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Introduction

Régulièrement remis en question depuis plusieurs décennies, les systèmes de contrôle en général, et les systèmes budgétaires en particulier, restent utilisés par la plupart des organisations, quelles que soient leur taille et activités (Ekholm et Wallin, 2000 ; Sponem, 2004 ; Lyne et Dugdale, 2004 ; Amans, Mazars-Chapelon et Villesèque-Dubus, 2015).

Certains auteurs soulignent la capacité de ces systèmes à se différencier, tout particulièrement dans le contexte des PME, en fonction des spécificités structurelles et contextuelles des entreprises et des caractéristiques individuelles des acteurs (Davila, 2005 ; Mohammed, 2010 ; Oriot et Bergeron, 2015 ; Dangereux, Chapellier et Villesèque-Dubus, 2017).

D’autres auteurs expliquent en revanche que les systèmes en question semblent suivre une tendance homogène à la formalisation et à la complexification, pour des raisons, dont la nature et l’importance restent à préciser, y compris au sein d’entreprises aux besoins de gestion réputés simples ou élémentaires telles que les PME (Dupuy, 1999 ; Naro et Travaillé, 2010 ; Garengo et Biazzo, 2012). Ces auteurs indiquent que le recours aux systèmes budgétaires serait significatif de l’usage d’outils de contrôle relativement standardisés au sein d’entreprises de toutes tailles, activités, et nationalités. L’usage standardisé de ces outils relèverait d’une évidence impérative. Serait ainsi à l’oeuvre un processus de recopie qui s’étendrait à toutes les organisations. Ces habitudes managériales, d’apparence universaliste, sont souvent interprétées et comprises par les théoriciens néo-institutionnels (Meyer et Rowan, 1977 ; Di Maggio et Powell, 1983) en termes de mimétisme. Dans le cas des systèmes budgétaires, le mimétisme correspondrait à une stratégie adaptative d’imitation selon laquelle une organisation en général, une PME en particulier, aurait recours à un système budgétaire essentiellement parce que d’autres entreprises plus ou moins similaires en font autant. À titre d’illustration, Baumgartner, Foucault et Abel (2009), qui étudient les évolutions budgétaires et leurs causes, mettent en évidence l’existence d’un mimétisme budgétaire dans un contexte de concurrence horizontale. À ce propos, et plus généralement, le principe d’universalisme peut être évoqué. Il correspond à l’existence supposée d’une opinion, ou plutôt ici d’un outil, à usage universel.

Par-là s’explique notre questionnement théorique général, que résume la question suivante : les caractéristiques des systèmes budgétaires sont-elles liées à des contingences spécifiées, ou à des habitudes managériales universelles plus ou moins directement héritées ou imitées ?

Pour répondre à cette question, il semble pertinent d’étudier des cas d’entreprises soumises à de fortes contingences structurelles, comportementales et culturelles. Si ces contingences exerçaient des effets bien spécifiés et séparables sur la dynamique du recours aux systèmes budgétaires, l’hypothèse d’universalisme pourrait se révéler infondée. Au contraire, dans le cas d’un usage systématique et relativement uniforme, une telle hypothèse trouverait un sens à la fois pratique et théorique.

Si la question a fait l’objet d’études multiples, quoique souvent partielles, il s’agit de l’aborder ici sous l’angle des systèmes budgétaires et dans un contexte spécifique, celui des PME et, plus particulièrement, des PME tunisiennes. Autrement dit, notre projet immédiat devient d’identifier les caractéristiques du système budgétaire dans les PME en Tunisie.

Pour aborder cette question, nous partirons, dans un premier temps, en quête d’une hypothétique taxinomie des systèmes concernés. Cette taxinomie aura pour ambition de traduire le degré de complexification du système budgétaire. Il s’agira ensuite de tenter d’identifier les facteurs de contingence censés être liés à cette complexification. À ce propos, Raymond, Blili et El-Alami (2004, p. 54) soulignent que, dans le contexte des PME, « le profil du dirigeant (compétence, histoire, culture, famille...) joue un rôle très particulier qui fait la spécificité de ce type d’organisation … Comprendre la PME, c’est tout d’abord découvrir le profil et percer les motivations de son propriétaire-dirigeant ». Les facteurs socioprofessionnels du dirigeant ont souvent été étudiés (âge, expérience, formation…) dans la littérature. Les facteurs d’ordre culturel ont été plus rarement analysés (Harrison et McKinnon, 1999 ; Chenhall, 2007 ; Ben Hamadi, Chapellier et Villesèque-Dubus, 2014 ; Bonache, Chapellier, Ben Hamadi et Mohammed, 2015 ; Ferar, 2017). C’est précisément cet éclairage culturel qui sera mis en avant dans notre étude. De ce point de vue, l’intérêt fondamental du cas tunisien est de proposer un contexte culturel original. La Tunisie est en effet un pays, dont la culture est la résultante d’un héritage hétéroclite « métissé des cultures berbère, punique, romaine, arabe, turque, européenne, noire africaine, juive, chrétienne et islamique » (Rapport de l’UNESCO, 2009, p. 11). Ce brassage offre à la Tunisie une culture faite de valeurs très disparates, constitutives d’un cas d’étude pertinent à notre sens et dont « la diversité est la principale caractéristique » selon le même rapport de l’UNESCO (2009, p. 12). Il s’agira de ce point de vue de tenter de répondre à une faille relative de la littérature liée à la rareté des études réalisées sur le lien entre cultures et systèmes de contrôle (Bonache, Chapellier, Ben Hamadi et Mohammed, 2015), mais l’apport attendu se veut aussi managérial puisque, dans un contexte économique ouvert, la connaissance réciproque de la culture de chacun et de son impact sur les pratiques managériales paraît de nature à faciliter les échanges à l’international. Elle pourrait permettre, en particulier aux partenaires des PME tunisiennes, d’apprécier l’impact de la dimension culturelle sur leurs systèmes d’information et de gestion, y compris dans leur facette budgétaire.

L’ensemble de ces considérations pratiques, théoriques et méthodologiques conduit à résumer le projet de recherche ici exposé par la question suivante : dans quelle mesure la complexification des systèmes budgétaires peut-elle être associée à des contingences structurelles, contextuelles, socioprofessionnelles et culturelles ?

Il en résulte trois objectifs immédiats :

  1. L’élaboration d’une taxinomie des systèmes budgétaires en fonction de leur degré de complexification, comme signe de l’existence effective et de la possibilité d’observation de la différenciation de ces systèmes.

  2. L’identification et l’observation des facteurs censés être liés à la complexification des systèmes budgétaires, ce qui se voudrait une contribution à la littérature sur la contingence.

  3. L’examen plus spécifique d’un possible effet des traits culturels du dirigeant tunisien.

L’étude montre que des dirigeants aux profils différents et qui évoluent dans des environnements différents, disposent et utilisent des systèmes budgétaires différents. La complexification du système budgétaire est influencée par trois facteurs individuels (niveau de formation, type de formation et âge du dirigeant), deux aspects culturels (individualisme/collectivisme et aversion au risque) et un facteur contextuel (incertitude perçue de l’environnement), mais ce travail montre en même temps l’existence d’habitudes managériales d’apparence universaliste.

Après avoir présenté le cadre théorique de la recherche, nous exposons la méthodologie mise en oeuvre et les résultats obtenus. Nous discutons ensuite ces résultats et concluons sur les apports et les limites de cette étude, et sur les avenues de recherches futures.

1. Une approche théorique des formes et des facteurs de la complexification des systèmes budgétaires

Dans la présente section, nous présentons ce que dit la littérature à propos de la différenciation des systèmes budgétaires (1.1.), puis cherchons comment y sont abordées la question de la complexification comme fondement possible d’une taxinomie des systèmes budgétaires (1.2.) et celle relative aux facteurs de contingence liés à la complexification des systèmes budgétaires (1.3.).

1.1. Lectures de la différenciation des systèmes budgétaires

Hofstede (1977, p. 24) propose la définition suivante d’un budget : « Sous sa forme la plus complète, le budget représente une extension dans l’avenir immédiat du système d’information financière d’une entreprise : il aboutit à un bilan avec compte d’exploitation, projeté sur la période suivante (trimestre, semestre, année ou même une période plus longue). »

Dans son sens instrumental conventionnel, le système budgétaire est donc entendu comme un système de tableaux prévisionnels traduits en termes monétaires, exprimant des objectifs et des moyens, chaînés par des relations logiques et chronologiques. Les études qui se sont focalisées sur les systèmes budgétaires sont variées et très différentes les unes des autres, l’objet est le même, mais les approches diffèrent. Nous portons ici notre intérêt uniquement sur les études, dont le but est de montrer une différenciation dans les systèmes budgétaires d’un environnement à un autre, d’une entreprise à une autre, d’un dirigeant à l’autre... Cette différenciation a poussé les auteurs à élaborer des taxinomies des systèmes budgétaires. Par taxinomie, nous entendons une analyse de l’information permettant de classer un groupe en différentes sous-parties repérées par certains éléments clés d’information de cette construction.

Une classification des systèmes budgétaires est ainsi proposée par Anthony qui distingue en 1965 « contrôle étroit » et « contrôle souple ». Dans un système de « contrôle étroit », le budget est considéré comme un outil de contrôle direct et immédiat des hommes par les chiffres. Dans un système de « contrôle souple », le budget ne se limite pas à une mesure de contrôle des hommes. Il est aussi un outil de perfectionnement pour atteindre l’efficience et l’efficacité.

Dix ans après, Bruns et Waterhouse (1975) observent, dans les entreprises décentralisées et structurées, la présence d’un contrôle « administratif » plutôt complexe et, dans les entreprises centralisées et de petite taille, la présence d’un contrôle « interpersonnel » plutôt simplifié.

Merchant (1981) s’intéresse au « design » des budgets afin de mettre en évidence différents niveaux de budgétisation et les facteurs internes qui influencent leur existence. Il repère deux types de systèmes budgétaires. Le premier type, plutôt élaboré, est présent dans les entreprises de grande taille ayant des activités diversifiées, des dirigeants autonomes, un niveau supérieur de décentralisation et une communication de type formel. Le second, simplifié ou peu développé, est présent dans les entreprises de petite taille où la communication est généralement informelle et la centralisation très forte.

Simons (1994) distingue quant à lui les systèmes de contrôle « diagnostic » qu’il définit comme « les systèmes d’information formels que les dirigeants utilisent pour surveiller les résultats de l’organisation et corriger les déviations par rapport aux standards prédéfinis de performance » (p. 173), et les systèmes de contrôle « interactif » définis tels que des « systèmes formels d’information que les dirigeants utilisent pour s’impliquer régulièrement et personnellement dans les décisions de leurs subordonnés » (p. 173). Contrôles diagnostic et interactif se distinguent par le fait que, dans un système de contrôle interactif, les outils sont utilisés « pour stimuler le dialogue en face à face et pour construire des passerelles d’informations entre les niveaux hiérarchiques, les départements fonctionnels et les centres de profit » (Simons, 1990, p. 139). Ainsi, les types de contrôle proposés par Simons « ne dépendent pas de la nature des outils de contrôle de gestion, mais de la façon de les utiliser. Tous les outils peuvent indifféremment être utilisés de manière diagnostique ou interactive » (p. 139). Les systèmes interactifs paraissent cependant nécessiter des supports budgétaires plus complexes.

Van Der Stede (2001) propose une distinction entre un contrôle budgétaire « serré » et un contrôle budgétaire « souple ». Ces deux systèmes se différencient selon quatre critères : l’acceptation des écarts, le détail des lignes budgétaires, l’analyse des résultats budgétaires et l’importance attribuée à la concordance entre le prévisionnel et le réel.

Sponem et Lambert (2010) enfin réalisent une analyse classificatoire sur 269 entreprises françaises qui leur permet d’identifier cinq styles budgétaires (budgets strict, diagnostic, interactif, souple et indicatif) qui « se distinguent principalement par le niveau d’implication de la hiérarchie dans le processus budgétaire, par l’utilisation qui est faite du budget pour évaluer la performance et par la possibilité de faire évoluer le budget en cours d’année » (p. 159).

Au-delà de leur diversité apparente, ces recherches mettent en tension, explicitement ou implicitement, la « simplification » et la « complexification » des systèmes budgétaires. Sur cette base, notre étude se propose de compléter les travaux ainsi évoqués, et de s’en distinguer, en considérant les caractéristiques formelles de l’outil budgétaire plutôt que le système budgétaire comme outil de contrôle ou comme outil de gestion de la performance. C’est pourquoi elle s’appuie sur le concept de complexification en tant que caractéristique synthétique et formelle du système budgétaire. Le paragraphe suivant développe les arguments théoriques qui justifient ce choix, et montre en quoi il est méthodologiquement praticable.

1.2. La complexification comme fondement d’une taxinomie des systèmes budgétaires

Nous considèrerons donc le système budgétaire comme un système de tableaux prévisionnels traduits en termes monétaires, exprimant des objectifs et des moyens, chaînés par des relations logiques et chronologiques. En ce sens, il peut se caractériser par le degré de variété des données qu’il contient, c’est-à-dire sa complexité formelle. En même temps, et en tant que système de données, il « supporte » des relations intersubjectives entre acteurs organisationnels, et peut fonder en cela une complexité de sens. Il s’institue autrement dit en composante du système d’information et pose dès lors un problème de cohérence entre complexité formelle et complexité de sens. Dans notre étude, seule la complexification formelle sera observée.

En sciences humaines, le paradigme de la complexité est évoqué par de nombreux auteurs. La complexité s’est même installée comme champ de recherche à part entière avec par exemple les travaux réalisés par Edgar Morin (1977), Jésus Ibanez, sociologue espagnol avec ses ouvrages publiés en 1979 et 1988 ou Jean-Louis Le Moigne et ses principes de modélisation des systèmes complexes (1990). La complexité renvoie à une pensée qui accepte les imbrications de chaque domaine de la pensée et la transdisciplinarité. Le terme complexité reprend ainsi son sens étymologique à savoir « ce qui est tissé ensemble » ou encore « un enchevêtrement d’entrelacements ». Toute entreprise peut alors être considérée comme complexe par le fait qu’elle se trouve au carrefour de l’économique, de la technique et du social, chacun de ces domaines étant déjà complexe en soi. Toutefois, la complexité reste difficile à appréhender et surtout à représenter parce que « la complexité est subjective, elle est liée à l’intelligibilité qu’a du système celui qui l’observe… et donc à la représentation qu’il peut en avoir » selon Jean Erceau (cité par Yatchinovsky, 2012, p. 145).

L’étude de la complexification du système budgétaire pourrait cependant échapper en partie à ces obstacles de représentation, car tout budget est réductible à « une expression quantitative et financière d’un programme d’action envisagé pour une période donnée » (définition du Plan comptable général), c’est-à-dire à un tableau de chiffres issu d’un processus d’élaboration. Ce processus budgétaire englobe les étapes qui vont de la préparation du budget jusqu’au suivi des actions correctives, en passant par la mise en forme des états prévisionnels. Ces séquences dans la budgétisation sont distinctes, mais forment ensemble un tout organisé, un système. La complexification de ce système tient à l’imbrication, à l’entrelacement de ses composantes spatiales (les données, les perceptions) et de ses composantes temporelles (la dynamique des transformations, les processus). Un intérêt de cette étude est donc de discuter les fondements et la possibilité de construire une taxinomie du système budgétaire selon un score de complexification.

Les travaux qui ont mobilisé ce concept pour appréhender les systèmes de contrôle (Bergeron, 1996 ; Germain, 2004 ; Tillema, 2005 ; Al-Omiri et Drury, 2007 ; Abdel-Kader et Luther, 2008 ; Mohammed, 2010 ; Chapellier et Ben Hamadi, 2012) suggèrent des scores de complexification fondés à la fois sur des composantes organisationnelles et sur des composantes informationnelles. Certains chercheurs se focalisent en effet sur les aspects organisationnels du système de contrôle et retiennent des indicateurs relatifs à l’existence, aux missions ou à la taille du service comptable, à la nature des logiciels utilisés… (Saboly, 1994 ; Nyengue Edimo, 2006). D’autres observent la production et/ou l’utilisation des données (Lavigne et St-Pierre, 2002). D’autres enfin retiennent la variable « diffusion des données » (Bergeron, 1996 ; Lavigne et St-Pierre, 2002 ; Mohammed, 2010).

L’opérationnalisation des indicateurs est ensuite guidée par l’identification de critères discriminants qui font ressortir des pratiques différenciées. Par exemple, la présence d’un service de contrôle de gestion peut être considérée comme un indicateur discriminant dans les PME, mais elle ne l’est plus lorsqu’il s’agit de grandes entreprises, car celles-ci disposent quasi systématiquement d’un tel service en interne. Les différentes recherches réalisées sur le thème mesurent donc le degré de complexification des systèmes de contrôle en s’appuyant sur des indicateurs très différents.

L’usage du critère et du score de complexification, déjà souvent mobilisé par les auteurs, répond aussi à des arguments d’ordre méthodologique. C’est en particulier un indicateur pertinent pour la construction d’une taxinomie : des systèmes budgétaires faiblement complexes jusqu’aux systèmes budgétaires fortement complexes en ouvrant la possibilité d’identifier des catégories intermédiaires.

Dans cette étude, le degré de complexification est censé être objectif et mesurable. La mesure de la complexification des systèmes budgétaires est donc construite en prenant en considération un score attribué à trois des dimensions identifiées dans la littérature :

  • une dimension organisationnelle : les caractéristiques du service chargé d’élaborer et de transmettre les données budgétaires comme sa morphologie et son degré d’informatisation. Saboly (1994) souligne que « les données comptables sont produites dans et par une organisation comptable et la qualité du produit comptable dépend de certaines caractéristiques de cette organisation » (p. 86) ;

  • une dimension liée à la production des données budgétaires : le délai, la fréquence, la diversité et le degré de détail des données du système budgétaire ;

  • une dimension relative à l’utilisation des données budgétaires par le dirigeant de PME : la fréquence, la durée, l’intensité et la diversité d’utilisation des données prévisionnelles.

1.3. La complexification des systèmes budgétaires comme processus contingent

Les facteurs de contingence individuels retenus par les auteurs qui travaillent sur les PME concernent presque systématiquement l’acteur central de ce type d’organisation : le dirigeant. Certains de ses traits de caractère pourraient exercer un impact significatif sur la complexification du système budgétaire et à ce titre, se doivent d’être analysés. Quatre facteurs de contingence identifiés dans la littérature sont retenus pour cette recherche afin d’étudier leur influence potentielle sur la complexification du système budgétaire : la formation, l’âge, l’expérience et culture du dirigeant. Les trois premiers ont fait l’objet d’études relativement nombreuses (Bergeron, 1996 ; Chapellier, 1997 ; Nyengue Edimo, 2006 ; Mohammed, 2010 par exemple). L’absence de consensus quant à leur influence justifie de s’y intéresser à nouveau, surtout que le contexte, celui des PME tunisiennes, est ici différent. Le quatrième, relatif à la culture, a quant à lui rarement été intégré dans les études réalisées sur le thème de la complexification des systèmes comptables des PME (Lassoued, 2008 ; Bonache et al., 2015).

1.3.1. La formation du dirigeant

Bon nombre d’études soulignent que les dirigeants avec un niveau de formation élevé disposent généralement d’un système de contrôle plus complexe (Saboly, 1994 ; Chapellier, Mohammed et Teller, 2013). Les individus les plus formés accepteraient un niveau d’abstraction plus important et seraient assez habiles pour intégrer un volume d’information plus important.

Le type de formation du dirigeant (gestionnaire ou non-gestionnaire) pourrait aussi être considéré comme une variable explicative de la complexité des systèmes de contrôle en PME (Chapellier, Mohammed et Teller, 2013). Ces auteurs expliquent que les personnes ont une tendance naturelle « à faire ce qu’elles savent faire » suggérant ainsi une sorte de « normalisation par la formation » (p. 65). Meyssonnier (2015) note quant à lui, dans une étude réalisée auprès de huit startups, que l’introduction du contrôle de gestion est souvent ralentie par la formation principalement scientifique des dirigeants de son échantillon.

Les hypothèses testées seront donc les suivantes :

  • H1 : le niveau de formation du dirigeant est lié la complexification du système budgétaire.

  • H2 : le type de formation (gestionnaire/non gestionnaire) du dirigeant est lié la complexification du système budgétaire.

1.3.2. L’âge du dirigeant

McSweeney (2002) et Gerhardt (2008) ont mis l’accent sur l’importance de la prise en compte de la génération dans les recherches en management. D’autres auteurs en sciences sociales (Ollivier et Tanguy, 2008 ; Desplats, 2011 ; Rollot, 2012) expliquent que, d’une génération à une autre, les hommes et femmes évoluent dans des contextes économique, politique et social différents, et que de fait, leurs pratiques sont différentes.

Pourtant, les travaux qui ont considéré l’âge du dirigeant comme facteur explicatif de la complexification des systèmes de contrôle ne trouvent pour la plupart aucun lien significatif entre ces deux variables (Reix, 1984 ; Nadeau, Martel et Bouyssou, 1987 ; Chapellier, 1996 ; Davila, 2005 ; Lassoued et Abdelmoula, 2006). Seuls Affès et Chabchoub (2007) notent que les dirigeants les plus jeunes de leur échantillon possèdent un système de contrôle plus complexe que les dirigeants plus âgés.

Suivant ces derniers auteurs, l’hypothèse posée est la suivante :

  • H3 : l’âge du dirigeant est associé à la complexification du système budgétaire.

1.3.3. L’expérience du dirigeant

Selon Duchéneaut (1997), l’expérience des dirigeants de PME constitue un trait important de leur personnalité, mais les résultats des études portant sur une potentielle association entre l’expérience du décideur et la complexification de son système de contrôle sont peu homogènes. Certains auteurs ne trouvent aucune relation entre le système de contrôle et l’expérience du dirigeant (Reix, 1984 ; Lassoued et Abdelmoula, 2006 ; Chapellier, Mohammed et Teller, 2013). D’autres notent que la complexité des systèmes de contrôle augmente avec l’expérience du dirigeant (Martel, Nadeau, Elsliger et Guay, 1985 ; Nelson, 1987). Ces auteurs décrivent les décideurs expérimentés comme ceux capables des modélisations les plus sophistiquées, mais d’autres relèvent une relation inverse (Nadeau, Martel et Bouyssou, 1987 ; Chapellier, 1996 ; Chapellier et Ben Hamadi, 2012). Pour ces auteurs, cette relation revêt une double logique : tout d’abord les dirigeants avec moins d’expérience sont souvent les plus formés et donc les plus aptes à intégrer un niveau d’abstraction important, et ensuite, les dirigeants en phase d’apprentissage sont particulièrement réceptifs à une masse de données conséquente au départ, un volume qui diminue et se stabilise ensuite grâce à l’expérience acquise.

Au vu des contradictions observées, nous proposons l’hypothèse suivante :

  • H4 : l’expérience du dirigeant est liée la complexification du système budgétaire.

1.3.4. La culture du dirigeant

Selon Schein (1985), la culture est un ensemble de croyances, valeurs et significations partagées. Hofstede (1991) la définit comme « la programmation collective de l’esprit qui distingue les membres d’un groupe social » (p. 262). Les auteurs s’accordent à dire que son influence serait omniprésente, mais difficilement saisissable (Chanlat, Bolduc et Larouche, 1984 ; Allali, 2002).

Les premiers travaux qui se sont intéressés à l’influence de la culture sur les outils de contrôle de gestion datent des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix (Daley, Jiambalvo, Sundem et Kondo, 1985 ; Birnberg et Snodgrass, 1988 ; Chow, Shields, Kato et Nakagawa, 1991 ; Harrison, 1992 ; Ueno et Wu, 1993). Chow et al. (1991) ont étudié les interactions entre le degré d’individualisme et le système de contrôle, mais leur analyse quantitative n’a détecté aucun lien entre ces deux concepts. Harrison (1992) a mis en évidence que la participation budgétaire est négativement liée à la distance au pouvoir et à l’individualisme. Ueno et Wu (1993) révèlent que les entreprises américaines utilisent davantage la communication formelle, augmentent la marge de manoeuvre budgétaire et se préoccupent davantage de la contrôlabilité des budgets que les entreprises japonaises. Bonache et al. (2015) réalisent une régression multiple en utilisant les réponses de 276 dirigeants de PME issues de trois études (française, tunisienne et syrienne) et relèvent l’existence d’un lien positif et significatif entre les dimensions « aversion au risque », « individualisme » et « féminité » d’une part et « complexité du système d’information comptable » d’autre part. Ils ne relèvent en revanche aucun lien entre la « distance hiérarchique » et la complexité du système d’information comptable. Ces auteurs confirment ainsi « l’existence d’un lien entre les dimensions culturelles et la complexité des systèmes d’information comptables des PME » (p. 159). Notons qu’ils observent les différences de comportements managériaux des dirigeants de pays différents en considérant la culture nationale comme homogène au sein de chacun de ces pays. Notre travail se différencie en tentant d’identifier un lien potentiel entre la culture considérée comme métissée et diverse des dirigeants de PME d’un seul pays (la Tunisie) et la complexification de leur système budgétaire.

Quelques études ont donc été réalisées sur le thème du lien entre culture et systèmes de contrôle, mais le constat réalisé par Harrison et McKinnon (1999) est que celles-ci restent rares, notamment dans le contexte des PME, qui plus est tunisiennes.

À ce propos, il convient de préciser que diverses cultures se sont succédé et ont peu à peu écrit l’histoire de la Tunisie. Après l’époque de la Carthage punique, les Romains ont laissé leur empreinte. Ensuite, après plusieurs siècles de développement du christianisme par l’église d’Afrique, la conquête arabe en 670, sous la conduite d’Oqba Ibn Nafi Al Fihri, transforme le pays et fait de Kairouan un centre de rayonnement islamique renommé. La culture tunisienne présente de fait des traits spécifiques et originaux. Elle n’est pas réductible à la culture arabe, musulmane ou encore africaine. Elle exprime l’histoire d’un pays considéré comme un carrefour des civilisations durant des siècles. Elle porte la marque du brassage des civilisations berbère, arabe, africaine, juive, européenne et islamique. Elle peut donc sembler hétéroclite. Il s’agit d’une culture, dont « la diversité est la principale caractéristique » selon un rapport de l’UNESCO (2009, p. 12), ce que signifie avec force le dialecte pratiqué, qui est certes une variante de l’arabe, mais qui « comporte de nombreux éléments d’influence euro-méditerranéenne comme l’italien, le français, l’espagnol et le turc » (Rapport de l’UNESCO, 2009, p. 11). En cela, la Tunisie offre une culture faite de valeurs très disparates, en forme de mosaïque, ce qui lui confère toute son originalité et donc son intérêt comme objet d’étude.

Or, l’impressionnant corpus de recherches interculturelles portant sur la culture dans le monde n’a pas introduit ce pays du nord de l’Afrique dans ses échantillons. Seules des recherches portant spécifiquement sur la Tunisie ont tenté d’identifier ses spécificités culturelles (Ben Fadhel, 2004 ; Al Akrémi, Nasr et Sassi, 2007 ; Bouattour, 2009). Ces recherches, qui ont toutes utilisé les dimensions retenues par Hofstede (2001), montrent que la culture tunisienne, pleine de nuances, se caractérise par :

  • un collectivisme atténué, avec à la fois une religion qui inculque aux Tunisiens la solidarité, l’affection et l’importance de l’appartenance sociale (Zghal, 1992), et une sorte d’individualisme émergeant né de la métamorphose que connaît la société tunisienne d’aujourd’hui. Soyah et Magroun (2004) parlent de flou entre collectivisme et individualisme : les individus d’un même clan (même famille, même région…) sont solidaires et coopèrent tandis que les rapports entre individus appartenant à des clans différents sont basés sur un calcul aucunement affectif et complètement rationnel ;

  • un équilibre entre masculinité et féminité avec d’un côté un intérêt certain pour la qualité de vie (caractéristique féminine) et de l’autre, l’importance perçue de la réussite professionnelle (caractéristique masculine) ;

  • une aversion au risque qui varie selon les auteurs et les individus :

    • certains auteurs notent qu’une majorité de dirigeants tunisiens acceptent le risque (Ben Fadhel, 1992) et tolère l’existence d’une logique floue (Zghal, 1992),

    • d’autres avancent que les gestionnaires tunisiens souhaitent contrôler l’incertitude et éviter les prises de risques (Soyah et Magroun, 2004) ;

  • une acceptation de la hiérarchie (Zghal, 1992 ; Lassoued, 2008). Cette caractéristique tunisienne a aussi été relevée par Soyah et Magroun (2004) qui expliquent que « les Tunisiens acceptent l’idée de la hiérarchie, mais préfèrent qu’elle soit de moyenne distance, tout en tendant vers la centralisation » (p. 12).

  • une orientation à court terme qu’Hofstede (2001) définit comme un attachement au respect de la tradition, des engagements et des obligations sociales, à la stabilité individuelle, à la réciprocité de politesse, et aux valeurs orientées vers le passé et le présent.

Zghal (2008) a identifié quatre paramètres culturels pivots : les relations et appartenances sociales, l’égalité/dignité, le flou et le paternalisme. Ces paramètres sont finalement assez proches de ceux retenus par Hofstede : « l’appartenance sociale » se rapproche du « collectivisme », « l’égalité/dignité » de la « distance hiérarchique » et le « flou » de « l’aversion au risque ».

Ben Fadhel (1992) a également contribué au débat en procédant à une analyse originale des proverbes tunisiens qui reflètent la conscience diffuse partagée par ce peuple. Il est ainsi parvenu à retrouver en filigrane, dans la culture tunisienne, les dimensions culturelles proposées par Hofstede.

En résumé, notre étude retient les cinq dimensions proposées par Hofstede pour identifier le profil culturel des dirigeants de PME tunisiens : collectivisme/individualisme ; distance hiérarchique ; masculinité/féminité ; aversion au risque ; orientation à court ou à long terme. Les conclusions formulées par Hofstede ont parfois suscité des controverses (McSweeney, 2002 ; Joannidès, 2011). Livian (2011, p. 5) reproche par exemple aux travaux d’Hofstede de considérer la culture nationale comme « homogène et érigée en facteur explicatif principal ou unique ». Notons que, pour notre part, nous utilisons ces cinq dimensions sans avancer l’hypothèse d’une culture nationale tunisienne homogène. Nous ne considérons par ailleurs pas ce facteur de contingence comme facteur explicatif unique de la complexification des systèmes budgétaires des PME tunisiennes puisque plusieurs autres facteurs potentiellement explicatifs sont retenus.

Nous proposons ainsi l’hypothèse suivante :

  • H5 : les caractéristiques culturelles du dirigeant tunisien sont liées à la complexification du système budgétaire, cette hypothèse étant ensuite divisée en cinq sous-hypothèses correspondant aux cinq dimensions culturelles proposées par Hofstede (2001).

Au-delà de l’impact potentiel de ces cinq facteurs de contingence individuels sur la complexification des systèmes budgétaires, nous testerons aussi l’influence de facteurs structurels et contextuels en retenant trois variables de contrôle identifiées par différents auteurs comme susceptibles d’influencer les pratiques de gestion en PME : la taille et l’âge des PME, et l’incertitude perçue de l’environnement.

1.3.5. La taille de l’entreprise

Le facteur « taille » a souvent été mis en avant par les auteurs (Nobre, 2001 ; Chenhall, 2003 ; King, Clarkson et Wallace, 2010 ; Ahmad et Mohamed Zabri, 2015). Il permet de relativiser l’idée selon laquelle les PME constitueraient un bloc homogène face à un second, celui des grandes entreprises. Nobre (2001) relève l’existence d’un seuil d’apparition d’un système de contrôle formalisé autour des 100 salariés. Il rejoint sur ce point les auteurs de la théorie du cycle de vie de la firme (Moores et Yuen, 2001) qui notent l’existence de différences entre les systèmes de contrôle à l’oeuvre au cours des différentes étapes du cycle de vie des organisations. La gestion informelle de la petite entreprise laisserait peu à peu place à un système de plus en plus formalisé au fur et à mesure que l’entreprise grandit.

Nous testerons donc l’hypothèse suivante :

  • H6 : la taille des PME est liée la complexification du système budgétaire.

1.3.6. L’âge de l’entreprise

L’âge de l’entreprise est inévitablement lié à son passé et à tous les changements qui ont marqué son histoire (transmission, changement de propriétaires, difficultés…). Mintzberg (1982) indique que plus une organisation est âgée, plus son comportement est formalisé. Dans une logique contingente, Dupuy, Kalika, Marmuse et Trahand (1989) considèrent l’âge de l’entreprise comme un facteur important influençant son système de gestion. Dans le contexte tunisien, par contre, les recherches réalisées sur les PME (Affès et Chabchoub, 2007 ; Chapellier et Ben Hamadi, 2012) n’identifient aucun lien entre l’âge de l’entreprise et le design du système de contrôle.

Au regard de ces recherches qui se contredisent en partie, nous testerons l’hypothèse suivante :

  • H7 : l’âge des PME est lié à la complexification du système budgétaire.

1.3.7. L’incertitude perçue de l’environnement

Dès 1963, Emery et Trist établissent un lien entre les systèmes budgétaires et l’incertitude de l’environnement. Ils distinguent :

  • un environnement où l’incertitude est très faible et les événements répétitifs : les budgets ne sont pas indispensables ;

  • un environnement relativement stable : un minimum de prévisions est nécessaire ;

  • un environnement mouvant et dynamique, mais prévisible : les budgets sont utiles et importants ;

  • un environnement turbulent, très dynamique et complexe, réfractaire à toute prévision : les budgets sont inutiles.

Hopwood (1972) note lui aussi l’inefficacité des budgets quand la turbulence de l’environnement est trop grande. Berland (2000) affirme : « Toutes les entreprises de notre échantillon semblent développer du contrôle budgétaire à partir du moment où elles sont capables de prévoir. Dès que la prévision devient impossible, du fait, par exemple, d’un retournement de conjoncture, elles cessent de faire du contrôle budgétaire. » (p. 10)

King, Clarkson et Wallace (2010) relèvent l’existence d’un lien entre l’utilisation des budgets et l’incertitude perçue de l’environnement.

Dans ce travail, nous formulons l’hypothèse suivante :

  • H8 : l’incertitude perçue de l’environnement est liée à la complexification du système budgétaire des PME.

Les caractéristiques des systèmes budgétaires sont-elles liées à des contingences spécifiées, ou à des habitudes managériales universelles plus ou moins directement héritées ou imitées ? Une partie de la littérature indique que les caractéristiques des systèmes budgétaires utilisés par les dirigeants de PME varient en fonction de variables individuelles, structurelles et/ou contextuelles. D’autres travaux nuancent cette hypothèse et soulignent que les pratiques en PME se révèlent assez homogènes, voire universelles (Nayak et Greenfield, 1994 ; Colot et Michel, 1996 ; Davila, 2005 ; Naro et Travaillé, 2010 ; Garengo et Biazzo, 2012). L’analyse de la littérature montre une relative indétermination quant aux caractéristiques des systèmes budgétaires en PME et des contingences qui les influencent ou pas. Notre recherche tente d’apporter un éclairage complémentaire à cette question sur la base du cadre de recherche suivant :

Figure 1

Le cadre de la recherche

Le cadre de la recherche

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2. Une méthodologie d’approche de la complexification des systèmes budgétaires : mesures et protocole

Nous présentons dans ce paragraphe la méthode de recueil des données et les caractéristiques de l’échantillon, les variables et leur opérationnalisation, ainsi que la méthode d’analyse des données.

2.1. Le recueil des données auprès d’un échantillon représentatif de 116 PME tunisiennes

Le travail sur le terrain s’est déroulé en deux étapes. Une enquête préliminaire a tout d’abord été conduite par administration en face-à-face d’une première version du questionnaire auprès de 25 dirigeants de PME tunisiennes. Ce premier travail nous a permis d’améliorer cette version du questionnaire et d’aboutir à une version finale plus adaptée.

Le questionnaire a ensuite été administré sur la surface géographique du Sahel tunisien qui couvre trois gouvernorats : Sousse, Monastir et Mahdia. Cette région est la deuxième région industrielle de Tunisie. La population ciblée était ainsi de 445 PME industrielles de tous secteurs. Un tirage aléatoire de 282 PME a été réalisé, 116 dirigeants ont pu être interrogés, soit un taux de 41,1 %.

Notre questionnaire a été administré par entretien direct, en face à face. Ce mode d’administration s’imposait pour deux raisons. Tout d’abord, parce qu’il assure un recueil d’informations de meilleure qualité que l’enquête postale ou électronique (Evrard, Pras et Roux, 2009) en permettant « de reformuler, de clarifier et d’expliquer si nécessaire les questions difficiles ou mal comprises » (Thiétart, 2003, p. 315) et de donner des précisions aux dirigeants interrogés lorsque cela s’avère utile. Il s’imposait par ailleurs, car un très faible nombre de dirigeants tunisiens aurait accepté de répondre à un questionnaire ayant pour objectif de dresser un état de leur profil personnel et de leurs pratiques managériales si celui-ci avait été transmis par voie postale ou électronique. L’enquête s’est déroulée juste après la révolution en 2011 pendant presque quatre mois (du 20 février au 15 juin 2011). Nous avons fait du porte-à-porte, entreprise après entreprise, pour obtenir des entretiens auprès des 282 dirigeants visés. Le bouleversement politique a été, aussi surprenant que cela puisse paraître, d’une grande aide pour la collecte de nos données. Les dirigeants ont, semble-t-il, à cette période, été plus disponibles et plus accueillants que précédemment. Ce changement d’attitude était probablement lié à l’euphorie qui a gagné le pays au lendemain de la révolution.

La durée minimum des entretiens a été de 25 minutes, la durée maximale de 2 heures 20 et la durée moyenne de 40 minutes.

Nous définissons dans cette étude les PME comme des entreprises juridiquement indépendantes avec un effectif permanent compris entre 10 et 300 salariés (définition officielle des PME du conseil du marché financier tunisien, 2006). Les critères retenus concernent donc à la fois le nombre de salariés et l’indépendance des entreprises (Marchesnay, 2003).

Pour apprécier la représentativité de notre échantillon, nous avons comparé sa composition à la population des PME sur le plan de la région du Sahel tunisien d’une part, et sur le plan national d’autre part (Tableau 1).

Malgré quelques distorsions, la représentativité de l’échantillon reste globalement suffisante en raison du nombre d’entreprises concernées et de leur diversité.

Le tableau 2 présente les caractéristiques des dirigeants et PME de l’échantillon. Près des deux tiers (65,6 %) ont entre 36 et 55 ans. Le plus jeune a 28 ans et le plus âgé, 71 ans. Une grande majorité (62 %) dispose d’un diplôme universitaire supérieur ou égal à bac+2. Seuls 36,2 % disposent d’une formation de type gestionnaire.

La moitié de l’échantillon (50,9 %) a un nombre d’employés compris entre 10 et 50, 21,6 % entre 51 et 100 salariés et 27,5 % entre 101 et 300 salariés. Une grande majorité (61,2 %) a plus de 10 ans. La plus jeune a un an d’existence et la doyenne a 79 ans. La moitié des PME sont familiales (51 %) et l’autre moitié non familiales (49 %).

Tableau 1

Composition de l’échantillon par rapport à la composition régionale et nationale des PME industrielles tunisiennes

Composition de l’échantillon par rapport à la composition régionale et nationale des PME industrielles tunisiennes

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Tableau 2

Les caractéristiques des 116 dirigeants et PME de l’échantillon

Les caractéristiques des 116 dirigeants et PME de l’échantillon

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2.2. L’opérationnalisation de la variable « complexification du système budgétaire » et de ses déterminants

Le modèle mobilisé pour opérationnaliser la complexification du système budgétaire est celui utilisé par Mohammed (2010) dans son travail doctoral réalisé auprès de 92 PME syriennes. Le tableau 3 montre comment cette variable a été opérationnalisée.

Tableau 3

Mesure de la complexification du système budgétaire (SB)

Mesure de la complexification du système budgétaire (SB)

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Chacune de ces dimensions (organisation, production, utilisation) est jaugée par quatre variables, chaque variable est mesurée par une échelle de Likert sur cinq points (soit un maximum de vingt points pour chaque dimension et un score de complexité maximal de soixante points).

Les coefficients de corrélation de Pearson sont calculés entre les items, les variables et les scores de complexification, garantissant ainsi la validité de notre construit : les items utilisés pour mesurer la complexification du système budgétaire convergent.

Le coefficient Alpha de Cronbach, qui considère les douze variables caractérisant le système budgétaire, affiche quant à lui, un score de 0,91. Nous pouvons ainsi conclure que l’instrument de mesure élaboré a une bonne cohérence interne et qu’il permet de mesurer la complexification du système budgétaire.

Le tableau 4 présente la manière, dont les variables explicatives ont été opérationnalisées.

Tableau 4

Mesures des variables explicatives

Mesures des variables explicatives

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2.3. La méthode d’analyse des données

Le premier travail statistique a consisté à réaliser une analyse en composante principale (ACP) s’appuyant sur les variables caractérisant le système budgétaire. Ce traitement a permis de conserver les seules variables ayant une qualité de représentation acceptable pour la construction d’un nouveau concept.

Dans un deuxième temps, une typologie a été effectuée pour faire émerger des groupes homogènes de systèmes budgétaires. Une classification ascendante non hiérarchique a été opérée avec la méthode des nuées dynamiques. Cette dernière vise à « constituer k groupes à partir de n individus de départ… Elle permet une convergence rapide, parfois même avec une simple itération, ce qui est très utile quand le volume de données est important et dépasse la centaine » (Tufféry, 2006, p. 208).

Dans un troisième temps, afin de mettre en évidence l’existence d’un lien entre les différents facteurs de contingences retenus et la complexification du système budgétaire des PME, nous avons réalisé une analyse de type multivariée. L’intégration dans un modèle unique de toutes les variables de contingence permet une analyse plus claire des relations entre les variables explicatives et la variable expliquée. Afin de détecter l’influence des facteurs de contingence retenus sur la complexification des systèmes budgétaires, nous avons utilisé la méthode du Logit ordonné, la variable dépendante qualitative portant des valeurs entières non négatives de 1 à n (n dépend du nombre de types de système budgétaire identifié par l’analyse typologique).

3. La complexification observée des systèmes budgétaires des PME tunisiennes : caractéristiques et déterminants

Les résultats montrent tout d’abord l’existence, en Tunisie, de quatre types de systèmes budgétaires dans les PME (3.1.). Ils montrent ensuite que des dirigeants aux perceptions et profils différents, évoluant dans des environnements différents, adoptent et usent de systèmes budgétaires différents, mais révèlent également l’existence de pratiques mimétiques (3.2.).

3.1. Une typologie des systèmes budgétaires des dirigeants de PME tunisiens basée sur la complexification

Une analyse en composantes principales (ACP) a été réalisée pour détecter la qualité de représentation des variables qui entrent dans la construction de la complexification des systèmes budgétaire. Ensuite, la méthode des nuées dynamiques a été pratiquée pour mettre en évidence les variables les plus discriminantes pour la constitution des groupes (Tableau 5).

Tableau 5

Identification des variables les plus discriminantes pour la constitution des groupes

Identification des variables les plus discriminantes pour la constitution des groupes

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La lecture du tableau mène aux conclusions suivantes :

  • toutes les variables ont un effet significatif sur la constitution des groupes (p = 0,000) ;

  • une lecture de la colonne du test de significativité de F montre que les variables ont un impact plus ou moins important sur la constitution des groupes (entre F = 81,689 à F = 384,724). La dimension d’utilisation (notamment les variables intensité et durée d’utilisation), l’organisation de la budgétisation (notamment la morphologie du service comptable et la présence d’un contrôleur de gestion) et, dans une moindre mesure, la diversité de production, sont les variables qui ont le poids le plus important.

Le sous-échantillonnage selon l’appartenance aux groupes identifiés a permis le repérage de quatre groupes de systèmes budgétaires selon le degré de complexification. Des tentatives de classification en trois ou cinq groupes ont été effectuées, mais les critères statistiques de validité ont indiqué que la classification en quatre groupes est la plus pertinente.

Tableau 6

Nombre d’observations dans chacun des quatre groupes identifiés

Nombre d’observations dans chacun des quatre groupes identifiés

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Groupe 1 : « un système budgétaire absent »

Il est composé de 36 PME qui n’ont aucun système budgétaire. Les dirigeants expliquent très majoritairement cette situation non par ignorance, mais par le fait que leur activité et leur environnement sont suffisamment stables, et la gestion de leur entreprise suffisamment simple, pour ne pas avoir besoin de tels outils. L’absence d’engagement du dirigeant explique l’absence d’un système budgétaire dans ces PME (Ahmad et Mohamed Zabri, 2015 ; Cuzdriorean, 2017).

Groupe 2 : « un système budgétaire élémentaire »

Il est composé de 24 PME ayant un système budgétaire peu élaboré avec un score de complexification compris entre 17 et 30 points (sur un total de 60). Les budgets sont présents et utilisés à une fréquence souvent annuelle, parfois semestrielle. Aucun contrôleur de gestion n’est présent dans l’organisation. Les données budgétaires sont le plus souvent produites par le dirigeant lui-même, parfois aidé de son expert-comptable. La diversité, le degré de détail et la fréquence de production de ces données, et leur utilisation restent limités.

Groupe 3 : « un système budgétaire moyennement complexe »

Il est composé de 20 PME, dont le score de complexification du système budgétaire est compris entre 31 et 47 points. Les données budgétaires sont le plus souvent élaborées par le service comptable et financier. Les budgets sont plus nombreux et plus détaillés. Les délais de production relativement courts. Le contrôle budgétaire n’est réalisé que par une minorité de dirigeants, les écarts entre le prévu et le réel ne sont en effet pas calculés et analysés par une majorité des PME de ce groupe. L’utilisation de ces informations est le plus souvent trimestrielle ou semestrielle.

Groupe 4 : « un système budgétaire élaboré »

Il est composé de 36 PME, dont le score de complexification est compris entre 48 et 58 points. Un contrôleur de gestion est presque systématiquement présent. Les budgets produits sont nombreux et souvent détaillés. Les délais de production sont souvent très courts. Des écarts sont presque systématiquement calculés et analysés. L’utilisation de ces informations est mensuelle ou trimestrielle.

3.2. Une analyse du lien entre la complexification des systèmes budgétaires et ses déterminants potentiels

Le travail statistique commence par une analyse descriptive qui observe les liens entre les différents concepts dans l’objectif de rattacher la variable à expliquer et celles explicatives. Pour effectuer cette analyse, nous exécutons une analyse multivariée. La caractérisation de la variable à expliquer (la complexification du système budgétaire) est réalisée par la méthode du Logit ordonné. Il s’agit d’un modèle statistique qui contraint à une indépendance des variables entre elles : les variables de l’équation ne doivent pas être corrélées entre elles, car toute corrélation biaiserait les résultats statistiques. Dans cette analyse, toutes les variables sont qualitatives et ont subi un test de chi-2 afin de s’assurer du respect de cette règle d’indépendance des variables. Ce test a mis en évidence que pour respecter cette règle, celles-ci doivent être réparties dans trois modèles.

Tableau 7

Présentation des trois modèles

Présentation des trois modèles

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La qualité de ces modèles a été testée (Tableau 8). Chacun affiche une forte significativité avec un R2 de Cox et Snell variant entre 22,1 % et 52,4 % et un R2 de Nagelkerke variant entre 19,9 % et 45,2 %. Le modèle de régression retenu semble donc adapté.

Ce tableau présente par ailleurs les résultats de l’estimation des coefficients de régression des trois modèles. Chaque variable est associée à une valeur β qui représente le coefficient estimé par la méthode du maximum de vraisemblance.

Tableau 8

Qualité du modèle de régression et estimation des paramètres

Qualité du modèle de régression et estimation des paramètres

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Trois caractéristiques socioprofessionnelles sont liées au type de systèmes budgétaires adopté :

  • plus le niveau de formation des dirigeants est élevé, plus leur système budgétaire se complexifie (H1) ;

  • les dirigeants qui ont suivi une formation de type gestionnaire disposent d’un système budgétaire plus complexe (H2) ;

  • les dirigeants les plus jeunes mettent en place des systèmes budgétaires plus complexes (H3).

En revanche, aucun lien n’est validé entre « l’expérience du dirigeant » et la complexification des systèmes budgétaires (H4).

Deux caractéristiques culturelles sont liées au type de systèmes budgétaires adopté au sein des PME :

  • les dirigeants « individualistes » disposent de systèmes budgétaires plus complexes que les dirigeants « collectivistes » (H5a) ;

  • les dirigeants « réfractaires au risque » disposent de systèmes budgétaires plus complexes (H5c).

En revanche, aucun lien n’est validé entre les variables « masculinité/féminité » (H5b), « distance hiérarchique » (H5d) et « Orientation CT/LT » (H5e), et la complexification des systèmes budgétaires.

Notons que les résultats obtenus sont les mêmes, quel que soit le modèle. Ce point confirme la robustesse de ces résultats.

Une caractéristique contextuelle est liée au type de systèmes budgétaires adopté au sein des PME : plus l’incertitude perçue de l’environnement augmente, plus le système budgétaire est complexe (H8). En revanche, aucun lien n’est validé entre les variables « taille de la PME » (H6) et « âge de la PME » (H7), et la complexification des systèmes budgétaires.

Au final, l’analyse confirme six des douze hypothèses. Sur un plan socioprofessionnel, la complexification des systèmes budgétaires varie selon le niveau et le type de formation des dirigeants et selon leur âge (leur génération). Sur un plan culturel, elle varie selon leur degré d’individualisme ou de collectivisme et selon leur degré d’aversion au risque. Sur un plan contextuel et structurel enfin, elle varie selon le degré incertitude perçu de l’environnement (Figure 2).

Figure 2

Résultats de la recherche

Résultats de la recherche

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4. Discussion : les systèmes budgétaires tunisiens entre contingence et universalisme

Les résultats énoncés appellent une interprétation nuancée, qui renvoie à la figure désormais souvent avancée d’une hybridation des processus de gestion. Autrement dit, les mimétismes jouent un rôle important, mais laissent encore la place à des effets spécifiques du profil des dirigeants et du contexte. La difficulté reste qu’il semble difficile d’établir les parts respectives de ces facteurs de tension, ainsi que leur évolution dans le temps. Tel semble bien être ce qui se dégage de l’analyse élargie des résultats de notre étude, et de leurs possibles conséquences théoriques et managériales.

4.1. Une interprétation élargie de la complexification des systèmes budgétaires tunisiens

Parmi les dirigeants de PME observés, 31 % ne disposent d’aucun système budgétaire formel. Les 69 % restant disposent de systèmes budgétaires de complexification hétérogène du plus rudimentaire au plus élaboré. Ce résultat confirme les travaux sur la différenciation des systèmes de contrôle de gestion, et en particulier des systèmes budgétaires, dans les PME (Lorino, 2013). Des systèmes peu formalisés (Zawadzki, 2009) existent dans certaines PME, mais des systèmes plus complexes sont présents dans d’autres (Lavigne et St-Pierre, 2002 ; Dangereux, Chapellier et Villesèque-Dubus, 2017). Chaque PME adapte les outils au contexte, aux compétences et aux besoins (Oriot et Bergeron, 2015). Des contingences semblent donc exercer des effets bien spécifiés et séparables sur la dynamique du recours aux systèmes budgétaires. Cependant, et de façon peut-être paradoxale, les résultats révèlent également l’existence de pratiques isomorphes sinon universalistes.

4.1.1. Les facteurs socioprofessionnels et culturels et les pratiques mimétiques

Notre étude montre en premier lieu que les dirigeants qui détiennent les niveaux de formation les plus élevés et de type « gestionnaire » disposent des systèmes budgétaires les plus complexes. Une très grande majorité des dirigeants formés à la gestion adoptent des comportements identiques face aux outils de gestion budgétaires. Cette observation peut être interprétée comme le résultat de pratiques isomorphes liées à la formation. Bourdiaux (1993, p. 112), qui observe l’impact de la formation sur le comportement des dirigeants, écrit : « Rendre l’individu conforme au système, lui apprendre à réfléchir suivant certains axes, prendre en considération certains critères : tels sont les buts profonds d’enseignements en apparence techniques et généraux en management ». Ainsi, les formations au management fonctionneraient à l’image d’une boîte noire, dont on pourrait deviner les flux sortants sans difficulté. Elles pourraient contribuer à la création d’un ensemble de normes de comportements assimilés par les individus. Warren Bennis affirme que les dirigeants ne naissent pas, mais sont fabriqués. Les dispositifs d’éducation formels dispensés dans les universités et les écoles de commerce produiraient ainsi « des individus quasi interchangeables qui réagissent de façon similaire, quels que soient le contexte et la situation » (Bournois, Duval-Hamel, Roussillon et Scaringella, 2007, p. 284).

Cette recherche confirme par ailleurs les travaux en sciences sociales analysant l’impact de l’effet générationnel et culturel sur le comportement des individus dans le monde de l’entreprise (Ollivier et Tanguy, 2008 ; Desplats, 2011 ; Rollot, 2012). Elle montre que les dirigeants les plus jeunes disposent de systèmes budgétaires plus complexes que les dirigeants plus âgés. Nous retrouvons ce lien entre culture et génération dans la définition même du terme : « Une génération désigne un ensemble d’individus partageant les mêmes traits et valeurs culturels. Intégrés durant l’enfance et la jeunesse, ces traits sont en relation étroite avec l’époque dans laquelle chaque génération évolue. » (Lahouze-Humbert, 2014, p. 59). Pour Livian (2011, p. 8) « dans de nombreux pays émergents, les jeunes ont une appréhension plus ouverte des coutumes et des manières de communiquer (notamment grâce aux technologies) : la recherche « cross-culturaliste » doit donc prendre en compte les cultures générationnelles ». La dimension générationnelle, rarement étudiée dans les travaux en management, semble pouvoir expliquer certains comportements managériaux (Cazal, 2000 ; Gerhardt, 2008).

L’étude montre ensuite l’existence d’un lien entre deux des dimensions culturelles retenues et la complexification des systèmes budgétaires. Elle montre d’abord que les dirigeants les plus individualistes mettent en place des systèmes budgétaires plus complexes que les collectivistes. Le besoin de contrôle des individualistes semble s’appuyer sur des outils plus complexes pendant que celui des collectivistes pourrait reposer sur la confiance et la collaboration. Dit autrement, lorsque le sens du collectif est important, un contrôle clanique pourrait émerger et se substituer à un contrôle plus formel. Lorsque l’individualisme est élevé, les relations sociales pourraient être plus distendues. Dans ce cas, les outils de contrôle pourraient suppléer le manque de cohésion sociale et d’harmonie (Bonache et al., 2015). Ce résultat concorde avec ceux de Chow et al. (1991) et de Ueno et Wu (1993).

Notre étude montre ensuite que les dirigeants de PME tunisiennes qui souhaitent éviter les prises de risques s’appuient sur des systèmes budgétaires plus complexes. Les systèmes budgétaires semblent permettre aux dirigeants réfractaires au risque de réduire cette perception de risque (Aubert et Gaulejac, 1991 ; Hofstede, Hofstede et Minkov, 2010). Lorsque la volonté d’éviter le risque est forte, le contrôle est plus formel. Ce résultat concorde avec celui de Harrison (1992).

Nos résultats contribuent enfin au débat sur la culture nationale et montrent qu’évoquer l’existence d’une seule et unique culture par pays, comme le propose Hofstede (2001), est réducteur. Les dirigeants de notre échantillon présentent certaines caractéristiques culturelles communes, mais se différencient sur d’autres. Notre étude montre que les dirigeants tunisiens, quels que soient leur âge ou leur formation, restent ancrés dans la culture de leur pays puisqu’une très grande majorité (près de 90 %) est orientée court terme et reste attachée au respect de la tradition et des obligations sociales (une des dimensions phares qui caractérisent les pays arabes selon Hofstede). De même, une très grande majorité (près de 88 %) accorde une grande importance à la distance hiérarchique et affirment tendre vers un mode de gestion centralisé. Mais des différences importantes apparaissent sur les trois autres dimensions retenues pour identifier leur profil culturel : certains sont plutôt individualistes (57 %) et d’autres plutôt collectivistes (43 %), certains sont réfractaires au risque (65 %), d’autres tolèrent l’existence d’une logique floue (35 %), certains présentent un intérêt important pour des caractéristiques « féminines » au sens d’Hofstede comme la qualité de vie (39 %), d’autres un intérêt important pour des caractéristiques dites « masculines » comme la réussite professionnelle (61 %).

4.1.2. L’effet incertain des variables structurelles et contextuelles

La taille de l’entreprise n’est pas liée à la complexité du système budgétaire des PME de notre échantillon. Ce résultat va à l’encontre de la majorité des travaux qui a souvent mis en exergue l’existence de liens entre la taille de l’entreprise et le système de gestion (Nobre, 2001 ; Chenhall, 2003 ; Villesèque, 2003 ; Komarev, 2007 ; King, Clarkson et Wallace, 2010 ; Ahmad et Mohamed Zabri, 2015). Ce résultat nuance la littérature sur la croissance de la firme qui considère que la formalisation des systèmes de contrôle est une étape qui apparaît quand l’informel ne fonctionne plus et confirme les travaux de Barbelivien (2015) qui remettent en cause la notion de seuil (en nombre de salariés ou de chiffre d’affaires) qui déclencherait la mise en place d’un contrôle de gestion. Certaines « petites PME » de notre échantillon disposent de systèmes budgétaires relativement complexes, alors que certaines « grandes PME » disposent de systèmes budgétaires peu complexes. Ce résultat confirme aussi celui de Dangereux, Chapellier et Villesèque-Dubus (2017) qui décrivent l’existence, dans une PME d’une cinquantaine de salariés, d’un tableau de bord « achat » élaboré, réactif et décentralisé assez proche de ceux observés dans les grandes entreprises.

L’âge de l’entreprise n’est de même pas lié à la complexité du système budgétaire des PME de notre échantillon. Nos résultats sont ici moins inattendus, les résultats des recherches réalisées jusqu’à présent étant, sur ce point, divergents.

L’étude renforce enfin les conclusions de Germain (2004), Haldma et Lääts (2002), Abdel-Kader et Luther (2008) et King, Clarkson et Wallace (2010) qui montrent que les dirigeants de PME évoluant dans un environnement perçu comme incertain disposent d’un système de contrôle plus complexe et plus formalisé que ceux évoluant dans un environnement perçu comme simple et stable. Nous rejoignons sur ce point Mack (1996), cité par Yatchinovsky (2012), qui affirme que « l’état de complexité du système exprime en même temps sa capacité à interagir avec son environnement. Des systèmes qui sont réputés être organisés à un niveau de complexité élevé sont en mesure de faire face à un environnement d’une complexité correspondante » (p. 102). Elle confirme aussi les travaux de Gervais et Thénet (1998) qui montrent que quand l’environnement devient turbulent, des scénarios budgétaires sont mis en oeuvre.

4.2. Quels enseignements théoriques et managériaux tirer de la complexification des systèmes budgétaires tunisiens ?

Trois conséquences théoriques et/ou managériales, qui répondent aux objectifs de notre étude, ressortent de nos résultats :

  • la nécessité d’accepter et de préserver l’autonomie et la diversité de conception et d’adaptation des systèmes budgétaires : le principe du « sur-mesure » paraît ainsi devoir dominer celui de l’universalité ;

  • l’importance à accorder au niveau et au type de formation des dirigeants de PME pour comprendre leurs pratiques managériales ;

  • le besoin de maîtriser les effets du profil individuel, y compris culturel, de ces mêmes dirigeants, effets qui poussent tantôt à la diversité des pratiques, tantôt à leur homogénéité, sans qu’il soit bien entendu possible de dire a priori qu’il existe une tendance préférable.

D’abord, et conformément aux résultats des travaux de Sponem (2004), notre recherche met en exergue une diversité des pratiques budgétaires en PME qui traduit les multiples réalités rencontrées. Elle confirme la spécificité « PMiste », soulignée par Oriot et Misiaszek (2012), selon laquelle les contrôleurs de gestion, experts-comptables ou consultants qui proposent aux dirigeants de PME des outils de gestion doivent tenir compte des spécificités structurelles, contextuelles et individuelles des PME. « La PME n’existe pas, il faut dire les PME. » (Schmitt et Torrès, 2015, p. 331)

Il ne s’agit donc pas d’apporter aux dirigeants des solutions « toutes prêtes » et standardisées, mais plutôt de leur apporter une aide et des solutions « sur-mesure » adaptées aux profils et aux contextes (Lorino, 2013 ; Oriot et Misiaszek, 2012 ; Oriot et Bergeron, 2015).

Ensuite, l’article montre que les dirigeants disposant d’une formation de haut niveau et de type gestionnaire mettent en place des systèmes budgétaires plus complexes que les dirigeants moins diplômés et de formation « non-gestionnaire ». Ce résultat peut être analysé et interprété à la fois sous l’angle de la contingence et sous l’angle néo-institutionnaliste. Les lunettes de la contingence permettent d’expliquer pourquoi des dirigeants disposant d’une formation de niveau différent adoptent des pratiques budgétaires différentes : les individus les plus formés accepteraient un niveau d’abstraction plus important et parviendraient à intégrer des informations plus nombreuses et plus complexes (Saboly, 1994 ; Chapellier, Mohammed et Teller, 2013). La perspective néo-institutionnaliste (Meyer et Rowan, 1977 ; Di Maggio et Powell, 1983) explique pourquoi des dirigeants disposant de formations identiques adoptent des pratiques budgétaires analogues. Les dirigeants de formation gestionnaire mettraient en action dans leurs organisations les outils et procédures appris précédemment dans les universités et écoles de gestion. Les prescriptions et normes transmises au cours d’une formation à la gestion expliqueraient l’harmonisation des pratiques managériales observées. L’enseignant exerce un rôle de traducteur et de légitimateur d’outils, une mission assez prescriptive et normative, qui pourraient conduire les dirigeants ayant suivi une formation à la gestion à des pratiques isomorphes. Les dirigeants de PME non gestionnaires disposeraient quant à eux, même lorsqu’ils sont entourés de professionnels de la comptabilité, de systèmes budgétaires souvent plus simples qui résulteraient de choix de priorités clairement assumés (Oriot et Bergeron, 2015). Peut-être seraient-ils finalement moins soumis que les dirigeants de formation gestionnaire à la doxa managériale, à la dictature des outils et aux phénomènes de mimétisme et d’isomorphisme décrit par la théorie néo-institutionnelle.

Enfin, l’étude montre que la culture exerce aussi un effet significatif sur la différenciation des systèmes de gestion adoptés par les entreprises. L’analyse des systèmes budgétaires tunisiens confirme cette idée et enrichit des travaux peu nombreux sur les liens entre contingence culturelle et système de contrôle (Lassoued, 2008 ; Bonache et al., 2015). Les jeunes dirigeants de notre échantillon, disposant souvent d’une formation gestionnaire de haut niveau, possèdent à la fois certaines spécificités culturelles typiques du monde arabe telles que définies par Hofstede (2001) (ils sont très majoritairement orientés « court terme » et accordent une grande importance à la distance hiérarchique), et d’autres spécificités culturelles sensiblement différentes de celles des dirigeants tunisiens plus âgés, souvent autodidactes et peu formés à la gestion. Ces jeunes dirigeants se rapprochent ainsi par certains traits du profil culturel arabe type établi par Hofstede (2001), mais ressemblent, par d’autres traits, aux dirigeants d’autres nationalités, notamment occidentales, jeunes et disposant d’une formation gestionnaire de haut niveau. Dans une certaine mesure, notre étude contredit celle de Hofstede (2001) pour qui la culture nationale est homogène au sein de chaque pays et surtout statique dans le temps.

Il est donc possible de comprendre nos observations comme le reflet encore persistant de la richesse, de la diversité et de la particularité de la culture des dirigeants de PME tunisiens. Cette tendance semble se combiner avec une telle diversité de profils qu’il devient parfois difficile de distinguer ce qui relève de leur héritage culturel sociohistorique, de ce qu’ils perçoivent comme des impératifs imposés par la culture managériale « standard », qu’elle soit enseignée ou diffusée de façon plus informelle. Cultures gestionnaire, nationale et générationnelle s’entremêlent et apparaissent chacune comme susceptible d’expliquer partiellement la complexification des systèmes budgétaires observés dans les PME tunisiennes.

Conclusion

L’objectif général de notre étude était de déterminer dans quelle mesure la complexification des systèmes budgétaires peut être associée à des contingences structurelles, contextuelles, socioprofessionnelles et culturelles. Trois principaux objectifs étaient associés à cette problématique : 1. L’élaboration d’une taxinomie des systèmes budgétaires en fonction de leur degré de complexification ; 2. L’identification et l’observation des facteurs censés être liés à la complexification des systèmes budgétaires et 3. La discussion des effets relatifs de la contingence culturelle.

L’étude quantitative réalisée auprès de 116 dirigeants de PME tunisiens nous a dans un premier temps permis d’élaborer une taxinomie des systèmes budgétaires. Elle confirme que les systèmes budgétaires des PME tunisiennes sont de complexité hétérogène. Certains dirigeants ne disposent pas de système budgétaire. Les systèmes budgétaires présents sont de complexification diversifiée s’étalonnant d’un système budgétaire élémentaire (entendu dans le sens du dictionnaire Larousse qui définit l’élémentaire comme « ce qui constitue la base de ce qui est essentiel »), à un système budgétaire élaboré.

Elle nous a permis dans un second temps d’identifier différents facteurs de contingence en lien avec le degré de complexification des systèmes budgétaires. Sur un plan socioprofessionnel, la complexification des systèmes budgétaires varie selon le niveau et le type de formation des dirigeants et selon leur âge (leur génération). Sur un plan culturel, elle varie selon leur degré d’individualisme ou de collectivisme et selon leur degré d’aversion au risque. Sur un plan contextuel et structurel enfin, elle varie selon le degré incertitude perçu de l’environnement.

Les dirigeants de notre échantillon qui ont suivi une formation gestionnaire de haut niveau disposent des systèmes budgétaires les plus complexes. L’étude montre ainsi que des dirigeants ayant suivi une formation identique adoptent des comportements identiques face aux outils de gestion. Ce résultat pourrait s’expliquer par l’adoption d’un comportement isomorphe issu des règles et normes distillées par leurs professeurs tout au long de leur parcours de formation à la gestion.

Ces résultats contribuent aussi au débat sur la culture et montrent qu’évoquer l’existence d’une seule et unique culture tunisienne est réducteur. Les dirigeants de notre échantillon présentent certaines caractéristiques culturelles communes, mais se différencient sur d’autres. Les dirigeants tunisiens, quels que soient leur âge et leur formation, restent sans doute ancrés dans la culture de leur pays puisqu’ils accordent une grande importance à la distance hiérarchique et se déclarent « orientés court terme » (et donc attachés au respect de la tradition et des obligations sociales), mais des différences importantes apparaissent sur les trois autres dimensions retenues pour identifier leur profil culturel. Au final, il n’existe donc pas (ou plus) « un », mais « des » profils culturels tunisiens.

Cultures nationale, générationnelle et gestionnaire semblent ainsi s’entremêler et apparaissent chacune comme susceptible d’expliquer pour partie le profil des dirigeants de PME tunisiens et leurs comportements face aux systèmes budgétaires. Notre étude montre que des caractéristiques socioprofessionnelles (l’âge et la formation) différentes accompagnent et engendrent un profil culturel (au sens d’Hofstede) différent et des pratiques budgétaires différentes. Ce résultat contribue aux connaissances managériales et culturelles portant sur les dirigeants de PME tunisiens, une population jusqu’ici peu étudiée, car souvent difficile d’accès pour le chercheur.

Cette recherche n’est pas exempte de limites qui pourront être levées par des recherches futures. Tout d’abord, sur le plan théorique et méthodologique, la complexité de sens implicite dans notre recherche, pourrait permettre de différencier des systèmes budgétaires apparemment identiques et universalistes. Cet aspect n’est pas saisi par l’instrument de mesure utilisé. Ensuite, au plan empirique, certains choix faits par le chercheur (absence des facteurs « secteur d’activité », « structure de propriété » ou « stratégie » par exemple) limitent en partie la portée de l’analyse. Notons ensuite que les éléments constitutifs de la culture sont sans doute générationnels (notre étude le montre d’ailleurs pour partie) et sont donc soumis à des évolutions, ce qui pourrait rendre certaines dimensions retenues par Hofstede dans ses travaux aujourd’hui partiellement obsolètes. Il aurait de même été intéressant d’exécuter des analyses de régression par étapes pour voir quelles variables indépendantes ont le plus d’influence sur la complexification du système budgétaire. Enfin, la mise en oeuvre d’une étude qualitative pourrait permettre d’explorer plus en profondeur les situations singulières et d’accéder aux représentations des acteurs. Explorer plus finement les pratiques managériales dans des contextes variés permettrait de mieux comprendre les modes de gestion spécifiques des dirigeants de PME tunisiens.

Ainsi devrait progresser encore la réflexion relative à la question fondamentale de l’universalisme des outils et procédures de gestion, question à laquelle souhaitait se rattacher notre contribution.