Article body

« Je n’ai pas le temps d’être malade », « Je ne tombe malade qu’en vacances ». Ces deux citations de dirigeants d’entreprise donnent une idée du contenu et de la pertinence de cet ouvrage original qui, une fois n’est pas coutume, traite de l’état de santé des patrons plutôt que de celle des salariés. Comme pour en souligner la nécessité, le responsable de cet ouvrage collectif, qui s’est assuré de la collaboration de 15 collègues reliés à différentes universités françaises, signale que lorsqu’un salarié de France Telécom se suicide, les journaux en font leur « une » en tant que fait de société. S’il advient à un patron d’une PME, un artisan (au sens français du terme) ou un commerçant de recourir à cet extrême, l’événement se retrouve dans les faits divers. Comment expliquer une telle différence (voire indifférence) de la part des médias, il se demande ? Elle tiendrait à l’absence de connaissance de la condition patronale au sein des micros et petites entreprises. À ses yeux, la PME, le petit commerce et les professions libérales sont les grands oubliés des sciences humaines et sociales, alors il ne faudrait pas s’étonner que les sciences médicales et de la santé n’y portent guère plus d’attention. Or, depuis quelque trente ans, on invite autant les chômeurs que les jeunes à se faire entrepreneurs comme en 14 on incitait les jeunes à s’engager. Raymond Barre, alors qu’il était Premier ministre, s’est cru bien inspiré en lançant le slogan « Et si chaque chômeur créait son emploi ! ». Voilà qui est facile à énoncer, mais il est moins facile de prévoir les dégâts rattachés à une telle avenue. C’est pourquoi, en entrée de jeu, on précise que cet ouvrage, le premier du genre, aborde un sujet dont l’importance ne tardera pas à être reconnue et que le jour n’est pas loin où les écoles de commerce et les universités développeront des programmes d’enseignement sur la santé des entrepreneurs étant donné son importance sur l’avenir des PME.

Agrégé d’économie et docteur en sciences de la gestion, Olivier Torrès est professeur à l’Université de Montpellier et chercher associé à l’EM Lyon. En plus, il préside le bureau de l’AIREPME et a à son actif quelques ouvrages qui ont su retenir l’attention, comme ce prix François-Albert Angers pour honorer le meilleur livre pédagogique publié à HEC Montréal et décerné en décembre 2008 pour Management des PME (sous la direction de L.J. Filion). Il est à l’initiative de la création du laboratoire AMAROK (nom inuit qui signifie « le loup qui protège ceux qui le font vivre : les caribous ») ayant pour objectif de croiser les sciences médicales et les sciences de l’entrepreneuriat. Ce laboratoire a pour fonction l’étude des comportements des dirigeants de PME, artisans et commerçants à l’égard de la santé physique et mentale. Comme, il va sans dire, il ne s’agit pas que d’observer, AMAROK a aussi pour but de concevoir et de proposer des actions afin de guérir et de prévenir. L’ouvrage comprend trois parties dont la première, intitulée Les souffrances patronales, débute par une contribution de A. Fayolle et de W. Nakara qui s’interrogent sur la face pathogène d’un entrepreneuriat émanant d’une situation de précarité (faute de choix). L’allusion ici au programme « chômeur créateur » de la fin des années 1970, lancé par ce Premier ministre qui fut également maire de Lyon, est mise en cause de façon explicite en précisant qu’il peut, à partir d’aides de différentes formes, s’avérer relativement facile de créer son entreprise. Cependant, la pérenniser est une autre histoire. Nos collègues se sont donc intéressés à ces entrepreneurs de nécessité pour qui entreprendre représentait la seule avenue susceptible d’offrir un gagne-pain. Pour ce faire, ils ont retenu quatre dimensions : l’individu comme entrepreneur, l’environnement dans lequel il opère, le secteur d’activité privilégié et, enfin, le processus conduisant à la création. De cette étude, il se dégage des pistes d’évolution et d’amélioration des actions collectives mises en oeuvre en soulignant les grandes limites des dispositifs concernés. On déplore surtout la mise en évidence du côté facile des choses (l’entreprise à un euro…) en occultant les risques et les difficultés que doivent affronter les nouveaux entrepreneurs tout au long de leur parcours du combattant.

Suivent quelques chapitres dont l’appui repose essentiellement sur une revue de la littérature, par exemple sur les dangers d’un épuisement professionnel ou du stress qui accompagne la transmission d’une entreprise, que trois auteurs associent au deuil qui affecte différents types de cédants. Trois niveaux de deuil sont ici identifiés pour caractériser l’impact sur la santé mentale et physique d’un dirigeant durant le processus de la cession.

La deuxième partie, Divers aspects de la santé des entrepreneurs, comprend des contributions tirées d’une revue pointue de la littérature. Admettons que deux de ces chapitres, l’un portant sur les troubles du sommeil et l’autre sur les déficiences alimentaires, même s’ils se rapportent aux dirigeants d’entreprise, n’apprendront guère aux lecteurs habitués de lire la section Santé & nutrition de leur quotidien ou hebdomadaire favori ou encore aux abonnés du site Passeport-Santé sous le patronage de la fondation Chagnon.

Par ailleurs, le chapitre que signe le responsable de l’ouvrage en compagnie de R.M. Modelus attire l’attention par son humour au tout début, où on offre une citation datant de 1839 dont l’auteur ironise sur les excès à cette époque d’un phénomène bien connu des Québécois d’aujourd’hui qui conduit à s’assurer sur tout : « La société d’assurance devient un paratonnerre, un para grêle, un parachute, un pare tout ». Mais, c’est le commentaire, toujours en exergue d’un entrepreneur interrogé qui donne le ton et le contenu du chapitre : « Je ne fais une visite médicale que lorsque j’emprunte de l’argent à mon banquier ». Le lecteur ne tardera pas à constater que cette déclaration ne se veut nullement humoristique. En effet, tel que signalé lors d’une demande de prêt, presque systématiquement, les souscripteurs se voient obligés de présenter un certificat d’assurance attestant leur bonne condition physique et offrir ainsi des garanties en cas de décès ou de maladie. Le demandeur doit donc répondre à un questionnaire santé dont on devine aisément la teneur (Fumez-vous ? Dans votre famille y a-t-il des décès par infarctus ? Souffrez-vous de diabète ?, etc.). Selon une étude, l’état de la santé constitue la première cause du refus d’assurance. Alors, les auteurs ambitionnent de montrer que la santé du dirigeant s’avère une dimension importante dans les différentes interactions entre les banques, les compagnies d’assurance et les dirigeants de très petites entreprises, une dimension non entachée de déviance mensongère comme on l’imagine. L’étude des questionnaires de santé de huit banques a permis de répertorier 80 maladies regroupées en grandes familles de pathologies. Les auteurs dans leur conclusion insistent pour que l’on reconnaisse l’importance du problème posé pour tout entrepreneur handicapé par une santé médiocre. Ils y voient un élément central à toute analyse financière des PME et TPE.

En distinguant les concepts d’incubateurs et de pépinières d’entreprise, V. Gharbi dans un chapitre subséquent se demande s’il faut surveiller la santé des créateurs d’entreprise. En considérant le statut d’homme-orchestre de l’entrepreneur qui doit voir à tout, l’auteure évoque d’une part les facteurs pathogènes (stress, surcharge, solitude, incertitude) qui affectent le dirigeant. D’autre part, elle a recours à un nouveau mot pour l’auteur de ces lignes : les facteurs dits « salutogènes » (locus of control interne, endurance) qui feraient contrepoids aux premiers. En relation avec les nouvelles formes d’accompagnement, l’auteure donne une définition du concept de coaching qui pourrait être la synthèse de pas moins de 52 définitions recensées dans une étude ici citée. Le tout a servi à contacter 151 pépinières par voie de courriels. L’étude dégage qu’une majorité de répondants révèle une sensibilité envers le bien-être de ceux qu’ils sont appelés à fournir un appui à la création. Cependant, ils ne se privent pas de signaler que leur intervention est avant tout d’ordre économique et qu’ils ne peuvent se substituer à un psychologue.

O. Torrès revient cette fois avec T. Lechat pour présenter les grandes lignes d’une étude auprès de 351 dirigeants sur les événements de vie de l’activité entrepreneuriale. Tout en faisant appel à d’autres études visant sensiblement les mêmes objectifs, ils sont parvenus à établir une typologie de 8 méta-catégories regroupant des événements de vie jugés comme marquants. Ils vont de la gestion du personnel aux relations avec l’administration (étatique) en passant par les stratégies et la gouvernance.

La troisième partie, L’entrepreneuriat salutaire, contient une autre étude d’AMAROK en partenariat avec deux autres partenaires sur l’état de santé des travailleurs non-salariés dont O. Torrès présente les principaux résultats. En les comparant avec des études impliquant des travailleurs salariés, les résultats permettent un constat optimiste. L’adage « Entreprendre, c’est bon pour la santé » est cité même si l’ensemble du volume met en garde sur les dangers qui menacent la santé des entrepreneurs. C’est pourquoi l’auteur émet la réserve suivante : on pourrait imaginer que les bons résultats ne reflètent pas la réalité, mais résultent du désir des dirigeants de présenter une belle image d’eux mêmes, celle de paraître en bonne santé. Une belle illustration sous la forme d’une balance montre une situation d’équilibre entre les facteurs pathogènes et « salutogènes », mais dans la vraie vie tel que signalé : toute la question est de savoir de quel côté penche la balance.

L’ouvrage offre une présentation agréable avec une impression en bleu clair que l’on retrouve dans les nombreux tableaux dont la lecture se fait aisément. Comme tout ouvrage collectif, certains chapitres permettent d’ajouter de la chair autour de l’os afin d’avoir matière à un ouvrage pouvant atteindre les 200 pages. Ainsi, parfois on tourne autour du pot plutôt que de vraiment y pénétrer par une étude originale, mais c’est de bonne guerre dans la mesure où l’on ne s’écarte pas de la trame principale. Pour l’essentiel, le lecteur le trouvera dans les contributions qui, tel qu’indiqué au début, visent à attirer l’attention sur une nouvelle avenue de recherche sur lequel il est plus que temps de prêter attention.