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Introduction

Depuis quelques années, l’entrepreneuriat immigrant est devenu l’un des principaux concepts étudiés dans la littérature sur l’entrepreneuriat. Il est défini comme la création d’entreprise par des individus immigrants. Les études sur le sujet se sont beaucoup intéressées aux différentes solutions pour faciliter l’insertion des entrepreneurs immigrants au sein du marché étranger. Dans ce sens, la littérature a surtout mis l’accent sur les capacités personnelles de l’entrepreneur (Drori, Honig et Wright, 2009 ; Nkongolo-Bakenda et Chrysostome, 2012 ; Dokou, Philippart et Karbouai, 2018), les ressources mobilisées par ce dernier, en particulier son capital social et les ressources financières (Drori, Honig et Wright, 2009 ; Ndofor et Priem, 2011 ; Ihan-Nas, Sahin et Cilingir, 2011), ainsi que les caractéristiques de l’environnement d’accueil, et notamment les contextes socio-économique et institutionnel du territoire d’accueil favorables à l’entrepreneuriat immigrant (Filion, Brenner, Dionne et Menzies, 2007 ; Drori, Honig et Wright, 2009 ; Nkongolo-Bakenda et Chrysostome, 2012). Selon ce dernier angle, le lieu d’accueil joue un rôle essentiel dans le succès de l’entrepreneuriat immigrant.

Cependant, la plupart des études en entrepreneuriat posent le lieu comme un conteneur, c’est-à-dire un réceptacle dans lequel les entrepreneurs puisent des ressources nécessaires au développement de leurs activités. Une autre perspective plus constructiviste considère plutôt que le lieu est un construit sociomatériel, c’est-à-dire une coconstruction entre acteurs et actants. Les approches relationnelles et processuelles en font même une coconstruction dynamique, fluide, hétérogène et jamais finie (Sergot et Saives, 2016). C’est dans ces dernières perspectives que nous nous inscrivons. Nous constatons que peu d’études cherchent à montrer les processus de construction de l’activité entrepreneuriale sur une base « lieuitaire », c’est-à-dire fondée sur une compréhension sociomatérielle, processuelle et relationnelle du lieu. Nous proposons ainsi d’étudier le rapport entre le lieu d’implantation ou d’accueil d’un entrepreneur immigrant et son activité entrepreneuriale et nous envisageons comprendre ici, la nature exacte de ce rapport, ou encore de cette coconstruction, ainsi que sa portée. Il sera ainsi question de faire ressortir comment le lieu, dans sa conception relationnelle, procède de constructions spécifiques par les entrepreneurs immigrants. Pour atteindre cet objectif, notre question de recherche sera formulée comme suit : quelles sont les constructions lieuitaires spécifiques des entrepreneurs immigrants et comment ces constructions se distinguent-elles de celles des autres travailleurs immigrants de la ville de Montréal ? Afin de répondre à cette question, nous avons choisi de mener une étude comparative auprès de divers travailleurs immigrants (entrepreneurs et salariés) exerçant dans différents secteurs d’activité au sein de la ville de Montréal. Cette attention portée non seulement aux entrepreneurs, mais aussi aux employés immigrants permettra de faire ressortir la spécificité de l’entrepreneuriat immigrant et ce qui distingue les perceptions lieuitaires des entrepreneurs par rapport à celles des autres travailleurs immigrants (les employés d’entreprises notamment).

Notre article est structuré comme suit : premièrement, nous ouvrons le débat par une revue de la littérature sur l’entrepreneuriat immigrant et la conception relationnelle du lieu, pour positionner nos arguments théoriques. Ensuite, nous présentons la méthodologie adoptée pour ce travail, la théorie mobilisée, ainsi que l’échantillon retenu, les méthodes de collecte et de traitement des données. Les résultats sont également présentés et discutés. Enfin, les contributions, les limites ainsi que les directions pour la recherche future sont décrites.

1. Revue de littérature : l’entrepreneuriat immigrant et la conception relationnelle du lieu

Parmi les principaux facteurs influençant l’entrepreneuriat immigrant, les facteurs liés à l’environnement et au contexte du territoire d’accueil sont les plus importants. En effet, les études portant sur le comportement entrepreneurial ont largement affirmé que le choix de la stratégie ainsi que des actions à mettre en oeuvre par l’entrepreneur dépendent des ressources disponibles au sein du lieu d’accueil (Rath et Kloosterman, 2000). Ces ressources comprennent, par exemple, les ressources matérielles et symboliques, les connaissances professionnelles et les compétences disponibles au sein du lieu d’accueil, mais elles comprennent surtout le capital culturel et la position sociale des entrepreneurs au sein d’une organisation ou d’une communauté (Drori, Honig et Wright, 2009). La littérature porte un accent particulier sur le capital social et le réseau social de l’entrepreneur (Filion et al., 2007 ; Drori, Honig et Wright, 2009), notamment les réseaux personnels présents au sein du lieu d’accueil, tels que la famille ou les amis (Ihan-Nas, Sahin et Cilingir, 2011 ; Irastorza et Peña, 2014 ; Bird et Wennberg, 2016). Selon cette littérature, le lieu d’accueil et les éléments qui y figurent jouent un rôle prépondérant dans l’activité entrepreneuriale, mais un rôle essentiellement fonctionnel et utilitariste. Le lieu y est perçu comme quelque chose d’extérieur à l’entrepreneur lui-même, comme conteneur d’un panier de ressources (Sergot et Saives, 2016) devant être composé de certains éléments indispensables au succès de l’entrepreneuriat immigrant.

À côté de cette vision du lieu, il existe une tout autre conception, dans une littérature plutôt ancrée dans le champ des sciences sociales et humaines (en géographie humaine et sociale). Cette dernière nous révèle que le lieu est par essence personnel, hétérogène et multiple, fonction de la sensibilité et de l’origine de tout un chacun. L’une des contributions essentielles sur la définition du lieu selon cette littérature est celle de Gieryn (2000). Ce dernier s’interroge sur la sociologie du processus de création du lieu par les individus et sur le rôle du lieu dans la vie sociale. Pour ce dernier, le lieu a trois caractéristiques essentielles : 1) un emplacement géographique : un quartier, un village, une ville, un comté, une région métropolitaine, etc., 2) une forme matérielle : la physicalité du lieu, ses éléments constitutifs ; le lieu est ici une compilation d’objets (rues, portes, rochers, arbres, etc.) à un endroit particulier, 3) un investissement (humain) avec une signification et des valeurs individuelles : les lieux ici sont interprétés, narrés, perçus, ressentis, compris et imaginés par chacun au-delà d’une tache dans l’univers rassemblant des choses physiques. Guérin-Pace (2006), quant à lui, s’intéresse à la formation identitaire et au sentiment d’appartenance des individus au sein d’un lieu. En quoi les lieux multiples de la vie, dans un contexte où les espaces de vie sont de plus en plus étendus, participent-ils ou non à la construction identitaire de chacun ? Selon ce dernier, le lieu de naissance et la nationalité décrivent de moins en moins comment se forme le sentiment d’appartenance des populations à un territoire. Le sens donné à un lieu est davantage subjectif et diffère selon les parcours, les appartenances sociales et les caractéristiques démographiques des individus.

Selon cette conception relationnelle, le lieu est différent de l’espace. Johnstone et Lionais (2004) mettent en lumière cette distinction. « L’espace » est une évaluation économique (capitaliste) de la localisation basée sur sa capacité de profit, alors que « le lieu » est une évaluation sociale de la localisation basée sur le sens. « L’espace » est un concept défini sur la base des relations sociales dominantes du développement capitaliste. « Le lieu », d’un autre côté, est une construction des relations de la vie sociale. Les lieux ne sont pas simplement des lieux de production et de consommation, mais des zones de vie sociale significative où les gens vivent et apprennent ; ce sont des lieux de socialisation et d’acquisition culturelle. Ainsi, alors que « l’espace » est le lieu d’une entreprise rentable, « le lieu » est le lieu de la vie sociale (Johnstone et Lionais, 2004).

Dans le même esprit, Saives, Schieb-Bienfait, Charles-Pauvers et Michel (2016) questionnent la « lieuité[1] » et identifient des propriétés « lieuitaires » (identité, familiarité, vitalité et quotidienneté, centralité, connectivité et sérendipité) porteuses de socialisation organisationnelle pour des travailleurs et entrepreneurs précaires installés dans un quartier créatif. Les caractéristiques de chacune de ces propriétés sont indiquées dans le tableau 1.

Ces auteurs s’interrogent sur le lien entre le lieu géographique du travail et l’intégration/l’implication au travail et cherchent à comprendre les formes de l’ancrage « lieuitaire » des travailleurs autonomes, à partir d’un cas concret : les artistes et professions créatrices d’un quartier urbain. Ils tentent d’appréhender la nature des relations existantes entre un lieu géographique de travail et des travailleurs autonomes et identifient le lieu non seulement comme un site, mais également comme un processus d’interactions continuelles entre différents facteurs où la vie sociale, économique et organisationnelle se déroulerait (Saives et al., 2016). Pour Cresswell (2005), le lieu revêt une histoire, il est porteur de sens, il dit toujours quelque chose à propos de nous. Il ne signifie pas la même chose pour des individus différents. Il définit le lieu comme un emplacement significatif, une façon de comprendre le monde, une façon particulière de le voir. Le lieu apparaît alors comme un élément aux multiples dimensions et aux multiples facettes.

Tableau 1

Propriétés « lieuitaires » selon Saives et al. (2016)

Propriétés « lieuitaires » selon Saives et al. (2016)

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Dans le cadre de l’entrepreneuriat immigrant, quelques auteurs ont commencé à établir le rapport entre cette conception relationnelle du lieu et les activités entrepreneuriales. Dans ce sens, Johnstone et Lionais (2004) démontrent que les entrepreneurs d’une communauté dite « appauvrie » en termes économiques ou d’épuisement de ressources conservent de forts attachements et des relations sociales au sein du lieu, ce qui détermine leur établissement à long terme dans ce lieu, malgré l’absence de mécanismes de croissance. Leur article laisse penser que le concept de lieu, constitué de relations sociales et humaines est peut-être plus propice à la compréhension des phénomènes entrepreneuriaux (immigrants en particulier) que celui d’espace ayant une connotation davantage centrée sur l’économie et la performance. Elmes, Jiusto, Whiteman, Hersh, et Guthey (2012) quant à eux, présentent l’intérêt d’une approche fondée sue le lieu de l’entrepreneuriat social sur la durabilité organisationnelle, tandis que McKeever, Jack et Anderson (2015) se concentrent sur les façons, dont les entrepreneurs s’engagent avec le lieu et la communauté. S’appuyant sur les notions d’ancrage et de transfert de valeur, ils développent un aperçu sur la façon dont la relation entre les entrepreneurs et les communautés influence les pratiques et les résultats entrepreneuriaux. Toutes ces recherches montrent ainsi qu’au-delà de la vision utilitariste du lieu, il existe une vision plus relationnelle, selon laquelle le lieu n’existe que dans la relation que l’entrepreneur entretient avec lui. Au fil de ce processus d’interaction entre les entrepreneurs et leur environnement local ou encore leur lieu d’implantation, des constructions « lieuitaires » émergent. Dans le cadre de notre travail, nous nous attellerons à apporter une nouvelle contribution à ce courant de recherche en investissant la nature de ces constructions dans le cas de l’entrepreneuriat immigrant. Pour ce faire, nous nous inspirerons d’une approche des pratiques managériales fondée sur le lieu (place-based management).

2. Méthodologie de travail (théorie mobilisée, échantillon retenu et méthode de collecte des données)

2.1. Une approche de l’entrepreneuriat fondée sur le lieu

Pour opérationnaliser notre recherche, nous nous baserons sur une approche basée sur l’étude et la compréhension du lieu, telle que proposée par Guthey, Whiteman et Elmes (2014). Cette approche suppose d’aborder un phénomène organisationnel par les trois principales dimensions d’un lieu : une dimension géographique ou physique, une dimension locale et une dimension symbolique et sensible relative au sens du lieu (Debenedetti, Oppewal et Arsel, 2013 ; Shrivastava et Kennelly, 2013 ; Guthey, Whiteman et Elmes, 2014). En effet, le lieu renvoie avant tout à un site, une localisation, à un emplacement géographique précis. Dans ce sens, le lieu est physique, tangible, matériel et concret, et fait partie de notre environnement naturel (Shrivastava et Kennelly, 2013). Le lieu renvoie également au local, soit un cadre direct de l’expérience humaine, composé par des relations informelles et institutionnelles (d’ordre économique, politique, culturel, historique, communautaire, organisationnel, etc.) entre les acteurs sociaux appartenant à un même espace. Le lieu est ainsi un construit quotidien par des individus appartenant au même espace et au même contexte. Toutefois, le lieu est aussi le produit d’une expérience humaine vécue ; il est composé de représentations, d’expériences, de sens, d’émotions (Shrivastava et Kennelly, 2013). On parle alors de « sens du lieu », pour signifier le sentiment d’appartenance, la relation symbolique étroite qu’un individu entretient avec son lieu (de travail, de vie, etc.). Il s’agit d’un lien affectif positif et identitaire entre un individu et un lieu spécifique (le lieu devient une extension du soi) qui a pour nature de durer même s’il est susceptible de varier en intensité (Debenedetti, Oppewal et Arsel, 2013). Dans cette relation, les organisations et les individus participent à la transformation de leur espace. Ils façonnent leur lieu et sont eux-mêmes façonnés par ce dernier ; un attachement émotionnel particulier nourrit alors les organisations et les individus vis-à-vis d’un lieu spécifique (Guthey, Whiteman et Elmes, 2014). Ces trois différentes dimensions du lieu sont présentées sur la figure 1.

2.2. L’échantillon choisi et la collecte de données

Afin d’atteindre notre objectif de recherche, nous avons choisi une démarche qualitative. Notre échantillon est composé de sept travailleurs immigrants camerounais de la ville de Montréal. Le choix d’étudier spécifiquement l’immigration camerounaise à Montréal se justifie ici par l’origine camerounaise de l’une des auteures. En effet, selon l’approche qualitative utilisée pour cette recherche, le rôle du chercheur est important pour déceler les nuances et mieux interpréter les données afin d’être au plus près de la réalité (Merriam et Tisdell, 2016) ; l’origine camerounaise de l’une des auteures permet ainsi une meilleure compréhension des expressions et des tournures de langage particulières à cette communauté, ce qui augmente la fiabilité des interprétations réalisées. En outre, la ville de Montréal est celle accueillant le plus grand nombre d’immigrants au Québec et notamment le plus grand nombre d’entrepreneurs immigrants. Elle est le lieu de résidence de la vaste majorité des personnes des communautés culturelles et des personnes issues de l’immigration. Selon le dernier recensement de 2016, environ 70 % des personnes nées à l’étranger et présentes au Québec habitaient dans la région de Montréal. Ces personnes forment 21,5 % de la population totale de la région (Ville de Montréal, 2019). Selon Andersson et Larsson (2014), les entrepreneurs sont colocalisés dans les villes. Les décisions des individus de devenir entrepreneurs sont influencées par des voisins entreprenants. Par un effet d’entraînement, il est ainsi plus probable de trouver des entrepreneurs immigrants à Montréal plutôt que dans une autre ville du Québec.

Figure 1

Les principales dimensions du lieu selon Guthey, Whiteman et Elmes (2014, p. 257)

Les principales dimensions du lieu selon Guthey, Whiteman et Elmes (2014, p. 257)

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De plus, nous avons choisi de nous intéresser non seulement aux entrepreneurs, mais également aux immigrants à l’emploi, en entreprise. En effet, notre question de recherche envisage de découvrir les constructions lieuitaires « spécifiques » des entrepreneurs immigrants. Une comparaison entre ces constructions entrepreneuriales et celles d’autres travailleurs immigrants nous permettra ainsi de déceler la spécificité de l’entrepreneuriat immigrant, par rapport à une autre catégorie de travailleurs immigrants. En outre, l’utilisation de sources de données multiples au travers de l’analyse de ces différentes catégories de travailleurs immigrants permettra à notre étude de gagner en crédibilité et facilitera les comparaisons.

Lors du recrutement de l’échantillon, les critères de sélection suivants ont été retenus :

  • être d’origine camerounaise ;

  • être immigrant, installé au Canada et détenir le statut de résident permanent ;

  • exercer à titre individuel comme entrepreneur et être promoteur d’une entreprise exerçant ses activités à Montréal ou exercer à titre de salarié au sein d’une petite, moyenne ou grande entreprise.

Afin de nous rapprocher des travailleurs respectant ces critères, nous nous sommes insérés au sein d’un réseau d’entrepreneurs et de professionnels africains de la ville de Montréal et nous nous sommes rapprochés de ceux qui respectaient ces critères préalablement définis. L’ensemble de nos répondants appartenaient ainsi à ce réseau professionnel. Une fois le contact créé et les objectifs du projet présentés à ces professionnels, nous les avons sollicités pour une collecte de données en deux temps. Dans un premier temps, nous avons procédé à des entrevues individuelles avec chacun de nos répondants, et dans un deuxième temps, nous avons procédé à une promenade structurée dans Montréal suivie d’une discussion de groupe avec l’ensemble de ces participants.

Parmi les différentes formes d’entretiens, nous avons opté pour l’entretien semi-directif afin de laisser une plus grande liberté aux interlocuteurs et ainsi recueillir des informations plus riches et approfondies sur leurs parcours (Merriam et Tisdell, 2016). Notre recherche étant exploratoire et portant sur un sujet jusque-là non exploré dans la littérature, nous avons choisi de mener pour un début sept entretiens semi-directifs d’une durée comprise entre quarante-cinq minutes et une heure chacun sur une période de cinq mois, de mars 2016 à juin 2016. Nous disposions d’un canevas d’entrevue avec une série de questions ouvertes en lien avec nos objectifs. Ces questions étaient regroupées en grands thèmes principaux issus de l’approche basée sur le lieu, préalablement présentée. Ces entretiens se sont déroulés dans des endroits divers, laissés au choix des interlocuteurs, tout comme l’heure et le lieu de l’entretien. Les entretiens, confidentiels, ont été enregistrés et par la suite retranscrits intégralement sous la forme de sept verbatims.

En plus de l’entrevue, nous avons choisi de concevoir une activité de promenade fondée sur un parcours de lieux signifiants pour nos interviewés à Montréal (Tchuinou et Saives, 2018). À travers cette promenade guidée/guidante par/pour nos interlocuteurs, nous espérions accéder au sens du lieu de chacun dans une découverte collective et mutuelle. Les travailleurs interrogés lors de la phase précédente d’entrevues ont tous accepté de participer à l’activité et surtout de partager le sens et le lien qui les attachent à un lieu spécifique qu’ils ont choisi de partager au sein de la ville de Montréal. Trois lieux ont été proposés par nos interlocuteurs et visités, sur une journée, dans cet ordre : l’École polytechnique de Montréal, l’oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal et la librairie Renaud-Bray sur la rue Côte-des-Neiges. Toute l’activité fut enregistrée numériquement et les interactions ont été ensuite retranscrites sous forme de verbatims que nous utilisons comme source de données complémentaire[2].

Cette activité s’est clôturée par une séance de groupes de discussion confirmatoire d’une durée de 1 h 30 environ. Cette séance avait pour but de valider et de saturer les données recueillies lors des entrevues individuelles et de la promenade commentée. Comme pour les méthodes de collecte des données précédentes, la séance de groupes de discussion a été enregistrée numériquement et retranscrite intégralement sous la forme d’un verbatim.

De l’ensemble des matériaux collectés, seuls les verbatims liés à notre question de recherche ont été utilisés dans le cadre de cet article. La plupart des éléments des verbatims, c’est-à-dire liés à la socialisation, à l’insertion professionnelle ou à la valorisation d’une telle activité en tant qu’outil de coopération organisationnelle, ont été traités dans un autre article (Tchuinou et Saives, 2018).

Les profils des participants à notre collecte de données sont récapitulés dans le tableau 2.

Tableau 2

Profil des répondants

Profil des répondants

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3. Résultats

En suivant le parcours de nos interlocuteurs, nous avons identifié pour chacun des types de profils, les éléments importants qui caractérisaient leur perception du lieu dans lequel ils se sont installés. Les résultats ont ainsi été répertoriés suivant qu’il s’agit d’entrepreneurs ou d’employés immigrants.

3.1. Les entrepreneurs

Nous avons interrogé trois entrepreneurs étrangers, que nous nommerons tout au long de notre travail ent.1, ent.2 et ent.3. Il ressort une certaine homogénéité de la perception du lieu pour ces trois entrepreneurs, dirigeants d’entreprise.

3.1.1. La dimension physique ou géographique

En ce qui concerne la dimension physique ou géographique du lieu, nous avons identifié trois principaux éléments qui ont émergé des discours : le climat, les aspects physiques et la situation géographique.

En matière de climat, les entrepreneurs considèrent cette dimension comme importante, mais il ne s’agit pas d’un élément qui les détermine à engager ou non une activité au sein d’un lieu spécifique. Le climat représente plutôt un élément extérieur à leurs activités ou tout du moins qu’ils réussissent à apprivoiser comme non hostile. Dans ce sens, l’ent.1 nous dit : « En fait, on parle du climat à Montréal, mais ce n’est pas quelque chose qu’on vit véritablement, parce que c’est bien chauffé, il y a des souterrains» Ou encore : « Mais on ne le vit pas comme si on était des Inuits, en Alaska, ou quelque chose comme ça. Disons qu’il fait - 30, c’est vrai, mais il y a une facilité dans la vie pour ne pas être exposé ; c’est gérable. »

Pour l’ent.2, « Montréal, on sait qu’il y a des périodes chaudes et des périodes froides. C’est un pays hivernal, je veux dire c’est un lieu où l’hiver sévit, alors non, disons que le climat n’a pas influencé notre décision. » L’ent.3 quant à lui souligne : « En fait, en matière de climat géographique, généralement on a un très bon climat, un environnement paysager très très favorable pour les affaires, de l’espace. »

Les intervenants mettent l’accent sur les aspects organiques des lieux, la verdure du lieu et des paysages. Pour l’ent.1, « le deuxième aspect, ça va être un aspect plus physique, parce que j’aime comment la ville est configurée, les espaces verts, ça respire, Montréal. » Ou encore : « J’ai travaillé à Paris ; je préfère la qualité de vie de Montréal, en termes d’espaces verts, au niveau de la configuration de la ville : les grands immeubles sont en centre-ville, plus on s’éloigne, du côté où je travaille et où j’habite, c’est beaucoup plus vert, il y a plus d’espace. » Bien que ces aspects n’influencent pas directement leurs activités, ils participent à la perception positive qu’ont les entrepreneurs de leur lieu d’accueil.

La situation géographique de la métropole en proximité des États-Unis, en revanche, constitue un des principaux éléments de la dimension géographique qui a un réel effet sur l’exercice des activités des entrepreneurs. En effet, pour ces derniers, la situation géographique de la ville, la proximité avec les États-Unis, représentent des facteurs stratégiques d’implantation de leur entreprise dans ce lieu. L’ent.1 et l’ent.3 l’expliquent clairement. Pour l’ent.1, « Montréal, que ce soit à l’échelle du Canada, du Québec ou du monde, a une position assez stratégique, dans le sens qu’on est en Amérique du Nord, on est dans la partie francophone de l’Amérique du Nord, et on est à proximité des États-Unis. » Pour l’ent.3, « On se retrouve [à Montréal] dans une région où les Canadiens, les Québécois et les Américains constituent un réseau d’affaires, un environnement qui est propice. Si on veut aller aux États-Unis, on est à quelques minutes de la frontière. »

3.1.2. La dimension locale

La dimension locale telle qu’elle a été appréhendée par la littérature, concerne, entre autres, les réseaux sociaux personnels et professionnels auxquels appartient l’individu. Tout au long des entrevues, cette dimension est celle qui ressortait de la majorité des interventions des interviewés. Dans cette catégorie, un élément principal revenait systématiquement dans les réponses : le réseau professionnel.

En effet, les trois entrepreneurs interrogés appartiennent chacun à une grande communauté professionnelle, qui leur permet de se créer des contacts et de se faire connaître du plus grand nombre dans leur domaine. Chacune des interventions des interlocuteurs renvoyait consciemment ou non à cette dimension que nous avons dès lors qualifiée comme étant la plus importante. Des réseaux professionnels, des clients, des partenaires, bref des contacts constituent dans ce sens, un élément indispensable devant caractériser le lieu d’implantation de l’entreprise. Dans ce sens, l’ent.2 nous dit : « En fait, on participe à beaucoup d’activités de réseautage, de réseau d’affaires, des 5 à 7 et des 6 à 8 réseautage. On est membre du réseau RÉPAF, et ce réseau est membre du regroupement des chambres de commerce du Québec (RJCCQ). En plus de ça, je suis membre du conseil d’administration du CIBIM, c’est un conseil de l’industrie agroalimentaire à Montréal. On a beaucoup de contacts là-bas, qui nous permettent de développer l’entreprise, qui nous permettent d’ouvrir des portes et d’être ainsi au courant de plusieurs informations. » Le discours de l’ent.3 est assez similaire : « Il faut dire qu’actuellement je travaille avec beaucoup d’experts dans le domaine du commerce international ; il faut dire que je travaille aussi avec beaucoup d’institutions gouvernementales, que ce soit gouvernemental au Canada, au Québec, à l’international aussi ; j’ai des partenaires même jusqu’en France, jusqu’en Espagne. » L’ent.1 quant à lui souligne : « Je serai toujours en train de chercher des contacts et à m’insérer au sein de réseaux intéressants. Pourquoi ? Parce que les contacts, c’est les opportunités, c’est de l’information privilégiée. »

S’agissant du réseau familial, les dirigeants y ont peu fait allusion lors des entrevues. C’est vrai que la plupart d’entre eux ont de la famille dans la région, mais la présence de la famille n’a pas déterminé l’implantation de l’entrepreneur en un lieu spécifique et n’influence d’aucune manière son rapport au lieu. Ces extraits du verbatim de l’ent.1 en témoignent : « Ma soeur est arrivée après moi ; mon frère était là avant, mais comme je disais, j’ai eu le choix ; j’ai été pris en France, j’ai été pris ici. Mais j’avais qu’une seule idée en tête, c’était de ne pas aller en France. » Pour l’ent.3, il nous révèle : « J’ai fait toutes les grandes villes du Québec pratiquement, et finalement en 2011, on s’est retrouvé à Montréal, toujours à cause du travail […]. Ce n’est pas la famille, mais plutôt le travail qui a contraint la famille à se déplacer. » L’ent.2 est également catégorique à ce sujet : « Je suis venu ici pour faire une maîtrise en informatique, à Polytechnique de Montréal. Alors, le choix de l’installation de l’entreprise à Montréal n’est pas personnel, parce qu’il y a un certain mouvement de création d’entreprise ici. »

3.1.3. La dimension du sens du lieu

La dimension relative au sens du lieu dans la littérature souligne le caractère personnel et identitaire du lieu. Elle fait référence à l’ancrage « lieuitaire » d’un individu, construit à partir de sa personnalité, son parcours de vie, ses expériences. Dans le cadre de notre recherche, cette dimension est ressortie au travers des discours des interlocuteurs au sujet de leur perception du lieu, de leur origine et identité, ainsi que du caractère festif et de l’ouverture d’esprit de Montréal.

3.1.3.1. Origine et identité

L’origine de l’entrepreneur influence également la perception et le choix du lieu d’implantation de son entreprise. L’ent.1 l’explique : « Je dirais que pour moi qui viens du Cameroun, Montréal a une place assez importante : quand j’arrive au Cameroun et que je présente mon cabinet ou moi-même en disant que c’est un cabinet qui vient de Montréal, la crédibilité n’est pas la même que si j’avais dit que c’est un cabinet qui vient de la France. Parce que justement, il y a le côté Amérique du Nord. » La culture africaine, et camerounaise en particulier, accorderait ainsi davantage de crédibilité à une entreprise montréalaise plutôt qu’à une entreprise française. L’ent.3 y fait également allusion : « Au Cameroun, j’étais essentiellement francophone et j’avais beaucoup de mal à parler anglais, malgré le bilinguisme du pays. Or, l’avantage de Montréal est que, en y étant, qu’on le veuille ou non, systématiquement, on devient bilingue. Parce que dans la région, tout le monde, presque sans exception, est bilingue, à cause de l’influence des États-Unis, de l’influence du Canada anglais. »

De plus, on remarque également que les caractéristiques sociodémographiques des individus influencent leurs discours. Spécifiquement, l’ent.1 se situe dans la tranche d’âge de 25-30 ans. Même si l’essentiel de son discours reste orienté sur son entreprise, il n’a pas manqué à plusieurs reprises de revenir sur les éléments représentant le caractère festif, le caractère créatif (plutôt que traditionnel), le caractère anglo-saxon (plutôt que francophone) et le caractère rapide (plutôt que lent ou ralenti) de la ville. Par exemple, lorsqu’il souligne : « C’est sûr que j’ai choisi… même pour mes études, j’ai choisi de venir faire mes études à Montréal parce qu’il y avait le côté anglophone. » Ou encore : « J’ai eu des admissions en France, mais j’ai plutôt choisi de venir au Canada, et la raison était simple, c’est que je voulais m’ouvrir à d’autres cultures. Le caractère Amérique du Nord, j’ai l’impression que comme c’est nouveau, c’est plus attractif finalement. »

3.1.3.2. Festivité, vitalité et ouverture d’esprit

Les données recueillies sur cette dimension à travers notre guide d’entrevue nous ont permis d’entrevoir une autre vision du sens du lieu que celle décrite dans la littérature. Cette vision est liée à la signification même du lieu dans l’activité entrepreneuriale. Dans ce cadre, la festivité, la vitalité et l’ouverture de Montréal reviennent dans presque tous les discours. En effet, pour l’ensemble des entrepreneurs interrogés, Montréal est avant tout un lieu créatif attractif, de festivités en tout genre, caractérisé par une mixité, une ouverture et une diversité culturelle extraordinaire. La dimension multiculturelle de la ville est un élément qui satisfait pleinement les répondants, car non seulement ces derniers sont issus d’une culture différente, mais aussi, leur culture d’origine promeut cette ouverture, ce partage et cette convivialité qu’ils retrouvent au sein de Montréal. Le degré d’ouverture des Montréalais a ainsi plusieurs fois été mentionné. Les entrepreneurs sont donc attirés par cette ouverture de Montréal, qui laisse penser que les Montréalais sont prêts à découvrir et à accepter la nouveauté que chacun d’eux propose dans le cadre de ses activités. Ces éléments renvoient de manière plus ou moins directe à des considérations économiques, notamment au potentiel d’affaires important de la ville. Plusieurs extraits notamment de l’ent.2 nous permettent de soutenir ce point : « Montréal c’est une ville de culture déjà, il y a beaucoup de festivals ici : le festival de jazz par exemple, c’est le plus gros festival de jazz au monde ; le festival Vu d’Afrique, le festival Nuit d’Afrique, le cinéma africain, la Formule 1, Montréal en lumière, C2Montréal, etc. Donc c’est très dynamique. » Il dit encore : « Montréal c’est le carrefour de différentes communautés culturelles, de toute origine ; donc c’est un lieu idéal pour développer des produits comme le nôtre où on a besoin des clients à l’esprit ouvert, des gens qui sont ouverts à la découverte et au voyage ; donc c’est idéal pour nous. »

De ce qui précède, les perceptions des entrepreneurs sont résumées au travers du schéma de la figure 2.

3.2. Les employés

Au sein de cette catégorie de participants, nous avons interrogé quatre employés immigrants appartenant à des entreprises de différentes tailles et de différents secteurs d’activité. Leurs discours sur la perception du lieu sont globalement assez homogènes, et se rapprochent sur certains points de ceux des entrepreneurs. Nous nous attarderons ainsi davantage sur les éléments de distinction. Nous avons appelé ces employés immigrants dans notre travail em.1, em.2, em.3 et em.4.

3.2.1. La dimension physique ou géographique

Comme pour les entrepreneurs, le climat, les aspects physiques des espaces et la situation géographique de Montréal sont les principaux éléments qui sont revenus dans les discours. Par contre, l’ensemble des employés interrogés nous ont fait part de la perception négative qu’ils ont vis-à-vis du climat de Montréal. Selon eux, le climat rude de Montréal joue pour beaucoup dans la perception géographique qu’ils ont de la ville. Le climat apparaît ainsi comme un facteur de détachement, pouvant motiver un éventuel départ du lieu. À cet effet, em.1 précise : « Des éléments climatiques non. Parce qu’il fait très froid à Montréal. Moi je suis africain, donc ce n’est pas vraiment l’eldorado pour moi. Il fait très froid à Montréal. » Em.4 est d’ailleurs plus catégorique : « Je ne resterai pas ici. Il fait trop froid. »

Par ailleurs, la situation géographique de Montréal représente pour cette catégorie d’individus un atout majeur : en effet, la situation en Amérique du Nord, la proximité avec les États-Unis sont des éléments qui sont souvent revenus dans les discours. C’est le cas de em.2 : « Je dirai qu’il y avait d’abord la nécessité de découvrir d’autres lieux ; c’était la première fois que je venais m’installer en Amérique du Nord, donc il y avait d’abord l’envie de découvrir l’Amérique du Nord, les États-Unis et autres»

En outre, les employés ici ont souligné la mixité du paysage montréalais. Em.3 en particulier explique : « Oui, c’est un petit village, avec les activités d’une ville. C’est une sorte de mélange entre les deux, ça te donne un peu les avantages de la grande et de la petite ville en même temps. » Également, la situation géographique de leur entreprise en plein coeur du centre-ville de Montréal a été un élément souligné par un des intervenants, l’em.1 notamment : « J’aime bien mon lieu de travail parce que c’est au centre-ville. Quand je vais au travail, des fois je rencontre du monde en route. J’aime bien aller prendre mon café à la pause au McDo d’à côté, ça me permet de voir le soleil, de parler à des gens, de profiter de l’ambiance. Donc j’aime bien aller travailler à mon lieu de service. »

3.2.2. La dimension locale

Sur le plan local, à la différence des entrepreneurs, les employés interrogés ont un réseau de contacts essentiellement amical et constitué principalement par des étrangers. Les contacts qu’ils se sont tissés dans ce sens sont ainsi davantage personnels et en grande partie constitués des étrangers issus de leurs parcours ou expériences antérieures. L’em.1 explique : « Oui, je fais partie de beaucoup de réseaux sociaux. Parce que déjà, étant Camerounais ici à Montréal, il y a beaucoup d’associations camerounaises auxquelles j’ai adhéré. » De même, l’em.3 souligne : « Parce que ça c’est quand même le gros manque à mon sens de 90 % des Africains à l’étranger. On reste dans ce que mon père appelle des ghettos. Je veux dire 105 % de mes relations sont africaines ; quand je prends mon téléphone et que je fouille mon répertoire, il n’y a que des Africains. » Dans le même sens, l’em.2 précise : « Des contacts québécois, j’en ai très peu. J’ai beaucoup plus de contacts au niveau des étrangers, je monte une association de jeunes travailleurs camerounais. C’est principalement ça mon réseau. De manière générale, mon réseau, c’est plus des étrangers aussi. »

En ce qui concerne les contacts et les réseaux professionnels, les discours des intervenants nous montrent que ces éléments sont pour le moment quasi inexistants ; l’em.1 l’explique dans son entrevue : « Sur le plan professionnel, je ne vais pas dire que rien n’est fait, mais ce n’est pas vraiment l’idéal là pour t’intégrer, parce que moi particulièrement je travaille avec des directeurs d’entreprises, des directeurs d’entreprises de Bombardier, de Thalès. Ce n’est pas avec eux que je vais m’intégrer. Le contact reste vraiment professionnel. » De même, l’em.3 nous a fait part à ce niveau de la difficulté qu’il éprouve encore pour le moment à intégrer dans son réseau amical et personnel des employés locaux : « Il faut avouer qu’on ne s’amuse pas de la même manière ; donc on ne prend pas le plaisir de la même manière. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé. J’ai déjà essayé de m’amuser avec des gens qui ne sont pas africains, du moins des “blancs”, si je peux les appeler comme ça, et des Canadiens d’origine, des Canadiens de souche, des Français d’origine, des Français de souche et ce n’est pas la même chose. »

3.2.3. La dimension du sens du lieu

3.2.3.1. L’attractivité, la festivité, la vitalité et l’ouverture du lieu

Comme pour les entrepreneurs, les employés interrogés affirment leur attachement à leur lieu de vie en raison du caractère créatif – attractif et festif –, diversifié et ouvert de la ville de Montréal. Toutefois, on remarque que, contrairement aux entrepreneurs, davantage de mécanismes sont adoptés ici par les employés pour mieux s’intégrer et mieux connaître le lieu. Les em.1 et em.4 portent ainsi un certain intérêt à la découverte des sites plus historiques ou de la culture culinaire de Montréal : « Je pense qu’il reste quelques petits trucs à découvrir… je pense aux restos. » Ou encore : « Il y a les restos, ça te permet aussi dans une certaine mesure de découvrir la culture. Mais c’est sûr qu’il y a les lieux plus culturels, sur l’histoire et tout, j’aimerais bien les faire, car j’ai un véritable attrait aussi pour ces lieux-là, mais je n’ai pas encore eu réellement le temps. »

3.2.3.2. La notion d’identité et le sentiment de devoir vis-à-vis du pays d’origine

Pour cette catégorie de répondants, les projets dans le lieu sont très souvent de court terme. En effet, pour les deux employés interrogés, Montréal est une ville attractive et inspirante ; mais leurs projets de vie sont clairs : ils désirent retourner en Afrique à long terme, car ils ont un sentiment de devoir vis-à-vis de l’Afrique. L’em.4 explique ainsi : « Je ne compte pas travailler à long terme pour une entreprise, car je compte ouvrir ma propre entreprise à long terme, au Cameroun. »

Quant à l’em.3, il s’exprime ainsi : « Je suis quelqu’un qui est très axé retour aux origines. Donc, mon appréciation est biaisée parce que, quel que soit le pays dans lequel je serai, je serai beaucoup plus axé à retourner chez moi. Ce que je considère, c’est que je dois beaucoup à l’Afrique, du fait que mes études, ou bien tout ce que j’ai réalisé dans la vie, c’est grâce à cette base qui est l’Afrique. Donc, je suis une personne qui pense d’abord au retour au continent. »

Dans le même sens, l’em.2 pense : « Oui, bien sûr. J’aime bien Montréal, je suis attaché à Montréal, mais je ne pense pas que je finirai ma vie ici, je ne pense pas. J’ai envie de travailler pour mon pays, et c’est quelque chose qui me pousse depuis que j’ai quitté mon pays. C’est sûr que je partirai, mais maintenant, on verra ce qui me chassera en premier : les impôts ? La vie chère ? »

3.2.3.3. Le facteur culturel

Un autre élément souligné dans les discours reste l’attachement à la culture de Montréal. Cet attachement culturel est tout de même ambivalent pour cette catégorie : elle tient tant à la proximité culturelle entre Montréal et le pays d’origine, mais aussi à l’écart avec les pratiques connues, notamment la diversité nord-américaine ou l’approche anglo-saxonne. En effet, un facteur d’attachement important des employés à Montréal serait le fait que la ville est située en Amérique du Nord et influencée par la culture anglo-saxonne, la mentalité et les méthodes américaines, des éléments peu connus et idéalisés : « J’ai toujours aimé déjà le concept d’Amérique du Nord ; en Amérique du Nord, je sais que c’est un concept différent de l’Europe, différent de l’Afrique » nous dit l’em.1. De même, pour l’em.4, « pouvoir découvrir vraiment l’Amérique, connaître, voir un peu la mentalité des Américains » est quelque chose de fascinant.

Toutefois, ils ne manquent pas de remarquer les similitudes entre la culture montréalaise et africaine. L’em.2 prend les cas des marchés montréalais : « Les marchés en particulier, j’ai beaucoup aimé, parce que ça ressemble un peu à ce que nous, on avait en Afrique, avec les cris des gens, l’affluence. Et aussi, il y a beaucoup de nourriture, ça a l’air frais, naturel, on se sent plus proche de la nature ou des producteurs. »

De même, dans les propos des em.1 et em.4, on a certains extraits qui renvoient à la ruralité de Montréal, aux paysages, etc. Des éléments qui semblent se rapprocher davantage de l’Afrique et du Cameroun en particulier. « Montréal, c’est une ville développée, mais qui a ce doux côté où… c’est un peu comme un petit village ; avec les activités d’une ville, c’est une sorte de mélange entre les deux. » Ou encore : « L’environnement est plus sain, on a l’impression qu’on respire plus à Montréal, il y a de l’espace. »

3.2.3.4. Le sens donné au (lieu de) travail

Pour ce critère, les avis sont partagés. Certains employés nous ont fait part de leur détachement complet vis-à-vis de leur travail et de leur lieu de travail, tandis que d’autres ont décrit ce dernier comme étant assez convivial, chaleureux et au sein duquel il règne une ambiance particulièrement bonne.

Ainsi, pour l’em.4, on observe une certaine forme de détachement : « Bon, je trouve que mon lieu de travail est bien, mais les conditions ne sont pas non plus excellentes, je sais qu’il y a mieux… donc tout ça pour dire que si je trouve une meilleure opportunité, je quitterai mon lieu de travail sans hésiter. » De même, l’em.1 précise : « Oui, j’envisage de quitter, c’est sûr, même que je vais quitter, parce que moi, je veux avoir mon propre business ; après, quitter pour mon business, c’est sûr que ça, c’est dans quatre, cinq ans, mais quitter pour une autre entreprise, c’est possible aussi si les opportunités sont meilleures. »

Figure 2

« Lieuité » montréalaise des entrepreneurs et employés immigrants

« Lieuité » montréalaise des entrepreneurs et employés immigrants

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4. Discussion et contributions

Cette étude nous a permis de présenter les perceptions qu’ont des entrepreneurs et des employés immigrants de leur lieu d’accueil. D’une manière générale, les résultats présentés nous permettent de confirmer les recherches existantes autour de l’entrepreneuriat immigrant et du lieu. Le lieu apparaît alors non seulement comme un pourvoyeur de ressources indispensables au développement de l’activité entrepreneuriale, mais aussi comme un construit sociomatériel qui s’établit à partir de l’interaction entre un individu et son environnement immédiat.

Précisément, le lieu comme pourvoyeur de ressources est largement présenté dans les discours tant des entrepreneurs que des employés immigrants. Les ressources fournies par le lieu sont principalement ici des ressources relationnelles, au travers de la construction de réseaux tant professionnels que personnels. Pour les entrepreneurs, la construction de réseaux professionnels et la signature de partenariats sont systématiquement menées par ces derniers afin de mieux insérer leurs entreprises, leurs produits ou services commercialisés dans la société locale. La présence de réseaux professionnels, de contacts pertinents, des activités de réseautage et des partenaires d’affaires constituent ainsi des éléments importants et des ressources indispensables au développement de l’entreprise dans une localité précise. Pour les employés immigrants, les ressources fournies par le lieu sont également de nature relationnelle, mais il s’agit ici davantage de réseaux personnels, c’est-à-dire des réseaux amical et familial. Les employés immigrants sont encore essentiellement orientés vers ce réseau privé avec lequel ils découvrent la festivité et la vitalité de Montréal. Ces éléments viennent ainsi conforter les travaux de Rath et Kloosterman (2000), de Ndofor et Priem (2011), ou ceux de Ihan-Nas, Sahin et Cilingir (2011) sur l’importance des ressources locales et notamment le capital social, permettant d’expliquer le comportement entrepreneurial et de justifier l’installation des entrepreneurs au sein d’un lieu déterminé.

Toutefois, à côté de cette vision fonctionnelle du lieu, les résultats permettent également de souligner la conception sociale du lieu selon laquelle l’individu se coconstruit avec son environnement et façonne avec ce dernier l’élément qu’il appelle « lieu ». Le lieu sous ses différentes dimensions devient ainsi une construction porteuse d’un sens et d’une signification propre à chacune des catégories de travailleurs immigrants interrogés. Les histoires vécues de ces acteurs nous permettent ainsi de retracer leurs ancrages « lieuitaires » différents.

De manière générale pour les entrepreneurs, l’emplacement géographique (ou dimension géographique selon Guthey, Whiteman et Elmes, 2014) de Montréal est vécu comme un horizon où tout est possible ; un emplacement stratégique en Amérique du Nord (proche des États-Unis), qui permet d’accroître les chances de réussite de l’entreprise. À travers cette position, le lieu géographique devient ainsi cet emplacement de possibilités, d’opportunités qui laisse penser à l’entrepreneur qu’il est dans une position stratégique pour assurer son succès. Cette dimension géographique du lieu se vit également par les entrepreneurs à travers un processus d’acclimatation plus ou moins long, mais nécessaire pour l’établissement de l’entreprise en ce lieu. La forme matérielle du lieu pour cette catégorie s’observe à travers la verdure, les paysages, les espaces verts et ouverts. C’est un lieu qui leur rappelle parfois leurs pays d’origine (au travers des espaces et des paysages) et qui concourt à maintenir cet équilibre entre leur appartenance à leur pays d’origine et leur nouvelle vie montréalaise. Les différences physiques que propose Montréal, comparée aux autres grandes villes du monde, représentent des éléments positifs pour les entrepreneurs qui s’identifient plus facilement à cette dernière. En ce qui concerne les significations et les valeurs individuelles (ou sens du lieu selon Guthey, Whiteman et Elmes, 2014) incarnées à/par Montréal, les entrepreneurs, en comparant leurs expériences précédentes dans d’autres villes du monde avec celle qu’ils vivent actuellement à Montréal, se rendent compte de l’attractivité de la ville et de son potentiel pour le développement de leur activité entrepreneuriale. De même, la capacité de Montréal à promouvoir le multiculturalisme, l’ouverture d’esprit de ses habitants, la diversité d’origines, sont tous des éléments qui rejoignent les valeurs personnelles de l’entrepreneur et qui font prendre conscience à ce dernier d’une durabilité potentielle de l’entreprise au sein de cette ville, ce qui encourage son investissement/implication totale dans ce lieu.

Pour les employés étrangers, à la différence des entrepreneurs, le climat impose une adaptation difficile, pouvant motiver un départ éventuel du lieu. La signification du lieu (ou sens du lieu chez Guthey, Whiteman et Elmes, 2014) est centrée sur l’attractivité, la festivité, la vitalité, le degré d’ouverture ainsi que l’influence de la culture nord-américaine. Malgré un réseau amical essentiellement étranger, on retrouve ici un dynamisme et un désir de découvrir la diversité urbaine, culturelle au sein du lieu, au travers de contacts répétés avec la différence. La connectivité avec d’autres individus et d’autres logiques est recherchée ici par cette implication festive et avide de nouveauté et de découvertes au sein du lieu. Le lieu revêt ainsi ici un sens plus émotionnel, de découvertes festives et culturelles plus ou moins variées. Toutefois, cette catégorie est également caractérisée par un détachement total envers le lieu de travail ; les contacts professionnels sont absents de leurs réseaux. D’ailleurs, pour la quasi-totalité des employés étrangers, les projets s’envisagent en dehors de ce lieu et s’orientent généralement vers le retour à long terme dans le pays d’origine dans lequel ils désirent réaliser des investissements importants. L’adaptation difficile au climat vient souvent souligner cette ambition de départ du lieu. Montréal représente ainsi, pour ces derniers, un lieu professionnel transitoire dans lequel les individus restent motivés par le projet de retourner dans leur pays ou leur continent d’origine.

En croisant les différentes dimensions du lieu proposées par Guthey, Whiteman et Elmes (2014) avec les sept propriétés « lieuitaires » identifiées par Saives et al. (2016), nous pouvons analyser plus en détail nos résultats et caractériser les différentes constructions « lieuitaires », pour chaque catégorie de travailleurs immigrants étudiés. C’est l’objet des deux paragraphes suivants.

4.1. Les entrepreneurs immigrants

Pour cette catégorie de répondants, le lieu géographique est vecteur de quotidienneté, de sérendipité et de familiarité. En effet, le climat de Montréal est dorénavant intégré à leur quotidien. Ils ne le perçoivent plus comme un obstacle, mais ont réussi à l’appréhender dans sa saisonnalité et à y faire face. Leur adaptation face au climat n’est plus vécue comme une contrainte, mais plutôt comme une nécessité à leur établissement dans le lieu et à leur quête de réussite. Aussi la dimension sérendipitaire du lieu vient de la proximité avec les États-Unis et à l’idée que cette situation géographique peut être source d’heureux hasards, à travers le contact régulier avec une clientèle américaine. Le lieu géographique est également vécu comme porteur de familiarité. Les aspects physiques du lieu sont souvent comparés à ceux présents dans le pays d’origine. On observe ici un processus d’acclimatation et une adhésion plus facile à la physicalité des lieux et des paysages, qui semblent plus connus et davantage rattachés à des expériences vécues au sein du pays d’origine. Cette familiarité architecturale ou spatiale contribue à leur adaptation et leur développement au sein du lieu.

La dimension locale du lieu quant à elle se vit pour les entrepreneurs par une certaine connectivité. Le lieu ici est producteur d’une connexité et d’une socialité au travers de divers réseaux professionnels dans lesquels sont insérés les entrepreneurs. Un processus d’insertion locale est observé pour cette catégorie de répondants ; cette insertion locale est omniprésente dans le quotidien des entrepreneurs et s’établit dans tous les réseaux susceptibles d’être porteurs d’occasions d’affaires pour ces derniers.

Enfin le sens du lieu pour les entrepreneurs étrangers repose sur l’identité, la centralité, et la sérendipité. Exister, habiter et faire affaire à Montréal est porteur d’identification professionnelle et confère au travailleur immigrant un potentiel de légitimité et de crédibilité associé au statut d’entrepreneur. Cette légitimité acquise en tant qu’entrepreneur montréalais vaut également dans le pays d’origine, plus sensible à une logique nord-américaine, différente de la logique essentiellement européenne à laquelle leur pays d’origine est souvent habitué. Le lieu revêt également une centralité dans le sens où il est vécu comme projetant l’entrepreneur au coeur d’un réseau de ressources davantage immatérielles qui pourraient produire toutes sortes de hasards ou de coïncidences heureuses (sérendipité).

La figure 3 traduit ainsi visuellement l’application des trois dimensions du lieu (selon Guthey, Whiteman et Elmes, 2014) et des principes « lieuitaires » (soutenus par Saives et al., 2016) dans le cas de l’entrepreneur immigrant.

4.2. Les employés immigrants

Les employés immigrants vivent le lieu géographique dans la difficulté de l’établissement d’une quotidienneté. Ces derniers n’arrivent pas à s’approprier la saisonnalité de Montréal, à participer à la quotidienneté de la ville, à rentrer dans le rythme des saisons ou à adhérer au climat généralement très froid de la métropole. Cette difficulté les empêche d’ailleurs de participer pleinement à l’expression de sa vitalité et de sa festivité.

La situation de Montréal en Amérique du Nord produit un paradoxe identitaire : d’un côté, les employés rapportent une sorte « d’identité rémanente » alors qu’ils se sentent continuellement liés et attachés à leur pays/continent d’origine ; le retour dans ce dernier est inéluctable. D’un autre côté, une forme d’identité que nous pouvons qualifier « d’identité renouvelée » transparaît également : le lieu permet ici une représentation identitaire « nord-américaine », dont les employés sont fiers ; bien qu’ils soient d’origine différente, ils s’approprient des valeurs de ce lieu et les partagent. Les différentes possibilités offertes par le lieu d’accueil permettent à cette catégorie de s’y sentir bien. Le goût pour la liberté d’entreprendre ou le rêve américain sont parmi ces nombreuses possibilités. L’idée de sérendipité est également présente ici ; la proximité de la ville avec les États-Unis fait croire comme pour les entrepreneurs, à une immensité d’options. Cette perception de la logique nord-américaine s’arrime à une attention particulière envers l’immensité des constructions et le caractère urbain des espaces. Cette urbanité et cette immensité traduisent ici un horizon de possibilités (identité), véhiculant cette idée abstraite que tout est possible (sérendipité).

Sur le plan local, cette catégorie est sensible à la familiarité que produit Montréal, ville multiculturelle. Cette familiarité est davantage d’ordre culturel dans le sens où les contacts sont souvent établis avec ceux issus de la même culture que les employés étrangers. Ces travailleurs restent très proches des étrangers issus de la même culture et très souvent du même continent d’origine. Le réseau amical est essentiellement étranger ; les contacts avec la différence restent rares et exceptionnels et s’opèrent dans le cadre restreint du travail. La familiarité ici se comprend non seulement au plan individuel comme une sorte de « filet psychologique » compensatoire au sentiment de perte qu’ils ont vécu en se déplaçant, mais elle se comprend également comme une forme de « filet psychosocial » tissé via l’accessibilité et l’appartenance à un groupe social connu et familier, qui rappelle le pays d’origine.

Le sens du lieu est appréhendé ici par les principes de vitalité, d’identité et de familiarité. La vitalité est bien sûr liée ici à ces actions entreprises par les employés étrangers pour découvrir la vitalité et la festivité du lieu, avec leur réseau amical. Cette vitalité se vit du fait du sentiment de la profusion, du foisonnement à Montréal de plusieurs événements, de plusieurs activités et de plusieurs cultures. Toutefois, cette dernière reste une vitalité consommée, plutôt qu’une vitalité construite et partagée. La vitalité n’est pas tant une organicité à laquelle ils se façonnent, mais plutôt une espèce de prodigalité à laquelle ils se ressourcent et puisent des éléments, dont ils ont besoin pour rendre agréable leur séjour au sein du lieu. Au plan identitaire, l’employé immigrant se caractérise par son désir irrésistible de rentrer vers son pays ou continent d’origine. L’employé immigrant est ainsi appelé à émigrer à nouveau. Il est constamment dans la réminiscence, le souvenir de son pays/continent d’origine. Il est migrant au plan géographique dans le sens où il bouge tout le temps, mais reste intrinsèquement et mentalement attaché à son pays/continent d’origine qu’il entend retrouver à court/moyen terme. Cet attachement explique également cette sensibilité du travailleur étranger aux similitudes culturelles entre Montréal et son pays d’origine (familiarité).

La figure 3 suivante traduit ainsi l’application des trois dimensions du lieu (selon Guthey, Whiteman et Elmes, 2014) et des principes « lieuitaires » (soutenus par Saives et al., 2016) dans le cas de l’employé immigrant.

4.3. Les différentes constructions « lieuitaires » identifiées

De ce qui précède, on remarque des différences importantes au niveau des propriétés « lieuitaires » chez les entrepreneurs et les employés immigrants de notre échantillon. Ces propriétés permettent de définir pour chaque catégorie de travailleurs immigrants deux principales constructions « lieuitaires » coexistantes : une « lieuité existentielle » d’une part qui touche la personne dans l’ordre privé et une « lieuité professionnelle » d’autre part, qui touche les participants dans le cadre professionnel.

Figure 3

Les différents principes « lieuitaires » observés chez les entrepreneurs et les employés immigrants

Les différents principes « lieuitaires » observés chez les entrepreneurs et les employés immigrants

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Pour les entrepreneurs immigrants, la « lieuité existentielle » est faite d’un sentiment d’appartenance au sein du lieu pour le développement de l’activité entrepreneuriale et en même temps d’un espoir de sérendipité pouvant se produire au sein de ce dernier, du fait de la situation géographique de la ville et de l’accès à des ressources diversifiées. Cette « lieuité » produit leur statut d’entrepreneur : « J’existe comme entrepreneur. » Nous qualifierons cette « lieuité » de « lieuité existentielle entrepreneuriale ». La « lieuité professionnelle », quant à elle, repose essentiellement sur la connectivité et la centralité avec/et au coeur d’un réseau indispensable au développement de l’activité professionnelle. Cette « lieuité professionnelle » s’inscrit davantage dans le long terme dans le sens où, pour les entrepreneurs, il existe un projet de demeurer au sein du lieu d’implantation. Les entrepreneurs projettent leurs activités dans le futur. Ils recherchent constamment des ressources leur permettant de construire un avenir durable dans ce lieu ; une forme de sédentarisation est observée ici. Nous qualifierons cette « lieuité » de « lieuité professionnelle projective ». Ces deux « lieuités » (existentielle et professionnelle) sont complémentaires et concourent toutes les deux à la construction et au développement du statut d’entrepreneur. Elles forment un ensemble fluide, complémentaire et cohérent qui soutient l’activité entrepreneuriale. L’entrepreneur immigrant se forge ainsi une identité et une crédibilité professionnelles qui le confirment en tant qu’entrepreneur légitime, reconnu comme tel, non seulement par sa communauté, mais aussi par les instances du lieu géographique dans lequel il se trouve.

Ces différentes « lieuités » peuvent être schématisées comme le présente la figure 4.

Figure 4

Construction « lieuitaire » des entrepreneurs immigrants

Construction « lieuitaire » des entrepreneurs immigrants

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Pour le cas des employés immigrants, les principes « lieuitaires » renvoient pour la plupart à une « lieuité existentielle ». En effet, qu’il s’agisse de l’identité, de la familiarité, de la vitalité ou de la sérendipité, les discours ici reposent essentiellement sur un vécu privé au sein du lieu qui est fait de toutes sortes d’expériences heureuses et de plaisirs partagés. Nous la qualifierons ici de « lieuité existentielle urbaine », dans le sens où l’employé immigrant ici existe essentiellement comme un urbain. Pour leur part, les projets professionnels dans ce lieu sont absents, ou de l’ordre du court terme et s’envisagent pour la plupart en dehors du lieu, au sein du pays/continent d’origine. L’idée n’est pas forcément de grandir dans ce lieu et d’y rester. Ainsi, sur le plan professionnel, les employés immigrants vivent dans le lieu comme en transit ou de passage ; ils construisent moins sur le long terme. Nous qualifierons cette « lieuité » de « lieuité professionnelle transitoire ».

De manière générale, l’employé immigrant se forge une « lieuité urbaine » en s’inscrivant dans la vie urbaine de Montréal. Professionnellement, il est capable de s’intégrer, mais toujours dans une perspective transitoire, de court/moyen terme. Il a dans ce lieu un ancrage, mais qui est transitoire et guidé par le rêve du retour au pays. Ces deux « lieuités » pourraient paraître à première vue contradictoires, mais nous pensons que leur cohérence est établie par le statut de migrant de l’employé : un travailleur immigrant sur le plan géographique, mais ayant un ancrage mental et psychologique avec son pays d’origine.

Ces différentes « lieuités » peuvent être schématisées comme le présente la figure 5.

Figure 5

Construction « lieuitaire » des employés immigrants

Construction « lieuitaire » des employés immigrants

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Les résultats obtenus dans le cadre de cette recherche permettent d’établir deux principales contributions, l’une théorique et l’autre pratique. Sur le plan théorique, ce travail permet d’avancer dans une compréhension relationnelle et processuelle du phénomène entrepreneurial par la lieuité. Il s’inscrit dans la lignée des recherches actuelles sur l’entrepreneuriat immigrant et le lieu d’accueil, en particulier les rapports que les entrepreneurs étrangers développent vis-à-vis de leur lieu d’accueil (Zhou, 2004 ; Khosa et Kalitanyi, 2015 ; Skandalis et Ghazzawi, 2014 ; Nicholls, 2013). Il va au-delà de l’approche traditionnelle du lieu comme un emplacement, source d’occasions d’affaires pour les entrepreneurs du fait de l’existence de contacts, de réseau ou de ressources, pour présenter le lieu à travers les perceptions et les relations des entrepreneurs. Ce travail permet également un prolongement des idées de Filion et al. (2007) ou de Dokou, Philippart et Karbouai (2018) selon lesquelles l’entrepreneuriat immigrant se révèle non seulement au travers de l’expérience des entrepreneurs, de leurs contacts et des ressources présents dans un lieu déterminé, mais aussi et surtout à travers leurs observations, leurs perceptions et leurs histoires individuelles et singulières. En outre, il permet de corroborer l’idée de la construction sociale du lieu, véhiculée par Gieryn (2000), puis Johnstone et Lionais (2004) et rajoute aux idées initiales de ces auteurs deux dimensions (existentielle et professionnelle) différentes selon la catégorie de travailleurs immigrants à l’étude (entrepreneurs ou employés). Enfin, ces résultats permettent de valider la pertinence d’une approche basée sur le lieu dans les études sur l’entrepreneuriat immigrant. En effet, ils illustrent, à la suite des travaux de Guthey, Whiteman et Elmes (2014), le caractère multidimensionnel du lieu et son applicabilité aux études sur l’entrepreneuriat immigrant.

Sur le plan pratique, ce travail s’adresse non seulement aux dirigeants et aux gestionnaires responsables d’équipes multiculturelles, mais aussi aux institutions et autorités publiques. Pour les dirigeants, l’identification des caractéristiques de la lieuité professionnelle des employés immigrants leur permettra de comprendre quels éléments facilitent l’intégration de ces employés au sein des équipes de travail. En outre, l’activité de promenade proposée pour la collecte de nos données constitue en soi un nouvel outil de gestion pour cerner les sens du lieu individuels, les mettre en commun et les partager au sein d’équipes de travail pour une meilleure collaboration organisationnelle (Tchuinou et Saives, 2018). Pour les institutions et les autorités publiques, ces résultats pourraient être un outil de sensibilisation pour un meilleur accompagnement des travailleurs immigrants au sein de leur nouveau lieu d’accueil. Ils aident à la promotion de l’entrepreneuriat et à l’insertion professionnelle des immigrants et donnent des informations précieuses relatives aux perceptions et au vécu des entrepreneurs et employés immigrants au sein de leur lieu d’accueil. Ce document apporte à ces acteurs (institutions et autorités publiques) une autre façon de penser l’entrepreneuriat, où se construisent une quotidienneté, une connectivité, une vitalité ou une familiarité avec le lieu d’accueil. Il s’inscrit moins dans une perspective d’intervention-transformation que de compréhension (Déry, Pezet et Sardais, 2015) du phénomène de l’entrepreneuriat immigrant et de son enracinement au sein d’un lieu spécifique. Dans cette lecture, l’entrepreneuriat devient un phénomène davantage sociomatériel, collectif et très ancré localement qui engage une réflexion sur les collectifs humains et le sens du lieu.

Conclusion : limites et pistes de recherche futures

En attirant l’attention sur l’éventail de discours disponibles pour comprendre le rapport entre un entrepreneur immigrant et un lieu d’accueil, nous avons fourni un aperçu supplémentaire de la façon dont cette catégorie de travailleurs immigrants s’insère en un emplacement géographique et développe un lieu spécifique. Notre analyse s’est réalisée en comparant les entrepreneurs et les travailleurs immigrants, afin de déceler des particularités et des complémentarités dans les discours. Cette comparaison nous a donc permis d’identifier quatre formes principales de « lieuités », dont deux composantes (professionnelle et existentielle) de la « lieuité entrepreneuriale ». Notre étude montre ainsi que la compréhension des différentes dimensions du lieu et les perceptions de ce dernier sont différentes d’une catégorie professionnelle à une autre. Le lieu n’est pas une entité fixe et bornée, mais un vécu qui peut être réinterprété et réassimilé.

Toutefois, ce travail est par essence exploratoire et limité à l’étude des perceptions du lieu, et non de pratiques réelles. Nous espérons ainsi que la recherche sur l’entrepreneuriat immigrant et le lieu ne s’arrête pas là. Considérer l’importance des perceptions que se font les entrepreneurs par rapport à un lieu déterminé offre de nombreuses possibilités de recherches supplémentaires. Il peut s’agir notamment de la façon dont ces différentes constructions « lieuitaires » façonnent la pratique entrepreneuriale quotidienne, de la manière dont ces perceptions évoluent dans le temps ou de la relation entre ces perceptions et la durabilité de l’entreprise au sein du lieu donné. Il serait également intéressant d’approfondir l’analyse autour de ces différentes formes de « lieuités » afin de voir comment ces dernières s’articulent l’une avec l’autre pour chacune des catégories identifiées. Un lieu est par essence multiple, hétérogène et empreint de négociations permanentes par ceux qui y cohabitent (Massey, 2005). Nos résultats évoquent peu la cohabitation et d’éventuels conflits liés au vivre- ensemble. Une étude de ce phénomène pourrait également être intéressante. Les travailleurs immigrés pouvant être en conflit avec les autochtones au sein d’un lieu notamment en ce qui concerne l’accès à l’emploi, les perceptions des travailleurs immigrés pourraient ainsi être influencées par des dynamiques de conflits plus ou moins explicites.

Aussi, notre échantillon ne comprenait que sept répondants, tous de sexe masculin, parmi lesquels des entrepreneurs immigrants assez âgés d’une part et des employés immigrants très jeunes d’autre part. De fait, une grande hétérogénéité est présente lorsqu’on analyse les profils mêmes des entrepreneurs immigrants entre eux : l’un est très jeune, étudiant et récemment établi à Montréal, tandis que les deux autres sont plus âgés, et résident au sein de la métropole depuis plus longtemps. Les résultats obtenus sont biaisés par ces facteurs liés à l’âge et à la durée d’implantation au sein du lieu. Ils traduisent actuellement deux réalités opposées, pour un phénomène qui serait peut-être beaucoup plus multiforme. Cette complexité pourrait certainement être mieux appréhendée avec un échantillon davantage représentatif, constitué de profils variés et d’une diversité de genres.

En outre, nous nous intéressons dans cette étude aux travailleurs immigrants d’origine camerounaise, sans considération de leur origine ethnique. Nous avons conscience que les travailleurs immigrants camerounais ne constituent pas nécessairement un groupe homogène, car au sein de cette catégorie de travailleurs, il existe assurément des ethnies plus entreprenantes que d’autres. Les perceptions du lieu pourraient ainsi être différentes en fonction de l’ethnie de provenance. L’introduction de cet élément dans l’analyse pourrait ainsi faire l’objet d’une recherche future avec un échantillon de participants plus important.

Par ailleurs, le fait d’intégrer dans le débat des entrepreneurs et des employés immigrants crée nécessairement un biais dans l’analyse, ces deux catégories de travailleurs immigrants n’étant pas soumises à la même pression vis-à-vis du lieu d’établissement.