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Introduction

Pour les entreprises à but lucratif, c’est à travers le concept de responsabilité sociale (RSE) que se propagent les idées du DD. La RSE concerne les activités qui contribuent au développement durable, c’est-à-dire à l’intégration des aspects économiques, sociaux et environnementaux aux modèles de gestion pour assurer la pérennité des entreprises (Jenkins, 2009), mais aussi pour agir positivement sur la société et l’écosystème. Les recherches s’intéressant aux comportements des entreprises en lien à ces changements paradigmatiques sont en croissance depuis ces vingt dernières années, mais la plupart d’entre elles centrent leur attention sur les grandes entreprises (Jenkins, 2004 ; Williamson, Lynch-Wood et Ramsay, 2006) et supposent une similitude comportementale entre ces dernières et les PME. Pourtant, il est admis que les PME ne sont pas des copies réduites des grandes entreprises (Tilley, 1999). Elles sont distinctes autant dans leurs modèles de gestion que dans leurs modes d’action (Fisher, Geene, Jurcevie, McClintock et Davis, 2009 ; Jenkins, 2009).

En ce sens, les comportements des PME liés à la RSE et au DD, devraient être abordés en considérant leurs caractéristiques particulières. C’est ce qu’a fait un nombre restreint, quoique grandissant, de chercheurs depuis une dizaine d’années. Leurs travaux, souvent réalisés à travers des études de cas, ont permis d’observer que les valeurs des dirigeants sont le moteur de leur engagement sur cette voie (Paradas, 2007), alors que le manque de temps, de connaissances, de ressources humaines et financières, en sont les principaux freins (Berger-Douce, 2007 ; Lawrence, Collins, Pavlovich et Arunachalam. 2006). Ils ont aussi fait ressortir un ensemble de retombées positives associées aux actions de certaines PME adoptant des pratiques de RSE (Jenkins, 2009). D’autres suggèrent toutefois certaines remises en question alors que des contraintes réglementaires fortes peuvent créer un paradoxe, où le développement durable peut menacer la survie de l’entreprise (Polge et Temri, 2009). Malgré ces quelques avancées, le corpus de connaissances demeure pauvre par rapport à ce qui se fait à propos de la grande entreprise et en proportion de la place occupée par les PME dans l’économie.

Considérant justement l’importance des PME dans toutes les économies – elles représentent 99 % des entreprises, engagent 66 % des travailleurs (Industrie Canada, 2013) et contribuent à hauteur de 70 à 80 % aux impacts négatifs sur l’environnement (Williamson, Lynch-Wood et Ramsay, 2006) –, des recherches spécifiques sur leurs profils et comportements face à l’enjeu du DD permettront d’identifier les facteurs ou déterminants qui favoriseraient leur engagement à cet égard.

Cette reconnaissance des caractéristiques des PME sensibles et engagées sur la voie du DD constitue le principal objectif de notre recherche. Il s’agit d’une rare étude d’envergure (314 PME) qui vise à identifier les déterminants possibles de l’engagement en observant les caractéristiques particulières des PME sensibles à cet enjeu. Notre étude n’a donc pas pour intérêt de poursuivre les débats sur les comportements spécifiques des petites et des grandes entreprises. Le peu de recherches réalisées sur les PME confère à notre étude un caractère exploratoire et il nous sera dès lors permis de puiser, dans différents travaux, des variables ou des facteurs qui seraient susceptibles de nous aider à mieux comprendre les profils des entreprises mobilisées sur ces questions.

La prochaine section sera consacrée à la définition de notre cadre conceptuel, qui sera suivi des aspects méthodologiques de notre étude. Suivront la présentation et une discussion des résultats, ainsi que les conclusions, les limites et les avenues pour les recherches futures.

1. Définition d’un cadre conceptuel

1.1. La sensibilité des PME au DD

Le développement durable suggère l’adoption d’activités économiques qui respectent les capacités et les limites environnementales et qui participent du même coup au mieux-être social et au développement humain. Depuis quelques années, et notamment avec les travaux sur la définition de la norme internationale ISO 26000[2], le modèle de développement durable à triple objectif (triple bottom line) est véhiculé auprès des entreprises par le concept de « responsabilité sociale des entreprises » (RSE) :

« La responsabilité d’une organisation vis-à-vis des impacts de ses décisions et activités sur la société et sur l’environnement, se traduisant par un comportement éthique et transparent qui :

  • contribue au développement durable, y compris à la santé et au bien-être de la société ;

  • prend en compte les attentes des parties prenantes ;

  • respecte les lois en vigueur tout en étant en cohérence avec les normes internationales de comportement ;

  • est intégré dans l’ensemble de l’organisation et mis en oeuvre dans ses relations »

    (ISO 26000, 2010, art. 2.18).

Cette conception de la RSE domine aussi la littérature portant spécifiquement sur les PME. En ce sens, une PME qui est sensible aux considérations liées au DD et à la RSE[3], en est une qui reconnaît, outre les impératifs économiques, l’importance de prendre en compte les enjeux sociaux et environnementaux et les retombées ultérieures des choix managériaux, le tout dans le respect des lois et des normes en vigueur. C’est la sensibilité des PME à cette conception managériale qui nous intéresse.

Pourquoi cette attention particulière à la sensibilité plutôt qu’à l’engagement dans des comportements concrets des PME ? Bien que les PME ne soient pas absentes du mouvement engagé sur la voie de la RSE et du DD (Berger-Douce, 2011), il y a peu de PME qui ont clairement intégré ces dimensions à leur stratégie, et celles qui le font ne mènent, la plupart du temps, que des actions isolées en ce sens (Cabagnols et Le Bas, 2008). De fait, la question de la transposition dans l’action de dispositions favorables envers les dimensions de la RSE demeure complexe, notamment parce que les actions de RSE des PME sont encore analysées à l’aune des critères applicables aux grandes entreprises (Battisti et Perry, 2011). Certaines études portant spécifiquement sur les PME n’observent aucun lien entre l’attitude et la probabilité de s’engager concrètement, ou encore avec la performance réelle (Schaper, 2002). D’autres indiquent une influence véritable, parfois circonscrite à des actions particulières (Gadenne, Kennedy et McKeiver, 2009), parfois, et c’est à souligner, sans égard aux coûts ou à la réglementation en vigueur (Cassells et Lewis, 2011). Nous savons toutefois qu’en amont de l’adoption de bonnes pratiques doit se trouver une sensibilité aux enjeux, cette sensibilité pouvant être considérée comme un indicateur précurseur d’un engagement concret et futur (Naffziger, Ahmed et Montagno, 2003 ; Moquet et Pezet, 2006 ; Kuckertz et Wagner, 2010). Cela est d’autant plus fondé lorsqu’est adoptée une représentation de la RSE de type volontariste, celle qui domine encore en Amérique du Nord (Gendron et Girard, 2013). Selon cette approche, les pratiques de DD mises en place dans les entreprises relèvent du choix volontaire et délibéré des gestionnaires.

1.2. Les enjeux liés au DD et aux PME

Depuis Wood et Jones (1995), il est théoriquement admis que ce sont les parties prenantes (stakeholder) qui sont les porteurs de revendications que doivent considérer les entreprises lorsqu’elles s’engagent sur la voie de la RSE ou du DD (Dontenwill, 2005 ; Labelle et Pasquero, 2006). En adoptant une perspective RSE, les grandes entreprises, tout comme les PME, se placent en situation d’interaction avec les parties prenantes, qu’il s’agisse des employés, des clients, des partenaires d’affaires, des syndicats, des résidents voisins, des bailleurs de fonds ou des représentants des gouvernements, qui sont autant d’acteurs sociaux affectés ou affectant l’organisation (Freeman, 1984).

Selon cette perspective, ces parties prenantes jouent trois rôles (Wood et Jones, 1995). Tout d’abord (1) comme « source d’attentes », elles définissent les enjeux à considérer et les normes à respecter par les entreprises. En quelque sorte, elles établissent les principes de responsabilité sociale. Puis (2), puisqu’elles sont aussi affectées par les agissements de la firme, elles évaluent les actions de cette dernière ; (3) cette évaluation, dans une forme de processus circulaire, vient influencer la définition ultérieure de la RSE qui évoluera au rythme des relations entre les parties prenantes.

Depuis quelques années, il est convenu de distinguer entre les parties prenantes économiques, sociales, et environnementales pour respecter le référent « durable » dans lequel s’inscrit maintenant la RSE[4] (Dontenwill, 2005). La liste suivante, non exhaustive, illustre bien la teneur des questions qui se trouvent négociées entre les acteurs, particulièrement en contexte PME.

Tableau 1

Teneur des enjeux pour différentes parties prenantes de la PME

Teneur des enjeux pour différentes parties prenantes de la PME
Source : Borga, Citterio, Noci et Pizzurno (2009) ; Berger-Douce (2007) ; Longo, Mura et Bonoli (2005).

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Cette perspective liant la RSE au modèle des parties prenantes est moins pertinente lorsqu’il est question de sujets environnementaux en contexte de PME, car les porteurs de ces enjeux (écologistes, groupes de pression), faute de ressources et de moyens, canalisent surtout leur énergie et leurs interventions auprès des grandes entreprises. Comme le titrent Delchet, Gondran et Brodhag (2007, p. 121), « La prise en compte des parties intéressées est une condition nécessaire de la responsabilité sociétale des entreprises, mais non suffisante », surtout lorsqu’il est question d’environnement à long terme, tels que les changements climatiques ou la lutte contre l’effet de serre, qui ne sont pas toujours portés par des parties prenantes auprès des PME. C’est alors que le critère concernant le respect des normes internationales de comportement, suggéré par ISO 26000 (2010), prend tout son sens. C’est d’ailleurs à partir de ces normes que les auteurs suivants ont identifié les dimensions environnementales pertinentes qui doivent être considérées par les PME voulant adhérer au DD.

Tableau 2

Dimensions environnementales à considérer dans le DD

Dimensions environnementales à considérer dans le DD

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Ces exemples d’enjeux économiques et sociaux combinés aux problématiques environnementales véhiculées à travers les normes internationales, nous fournissent les éléments nécessaires pour construire différents indices qui permettront de vérifier le niveau de sensibilité des entrepreneurs aux influences du DD. Ils formeront les variables dépendantes dans notre modèle de recherche.

1.3. Les déterminants potentiels de la sensibilité des PME au DD

Pour organiser la recension des écrits au sujet des déterminants potentiels, nous suggérons le regroupement de variables en distinguant entre les facteurs contextuels, organisationnels et individuels. Ce regroupement de facteurs s’inscrit dans le sillon d’un texte fondateur en RSE, celui de Donna Wood en 1991, qui, s’appuyant sur l’état de la connaissance d’alors, a précisé théoriquement que les principes de RSE sont établis au plan contextuel par la société, ses systèmes sont incarnés au plan organisationnel par les demandes des parties prenantes dont tiennent compte les entreprises à travers leurs politiques et leurs programmes, et sont interprétés au plan individuel par le gestionnaire. La classification des déterminants de la RSE selon ces trois plans a fait école et a souvent été reprise dans les travaux sur le sujet, par exemple par Lepoutre et Henne (2006) et par Blombäck et Wigren (2009).

Ainsi, selon une grille d’analyse à trois niveaux, nous relevons d’abord les déterminants externes qui exercent une influence tangible sur la motivation de la PME et de son dirigeant à intégrer les propositions du DD (facteurs contextuels). Puis, nous nous intéressons aux déterminants qui établissent les capacités d’une organisation à adopter des pratiques de DD (facteurs organisationnels). Enfin, nous distinguons les déterminants personnels qui agissent sur les intentions du dirigeant envers les attentes qui lui sont adressées pour conserver la légitimité de son organisation (facteurs individuels). Cette distinction entre les facteurs contextuels, organisationnels et individuels est une proposition théorique qui se traduit par l’hypothèse suivante :

Hypothèse : La sensibilité des PME au sujet du développement durable dépend de facteurs contextuels, de facteurs organisationnels et de facteurs individuels où :

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Les déterminants signalés dans ce tableau émanent des travaux qui présentent l’état des connaissances à propos de l’enjeu du développement durable et de ses composantes (environnementales et sociales) en lien avec les PME. Ils ne sont pas exhaustifs, mais ils sont néanmoins les plus fréquemment identifiés dans les écrits sur le sujet.

Les facteurs contextuels

Le concept de légitimité sociale, tel que défini par Wood (1991), s’appuie sur l’idée que la société définit ce qui est attendu de l’entreprise. Les attentes varient selon les contextes nationaux et régionaux. L’école de la contingence, popularisée par Mintzberg (1982), défend aussi l’idée que les organisations se structurent notamment en relation avec leur contexte d’affaires. Ainsi, pour une entreprise donnée, les déterminants contextuels définissent la toile de fond des obligations et des perceptions acceptées en matière de DD.

La localisation des PME est notre premier déterminant contextuel. Comme Matten et Moon (2008) l’ont démontré en comparant l’expression de la RSE d’entreprises américaines et de sociétés européennes, les choix en cette matière relèvent en grande partie du contexte d’opération. Pour comprendre le choix des pratiques de RSE, ces auteurs proposent une analyse des systèmes politiques et financiers, des approches de l’éducation et du travail, de même que de la culture locale. Certaines régions, en raison de leur culture particulière, de leur structure industrielle, de leurs leaders, de leurs systèmes politique et judiciaire, peuvent inciter, voire contraindre les PME à adhérer aux règles du DD. C’est ce qu’ont fait ressortir Spence, Jeurissen et Rutherfoord (2000) et Vives (2006) en comparant les attitudes et comportements de PME de différents pays. Albareda, Lozano et Ysa (2007), dans une analyse des politiques publiques de RSE de 15 gouvernements européens, notent aussi que chaque système national implique des relations différentes entre les entreprises et les gouvernements, relations qui favoriseront ou non l’adoption de comportements de RSE. Tang et Tang (2012) ont montré que les liens entre l’entreprise et les parties prenantes sont différents en Chine de ce qu’ils sont dans les sociétés occidentales.

Ces variations peuvent aussi s’observer d’une région à l’autre au sein d’un même territoire politique (Perrini, Pogutz et Tencati, 2006) selon la densité d’entreprises, la structure économique et l’importance de la grande entreprise. Ces différences structurelles ont jalonné les histoires et les cultures régionales et peuvent expliquer des attitudes et des comportements distincts à propos de la RSE et du DD au sein d’un même pays. Berger-Douce et Courrent rappellent d’ailleurs que le développement durable est « avant tout une démarche ancrée dans des réalités locales, bien délimitées géographiquement » (2009, p. 163), notamment parce que la gestion des PME est avant tout une gestion de proximité.

Ce ne serait donc pas tant la localisation comme telle, mais bien le degré d’implication locale des entreprises qui impulserait les actions de RSE (Blombäck et Wigren, 2009). Del Baldo (2009) défend l’idée que si l’intérêt des PME pour la RSE est bien influencé par le territoire d’opération, son expression dépend du lien de l’entreprise avec ce territoire. On pourra comprendre par exemple que les entreprises localisées dans des régions éloignées à faible densité de main-d’oeuvre puissent manifester un intérêt plus grand pour certaines actions afin de retenir leur personnel. Aussi, lorsque la région est dotée d’un faible nombre d’entreprises, leurs dirigeants vont généralement s’impliquer dans leur communauté, puisque leur rôle dépasse largement le cadre économique (Labelle et Pasquero, 2006).

Cette observation sur l’importance du territoire géographique renvoie à notre deuxième déterminant contextuel, le niveau d’internationalisation de la PME. Étant exposées à des différences culturelles, des réglementations diverses, des conditions de travail particulières et aussi à une certaine variabilité dans le respect des droits de l’Homme, les PME actives sur la scène internationale pourraient exprimer un niveau accru de sensibilité et d’engagement dans les pratiques de DD (Blombäck et Wigren, 2009).

Les conditions d’opération jouent aussi selon le secteur d’activité, notre troisième déterminant contextuel. Battisti et Perry (2011) ont observé que les pressions externes s’exercent différemment sur les PME selon les sous-secteurs industriels. Bradford et Fraser (2008) observent également que les perceptions et comportements des PME sont consistants au sein des sous-secteurs. Perrini, Russo et Tencati (2007) constatent la même cohérence entre la forme que prennent les stratégies de RSE et l’appartenance à un secteur d’activité.

Cette uniformité de perception et de stratégies selon les sous-secteurs économiques relève en partie de la tangibilité des activités, notre quatrième déterminant. Plus une activité économique est polluante, plus elle est tangible. Il semble aller de soi que les secteurs les plus polluants subiront les pressions les plus sérieuses, qu’il s’agisse, par exemple, de pressions réglementaires ou provenant de la société civile. Perez-Batres, Miller, Pisani, Henriques et Renau-Sepúlveda (2012) indiquent qu’au Mexique, ce sont les firmes des secteurs les plus polluants qui se consacrent le plus sérieusement aux mesures antipollution tout en communiquant de manière plus transparente que les secteurs moins tangibles. En matière de management environnemental, Uhlaner, Berent-Braun, Jeurissen et Wit (2011) démontrent les liens existant, sans équivoque, entre tangibilité et pratiques au sein des firmes néerlandaises. Longo, Mura et Bonoli (2005) notent cependant que la nature et la force des influences poussant les entreprises à des pratiques de RSE varient non seulement selon le secteur d’activité, mais aussi selon le territoire.

Les liens d’interdépendance interviennent également dans la relation entre la PME et ses donneurs d’ordre. Nous considérons donc la position de la PME dans la chaîne de valeur comme un cinquième déterminant contextuel. Selon la position de l’entreprise dans la chaîne de valeur, et selon les orientations du donneur d’ordre, la PME pourra être incitée, ou non, à adopter des pratiques de RSE. Brammer, Hoejmose et Millington (2011) notent par exemple que la gestion environnementale des PME se trouve influencée par les pressions provenant des entreprises dont elles sont les sous-traitantes, plus que par la réglementation souvent conçue en fonction de la grande entreprise. Dans une étude effectuée en Australie, Gadenne, Kennedy et McKeiver (2009) parviennent à une conclusion semblable, démontrant que les PME sous-traitantes développent, sous les exigences de leurs clients, une perception des avantages à tirer de leur gestion environnementale. Williamson, Lynch-Wood et Ramsay (2006) considèrent aussi la pression exercée sur les PME, remarquant que l’économie de marché n’encourage pas les actions volontaires en matière de RSE, considérées comme coûteuses. Selon leurs données, les pressions des clients visent la performance économique avant tout et ne soutiennent pas les démarches de PME qui autrement pourraient souhaiter entreprendre des activités de RSE.

Les facteurs organisationnels

Les facteurs organisationnels, encore plus que les facteurs contextuels, révèlent les spécificités de la PME en matière de RSE. Les PME, de par leur nature et leur organisation, présenteraient d’emblée une plus grande sensibilité aux enjeux de la responsabilité sociale du fait de leur proximité naturelle avec la population et les autorités locales. Comme le remarque Longo, Mura et Bonoli (2005), les PME seraient « socialement responsables sans le savoir ».

La taille de l’entreprise demeure l’un des déterminants organisationnels les plus souvent évoqués. Torugsa, O’Donohue et Hecker (2011) ont trouvé qu’il existait une association positive entre la taille et l’adoption d’une attitude proactive envers la RSE. Les PME de tailles diverses ne seraient pas pour autant « égales » en matière de RSE. Les PME de plus grande taille auraient ainsi une sensibilité plus développée que les PME de petite taille (Cabagnols et Le Bas, 2008 ; Perrini, Russo et Tencati, 2007). Les PME de plus grande taille percevraient, mieux que les micros et petites entreprises, les avantages qu’elles peuvent obtenir des pratiques de RSE, en les intégrant dans une vision stratégique (Brammer, Hoejmose et Millington, 2011 ; Cassells et Lewis, 2011). Plus visibles, elles pourraient être contraintes de le faire, ne serait-ce que pour se rendre attrayantes auprès des travailleurs potentiels, en plus de devoir développer une image et un avantage concurrentiel (Hénault et Lemoine, 2008). D’ailleurs, la petite taille d’une entreprise pourrait diminuer l’intérêt à s’investir dans les pratiques de RSE, puisque de telles actions seraient, selon leurs dirigeants, trop modestes pour causer des impacts sérieux (Battisti et Perry, 2011). Les perceptions du DD, mais aussi les comportements de RSE, varieraient donc selon la taille (Bradford et Fraser, 2008 ; Brammer, Hoejmose et Millington, 2011) en fonction de la disponibilité plus ou moins importante des ressources à allouer de façon discrétionnaire à de telles actions (Perez-Batres et al., 2012). Prise seule en considération, la taille ne constituerait pas un facteur déterminant fin (Schaper, 2002), ni même un facteur prédictif de l’adoption de pratiques RSE spécifiques (Blombäck et Wigren, 2009). Cependant, elle constitue, sans contredit, un indicateur de ressources disponibles (Battisti et Perry, 2011), et, comme telle, doit être envisagée comme un déterminant organisationnel utile, surtout lorsqu’examinée en conjonction avec d’autres facteurs (Uhlaner et al., 2011).

Un deuxième déterminant organisationnel, la structure de propriété, est l’un de ces facteurs. Puisque dans la plupart des PME, l’entrepreneur est l’unique propriétaire, il peut choisir de redistribuer une partie des profits de l’entreprise à sa guise (Spence, 2007), sans se soucier de l’avis d’autres propriétaires. Parmi les choix possibles, la philanthropie et de meilleures conditions de travail pour ses employés (parfois membres de sa famille), sont des gestes qui s’inscrivent en liens avec le DD et la RSE. En ce sens, la structure à propriétaire unique pourrait être favorable à une sensibilité accrue à la RSE. Cette attitude pourrait aussi révéler un effet de pérennité, puisqu’une structure de propriété concentrée permet d’envisager plus facilement l’adoption de projets à long terme, ce que sont les projets de développement durable (Delchet, 2006). De même, les PME au sein desquelles l’influence familiale est fort prononcée possèderaient une plus forte inclination à adopter des pratiques de management environnemental pour des raisons d’interrelations locales, mais aussi pour le maintien de la réputation de la famille ; Uhlaner et al. (2011) soulignent que ceci est vrai dans le cas de PME impliquant trois propriétaires ou plus provenant de la même famille. Blombäck et Wigren (2009) notent que la structure de propriété influence aussi la vitesse de déploiement et la forme que prennent les activités de RSE d’une entreprise.

La performance économique de la PME constitue le troisième déterminant organisationnel. Une performance forte permet de dégager des ressources financières qui pourront être allouées à des activités dont le rendement peut mettre un certain temps à se matérialiser. Or, le manque de ressources financières adéquates serait l’un des principaux freins à l’adoption de pratiques de DD par les PME (Brammer, Hoejmose et Millington, 2011). Cela implique que la présence de ressources discrétionnaires (« slack resources ») (Reverte, 2009) pour financer ces pratiques serait une condition sine qua non à leur engagement (Berger-Douce, 2007 ; Gadenne, Kennedy et McKeiver, 2009). Lepoutre et Henne (2006) font l’analyse suivante : le manque de ressources discrétionnaires entraîne une plus grande difficulté à s’engager dans des actions de responsabilité sociale qui n’amènent pas d’avantages immédiats, requièrent des changements systémiques dans l’entreprise ou en transcendent les fonctions. Si cette limitation affecte plus particulièrement les petites entreprises, le principe demeure valable pour toutes. Gadenne, Kennedy et McKeiver (2009) ont trouvé que le manque de ressources influence non seulement les actions et les attitudes des PME en matière d’environnement, mais aussi leur compréhension et leur connaissance des variables associées aux problématiques environnementales et à la gestion de l’environnement.

Une dimension cognitive s’attache aussi au quatrième déterminant organisationnel, l’âge de la PME. En effet, l’âge de la PME fournit une indication sur ses valeurs, reflets de l’époque à laquelle elle a été fondée, et des représentations mentales qui sont partagées dans l’entreprise. En ce sens, les entreprises plus jeunes devraient être plus réceptives au DD et à la RSE que les plus âgées puisque ces enjeux sont éminemment contemporains (Cabagnols et Le Bas, 2008). D’autre part, plus une PME est âgée, plus elle aura eu le temps d’acquérir une expérience en matière de RSE, expérience qui pourrait affecter sa perception des avantages que sa pratique procure. Cependant, aucune association positive n’a été observée entre la durée de l’expérience en RSE d’une PME et sa perception des avantages qu’elle procure ou même l’adoption de pratiques proactives en cette matière (Torugsa, O’Donohue et Hecker, 2011). L’âge de la PME constitue pourtant un indicateur possible de ses comportements stratégiques, notamment en matière d’innovation (Tang et Tang, 2012).

Peu importe le champ d’intervention, les pratiques de RSE comportent un aspect innovant. La capacité d’innovation de la PME constitue donc un cinquième déterminant organisationnel. Les PME qui présentent des caractéristiques d’entreprises innovantes sont plus enclines à s’engager intensément dans le DD (Spence, Ben Boubaker et Ondua Biwolé, 2007 ; Bos-Brouwers, 2010). Par exemple, comme l’ont remarqué Uhlaner et al. (2011), il existe un lien positif entre le fait de favoriser l’innovation et l’adoption de pratiques de gestion environnementale au sein des PME néerlandaises. Les PME innovantes seraient plus ouvertes aux nouvelles tendances et mieux informées à leur sujet. Elles seraient aussi moins conservatrices et plus volontaires face aux nouvelles pratiques managériales, étant habituées à travailler dans des contextes de nouveauté et de renouvellement, de sorte qu’elles savent gérer leur implantation et les risques inhérents.

Les facteurs individuels

Finalement, les orientations des PME étant fortement liées à celles de leur dirigeant principal, il faut s’attendre à ce que leurs pratiques soient dépendantes du profil de celui-ci[5]. Dans l’état actuel de la recherche, tout comme pour les facteurs contextuels et organisationnels, les interrelations entre facteurs individuels et engagement envers le DD demeurent encore à expliquer. Les caractéristiques du dirigeant de PME influencent bel et bien le comportement de son organisation en matière de responsabilité sociale, mais la portée de cette influence varierait selon le type de dirigeant (Lepoutre et Henne, 2006). Or, pour définir le type de dirigeant, il faut s’intéresser à l’interaction de plusieurs caractéristiques entrepreneuriales, et pas seulement aux caractéristiques personnelles.

Notre premier déterminant individuel, le genre, illustre bien ce questionnement ouvert au sujet du rôle des facteurs personnels dans les pratiques de RSE. Il a été suggéré que les femmes seraient plus sensibles que les hommes aux enjeux de DD, et accorderaient plus d’importance aux responsabilités environnementales et sociétales des entreprises (Lämsä, Vehkaperä, Puttonen et Pesonen, 2008 ; Schaper, 2002), ce qui serait en parfaite harmonie avec leur style de gestion. Selon Riebe (2005, cité dans Carrier, Julien et Menvielle, 2006), les femmes seraient davantage favorables à une gestion des ressources humaines de type « maternelle » plutôt qu’autoritaire. Leur recherche de consensus et de ralliement vers des objectifs communs les prédisposerait à une plus grande sensibilité aux enjeux du DD. L’adoption volontaire de pratiques de RSE viendrait donc plus naturellement aux femmes qu’aux hommes, plus attentistes (Cassells et Lewis, 2011). Cependant, St-Pierre, Carrier et Pilaeva (2011) soulignent qu’à cet égard les femmes ne constitueraient pas un groupe plus homogène que celui des hommes. Si les femmes privilégient plusieurs objectifs sociaux et environnementaux, leurs intentions déclarées ne semblent pas se transposer ni dans leur vision de la performance, ni dans l’allocation de leurs efforts. De même, Peterson et Jun (2009) et Paradas, Debray, Revelli et Courrent (2013) n’ont pas observé un plus grand engagement des femmes entrepreneures envers la RSE comparativement à leurs contreparties masculines.

L’âge de l’entrepreneur est notre deuxième déterminant individuel. Les entrepreneurs plus âgés, en général moins éduqués, indiquent un plus grand intérêt pour cette question (Peterson et Jun, 2009). Ceci s’explique en partie par une expérience variée de la gestion, de meilleurs réseaux, donc une plus grande intégration dans la société, la pratique religieuse porteuse de valeurs voisines de celles de la responsabilité sociale, et l’indépendance financière qui vient généralement avec l’âge. Kuckertz et Wagner (2010) supputent cependant que l’intérêt à intégrer une orientation durable à un projet d’affaires diminue avec l’expérience acquise, la perception positive de la faisabilité d’un projet en ce sens s’amenuisant avec l’expérience. Les plus jeunes entrepreneurs seraient donc plus sensibles à cet enjeu qui, rappelons-le, occupe l’espace public et médiatique depuis seulement une vingtaine d’années. Éthiquement, ces enjeux pourraient mieux correspondre à leurs valeurs.

Or, Cassells et Lewis (2011) n’ont trouvé aucun lien entre l’âge et l’attitude envers la responsabilité environnementale. Patzelt et Shepherd (2011) croient que reconnaître les opportunités liées au développement durable requiert une expérience entrepreneuriale, un troisième déterminant individuel. Entre autres, les dirigeants plus expérimentés seraient plus aptes à apprécier les économies réalisables grâce aux innovations environnementales potentiellement rentables (Gadenne, Kennedy et McKeiver, 2009 ; Vives, 2006 ; Schaper, 2002). Labelle, St-Jean et Dutot (2012) ont d’ailleurs identifié l’expérience de gestion comme un déterminant influant des projets entrepreneuriaux motivés par le DD, le vécu professionnel renforçant les convictions sociales et environnementales des individus déjà sensibilisés.

La scolarisation constitue notre quatrième déterminant individuel. Un niveau d’éducation plus élevé serait associé non seulement à une sensibilité plus développée aux enjeux liés au DD (Gadenne, Kennedy et McKeiver, 2009 ; Schaper, 2002 ; Vives, 2006), mais aussi à un engagement envers sa responsabilité sociale (Peterson et Jun, 2009). Cela s’expliquerait notamment parce que les enjeux sociaux sont généralement traités à des niveaux d’éducation supérieurs. Cette relation peut aussi se justifier selon l’hypothèse que les gens plus éduqués sont plus curieux et sont plus disposés à s’informer de façon plus soutenue des conséquences de ces nouvelles tendances, étant ainsi mieux en mesure d’en appréhender les difficultés ou les risques. Patzelt et Shepherd (2011) soutiennent aussi que la détection d’opportunités liées au développement durable dépend d’abord de la compréhension d’un problème identifié grâce à l’expertise particulière de l’entrepreneur, expertise pouvant être liée à l’éducation.

Les intentions et les perceptions de l’entrepreneur se trouvent donc aussi influencées par son domaine de spécialisation, notre cinquième déterminant individuel. Chaque domaine d’étude valorise la perception de la réalité selon des grilles d’analyse et des valeurs qui lui sont propres. Ainsi, les étudiants de disciplines autres que celles liées à la gestion accorderaient plus d’importance aux enjeux collectifs que ceux qui ont étudié en administration des affaires (Kuckertz et Wagner, 2010). Labelle, St-Jean et Dutot (2012) confirment aussi que les étudiants en sciences de la gestion « sont moins enclins à vouloir participer à l’amélioration de la société ». Cela viendrait du fait qu’ils sont d’abord sensibilisés à l’importance de la profitabilité des entreprises.

Le sixième déterminant individuel examiné concerne justement l’attitude du dirigeant face au profit. Spence et Rutherfoord (2001) ont suggéré une distinction importante entre les PME dont l’engagement des dirigeants envers le profit est maximal ou satisfaisant. Selon eux et d’autres auteurs s’inscrivant dans leur sillon (Parker, Redmond et Simpson, 2009 ; Battisti et Perry, 2011), les « maximisateurs » de profits ont peu d’intérêts pour les dimensions autres qu’économiques, alors que les « satisficers » peuvent se contenter d’un profit suffisant à la survie de la PME, permettant une attribution des fonds à des activités dont les retours sur investissement pourraient être moindres, ou plus éloignés dans le temps. C’est le cas de certaines pratiques de RSE et de DD.

Finalement, un septième déterminant semble incontournable, celui à propos des valeurs du dirigeant telles qu’elles se reflètent dans sa conception de la performance de l’entreprise. Comme le signalent Fraj-Andrés, Martinez-Salinas et Matute-Vallejo (2009), l’engagement des gestionnaires envers les aspects environnementaux reflète leurs idéaux, leurs valeurs, et même leur style de vie qui auront éventuellement un impact sur les stratégies et les pratiques déployées dans leur entreprise. Koe, Omar et Majid (2014) soutiennent aussi que les valeurs sont liées aux intentions des entrepreneurs envers le développement durable. Ils utilisent le triple bilan d’Elkington (1998) pour présenter les valeurs pertinentes à considérer, à savoir valoriser la conciliation entre les bilans économiques, sociaux et environnementaux. Ainsi, la conception de la performance peut refléter les attitudes et les valeurs des gestionnaires envers les aspects environnementaux et sociaux, elles-mêmes liées à l’engagement concret dans des pratiques de DD. À cet égard, plusieurs auteurs depuis Tilley (1999) se sont intéressés au « value-action gap » (Cassells et Lewis, 2011 ; Gadenne, Kennedy et McKeiver, 2009), à savoir vérifier la relation suggérée entre les deux variables. Nous nous intéresserons donc à l’importance qu’accordent les dirigeants à une performance « globale » préconisée par le triple bilan (Elkington, 1998) en présumant que ce reflet de leur valeur est lié à leur sensibilité aux pratiques de DD.

Les seize déterminants présentés dans cette section constitueront les variables indépendantes de notre cadre conceptuel, soit les facteurs qui devraient influencer le degré de sensibilité des PME envers le DD. Avant de présenter les résultats obtenus, nous allons décrire notre cadre méthodologique et brièvement exposer quelques caractéristiques de l’échantillon.

2. Méthodologie de la recherche

Rappelons notre hypothèse de recherche, qui consiste à mesurer si la sensibilité au développement durable des PME est dépendante de facteurs contextuels, de facteurs organisationnels et de facteurs individuels.

Sensibilité au DD = f [facteurs contextuels, facteurs organisationnels, facteurs individuels].

Pour tester cette hypothèse, nous aurons recours à des données secondaires issues d’une enquête réalisée auprès de dirigeants de PME afin de mieux comprendre ce que la performance représente pour les chefs d’entreprises, ainsi que les objectifs qu’ils poursuivent. Cette enquête se distingue des précédentes par la prise en compte de façon concomitante d’une large panoplie de dimensions à caractère économique, social, environnemental, personnel et financier. On y retrouve donc plusieurs variables liées au développement durable, ce qui permettra de tester l’influence d’une partie des éléments identifiés dans la littérature.

2.1. Méthode de collecte de données

L’enquête a été conduite auprès de 2 000 chefs de PME de différentes régions du Québec, sélectionnées de façon aléatoire dans un répertoire d’entreprises manufacturières, à laquelle 649 ont répondu. Le questionnaire a été construit à partir de la littérature sur la performance, celle-ci étant abordée de multiples façons incluant plusieurs dimensions du développement durable (économique, environnemental et sociétal), et a permis de collecter des données sur l’entreprise, sur les caractéristiques du dirigeant, sur ses motivations lors de la création, et sur ses objectifs aujourd’hui et sa conception de la performance.

La collecte de données a été réalisée par une firme de sondage via un questionnaire Web et un questionnaire téléphonique entre le 3 décembre 2008 et le 13 mai 2009. L’échantillon utilisé dans cette étude est réduit à 314 entreprises ayant entre 5 et 250 salariés pour qui nous disposons d’information sur la plupart des déterminants suggérés par la littérature. Le nombre de données manquantes au niveau du secteur d’activité, de sa tangibilité et de la position occupée dans la chaîne de valeur nous obligent à abandonner ces variables indépendantes dans les modèles d’analyse. Le tableau 3 présente les caractéristiques de l’échantillon que nous avons scindé en fonction de la taille des entreprises, afin de mieux saisir les différences de chaque sous-groupe[6]. Nous présentons dans la dernière colonne du tableau les résultats d’une analyse de variance (Anova) pour vérifier si les différences observées sont statistiquement significatives.

Tableau 3

Profil des entreprises et du dirigeant principal selon la taille

Profil des entreprises et du dirigeant principal selon la taille

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Ainsi, les informations présentées dans le tableau suggèrent que l’ensemble de l’échantillon n’est pas homogène et que sa division en trois sous-groupes permet de dégager des profils différents. Dans la mesure où, comme nous l’avons supposé, le comportement des PME pourrait varier selon leur taille, il est intéressant d’examiner quelles sont les caractéristiques spécifiques à chacune des tailles. Les plus petites entreprises sont en moyenne plus jeunes, moins engagées dans des activités complexes d’innovation et d’exportation et sont plus souvent que les autres localisées dans des régions ressources. Leur propriétaire dirigeant est plus jeune, plus scolarisé et plus souvent une femme.

2.2. Les variables dépendantes

Tout comme l’ont fait Lawrence et al. (2006), notre premier indice de DD sera composé de facteurs liés à la sensibilité aux aspects sociaux et environnementaux, ce qui n’exclut pas le fait que les PME étudiées soient aussi concernées par les aspects économiques. En choisissant la combinaison de ces deux dimensions du DD comme variable dépendante, nous évitons de considérer les « aspects économiques » comme variable indépendante et dépendante, la performance économique (slack resources) étant utilisée comme facteur explicatif des autres aspects du DD.

Nous vérifierons ensuite notre hypothèse en scindant notre indice pour distinguer la sensibilité exclusivement environnementale de la sensibilité aux aspects sociaux. Ce faisant, nous adoptons la technique qu’ont utilisée Dupuis, Haned et Le Bas (2007) et nous pourrons ainsi vérifier si les enjeux sociaux et environnementaux sont également considérés, si l’un occulte l’autre, et si la sensibilité à l’un s’explique par les mêmes déterminants que la sensibilité à l’autre.

Mentionnons d’abord la fréquence des réponses aux questions concernant la sensibilité aux composantes de développement durable. Nous avons demandé aux dirigeants de nous indiquer, sur une échelle de 1 (pas du tout important) à 5 (très important), le degré d’importance qu’ils accordaient actuellement à des objectifs d’ordre social et environnemental. Les réponses sont présentées au tableau 4.

Tableau 4

Degré d’importance accordée par les propriétaires dirigeants aux objectifs sociaux et environnementaux (N = 314)[7]

Degré d’importance accordée par les propriétaires dirigeants aux objectifs sociaux et environnementaux (N = 314)7

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En moyenne, les dirigeants de PME considèrent importants les enjeux liés au développement durable. Ces résultats coïncident avec ceux obtenus par d’autres études canadiennes (Armstrong, Lavoie, Petkov, Pohlmann et Smith, 2007) et européennes (Dupuis, Haned et Le Bas, 2007). Aussi, le tableau 4 montre que les dirigeants de PME semblent un peu moins soucieux de s’impliquer socialement dans leur communauté (CS1) plutôt qu’avec les parties prenantes plus rapprochées que sont leurs employés (CS3) et leurs fournisseurs (CS4). Est-ce à dire qu’ils préfèrent assumer leur rôle social à travers le développement économique régional que par une implication directe auprès des organismes locaux (philanthropie, bénévolat) ? Il s’agit d’une hypothèse qui serait à vérifier lors de recherches futures.

Ce tableau révèle de plus une forte sensibilité aux objectifs sociaux qui concernent les membres du personnel. Au-delà de la récession mondiale qui perturbait l’économie de plusieurs pays au moment de la collecte de données, et faisait craindre aux dirigeants de perdre leur personnel les privant ainsi d’une partie de leur capital intellectuel au retour de la crise, d’autres raisons peuvent expliquer cette préséance. Il y a aussi les facteurs démographiques alors que les entreprises canadiennes ont de plus en plus de difficultés à retenir leur main-d’oeuvre et à combler les postes vacants. Ce fut le cas de bon nombre d’entreprises en forte croissance (gazelles) dans les dernières années, obligeant celles-ci à accroître leur créativité afin de trouver des façons de ne pas réduire leur rythme de croissance (Fabi, Raymond et Lacoursière, 2007). Nous verrons plus loin ce qui explique ce résultat.

2.3. Les variables indépendantes

Les différentes variables indépendantes sont mesurées comme suit.

Facteurs contextuels : La localisation est mesurée à partir d’une variable qui indique si l’entreprise est située dans la région métropolitaine (forte densité de population voisine de la métropole), dans une région centrale (grands centres urbains), ou dans une région ressource (reconnue pour l’abondance de ses ressources naturelles et plus souvent éloignée de la métropole et des grands centres). L’engagement international est mesuré par une variable binaire égale à 1 si l’entreprise vend une partie de ses produits en-dehors du Canada et 0 autrement.

Facteurs organisationnels : Puisque les différentes formes d’innovation ne répondent pas à un même objectif, nous avons décidé de les présenter en variables binaires prenant la valeur de 1 si l’entreprise réalise l’activité spécifique (innovation de produits [développement ou amélioration], de procédés ou commerciale) et 0 autrement. La performance économique est un indicateur de performance perceptuelle pour laquelle le dirigeant devait indiquer comment il considérait la performance de son entreprise par rapport à des entreprises comparables, sur une échelle de 1 (très inférieure) à 5 (très supérieure), au cours des deux dernières années. Le statut de propriétaire unique est attribué selon que l’entreprise est possédée à 100 % par un individu, soit le dirigeant en place.

Facteurs individuels : Le niveau d’éducation est mesuré sur une échelle ordinale : 1 : primaire ; 2 : secondaire ; 3 : collégial ; 4 : universitaire ; alors que la formation technique est attribuée selon le domaine de formation du dirigeant principal. Les dirigeants qui considèrent importants ou très importants les objectifs économiques de : faire de l’argent, faire plus d’argent que les autres, augmenter la taille de l’entreprise ; et pour qui une entreprise performante est une entreprise qui croît ou qui fait plus de profits que les autres, cherchent à maximiser une performance économique et financière, et reçoivent la valeur de 1 au statut de « maximisateur » et 0 autrement. Quant à la variable caractérisant les valeurs personnelles du dirigeant, elle est égale à 1 si celui-ci a indiqué qu’il était d’accord ou entièrement d’accord sur le fait qu’une entreprise est performante si elle « vise l’équilibre entre sa santé financière, son implication sociale et le respect de l’environnement », et 0 autrement.

3. Vérification du modèle de recherche

3.1. Présentation des résultats

Nous utilisons des régressions linéaires pas-à-pas pour vérifier notre modèle de recherche qui suppose une relation entre la sensibilité au développement durable et les facteurs contextuels, organisationnels et individuels caractérisant les PME. Des tests de multicolinéarité ont permis de montrer la pertinence et la complémentarité des différents facteurs considérés et l’absence de problèmes statistiques. Étant donné le caractère exploratoire de notre étude, nous avons défini 3 modèles de régression qui se distinguent par la mesure de la variable dépendante, celle-ci pouvant être définie comme un indice composite (modèle 1), dont les composantes pourraient révéler des contenus fort différents (Tableau 4). Ainsi, ayant peu d’information sur les relations comportementales possibles entre les volets sociaux et les volets environnementaux, il nous est apparu intéressant de scinder ces deux composantes (modèles 2 et 3). De plus, nous avons scindé l’échantillon selon trois niveaux de taille des PME, soit les très petites entreprises (TPE = 5 à 19), les petites entreprises (PE = 20 à 49), et les moyennes entreprises (ME = 50 à 249). Cette méthode vise à considérer la taille comme une variable modératrice des relations entre les différentes variables indépendantes et les variables dépendantes. Cela nous permet de mesurer l’influence des facteurs déterminants spécifiques à chaque sous-groupe d’entreprises. Par exemple, il est possible que le genre du répondant (homme-femme) n’ait aucun lien avec la sensibilité au DD dans les PE, mais joue un rôle significatif dans les TPE et les ME. Une variable auxiliaire pour mesurer la taille dans une régression globale ne permettrait pas de saisir cette nuance pourtant importante.

Les résultats présentés au tableau 5[8] illustrent ce que plusieurs études de cas ont mis au jour depuis les dix dernières années, à savoir que les valeurs du dirigeant, reflétées ici à travers sa conception de la performance, constituent le déterminant le plus influent de la sensibilité aux enjeux du DD. Cela est vrai pour les PME de toutes tailles. Cela dit, la prépondérance de cette variable voile sans doute l’influence d’autres déterminants qui affectent également la sensibilité des dirigeants au DD, mais de façon plus marginale. Ainsi, et avant même de vouloir les interpréter, nous présentons un second tableau de résultats, le tableau 6, où nous avons retiré la variable liée à la conception de la performance du dirigeant. Ce faisant, nous pouvons observer une moins grande concentration des sources d’influence. Toutefois, tous nos modèles de régression maintiennent leur significativité, mais les variables n’expliquent plus qu’une faible partie de la sensibilité aux domaines observés.

Tableau 5

Déterminants de la sensibilité des dirigeants de PME au développement durable

Déterminants de la sensibilité des dirigeants de PME au développement durable

Niveau de confiance : *<,10 **<,05 ***<,01 ****<,001

Mesure de la variable dépendante :

(1) Indice environnemental et sociétal = 50 % x (moyenne des réponses fournies aux facteurs environnementaux [CE1, CE2]) + 50 % (moyenne des réponses fournies aux facteurs sociétaux [CS1 à CS5]).

(2) Indice environnemental : moyenne des réponses fournies aux facteurs environnementaux (CE1 et CE2).

(3) Indice sociétal : moyenne des réponses fournies aux facteurs sociétaux (CS1 à CS5).

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Tableau 6

Déterminants (sans la conception de la performance du dirigeant) de la sensibilité des dirigeants de PME au développement durable

Déterminants (sans la conception de la performance du dirigeant) de la sensibilité des dirigeants de PME au développement durable

Niveau de confiance : *<,10 **<,05 ***<,01 ****<,001

Mesure de la variable dépendante :

(1) Indice environnemental et sociétal = 50 % x (moyenne des réponses fournies aux facteurs environnementaux [CE1, CE2]) + 50 % (moyenne des réponses fournies aux facteurs sociétaux [CS1 à CS5]).

(2) Indice environnemental : moyenne des réponses fournies aux facteurs environnementaux (CE1 et CE2).

(3) Indice sociétal : moyenne des réponses fournies aux facteurs sociétaux (CS1 à CS5).

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La comparaison entre les tableaux 5 et 6 et le retrait de la variable « valeurs personnelles » font ressortir plusieurs éléments. D’abord, nous pouvons observer que pour les TPE, très peu de déterminants autres que les valeurs personnelles du dirigeant sont liés à la sensibilité au DD. Nous observons également que le nombre de déterminants significatifs s’accroît avec la taille des PME. Les déterminants contextuels apparaissent plus importants pour les ME que les TPE et PE. Ces résultats confortent notre hypothèse à propos des réactions différentes aux divers déterminants selon les niveaux de taille des PME. A contrario, nos résultats illustrent que la taille ne joue pas un rôle conforme aux attentes de nombreux auteurs sur le sujet. Notre matrice des corrélations révèle une absence de relations significatives entre la taille et la sensibilité au DD de manière agrégée, chez les PME, mais aussi chez les TPE, PE et ME.

Par ailleurs, les résultats présentés aux tableaux 5 et 6 montrent une diversité de facteurs déterminants selon la définition de la variable dépendante. À la lumière de ces résultats, il semblerait ainsi inapproprié de créer des indices synthétiques de sensibilité au DD qui fusionneraient des facteurs distincts, ceux-ci ne pouvant pas se substituer les uns les autres et occultant des comportements spécifiques des PME. Il apparaît donc que les déterminants de cette sensibilité varient selon les enjeux questionnés[9]. Ces résultats incitent à traiter les dimensions du DD de manière distincte. Cela va dans le sens de ce que prétendent les chercheurs de l’école de Montréal (Gendron et Girard, 2013) qui indiquent que la RSE est co-construite par les parties prenantes et en perpétuelle redéfinition. Cela donne lieu à une série de conflits et de tensions entre les parties, porteurs d’enjeux distincts (groupes écologistes, syndicats), qui se résolvent parfois en des compromis et des ordres négociés temporaires (Pasquero, 2013). Les relations conflictuelles et les luttes de pouvoir entre les parties prenantes pour obtenir une ascendance sur les décisions des gestionnaires de l’entreprise sont constitutives de la définition temporaire de la RSE. En ce sens, il est donc avisé de ne pas traiter les dimensions du DD en un système intégré comme le suggérait d’abord Wood en 1991, mais bien de les distinguer pour faire apparaître, s’il y a lieu, ces tensions.

Pour la présentation des résultats, nous nous centrons sur ceux dévoilés au tableau 6. De plus, nous structurons celle-ci en nous intéressant d’abord aux résultats concernant les PME de toutes tailles (trois premières colonnes), pour ensuite tenter de saisir les nuances que nous offre la scission opérée entre les niveaux de taille.

Outre la taille, nos modèles de régression font ressortir l’importance (limitée) de certaines variables contextuelles. Conformément aux suggestions de Berger-Douce et Courrent (2009) et Pérez (2009), il semble que le territoire joue un rôle déterminant sur la sensibilisation des PME au DD, alors que la localisation dans les régions ressources agirait positivement sur la sensibilité des propriétaires de PME au DD, tandis que le contraire se produirait dans les régions centrales. Cela s’observe particulièrement auprès des ME. La préoccupation des PME situées dans les régions ressources n’étonne pas, sachant que celles-ci ont souffert pendant plusieurs années d’une exploitation abusive de leurs ressources naturelles notamment par des entreprises multinationales (Bouchard, 2010), alors que la réduction de ces mêmes ressources met en jeu la survie de la région. Ainsi, leur sensibilité au DD pourrait révéler une préoccupation davantage économique, soit l’accès à des ressources pour elles et leur permettant d’assurer leurs opérations, plutôt qu’un réel engagement envers le DD. Cela resterait à vérifier avec une enquête plus approfondie.

Comme troisième variable contextuelle, le statut d’exportateur ne révèle pas ici de relations significatives pour l’ensemble des PME (modèle agrégé). Néanmoins, nous discernons une relation négative et significative pour le volet social chez les PE. Le fait d’exporter pour ces entreprises les confronte à une concurrence élargie, celle-ci n’étant pas exclusivement locale. En conséquence, elles doivent chercher les facteurs de production les plus compatibles avec l’ampleur de leurs défis afin de maintenir leurs coûts au plus bas niveau, ceux-ci n’étant peut-être pas conséquents avec l’esprit et la forme du DD. Pourquoi les PE et non les autres ? Les plus petites exportent beaucoup moins, alors que les plus grandes ont probablement atteint une maturité dans leurs activités d’exportation et sont arrivées à concilier ces confrontations entre leur engagement local et leur engagement international.

Au niveau des déterminants organisationnels, l’âge des entreprises est corrélé négativement à la sensibilité au DD. Cela va dans le sens proposé par Cabagnols et Le Bas (2008) qui suggèrent un lien entre les valeurs partagées dans les PME et l’âge de celles-ci. Les plus jeunes seraient plus sensibles au DD que les moins jeunes simplement parce qu’il s’agit d’enjeux plus contemporains. Nos résultats soutiennent cette hypothèse, mais surtout du côté des TPE et particulièrement sur la sensibilité aux aspects environnementaux. Il est à noter qu’à ce niveau de taille, les deux déterminants (taille et âge) ne sont pas liés statistiquement et qu’il s’agit bien de la combinaison des deux variables qui permet d’expliquer une partie de la sensibilité à l’environnement.

Le deuxième déterminant organisationnel se comporte selon ce que les auteurs prétendent, soit que les PME innovantes sont plus sensibles au DD que les moins innovantes. Leur sensibilité est toutefois dépendante de la nature de leurs activités d’innovation. Les innovations de procédés sont celles qui aiguisent la sensibilité au DD de l’ensemble des PME, particulièrement celle des PE. Les PME qui ont l’habitude d’intégrer de nouveaux systèmes et procédés de production sont ainsi moins réfractaires à l’idée d’intégrer les systèmes de DD qui leur sont suggérés. Fait à noter, les innovations de produits sont déterminantes pour les ME, mais non pour les autres groupes. Comme le tableau 3 l’indique, les ME sont les plus actives dans tous les domaines d’innovation, mais particulièrement sur les produits. Leur plus forte sensibilité à des préoccupations environnementales pourrait être liée au type de produits, ce que nous ne pouvons vérifier avec les données collectées. Encore ici, la décomposition de l’innovation sous différentes formes fait apparaître des relations particulières qui ne sont pas documentées dans la littérature et qui justifient d’analyser finement certaines variables complexes comme l’innovation.

Le troisième déterminant organisationnel, soit la performance économique, telle que dévoilée par la rentabilité perçue, est seulement significatif lorsque les enjeux concernent les aspects sociaux, particulièrement auprès des ME. À cet égard, un test supplémentaire nous a permis de constater que cela opère essentiellement sur « le souci d’assurer des emplois dans sa région ». Ainsi, la présence de « slack resources » financières ne serait pas un déterminant de la sensibilité des PME aux enjeux environnementaux, mais bien un levier pour favoriser le développement régional.

Finalement, la structure de propriété n’agirait pas comme déterminant significatif de la sensibilité des PME (agrégé) au DD. Mais nos résultats éclairent certains liens positifs entre la structure de propriété des PE et leur sensibilité au DD, particulièrement aux aspects environnementaux. Comment interpréter cette relation exclusive à ce groupe de PME ? Celle-ci s’explique difficilement à la lumière des résultats des études antérieures et méritera sans doute plus de finesse au niveau d’une prochaine enquête pour infirmer ou confirmer ce lien.

Du côté des facteurs individuels, le genre du dirigeant ne s’avère jouer un rôle significatif dans aucun des modèles lorsque l’échantillon est regroupé, alors que les données présentées au tableau 6 montrent que les femmes à la tête d’entreprises de plus de 50 salariés manifestent un intérêt pour le DD, particulièrement les enjeux sociaux. Le faible pourcentage de femmes dirigeantes suggère que cet effet est plutôt marginal. Quant à l’âge du répondant, il apparaît que ce sont les dirigeants les plus âgés qui affichent le plus de sensibilité à certains des enjeux discutés. Leur préoccupation est davantage environnementale que sociale, ayant vraisemblablement atteint une certaine maturité dans leurs activités pour leur permettre de mettre un peu plus de temps et d’énergie sur ces questions. Les plus jeunes dirigeants seraient probablement plus préoccupés par le fait de développer leur marché, de trouver les ressources les plus adaptées pouvant assurer leur compétitivité, et l’accès à du financement adéquat.

Alors que nous anticipions une influence positive du niveau d’éducation, nos résultats confirment le contraire à l’effet que ce sont les dirigeants les moins scolarisés qui sont les plus préoccupés, mais principalement pour les questions environnementales. Encore ici, ce résultat est sensible à la taille de l’entreprise, le phénomène s’observant surtout en contexte de ME. De même, alors que nous supposions une relation entre le domaine de spécialisation du dirigeant et sa sensibilité au DD, nos résultats arborent une absence de relation. Cela étonne et méritera de plus amples investigations.

Finalement, les « satisficers » ne seraient pas plus sensibles au DD que les « maximisateurs ». Ce résultat remet en cause une prémisse importante reprise dans quelques typologies de PME durables (voir Spence et Rutherfoord, 2001 ; Parker, Redmond et Simpson, 2009 ; Battisti et Perry, 2011) qui distinguent entre les PME des plus conservatrices aux plus progressistes selon ce trait de caractère organisationnel.

Synthèse et conclusion

Nos résultats confirment notre hypothèse de départ : la sensibilité au DD chez les PME s’explique par la conjugaison de facteurs contextuels, organisationnels et individuels. D’emblée, ces résultats fournissent des enseignements précieux aux intervenants qui se préoccupent du DD chez ces entreprises : pour les accompagner sur cette voie, il faut agir à la fois sur les contextes dans lesquels elles opèrent, notamment auprès des organismes régionaux où elles sont implantées, sur leurs capacités organisationnelles, particulièrement celles liées à l’innovation, et surtout sur les valeurs du dirigeant. Nos résultats indiquent aussi que les interventions devront être modulées selon les contextes dans lesquels opèrent les entreprises, sachant que l’écosystème dans lequel elles puisent leurs ressources et exercent leurs activités a une influence sur les comportements qu’elles adoptent.

Cette dernière remarque indique la hiérarchisation des déterminants par ordre d’importance et de significativité révélée par notre étude. La prépondérance des valeurs du dirigeant comme déterminant essentiel est l’un des résultats le plus évocateur de cette recherche et confirme aussi l’un des savoirs partagés à propos des PME, soit la forte personnalisation des prises de décision et des choix stratégiques autour du dirigeant de PME (Julien, 1990 ; Marchesnay, 2003). À ce sujet, nous faisons nôtre les propos de Courrent (2012) : « En d’autres termes, les représentations personnelles qu’il a de la situation de son entreprise et de qu’il est possible, souhaitable ou “normal” de faire pour la gérer vont orienter de façon décisive, et bien souvent exclusive, les décisions prises dans l’organisation toute entière. C’est ainsi que sa conception personnelle de la RSE va conditionner les formes et le degré de l’engagement de sa firme » (2012, p. 42). Ajoutons toutefois que l’importance des valeurs du dirigeant demeure élevée et s’accroît même avec la taille des entreprises, alors que celle-ci devrait plutôt tendre à réduire l’effet de proximité. Il s’agit d’un résultat original, mais qui demanderait à être approfondi dans des entretiens personnalisés avec des dirigeants d’entreprises de taille différente.

Par ailleurs, la comparaison de nos modèles en incluant et excluant la variable « valeurs personnelles » (Tableaux 5 et 6), tend à démontrer que celles-ci filtrent les autres déterminants identifiés. C’est sous l’influence de ces derniers, et à travers la perception et la compréhension de ceux-ci, que les dirigeants nourrissent leur conception de la performance qui attise leur sensibilité au DD. Ce résultat est aussi conforme à ce que Raymond et al. (2013) ont établi. L’importance des valeurs du dirigeant lui confère un statut particulier qui est difficilement reconnaissable au moyen de régression linéaire où toutes les variables indépendantes sont mises au même niveau. Des analyses plus complexes, de type structural, pourraient enrichir la compréhension de ces relations entre variables de différentes importances et de niveaux d’intensité.

Nos résultats sont également révélateurs d’autres phénomènes peu reconnus dans la littérature sur le sujet et contribuent ainsi à l’échafaudage théorique : les PME sont sensibles aux deux dimensions sous-jacentes du construit principal, soit les aspects sociaux et environnementaux. Au cours des dernières années, plusieurs recherches à propos du DD en contexte PME ont centré leur attention sur les aspects environnementaux[10], négligeant du coup les aspects sociaux. Pourtant, ces derniers sont parfois plus importants aux yeux des dirigeants que ne le sont les aspects strictement environnementaux, comme c’est le cas pour les TPE. Il est toutefois possible que l’importance accordée par les dirigeants québécois aux dimensions sociales, dont celles associées au personnel, puisse cacher une sérieuse préoccupation pour la conservation des emplois afin d’assurer leurs opérations. La duplication de notre étude dans un contexte où les variables démographiques ne constituent pas un handicap pour le développement des PME permettrait d’éclairer notre constat.

Cette distinction à propos des TPE nous mène à une autre conclusion qui s’impose à la lumière de nos résultats : les PME ne forment pas un tout homogène et il est instructif de les étudier en les rassemblant selon un nombre de salariés plus comparable. Cet exercice permet de mettre de l’avant des comportements propres à chaque groupe d’entreprises constitué, sachant aussi que ces regroupements pourraient masquer d’autres différences. Dans les faits, on ignore à quelle taille une PME se distingue d’une autre, est-ce à 19 salariés ou à 21 ? Nous aurons ainsi pu observer que les déterminants proposés par la littérature ne semblent pas ajustés à la réalité des plus petites entreprises, considérant que le nombre de déterminants significatifs s’accroît en fonction des niveaux de taille. Les TPE sont essentiellement influencées par les valeurs du dirigeant. Les PE le sont plutôt par les facteurs organisationnels, dont les différents types d’innovation et la structure de propriété. C’est surtout avec les ME que nous voyons apparaître, en plus des facteurs individuels et organisationnels, l’influence des facteurs contextuels. Est-ce que ce constat dévoile une relation entre la taille des PME et la capacité à intégrer les influences externes ? Il s’agit d’une question d’un intérêt qui outrepasse les recherches au sujet du DD et qui mérite l’attention de futures investigations. Néanmoins, et malgré cette dernière remarque, cette retombée est importante d’une perspective de formation et de politique publique. Pour être efficaces, les programmes d’incitation, d’accompagnement, et de formation, devront distinguer entre les niveaux de taille des PME et reconnaître les déterminants opérant sur chacun de ceux-ci. Les programmes murs à murs seraient à éviter et la personnalisation des services à favoriser.

Outre ces résultats plus globaux, cette étude exploratoire, qui teste simultanément plusieurs composantes de développement durable et l’influence concomitante de facteurs contextuels, organisationnels et individuels, aura permis de mettre en valeur des observations qui confortent la littérature sur le sujet, mais aussi d’autres qui sont en contradiction par rapport à celle-ci. Parmi les surprises étonnantes, la relation négative entre le niveau de scolarité du dirigeant et la sensibilité au DD retient l’attention. Ces résultats contredisent ceux de Gadenne, Kennedy et McKeiver (2009), Schaper (2002), Vives (2006), Peterson et Jun (2009), mais pourraient trouver une explication auprès de Kuckertz et Wagner (2010). Ces derniers, rappelons-le, ont démontré que l’intérêt à intégrer une orientation durable à un projet d’affaires diminue avec l’expérience acquise en gestion. Les connaissances en gestion jouaient aussi un rôle similaire dans leur étude. Ainsi, le niveau d’éducation pourrait agir dans ce même sens, les gens plus instruits étant peut-être plus conscients des difficultés liées à l’intégration du DD en entreprise et critiques à ce sujet.

Ajoutons finalement que les résultats d’une étude quantitative comme celle que nous avons menée ici mettent en lumière notre compréhension limitée du phénomène investigué, soit la volonté ou l’intérêt pour les dirigeants de PME d’adhérer à des actions de DD. En effet, le fait que le nombre de facteurs explicatifs ainsi que la valeur du coefficient de régression (R2 ajusté) augmentent avec la taille des entreprises suggère que nous connaissons « mieux » les comportements des plus grandes PME que ceux des plus petites de sorte que nous arrivons à mieux les prévoir. Il serait ainsi souhaitable que les recherches tentent de trouver quelques explications à ce résultat, mais s’interrogent également sur l’importance de l’influence relative des trois déterminants que sont le contexte, l’organisation et le propriétaire dirigeant, selon la taille des entreprises afin d’arriver à des modèles encore plus spécifiques. De tels résultats seraient évidemment éclairants et mèneraient à un meilleur accompagnement des entreprises en fonction de leur taille.

Comme toute étude empirique comporte certaines limites, nous noterons ici principalement le fait que notre réflexion s’est portée sur la sensibilité et non sur les actions. À cet égard, la distinction entre la notion de sensibilité et celle d’engagement réel revêt une importance particulière et incite à vérifier avec plus de précision si les déterminants agissent différemment sur les deux variables. Nos résultats peuvent donc révéler des intentions louables sans que celles-ci ne puissent se transformer en actions concrètes et, ainsi, surévaluer l’intérêt des PME à adopter certaines pratiques de DD. L’utilisation de données secondaires apparaît aussi comme une limite qu’il convient d’énoncer et pourrait expliquer des résultats différents de ceux relevés dans la littérature.