts et le FESTISOL ou Festival des Solidarités au Musée La Blackitude), de concours (le Grand slam national, qui a lieu chaque année depuis 2016), et même chez des particuliers (le Slam en Appart, imaginé par André Ngoah).Mais en dehors de ces lieux bien circonscrits, les slameurs organisent aussi des attentats verbaux[27]. Il s’agit de prestations qui se font sur les places publiques et dans les restaurants, où le public ne s’y attend pas. Leur objectif est d’acclimater les slameurs en herbe lors des ateliers. Les plus expérimentés les insèrent dans un environnement hostile pour évaluer leur capacité d’improvisation et d’imagination. Ainsi, le slam est ouvert à tous les milieux, ce qui favorise sa réception. Les slameurs ne ciblent pas uniquement les jeunes, mais aussi les personnes plus âgées et les néophytes. Ils disent un texte qui saura toucher leur public. Il peut s’agir de la simple « Bayamsellam[28] » dans la rue, ou alors de l’intellectuel dans une salle de spectacle.

Concernant les supports d’enregistrement, les slameurs camerounais utilisent des caméras amateurs et d’autres gadgets (téléphones portables, tablettes, etc.) pour conserver leurs prestations. Ensuite, ils les publient sur les réseaux sociaux (Facebook ouYouTube). Il faut savoir qu’ils font en fonction de leurs moyens financiers. La plupart du temps, ce sont des institutions culturelles reconnues (les Instituts français du Cameroun et le Goethe-Institut) qui prennent en charge la médiation de leurs performances lors des spectacles qu’elles organisent. Elles se chargent de l’enregistrement et de la diffusion sur leurs plateformes. De plus, certaines chaînes de télévision et stations de radio nationales diffusent leurs prestations : spectacles, concours et interviews.

Pourtant, le slam est encore mal reçu dans le monde artistique camerounais. Jérôme Cabot dira à cet effet :

Si le terme de minorité peut convenir à la scène slam, c’est parce que les slameuses et slameurs représentent de fait une part négligeable du corps social, parce que leurs discours constituants sont des voix vouées à rester marginales et très faiblement audibles dans la sphère des discours mondialisés et connectés, et enfin, parce qu’ils énoncent souvent des points de vue minoritaires, et revendiqués en tant que tels[29].

Les slameurs, très peu nombreux, peinent à être reconnus par les académies. Elles les considèrent comme des artistes mineurs, car la plupart d’entre eux n’ont pas reçu de formation appropriée. Certains n’ont même pas été au collège. Mais, quoi qu’on dise, ils ont un talent indéniable. Ils arrivent à rendre la poésie accessible au commun. Ainsi, l’hétérogénéité de cette pratique est un atout. Les slameurs camerounais emploient de nombreux supports de diffusion pour faire connaître leur art. On le retrouve partout, dans les salles de spectacle, dans les livres, à la télévision, à la radio, sur Internet, mais aussi dans la rue. Par le biais de ses différentes médiations, il se propage à l’intérieur et à l’extérieur du pays, anéantissant les barrières sociales et géographico-culturelles. Dès lors, quelle vision du monde les slameurs camerounais véhiculent-ils à travers ces canaux de diffusion ? Quelles postures adoptent-ils dans le grand débat frontalier ?

3. Postures et vision du monde des slameurs camerounais : un discours de la transfrontalité

Les slameurs camerounais propagent leurs idéaux à travers cet art polymorphe. Ils s’expriment, par exemple, sur la question de l’immigration[30]. Yanik Dooh, Aubin Alongnifal et André Ngoah, entre autres, ont des perspectives assez singulières sur le phénomène migratoire au Cameroun. Dooh pense que les jeunes Camerounais préfèrent s’exiler de leur pays plutôt que d’y vivre comme des prisonniers. C’est ce que nous observons dans son poème « Chanson de l’exilé » :

J’aime mieux l’odeur de l’exil

Qu’un bon couvert de geôle

Je préfère donner mon cou

À la douceur de la lame du bourreau

Au désert et ses multiples coups

Qu’à une bonne soupe derrière les barreaux

J’aime mieux l’odeur de l’exil[31]

Pour lui, l’État est un geôlier qui enserre de manière égoïste son peuple. Il remet en cause le système politico-social de son pays, qui soumet les citoyens dans une sorte d’aisance chimérique. Le gouvernement camerounais les prive de leurs droits et les garde en captivité. Dès lors, il semble préférable pour ceux-ci de partir, même si pour cela ils doivent errer et risquer leur vie dans les méandres migratoires. Ils s’exilent afin de préserver leurs droits et libertés.

Aubin Alongnifal adopte également une posture sur le sujet dans sa stance « Le Clandestin ». Ce dernier évoque les raisons pour lesquelles les jeunes Camerounais décident de tourner le dos à leur pays, affrontant le désert ou la mer, mettant en péril leur vie. Pour lui, ils s’en vont à l’aventure, laissant famille et amis, à la recherche du bonheur et d’un mieux-être social. Ils espèrent trouver ailleurs ce que leur pays leur refuse : pouvoir bénéficier des droits humains primordiaux que sont la liberté, la sécurité, un environnement sain, la dignité, la justice et l’équité sociale. Malheureusement, la mauvaise gestion du pays par leurs dirigeants, et ce, depuis des décennies, ne leur donne aucun espoir de changement. En réalité, la situation s’aggrave de jour en jour, plongeant le pays dans le chaos. Chômage, pauvreté, sectes sataniques sont leur lot. Tout ce qui leur reste à faire, c’est de partir, car l’eldorado occidental, au moins, leur promet beaucoup mieux, comme on peut le juger dans ces lignes du poème :

On lui a dit que là-bas, tout est beau
Il fait toujours bon vivre.
Le bonheur n’est pas pied-bot
Tout le monde a droit aux vivres.
Il y a de l’argent pour tous,
Si bien qu’on peut même se tourner les pouces.
[…]

Il dit qu’il traversera des déserts
Laissant derrière lui la misère.
Là-bas, il y a des gratte-ciel avec des ascenseurs,
Des stations de métro, des TGV, du travail pour le chômeur…[32]

C’est dire que les jeunes Camerounais considèrent l’Europe comme un paradis terrestre qui peut leur offrir tout ce qu’ils désirent. Là-bas, ils s’attendent à trouver le bien-être social, la liberté, de l’argent et, surtout, un emploi digne. Ainsi, ils préfèrent périr de manière anonyme dans les mers ou les déserts à la quête du bonheur.

D’autre part, les slameurs camerounais promeuvent le vivre-ensemble, la coexistence pacifique des culturèmes africains et occidentaux. C’est le cas dans « Homosexuel[33] », où André Ngoah présente le dualisme culturel entre Noirs et Blancs à travers le couple antinomique polygamie-homosexualité. Pour lui, la polygamie fait partie des moeurs africaines, et l’homosexualité est une pratique d’origine occidentale. Par conséquent, tout comme le Camerounais a fini par accepter la différence de l’étranger, celui-ci doit en faire autant. La polygamie, qui revêt une base légale au Cameroun comme l’homosexualité en Europe, doit, en ce qui le concerne, être acceptée par le reste du monde. Il s’agit d’une réalité socioculturelle qui fait la particularité de ce pays. Ainsi, les slameurs camerounais font la promotion d’une migration culturelle plus profonde qui va au-delà du simple partage de territoires. Chaque contrée a ses perceptions culturelles. La mobilité ou le déplacement d’un lieu à un autre implique également un changement des mentalités, des attitudes[34]. Il est donc question d’une acceptation des choix et des croyances de l’Autre. Chacun se doit de comprendre la différence de son vis-à-vis, car c’est réellement cela, le vivre-ensemble, qui permettra l’éradication du racisme et de la haine.

Ainsi, le slam est un moyen d’expression à travers lequel les auteurs propagent leur vision du monde. Il leur permet d’aborder un sujet d’actualité : le phénomène de l’immigration. D’après eux, l’État est en grande partie responsable de l’errance des jeunes Camerounais. Ces derniers préfèrent aller à l’aventure, quoi qu’il leur en coûte, plutôt que de rester à souffrir dans leur pays. Par ailleurs, ils prônent un changement des attitudes. Ils appellent à l’ouverture au monde, à d’autres cultures[35].Les slameurs camerounais tiennent donc un discours de la transfrontalité. Pour eux, les frontières, qu’elles soient formelles, linguistiques, sociales ou géographico-culturelles, peuvent être transcendées.

Conclusion

La thématique transfrontalière est spécifique au slam camerounais. Sur le plan formel, il s’agit d’un hypermédia qui associe des médias distincts. Il emprunte aux arts oratoire, scénique, musical et scriptural. Le slameur, amoureux du son, se plaît à jouer avec les mots, créant des rythmes inédits. Il cherche à captiver l’attention de son public, à susciter en lui des émotions. Mais son art est aussi figuratif. À travers des images verbales (hypotyposes), il l’introduit dans son univers socioculturel. Dès lors, ces interactions et ces hybridités médiatiques trahissent un langage transgressif (le camfranglais) à travers lequel il s’exprime librement, sans considération des frontières. Elles facilitent également la circulation de sa parole sur divers supports et réseaux de diffusion, ce qui lui permet d’atteindre un large public. Il propage ses idéaux à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, promouvant le vivre-ensemble et l’acceptation de l’Autre. Il ne s’agit plus de se mettre des barrières, qu’elles soient physiques ou symboliques. L’heure est au dépassement des « frontières ».